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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

Date : 20100408

Dossier : T-1165-08

Référence : 2010 CF 372

Ottawa (Ontario), le 8 avril 2010

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

KATIE BARTAKOVIC ET

L’ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

 

demanderesses

 

 

et

 

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               En général, la Cour n’est pas disposée à procéder au contrôle judiciaire de décisions interlocutoires rendues par des tribunaux fédéraux. Il y a, bien entendu, des exceptions. Jusqu’à quelques jours avant la date fixée pour le contrôle judiciaire d’une décision par le Tribunal de santé et sécurité au travail Canada selon laquelle il était un tribunal indépendant du point de vue institutionnel, les deux parties avaient l’intention de procéder à l’enquête sur le fond. Cependant, à la lumière de la décision récente de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada (Agence des services transfrontaliers) c. C.B. Powell Ltd., 2010 CAF 61, le procureur général s’est demandé s’il était approprié de procéder. J’ai décidé de rejeter le contrôle judiciaire au motif qu’il était prématuré. La justice sera mieux rendue par un contrôle judiciaire, s’il y a lieu, de la décision finale du Tribunal. Comme le déclare le juge Stratas dans l’affaire C.B. Powell, au par. 32, la non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours :

[...] [permet d’éviter] ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif [...] De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire [...]

 

[2]               Le 31 août 2005, il y a près de cinq ans, Mme Bartakovic, une inspectrice des douanes au Rainbow Bridge, à Niagara Falls, a refusé de travailler après avoir reçu un avis selon lequel deux individus armés et dangereux pouvaient tenter de traverser la frontière à l’endroit même où elle travaillait. Elle a invoqué l’article 128 du Code canadien du travail qui lui permettait de refuser de travailler si elle avait des motifs raisonnables de croire qu’elle serait en danger.

 

[3]               Le jour suivant, un agent de santé et de sécurité a mené une enquête et a rendu une décision relative à « l’absence de danger ». On a ordonné à Mme Bartakovic de retourner au travail et elle s’est conformée à cette directive.

 

[4]               Cependant, avec l’aide de son agent négociateur, l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC), elle a interjeté appel auprès du Bureau canadien d’appel en santé et sécurité au travail, maintenant connu sous le nom de Tribunal de santé et sécurité au travail Canada. Je désignerai le Tribunal par le « Bureau d’appel ». L’appel est une audience de novo.

 

[5]               Les nominations au Bureau d’appel sont faites par le Ministre conformément à l’article 145.1 du Code. Une objection préliminaire a été soulevée en ce qui a trait à l’indépendance du Bureau du point de vue institutionnel. On s’inquiétait du fait que le Bureau a été créé et exploité d’une manière telle qu’une personne de bonne foi, examinant la question objectivement, craindrait que Mme Bartakovic n’ait pas une audition équitable. L’objection a soulevé des questions d’inamovibilité, de sécurité de traitement et d’indépendance administrative et des questions liées aux droits garantis par la Charte. La preuve a été présentée quant à la pratique réelle devant le Bureau d’appel et quant à l’historique de la partie II du Code.

 

[6]               Cette objection préliminaire a pris forme. Le premier agent d’appel a été tenu de se récuser pour des motifs qui n’ont rien à voir avec le bien-fondé de l’objection préliminaire. Puis, au début de la procédure devant le nouvel agent d’appel, Pierre Guénette, le directeur du Bureau d’appel s’est vu accorder qualité d’intervenant, mais s’est ensuite dédit. Par la suite, un grand nombre d’éléments de preuve ont été présentés, et l’audition a été reprise pour admettre en preuve des éléments supplémentaires qui avaient été obtenus en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

 

[7]               M. Guénette a mis l’affaire en délibéré pendant 14 mois. En juin 2008, il a décidé que le Bureau d’appel était suffisamment indépendant. Mme Bartakovic et l’AFPC ont déposé une demande de contrôle judiciaire en juillet 2008. L’audition sur cette demande, fondée sur un dossier de plus de 4 000 pages, a été fixée au 30 mars 2010.

 

[8]               Quelques jours avant l’audition, l’avocat de la Couronne a écrit au greffe de la Cour, avec copie à l’avocat des demanderesses, pour porter à l’attention de la Cour la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire C.B. Powell, susmentionnée. Jusqu’à ce que cette décision soit rendue, la Couronne se réjouissait que la Cour examine de nouveau la décision interlocutoire selon laquelle le Bureau d’appel était indépendant d’un point de vue institutionnel. Bien que les faits dans l’affaire C.B. Powell soient très différents, les deux parties dans cette cause étaient également heureuses de voir la Cour fédérale statuer sur une question par un jugement déclaratoire, plutôt que de poursuivre la démarche administrative énoncée dans la Loi sur les douanes.

