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Date : 20100430

 

Dossier : IMM-4607-09

Référence : 2010 CF 485

Ottawa (Ontario), le 30 avril 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MANDAMIN

 

 

ENTRE :

LIJANA PRECECTAJ (alias Liljana Precetaj)

KLARA PRECETAJ

ET KLAUDIO PRECETAJ

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs, Lijana Precectaj et ses deux enfants, présentent une demande de contrôle judiciaire, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, (2001, ch. 27) (LIPR) et de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, (L.R.C., 1985, ch. F-7), à l’égard de la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal) a rejeté leur demande d’asile 1er septembre 2009.

 

CONTEXTE

 

[2]                La demanderesse principale et ses enfants viennent de Shkoder, en Albanie et demandent l’asile en raison d’une vendetta ciblant la famille du mari de la demanderesse.

 

[3]               En mai 2003, la demanderesse, son mari et ses enfants ont fui l’Albanie et ont déménagé aux États-Unis. Ils y ont présenté des demandes d’asile fondées sur leurs activités politiques en Albanie. Leurs demandes ont été rejetées en 2004. Leurs appels ont également été rejetés en juillet 2007. Le mari de la demanderesse a été expulsé vers l’Albanie le 28 septembre 2007, mais s’est rendu au Monténégro. La demanderesse et ses enfants n’ont pas assisté à l’audience relative à leur expulsion et ont fui au Canada le 27 août 2007. Ils ont déposé leur demande d’asile le 5 septembre 2007.

 

[4]               En 2005, après le départ de l’Albanie de la demanderesse et de sa famille, le cousin par alliance de la demanderesse, Gjovalin Precectaj a été mêlé à un différend immobilier avec Naim Shabaj et sa famille. En novembre 2005, en représailles d’un passage à tabac, Gjovalin a tué par balle Naim Shabaj, puis a fui en Italie.

 

[5]               Quelques jours plus tard, un aîné du village de Shabaj a déclaré, au nom de la famille Shabaj, une vendetta contre la famille Precectaj. À l’automne 2006, un membre de la famille Shabaj a tiré des coups de feu dans la cour de la maison de Gjovalin Precectaj et a blessé la femme de Gjovalin, Pashke Precectaj.

 

[6]               La demanderesse affirme que sa famille a communiqué avec le service de police local lorsque la vendetta a été déclarée et également après que Pashke Precectaj a été blessée. Chaque fois, les policiers ont promis de donner suite, mais ne l’ont pas fait. Après le deuxième incident, la famille s’est renseignée sur la progression de l’enquête de la police. Les policiers lui ont indiqué qu’ils avaient fermé le dossier. Les Precectaj ont essayé de régler le différend avec l’aide d’un échevin local et d’un organisme de charité se spécialisant dans la réconciliation, mais leurs efforts ont échoué.

 

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[7]               Le tribunal a rejeté la demande d’asile après avoir conclu que la demanderesse n’avait pas la qualité de réfugié au sens de l’article 96 ou de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR. Cette conclusion s’appuyait sur les motifs suivants :

 

1.         Il n’y avait pas de lien entre la demanderesse et un motif énoncé dans la Convention relative à la protection des réfugiés.

 

2.         La demanderesse et ses enfants bénéficient en Albanie de la protection de l’État pour ce qui est de la vendetta.

 

 

[8]               Le tribunal a évoqué la décision Zefi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 636, paragraphe 39, pour étayer la thèse selon laquelle une famille ciblée par une vendetta ne fait pas partie d’un « groupe social » au sens de la Convention relative au statut des réfugiés.

 

[9]               De plus, comme la demanderesse était aux États-Unis lorsque la famille Shabaj a déclaré la vendetta, elle n’avait aucun moyen d’évaluer le degré de protection étatique qui lui était assurée en Albanie. Le tribunal a examiné d’autres sources pour évaluer l’existence d’une protection de l’État.

 

[10]           Le tribunal a tenu compte de la preuve produite par Gjin Marku, un Albanais dont la compétence est reconnue en matière de vendettas. Le tribunal a rejeté le témoignage de M. Marku principalement en raison de sa déclaration excessive selon laquelle [traduction] « […] il n’y a pas de justice. Il n’y a pas d’État. Il n’y a pas de règle de droit. Et les gens ne trouvent refuge nulle part ». Cette déclaration a été contredite par la documentation confirmant que l’Albanie était une démocratie parlementaire sous la responsabilité des autorités civiles qui, à leur tour, avait autorité sur les forces de sécurité.

