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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20100510

Dossier : IMM-4831-09

Référence : 2010 CF 503

Ottawa (Ontario), le 10 mai 2010

En présence de monsieur le juge Mainville 

 

ENTRE :

 

GIOVANNY JEHIEL COBIAN FLORES

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

 

Introduction

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire soumise en application des articles 72 et suivants de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la Loi) par M. Giovanny Jehiel Cobian Flores (le demandeur) concernant une décision d’un tribunal de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (le tribunal), portant le numéro MA8-02422 et datée du 31 août 2009.

[2]               Le tribunal a refusé la qualité de réfugié ou de personne à protéger au demandeur au motif que la protection de l’État s’offrait à lui au Mexique. Le demandeur conteste cette décision.

 

[3]               Il sera fait droit à la demande de contrôle judiciaire principalement au motif que l’analyse de la disponibilité de la protection de l’État devrait normalement être précédée d’une analyse de la crainte subjective de persécution du demandeur d’asile, ce qui comprend une appréciation de la crédibilité du demandeur et de la vraisemblance de son récit.

 

[4]               La disponibilité de la protection de l’État ne devrait pas être décidée dans un vide factuel quant aux circonstances personnelles d’un demandeur d’asile. Une décision concernant la crainte subjective de persécution, ce qui comprend entre autres une analyse concernant la crédibilité du demandeur d’asile et la vraisemblance de son récit, devrait être prise par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié afin de fixer un cadre approprié pour procéder, s’il y a lieu, à une analyse de la disponibilité de la protection de l’État qui tient compte de la situation particulière du demandeur d’asile en cause.

 

Le contexte

[5]               Le demandeur est un jeune citoyen du Mexique né en septembre 1987 qui habitait la ville de Guzman dans la province de Jalisco, et qui se dit champion national de course de bicyclette de catégorie « cyclo-cross ». Selon son récit annexé à son formulaire de renseignements personnels et son témoignage devant le tribunal, il serait le fils biologique de Jose Ignacio Fernandez Pelayo, un dangereux trafiquant de drogue aussi impliqué dans le trafic illicite de personnes. Il n’aurait appris sa filiation biologique que récemment, lorsque sa tante lui aurait révélé la vérité sur sa naissance, une vérité qui aurait subséquemment été confirmée par sa mère.

 

[6]               Piqué de curiosité, il aurait affronté son père biologique au cours du mois de mai 2007. À cette occasion, il aurait vu son père biologique en compagnie d’agents de la police routière fédérale. Il les auraient observés en train de collaborer dans un trafic illégal d’immigrants et un transport de drogue par camion, au cours desquels des pots-de-vin auraient été fournis à la police. Dégoûté par ces activités, le demandeur aurait dénoncé son père biologique auprès des autorités policières, mais celles-ci auraient refusé de prendre son témoignage dès qu’elles ont appris que la police routière fédérale était mêlée à cette affaire. De plus, son père biologique aurait communiqué par téléphone avec la mère du demandeur après cette tentative de dénonciation afin de l’avertir de faire taire son fils.

 

[7]               Le lendemain de sa tentative de dénonciation, une couronne funéraire portant le nom du demandeur aurait été livrée à son domicile. Pris de peur, il se serait réfugié à Guadalajara pendant un mois sans rien faire. Il aurait finalement décidé de participer à une course de bicyclette à San Luis Potosi et aurait donc discuté des menaces dont il était l’objet avec un responsable du conseil national des sports du Mexique. Ce dernier l’aurait rassuré en l’informant qu’il soumettrait lui-même un rapport aux services policiers à Guadalajara.

 

[8]               Le demandeur se serait lui-même présenté aux services policiers à Guadalajara pour les avertir que, si un malheur devait lui arriver, le responsable serait son père biologique. On aurait refusé de prendre sa déclaration au motif que le demandeur n’était pas de Guadalajara et qu’il devait plutôt s’adresser aux autorités policières de son domicile.

 

[9]               Le demandeur aurait néanmoins participé aux courses de San Luis Potosi le 1er juillet 2007, mais, après ces compétitions, il aurait été accosté par des membres de la police judiciaire, qui l’auraient frappé durement dès qu’il aurait mentionné le nom de son père biologique. Les policiers lui auraient intimé l’ordre de garder le silence sur son père et ses activités illégales. Le demandeur aurait séjourné six jours à l’hôpital après ce tabassage policier.