 

[9]               J’ai estimé que la Couronne allait présenter une requête pour soit suspendre ou soit rejeter la demande de contrôle judiciaire au motif qu’elle est prématurée. Étant donné qu’il a été convenu que cette requête et le contrôle judiciaire ne pouvaient pas être tous deux entendus à la date fixée, la demande de contrôle judiciaire a été reportée à une date ultérieure ou jusqu’à ce qu’une ordonnance la rejette, selon le cas.

 

[10]           En outre, la Cour s’est également dite préoccupée par le fait que la demande de contrôle judiciaire manquait de précisions suffisantes sur le contexte. Si Mme Bartakovic avait écrit pourquoi elle avait jugé qu’elle serait en danger si elle avait travaillé ce jour‑là du mois d’août, rien n’est indiqué à ce sujet dans le dossier. Si l’agent de santé et de sécurité, qui a conclu le jour suivant à une absence de danger, avait écrit les raisons pour lesquelles il en était venu à cette conclusion, rien ne se trouvait dans le dossier non plus. J’ai été informé que la pratique voulait que l’agent d’appel assigne comme témoins la demanderesse, en l’occurrence Mme Bartakovic, et l’agent de santé et de sécurité, dans la mesure où ils sont encore vivants et disponibles.

 

LA DEMANDE EST-ELLE PRÉMATURÉE?

[11]           La Couronne a principalement fondé ses arguments sur deux décisions, soit la décision récente rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire C.B. Powell, susmentionnée, et la décision du juge Martineau dans l’affaire Sanofi Pasteur Ltd. c. Procureur général du Canada, 2008 CF 286, 327 F.T.R. 291. Ces causes, ainsi que plusieurs autres, font ressortir le principe qui veut qu’une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. Néanmoins, la Cour peut, à sa discrétion, entendre une demande de contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire si des « circonstances exceptionnelles » existent. L’une de ces circonstances serait une allégation de partialité systémique, comme c’est le cas dans la présente cause, où les parties prétendent que justice naturelle ne peut être effectivement rendue car la structure du Bureau d’appel fait en sorte qu’elle n’a pas d’indépendance d’un point de vue institutionnel.

 

[12]           Cependant, même si des circonstances exceptionnelles existent, la Cour, qui exerce son pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire, doit tenir compte d’un certain nombre de facteurs lorsqu’elle décide de rejeter ou de suspendre une demande de contrôle judiciaire au motif que celle-ci est prématurée.

 

[13]           L’affaire C.B. Powell était une cause quelque peu inhabituelle qui portait sur l’imposition de droits en vertu de la Loi sur les douanes et sur les recours dont pouvait disposer un importateur face à une décision défavorable. Une des étapes consistait à demander au président de l’Agence des services frontaliers du Canada de se prononcer sur la question. Il a refusé au motif qu’il n’avait pas la compétence pour ce faire puisqu’il n’y avait aucune décision antérieure sur la question en litige dont on pouvait interjeter appel. L’étape suivante consistait à porter la décision du président devant le Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE), et de là, devant la Cour d’appel fédérale sur une question de droit. Cependant, se fondant sur les antécédents sur ces deux questions, C.B. Powell a demandé à la Cour fédérale de rendre un jugement déclaratoire quant à savoir si le président avait rendu une « décision » dont on pouvait interjeter appel devant le TCCE. La Cour, en l’occurrence moi-même, a déclaré qu’il y avait un droit d’appel devant le TCCE car la « non-décision » du président était en fait une « décision ».

 

[14]           En appel, le juge Stratas, s’exprimant au nom de la Cour, déclare ce qui suit au par. 4 :

À défaut de circonstances extraordinaires, lesquelles n’existent pas en l’espèce, les parties doivent épuiser les droits et les recours prévus par ce processus administratif avant de pouvoir exercer quelque recours que ce soit devant les tribunaux judiciaires, même en ce qui concerne ce qu’il est convenu d’appeler des questions « de compétence ».

 

 

[15]           Il ajoute au par. 33, avec des citations :

Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces [...]

 

 

[16]           Dans l’affaire Sanofi Pasteur, susmentionnée, le juge Martineau a été saisi d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire qui rejetait une requête visant à faire ordonner que la conseillère du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés cesse d’agir car le cabinet représentait également le concurrent de Sanofi-Pasteur.

 

[17]           Le juge Martineau a rejeté la demande car elle était prématurée. En particulier, il n’a pas trouvé que l’allégation de conflit d’intérêt menait à des circonstances spéciales qui justifiaient un contrôle judiciaire de la décision interlocutoire.