 

[11]           Le tribunal a conclu que l’Albanie est une démocratie parlementaire dotée d’un système judiciaire indépendant. De plus, le code criminel du pays condamne expressément les meurtres vendettaires. Il criminalise également les [traduction] « menaces sérieuses de vengeance ou de vendetta à l’endroit d’une personne ou d’un mineur [les forçant] à s’isoler […] », cette infraction étant punissable d’une amende ou d’une peine maximale de trois ans d’emprisonnement.

 

[12]           Le tribunal a préféré les analyses relatives aux vendettas albanaises exposées dans les rapports du Département d’État américain et de l’UK Border Agency (agence frontalière du Royaume-Uni) au témoignage de M. Marku. Il a conclu que le gouvernement albanais a créé un tribunal des crimes spéciaux et un programme de protection des témoins. Il a constaté que des crimes commis dans le cadre de vendettas ont fait l’objet de poursuites et a déclaré :

 

Rien n’indique que les Albanais qui craignent les auteurs d’actes attribuables à une vendetta ne peuvent se réclamer de la protection de la police albanaise et intenter des poursuites judiciaires contre ces personnes en utilisant les mécanismes juridiques mis en place pour régler ces vendettas.

 

 

[13]           Le tribunal a reconnu que la police albanaise n’était pas très efficace pour lutter contre la menace des vendettas, mais a paraphrasé le juge d’appel James Hugessen qui, dans l’arrêt Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Villafranca, (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 130 (C.A.F) s’est exprimé ainsi :

 

[…] lorsqu’un État a le contrôle efficient de son territoire, qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens contre les activités terroristes, le seul fait qu’il n’y réussit pas toujours ne suffit pas à justifier la prétention que les victimes du terrorisme ne peuvent pas se réclamer de sa protection.

 

 

[14]           Le tribunal a conclu qu’il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens, citant : « Les omissions locales de maintenir l’ordre d’une façon efficace n’équivalent pas à une absence de protection étatique. Toutefois, lorsque la preuve, et notamment la preuve documentaire, montre que l’expérience individuelle de l’intéressé indique une tendance plus générale de l’État à être incapable ou à refuser d’offrir une protection, l’absence de protection étatique est alors établie » (Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 3 (1re inst.), paragraphe 31).

[15]           Le tribunal a également conclu que les statistiques indiquant une baisse des cas répertoriés de meurtres vendettaires étaient probablement fiables en raison de l’impatience de l’Albanie de se joindre à l’Union européenne. Il a estimé que les responsables albanais ne risqueraient pas la censure internationale en maquillant les chiffres.

 

[16]           Le tribunal a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention et que leur renvoi vers l’Albanie ne les exposerait pas personnellement à une menace à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités en vertu de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR.

 

 

QUESTIONS À TRANCHER

 

[17]           Les demandeurs soulèvent deux questions :

 

1.         La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en appliquant mal la définition de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger pour ce qui est de la notion de protection de l’État?

 

2.         La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en omettant de prendre en considération l’ensemble de la preuve dont elle disposait, écartant de ce fait des éléments de preuve crédibles et dignes de foi qui, s’ils avaient été examinés correctement, auraient pu donner lieu à une conclusion favorable pour ce qui est de la reconnaissance de la qualité de réfugié ou de personne à protéger?

 

 

[18]           À mon avis, la question est essentiellement une question de fait et de droit ou une question de fait seulement. La décision du tribunal relative la protection de l’État est une question de fait et de droit fondée sur la preuve dont il disposait. Toute erreur de fait serait sujette à révision en application de l’alinéa 18.1 (4)d) de la Loi sur les cours fédérales si la Cour constate qu’une conclusion de fait erronée a été tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans égard aux documents dont disposait le décideur.

 

[19]           La question à trancher en l’espèce est celle de savoir si le tribunal a commis une erreur en concluant qu’il existait pour les demandeurs une protection étatique suffisante contre la vendetta qui existe actuellement en Albanie entre les familles Precectaj et Shabaj.

 

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

Loi sur les Cours fédérales, (L.R.C., 1985, ch. F-7)

 

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer;

b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter;

c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages;

f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

(a) acted without jurisdiction, acted beyond its jurisdiction or refused to exercise its jurisdiction;

(b) failed to observe a principle of natural justice, procedural fairness or other procedure that it was required by law to observe;

(c) erred in law in making a decision or an order, whether or not the error appears on the face of the record;

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

(e) acted, or failed to act, by reason of fraud or perjured evidence; or

(f) acted in any other way that was contrary to law.

 

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, (2001, ch. 27)

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[20]           Compte tenu des compétences du tribunal en matière d’immigration et de protection des réfugiés et de l’orientation donnée par la Cour suprême dans les arrêts Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (Khosa), la norme de la raisonnabilité est appliquée dans l’examen des erreurs de droit et de fait alléguées.