 

[10]           Sa mère aurait cherché à retenir les services d’un avocat pour prendre sa cause, mais tous auraient refusé par crainte de mesures punitives, en recommandant au demandeur de fuir le Mexique. Il a donc pris l’avion pour Montréal le 26 juillet 2007 pour y résider avec un ami étudiant.

 

[11]           Lors de son arrivée à Montréal, l’agent douanier canadien a demandé à plusieurs reprises au demandeur s’il avait des problèmes au Mexique, mais il a chaque fois répondu non. Ce n’est que plusieurs mois après son arrivée au Canada que le demandeur a présenté une demande d’asile.

 

La décision du tribunal

[12]           Le tribunal n’a pas procédé à une analyse de la crédibilité du demandeur ou mis en question la vraisemblance de son récit, gardant un silence complet à ces égards. Il n’y a donc aucune analyse ni décision concernant la crainte subjective de persécution dans la décision du tribunal.

 

[13]           Le tribunal appuie sa décision strictement sur la question de la disponibilité de la protection de l’État au Mexique, et adopte à cet égard la décision, qu’elle dit persuasive, d’un autre tribunal de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés dans le dossier TA6-07453 daté du 26 novembre 2007.

 

[14]           Après avoir brièvement énoncé les principes applicables afin de réfuter la présomption de la protection de l’État, le tribunal note que le demandeur n’a pas fait de demande auprès d’une commission des droits de la personne au Mexique ni fait usage d’une ligne téléphonique mise à la disposition des citoyens afin de dénoncer les cas de corruption dans la fonction publique. Le tribunal fait également état de la documentation au dossier qui indique que certains ministères du gouvernement mexicain offrent des services aux citoyens afin de combattre la corruption et le trafic des stupéfiants.

 

[15]           Le tribunal note aussi que les efforts du gouvernement mexicain semblent porter fruit, car, selon la documentation disponible, plusieurs cas de corruption sont sanctionnés, notamment dans le cas de personnes associées au cartel de la drogue. Le tribunal note aussi que le nombre d’arrestations s’accroît au Mexique en regard des activités criminelles liées à la drogue.

 

[16]           Le tribunal conclut donc que le demandeur n’a pas réfuté la présomption de la protection de l’État malgré ses nombreuses dénonciations à la police et son tabassage par la police, puisqu’il n’a pas sollicité les différents autres recours qui s’offraient à lui au Mexique.

 

La position des parties

[17]           Le demandeur note que, dans son cas, la police agit également comme agent persécuteur. Il ajoute que le tribunal devait non seulement tenir compte de la volonté de l’État d’offrir sa protection, mais aussi de sa capacité de le faire dans son cas particulier, ce que le tribunal n’a pas fait.

 

[18]           Le ministre note pour sa part qu’il appartenait au demandeur de réfuter la présomption de la protection de l’État en vertu d’une preuve pertinente et convaincante et selon la prépondérance des probabilités. Cette preuve doit notamment démontrer que le demandeur a cherché à épuiser les recours qui s’offraient raisonnablement à lui dans son pays pour obtenir la protection étatique.

 

[19]           Selon le ministre, le demandeur n’a pas réfuté cette présomption, bien qu’il se soit adressé à plusieurs occasions aux services policiers, car il n’a pas cherché la protection d’une commission des droits de la personne ou d’un autre corps de la police fédérale. Malgré que les agents persécuteurs soient des policiers, on ne peut conclure que le Mexique est incapable de protéger l’un de ses ressortissants simplement au motif que certains de ses fonctionnaires sont corrompus. Dans ces circonstances, la décision du tribunal est raisonnable.

 

La norme de contrôle applicable

[20]           Dans l'arrêt Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CAF 171, 282 D.L.R. (4th) 413, [2007] A.C.F. no 584 (QL), au paragraphe 38, la Cour d'appel fédérale a confirmé que les questions relatives au caractère adéquat de la protection de l'État sont des « questions mixtes de fait et de droit habituellement susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable »; voir aussi Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 193, 45 Imm. L.R. (3d) 58, [2005] A.C.F. no 232 (QL), aux paragraphes 9 à 11; Nunez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1661, [2005] A.C.F. no 2067 (QL), au paragraphe 10; Franklyn c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1249, [2005] A.C.F. no 1508 (QL), aux paragraphes 15 à 17; Capitaine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 98 , [2008] A.C.F. no 181 (QL), au paragraphe 10; Mendoza v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2010 FC 1191, [2010] F.C.J. No. 312 (QL), aux paragraphes 25 à 27.