 

[18]           Il s’est appuyé sur un certain nombre de causes, y compris la décision du juge Evans (tel était alors son titre), dans l’affaire Air Canada c. Lorenz, [2000] 1 C.F. 494, pour la proposition selon laquelle une allégation de partialité perçue ne justifie pas en soi un contrôle judiciaire avant que le tribunal n’ait rendu une décision finale. Dans Sanofi Pasteur, la demanderesse avait préservé sa position en soulevant très tôt ses préoccupations relativement à la partialité et ainsi, son droit de soulever ce point lors du contrôle judiciaire, dans le cas où une décision défavorable était rendue par le tribunal, était préservé. Il en va de même dans la présente cause.

 

[19]           L’avocat de Mme Bartakovic et de l’AFPC ont souligné qu’au par. 49 de l’affaire Sanofi Pasteur, le juge Martineau affirme qu’il ne s’agissait pas d’un cas de partialité systémique qui implique la compétence même du Conseil, alors qu’en l’espèce c’est le cas.

 

[20]           L’avocat de Mme Bartakovic souligne que les questions soulevées dans le cadre du présent contrôle judiciaire vont au cœur même de la structure qui régit le Bureau d’appel et par conséquent, contrairement à la situation dans l’affaire Sanofi Pasteur, elles sont de nature systémique. Des allégations similaires d’indépendance du point de vue institutionnel ont été soulevées à l’égard du Tribunal canadien des droits de la personne et de la Commission canadienne des droits de la personne et elles se sont rendues jusqu’à la Cour suprême dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’ordonnances interlocutoires (Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 R.C.S. 884). Cependant, il s’agit de la seule cause de nature similaire qui est venue à l’esprit de l’avocat. D’autres causes qui abordent la question de l’indépendance du point de vue institutionnel comme Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie‑Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, ont été entendues sur le bien-fondé en tant qu’élément de la cause entière.

 

[21]           En effet, l’affaire Bell est un exemple probant. La Cour suprême a fait observer qu’elle se penchait sur un appel d’une décision de la Cour fédérale, 13 ans après le dépôt des plaintes originales, qui n’avait pas encore était entendue sur le bien-fondé. La Cour suprême a statué que le tribunal était suffisamment indépendant et impartial d’un point de vue institutionnel. En fin de compte, le contrôle judiciaire des décisions interlocutoires avait été une perte de temps considérable.

 

[22]           Les parties semblent avoir perdu de vue le fait que la question est de savoir si une personne de bonne foi, après mûre réflexion, craindrait que le Bureau d’appel n’est pas en mesure d’accorder à Mme Bartakovic une audition équitable de novo. Bien que les parties conviennent que Mme Bartakovic craignait de ne pas avoir de protection adéquate, un euphémisme pour désigner le droit de porter une arme, la Cour, ainsi que le Bureau d’appel, ne disposait d’aucun renseignement sur les raisons pour lesquelles l’agent de santé et de sécurité a décidé qu’elle n’était pas en danger. Nous devons nous contenter de spéculations. Était-ce parce que les renseignements dont la demanderesse disposait concernant deux individus armés et dangereux qui auraient tenté de traverser la frontière où se situait son lieu de travail étaient trop minces pour s’y fier, ou était-ce parce que l’agent était d’avis qu’une protection efficace avait déjà été mise en place?

 

[23]           Une autre cause qui illustre mon point est l’affaire Martin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 156, [2005] 4 F.C.R. 637, un examen par la Cour d’appel fédérale d’une décision d’un agent d’appel en vertu du Code canadien du travail qui a conclu qu’il n’y avait aucune preuve qu’une situation de « danger » existait qui justifierait de munir les gardes de parcs nationaux de pistolets. Aucune allégation d’insuffisance institutionnelle n’a été soulevée dans cette affaire. Cependant, la Cour a conclu que la décision de l’agent d’appel, se basant sur la preuve qui lui a été soumise, était manifestement déraisonnable. La décision a été infirmée et l’affaire a été renvoyée au Bureau d’appel pour un nouvel examen, ce qui a donné lieu à des délais supplémentaires.

 

[24]           Pour ces motifs, je rejette la demande de contrôle judiciaire de la décision interlocutoire de l’agent d’appel Guénette au motif qu’elle est prématurée. Dans les circonstances, aucune ordonnance ne sera rendue au sujet des dépens.

 


ORDONNANCE

 

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire de la décision interlocutoire de l’agent d’appel Guénette est rejetée au motif qu’elle est prématurée.

2.                  Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-1165-08

 

INTITULÉ :                                                   KATIE BARTAKOVIC et L’ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 30 mars 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 8 avril 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Raven

Bijon Roy

 

POUR LES DEMANDERESSES

Alexandre Kaufman

Richard Fader

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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