 

EXPOSÉ

[21]           La demanderesse conteste les conclusions du tribunal. Par exemple, lorsque le tribunal conclut que l’Albanie est une démocratie parlementaire ayant autorité sur les forces policières, la demanderesse mentionne des sources indiquant que la démocratie en Albanie est naissante et que les forces policières sont faibles et corrompues. Alors que le tribunal cite des statistiques démontrant une diminution du nombre de meurtres commis dans le cadre de vendettas, la demanderesse attire l’attention sur des éléments de preuve selon lesquels le gouvernement albanais reclasse des actes criminels pour donner l’impression que le problème des vendettas diminue. La demanderesse soutient que le tribunal choisit des éléments de preuve qui servent ses conclusions. Lorsque le tribunal se penche sur des éléments de preuve contradictoires, la demanderesse prétend qu’il ne fait que résumer d’autres éléments de preuve, et non les examiner.

 

[22]           Le ministre soutient que la demanderesse demande à la Cour de soupeser à nouveau la preuve. Dans la mesure où les conclusions du tribunal cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable et il ne rentre pas dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve (Khosa, paragraphe 59). Il soutient que la décision doit être abusive ou manifestement erronée pour justifier le contrôle judiciaire. De plus, il affirme que la demanderesse doit réfuter la présomption relative à la protection de l’État au moyen d’une preuve claire et convaincante. (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Carillo, 2008 CAF 94, aux paragraphes 18 et 19, 20, 24, 26, 30)

 

[23]           Le ministre s’appuie également sur le jugement du juge Hugessen dans Florea c. Canada (M.C.I.), [1993] A.C.F.no 598 (C.A.F), paragraphe 1.

 

Le fait que la Section n’a pas mentionné tous et chacun des documents mis en preuve devant elle n’est pas un indice qu’elle n’en a pas tenu compte; au contraire, un tribunal est présumé avoir pesé et considéré toute la preuve dont il est saisi jusqu’à preuve du contraire. Les conclusions du tribunal trouvant appui dans la preuve, l’appel sera rejeté.

 

 

ANALYSE

 

[24]           Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, la Cour suprême a exigé une « preuve claire et convaincante » pour réfuter la présomption relative à la protection de l’État. Dans cet arrêt, même si le pays en question a admis qu’il ne pouvait pas protéger le demandeur, la Cour a néanmoins conclu, relativement à des cas semblables où pareil aveu n’existe pas, au paragraphe 50 :

Toutefois, en l’absence de pareil aveu, il faut confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection.  Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée.  En l’absence d’une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens.  La sécurité des ressortissants constitue, après tout, l’essence de la souveraineté.  En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, comme celui qui a été reconnu au Liban dans l’arrêt Zalzali, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur.

(Non souligné dans l’original)

 

[25]           La Cour a invoqué deux raisons pour justifier la norme rigoureuse de « preuve claire et convaincante ». La première est sa conclusion selon laquelle toutes les nations doivent assurer la protection de leurs ressortissants. Lorsqu’elles n’y parviennent pas et que leurs ressortissants deviennent des réfugiés, d’autres pays assurent leur protection en remplacement du pays d’origine du demandeur d’asile.

 

[26]           La deuxième raison est celle de restreindre l’application élargie de la présomption d’une crainte bien fondée. La Cour a conclu qu’« [u]ne crainte subjective de persécution conjuguée à l’incapacité de l’État de protéger le demandeur engendre la présomption que la crainte est justifiée ».

[27]           Le juge Cullen a examiné la question de savoir dans quelles circonstances la révision des conclusions de fait d’un tribunal est justifiée dans Hristova c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 75 F.T.R. 18, paragraphe 22 :

 

Il est aussi clair qu’un tribunal peut examiner et annuler les conclusions d’une commission relativement à la preuve dans les cas prévus au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale. La question qui se pose est celle de savoir si la Commission a commis une erreur suffisamment grave pour être visée par le paragraphe 18.1 (4). Dans l’affaire Gurmeet Singh et Jaswant Narang c. M.E.I. (le 8 octobre 1993), action no IMM-888-93 (C.F. 1re inst.), Mme  la juge Reed a déclaré que les conclusions de fait d’une commission peuvent être examinées dans deux cas différents. Premièrement, les conclusions qui ne reposent sur aucun élément de preuve produit peuvent être révisées. Deuxièmement, même si certains éléments de preuve ont été produits à l’appui des conclusions formulées, celles-ci peuvent être examinées si elles sont déraisonnables compte tenu de l’ensemble de la preuve.

 

 

[28]           Et le juge John O’Keefe a conclu dans l’arrêt Kanaku c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 394, paragraphe 49 :

 

Bien que je sois d’accord que l’agent n’a pas à faire référence à chaque élément de preuve dans sa décision, la jurisprudence établit aussi clairement que l’agent doit faire référence et traiter de la preuve qui porte sur la question soulevée par le demandeur. Comme l’agente n’a pas fait référence à cette preuve, je suis d’avis que la décision est déraisonnable.