 

[21]           La norme de contrôle applicable à une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés, traitant la disponibilité de la protection de l’État est donc celle de la décision raisonnable.

 

La question pertinente

[22]           Je suis d’avis qu’il n’y a qu’une seule question pertinente dans ce cas-ci, et c’est la suivante : était-il raisonnable pour le tribunal de procéder à une analyse de la disponibilité de la protection de l’État sans se prononcer au préalable sur la crédibilité du demandeur et la vraisemblance de son récit et ainsi établir un contexte factuel précis dans lequel l’analyse puisse s’effectuer?

 

 

 

Analyse

[23]           La décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689 (Ward) est le point de départ de toute analyse concernant la disponibilité de la protection de l’État.

 

[24]           La disponibilité ou non de la protection de l’État d’origine d’un demandeur d’asile est au cœur même du droit des réfugiés comme le notait le juge La Forest dans l’arrêt Ward, à la page 709 :

Le droit international relatif aux réfugiés a été établi afin de suppléer à la protection qu'on s'attend à ce que l'État fournisse à ses ressortissants.  Il ne devait s'appliquer que si la protection ne pouvait pas être fournie, et même alors, dans certains cas seulement.  La communauté internationale voulait que les personnes persécutées soient tenues de s'adresser à leur État d'origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d'autres États ne soit engagée.  C'est pourquoi James Hathaway qualifie le régime des réfugiés de [traduction] «protection auxiliaire ou supplétive» fournie uniquement en l'absence de protection nationale; voir The Law of Refugee Status (1991), à la p. 135. 

 

[25]           Cette approche s’étend tant aux réfugiés au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés visés à l’article 96 de la Loi, qu’aux personnes à protéger au sens de l’alinéa 97(1)b) de la Loi. L’article 96 et le sous-alinéa 97(1)b)(i) de la Loi prévoient en effet ce qui suit :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

[…]

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

[…]

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

 

 

[26]           Pour réussir à obtenir la protection du Canada, le demandeur d’asile doit en effet établir une crainte subjective de persécution et il doit établir que cette crainte est objectivement justifiée. Comme le signalait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1984), 55 N.R. 129, [1984] A.C.F. no 601 (QL), il existe une composante subjective et une composante objective qui sont toutes les deux nécessaires pour répondre à la définition de réfugié au sens de la Convention. J’ajoute que ces deux composantes, subjective et objective, sont également requises pour se réclamer de la protection du Canada en vertu de l’alinéa 97(1)b) de la Loi.

 

[27]           Ce n’est que dans l’analyse du deuxième élément, celui concernant la crainte objective, que l’incapacité de l’État à assurer la protection prend toute son importance.

 

[28]           Comme le signalait le juge Pelletier dans la décision Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 3, [2000] A.C.F. no 507 (QL), au paragraphe 16 :

La Cour suprême a statué que la possibilité d'obtenir la protection de l'État doit être prise en compte dans le cadre de l'examen visant à déterminer si la crainte de persécution de l'intéressé est fondée. Pour conclure au bien-fondé de la crainte de persécution, il faut tout d'abord tirer deux conclusions. L'intéressé doit avoir une crainte subjective de persécution et cette crainte doit être objectivement fondée. Le juge La Forest, au nom de la Cour suprême, a conclu que l'absence de protection de la part de l'État établissait le fondement objectif de la crainte.

 

 

[29]           La question qui se pose en pratique lors de l’analyse de la crainte objective est celle de savoir comment un demandeur d’asile peut établir l’incapacité de son État à le protéger et le caractère raisonnable de ses tentatives d’épuiser tous ses recours internes de protection étatique. Dans l’arrêt Ward, le juge La Forest énumère différents moyens à la disposition des demandeurs d’asile, dont le témoignage de personnes dans des situations semblables, ou leur propre témoignage au sujet d’incidents personnels au cours desquels la protection de l’État n’a pas été fournie.

 

[30]           Cependant, l’analyse concernant la disponibilité de la protection de l’État ne devrait s’effectuer que dans la mesure où la crainte subjective de persécution du demandeur d’asile a été préalablement établie par le tribunal chargé de l’enquête. C’est seulement à compter d’une crainte subjective établie de persécution que le reste de l’analyse, dont l’analyse de la disponibilité de la protection de l’État, peut s’effectuer adéquatement.

 

[31]           En d’autres mots, sauf dans des cas exceptionnels, on ne devrait pas procéder à l’analyse de la disponibilité de la protection de l’État sans avoir au préalable établi l’existence d’une crainte subjective de persécution. Le tribunal responsable des questions de fait devrait donc analyser la question de la crainte subjective de persécution, ou autrement dit, se prononcer sur la crédibilité du demandeur d’asile et sur la vraisemblance de son récit, avant d’aborder le volet de la crainte objective, ce dernier volet comprenant une analyse de la disponibilité de la protection de l’État.

 

[32]           L’analyse de la crainte objective doit donc normalement se faire après l’analyse de la crainte subjective, puisque le contexte particulier propre à chaque cas est souvent déterminant dans le cadre de l’analyse objective. Ainsi, un demandeur d’asile qui n’a aucune crainte subjective de persécution ne peut normalement alléguer l’absence de protection de l’État. De même, l’analyse de la disponibilité de la protection de l’État varie considérablement selon la crainte subjective en cause. Ainsi, une crainte subjective à l’égard d’un petit revendeur de marijuana pourrait mener à une conclusion radicalement différente dans l’analyse de la crainte objective, par rapport à une crainte subjective d’être poursuivi par un important et puissant cartel de la drogue aux moyens quasi illimités. Dans un cas, la protection étatique pourrait être disponible, mais elle pourrait ne pas l’être dans l’autre cas, d’où l’importance pour le tribunal de se prononcer dans une décision motivée sur la crainte subjective de persécution préalablement à l’analyse de la crainte objective de persécution qui comprend l’analyse de la disponibilité de la protection de l’État.

 

[33]           De plus, une analyse préalable de la crainte subjective permet au tribunal d’éviter d’avoir à  procéder à des analyses tronquées de la disponibilité de la protection de l’État. Dans ce cas-ci, le tribunal n’a effectivement fait aucune analyse ni porté aucun jugement sur la crainte subjective de persécution, donc sur la crédibilité du demandeur et sur la vraisemblance de son récit. Aucun cadre propre au demandeur n’a été établi pour diriger l’analyse de la disponibilité de la protection de l’État.  Il s’agit là d’une erreur sujette au contrôle de cette Cour. L’analyse de la disponibilité de la protection de l’État ne devrait pas devenir un moyen pour éviter de se prononcer sur la crainte subjective de persécution.

 

[34]                Je ne vois aucune incompatibilité entre l’approche préconisée ici et la décision du juge Sexton dans l’arrêt Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 282 D.L.R. (4th) 413, [2007] A.C.F. no 584 (QL). Dans l’arrêt Hinzman, il fut décidé que l’absence de protection étatique doit être établie avant de procéder à l’analyse des autres aspects de la crainte objective de persécution. Cependant, ce faisant, la Cour d’appel fédérale n’a pas renoncé à l’analyse préalable de la crainte subjective de persécution. Au contraire, elle a réitéré que la question de la disponibilité de la protection de l’État demeure une partie intégrante de l’analyse de la crainte objective de persécution, tout en soulignant qu’il n’y avait pas lieu de procéder à une analyse des autres éléments de la crainte objective si la protection de l’État est disponible. Cela étant dit, l’analyse préalable de la crainte subjective de persécution reste toujours au cœur de la détermination du statut de réfugié, et ce principe n’a pas été modifié par l’arrêt Hinzman.

 

[35]           Comme le signalait le juge Létourneau dans l’arrêt Carillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] 4 R.C.F. 636, [2008] A.C.F. no 399 (QL), aux paragraphes 14 et 15, la détermination des questions de crédibilité au préalable d’une analyse de la disponibilité de la protection de l’État permet d’économiser des ressources judiciaires limitées et devrait donc être examinée en premier.

 

[36]           Dans la décision L.A.O. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1057, [2009] A.C.F. no 1295 (QL), au paragraphe 24, et dans la décision récente de Torres c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 234, aux paragraphes 37 à 43, mon collègue le juge Zinn notait que la disponibilité de la protection de l’État ne peut être déterminée dans un vide factuel, et l’analyse s’y rattachant exige plutôt une approche contextuelle qui tient compte des circonstances particulières de chaque demandeur d’asile. Dans la décision Torres, la demande de révision judiciaire fut accueillie vu, entre autres, que le tribunal n’avait analysé que sommairement les circonstances particulières du demandeur d’asile (voir à cet égard le paragraphe 43 de cette décision).

 

[37]           Or, dans la cause dont je suis saisi ici, aucune analyse des circonstances particulières du demandeur n’a été effectuée par le tribunal avant de procéder à l’analyse de la disponibilité de la protection de l’État.

[38]           Je note également la récente décision de Mendoza c. Canada  (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 119, dans laquelle le juge Lemieux procède, au paragraphe 33, à un résumé exhaustif des principes se dégageant des nombreuses décisions concernant la disponibilité de la protection de l’État, dont notamment Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, 295 F.T.R. 35, [2006] A.C.F. no 439 (QL) et Hurtado-Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 630, [2008] A.C.F. no 804 (QL). Il se dégage de ces principes que chaque cas est sui generis et, bien que la protection de l’État puisse être établie dans une décision de la Commission ou de cette Cour concernant le Mexique ou l’une de ses provinces, une analyse du dossier particulier en cause doit néanmoins être effectuée avant de conclure que la présomption de la disponibilité de l’État n’a pas été réfutée dans ce cas particulier.

 

[39]           La Loi établit aussi un cadre administratif qui milite fortement en faveur d’une analyse préalable de la crainte subjective de persécution. Il existe en effet des motifs pragmatiques pour lesquels la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés, devrait se prononcer sur la crédibilité des demandeurs d’asile et sur la vraisemblance de leurs récits.

 

[40]           Les dispositions pertinentes de la Loi concernant l’examen des risques avant renvoi (ERAR) sont reproduites ici :

112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

 

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

 

 

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

 

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

 

 

c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe112(3), sur la base des articles 96 à 98;

 

 

 

[…]

 

114. (1) La décision accordant la demande de protection a pour effet de conférer l’asile au demandeur; toutefois, elle a pour effet, s’agissant de celui visé au paragraphe 112(3), de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant.

 

 

112. (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

 

 

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

 

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection, or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

 

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

 

(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;

 

[…]

 

114. (1) A decision to allow the application for protection has

(a) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), the effect of conferring refugee protection; and

(b) in the case of an applicant described in subsection 112(3), the effect of staying the removal order with respect to a country or place in respect of which the applicant was determined to be in need of protection.

 

 

[41]           L’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS\2002-227 (le Règlement) précise à cet effet, à propos de l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, ce qui suit :

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

 

 

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

 

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

 

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

167. For the purpose of determining

whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

 

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant's credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

 

 

 

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

 

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

[42]           L’effet de ces dispositions est de permettre dans plusieurs cas un nouvel examen du dossier par un agent d’ERAR en vertu des articles 96 et 97 de la Loi après le rejet de la demande initiale de refuge par la Section de la protection des réfugiés. Cependant, cette nouvelle demande en vertu du processus ERAR ne peut s’appuyer que sur de nouveaux éléments de preuve qui sont apparus ou qui ont été découverts après la décision de la Section de la protection des réfugiés.

[43]           Dans les cas où la crédibilité du demandeur d’asile et la vraisemblance de son récit n’ont pas été analysées par la Section de la protection des réfugiés, l’analyse ERAR peut devenir plus difficile. En effet, si la demande de refuge est rejetée par la Section de la protection des réfugiés uniquement parce que le demandeur d’asile n’a pas réfuté la présomption de la disponibilité de la protection de l’État, que les circonstances particulières du demandeur d’asile n’ont pas fait l’objet d’une analyse (comme c’est le cas dans le dossier ici), et que les conditions du pays en cause changent entre la date de cette décision et celle de l’analyse ERAR, l’agent d’ERAR pourrait fort bien devoir accorder le refuge à un demandeur dont la crédibilité et le caractère vraisemblable de son récit n’ont jamais été analysés.

 

[44]           Notons qu’il est rare que les agents d’ERAR entendent les demandeurs, les dossiers ERAR procédant généralement sur la foi d’un dossier écrit. Si l’agent d’ERAR souhaite évaluer la crédibilité d’un demandeur dans un dossier où la Section de la protection des réfugiés aurait omis de le faire, il doit alors tenir une nouvelle audience en présence du demandeur en application de l’article 167 du Règlement. Ainsi, même si l’agent d’ERAR procède lui-même à l’analyse de la crédibilité du demandeur et de la vraisemblance de son récit dans un dossier où la Section de la protection des réfugiés aurait omis de le faire, cela conduit à un dédoublement des enquêtes et des audiences.

 

[45]           Ainsi, une approche pragmatique et fonctionnelle à la mise en œuvre du régime prévu dans la Loi et dans le Règlement milite fortement en faveur d’une analyse préalable de la crédibilité des demandeurs d’asile et de la vraisemblance de leurs récits par la Section de la protection des réfugiés.

 

[46]           En vertu du cadre législatif en vigueur, c’est devant la Section de la protection des réfugiés que les demandeurs d’asile ont le droit de se faire entendre viva voce, et c’est donc là que leur crédibilité et que la vraisemblance de leur récit doivent être établies. Comme le signalait la juge Wilson dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S 177, aux pages 213-14 :

Je ferai cependant remarquer que, même si les auditions fondées sur des observations écrites sont compatibles avec les principes de justice fondamentale pour certaines fins, elles ne donnent pas satisfaction dans tous les cas. Je pense en particulier que, lorsqu'une question importante de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d'audition. Les cours d'appel sont bien conscientes de la faiblesse inhérente des transcriptions lorsque des questions de crédibilité sont en jeu et elles sont donc très peu disposées à réviser les conclusions des tribunaux qui ont eu l'avantage d'entendre les témoins en personne: voir l'arrêt Stein c. Le navire "Kathy K", [1976] 2 R.C.S. 802, aux pp. 806 à 808 (le juge Ritchie). Je puis difficilement concevoir une situation où un tribunal peut se conformer à la justice fondamentale en tirant, uniquement à partir d'observations écrites, des conclusions importantes en matière de crédibilité.

 

[47]           Dans ce cas-ci, l’absence d’analyse du tribunal au sujet de la crainte subjective du demandeur mène à la conclusion qu’une personne sévèrement tabassée par la police et poursuivie par un important narcotrafiquant (mêlé aussi au trafic des personnes), qui agit en collusion avec les services policiers dans plusieurs villes du Mexique, pourrait néanmoins bénéficier de la protection de l’État en dénonçant la corruption au moyen d’une ligne téléphonique établie à cette fin ou en déposant une plainte devant une commission des droits de la personne.

 

[48]           Je ne crois pas qu’une telle conclusion soit raisonnable lorsque le tribunal ne s’est pas prononcé sur la crainte subjective du demandeur afin d’établir un cadre propice à l’analyse de la disponibilité de la protection de l’État. Comme je le signalais ci-dessus, l’analyse de la disponibilité de la protection de l’État ne devrait pas devenir un moyen pour éviter de se prononcer sur la crainte subjective de persécution.

 

[49]           Le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à la justification de la décision, ainsi qu’à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47. Dans les circonstances du présent dossier, aucune analyse motivée de la crédibilité du demandeur et de la vraisemblance de son récit n’a été effectuée par le tribunal. La décision du tribunal sur la disponibilité de la protection de l’État est en conséquence déficiente vu que le cadre factuel dans lequel cette analyse doit s’effectuer n’a pas été établi au préalable.

 

[50]            En conséquence, le dossier sera renvoyé pour un nouvel examen et une nouvelle enquête afin de procéder à l’analyse préalable requise de la crainte subjective du demandeur.

 

[51]           Les parties n’ont suggéré aucune question aux fins de l’alinéa 74d) de la Loi, et aucune telle question ne sera ainsi énoncée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

 

1.         Accueille la demande de contrôle judiciaire;

 

2.         Renvoie à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le dossier pour en saisir un autre tribunal de la Section de la protection des réfugiés, qui devra notamment procéder à une analyse de la crainte subjective du demandeur, ce qui comprend une appréciation de la crédibilité du demandeur et de la vraisemblance de son récit, et ce, préalablement à l’analyse concernant la disponibilité de la protection de l’État.

 

 

 

 

« Robert M. Mainville »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-4831-09

 

 

INTITULÉ :                                                   GIOVANNY JEHIEL COBIAN FLORES c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           Le  17 mars 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE MAINVILLE

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 10 mai 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony Karkar

 

POUR LE DEMANDEUR

Suzanne Trudel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Anthony Karkar

Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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