 

 

[29]           Je conclus que la décision du tribunal présente deux vices.

 

[30]           D’abord, le tribunal omet d’examiner des déclarations figurant dans la preuve documentaire même sur laquelle il s’appuie et qui étaye l’allégation de la demanderesse selon laquelle ses enfants et elle sont exposés à une menace de mort ou à des blessures graves en raison de la vendetta s’ils devaient retourner en Albanie.

 

[31]           Lorsqu’il a examiné cette première question, le tribunal s’est appuyé sur les rapports du Département d’État américain et de l’UK Border Agency. Bien qu’il reconnaisse la preuve contradictoire pour ce qui est du nombre de vendettas, le premier rapport, celui du Département d’État, confirme leur existence en Albanie :

[traduction] Les meurtres dans la société se sont poursuivis durant l’année, et sont le fait de justiciers (dont les meurtres commis dans le cadre de « vendettas transgénérationnelles » et de vengeances meurtrières), de gangs criminalisés et du crime organisé.

Les statistiques variaient quant aux cas de vendettas. Selon le ministre de l’Intérieur, 4 des 85 meurtres commis au cours de l’année étaient attribuables à des vendettas, ce qui représente une diminution par rapport aux années précédentes. Selon le ministre de l’Intérieur, il s’agit du nombre de cas le plus faible en 18 ans. La police a repris les enquêtes dans certains vieux dossiers et a retrouvé les auteurs de 81 meurtres commis au cours des années antérieures. Les organismes non gouvernementaux (ONG) ont mentionné des niveaux plus élevés de cas de vendettas et du nombre de familles forcées à la réclusion par crainte de représailles. La tradition des vendettas tient à un code d’honneur traditionnel qui n’est suivi que dans quelques collectivités isolées. En 2007, le Parlement a modifié le code criminel afin de criminaliser les vendettas et de les rendre punissables d’une peine de trois ans d’emprisonnement. Le tribunal chargé de juger les crimes graves tranche les cas de vendettas. La loi prévoit une peine de 20 ans d’emprisonnement ou d’emprisonnement à perpétuité lorsqu’un meurtre prémédité est commis dans le cadre d’une vengeance ou d’une vendetta.

(Non souligné dans l’original)

 

 

[32]           Le document UK Operational Guidance Note précise qu’il doit être lu conjointement avec le document COI Service Albania Country of Origin [U.K.]. Ce dernier document renvoie aux exposés rédigés par la Direction de la recherche de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Exposé, Albanie : La vendetta, mai 2008. Le tribunal ne fait aucune allusion à ce document bien qu’il fasse partie du Cartable national de documentation dont il a été saisi. L’élément important de l’exposé de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié tient à ce qu’il semble corroborer les allégations de la demanderesse principale.

 

[33]           Selon l’exposé de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, les vendettas albanaises ne sont pas que des vengeances meurtrières, elles font également partie d’un code de lois coutumières appelé le Kanun. Les vendettas font suite à des manquements à l’honneur. Une insulte à l’honneur ne peut être « payée » qu’en versant le sang de la famille de l’offenseur. Le Kanun a refait surface dans certains endroits en l’absence d’un système judiciaire national efficace. Les vendettas prédominent dans le Nord de l’Albanie, mais il y en a dans tout le pays. Le nombre de vendettas en Albanie est un sujet de litige entre les responsables albanais au pays et à l’étranger. Pour leur part, les organisations non gouvernementales évaluent leur occurrence à des niveaux élevés. Le gouvernement albanais dénonce les vendettas, mais il est incapable de régler efficacement le problème. Les législateurs albanais ont reconnu que [traduction] « en Albanie, il “n’existe pas de règle de droit” ».

 

[34]            L’exposé de la CISR fournit également des renseignements pertinents relativement aux demandeurs, une femme et deux enfants de Shkoder. À Shkoder, un médiateur reconnu en réconciliation a été assassiné. Et si les femmes ont traditionnellement été exclues des vendettas, elles sont devenues la cible d’assassinat dans l’interprétation moderne de la coutume. Les enfants sont également touchés parce qu’ils sont confinés à la maison et privés de la possibilité de s’instruire.

 

[35]           Il me semble qu’il s’agit là de détails importants dans un rapport qui devrait explicitement être pris en compte par un tribunal qui s’interroge à savoir si la protection de l’État est suffisante en Albanie pour les victimes d’une vendetta. L’omission de tenir compte de l’exposé de la CISR ajoute foi à l’allégation de la demanderesse selon laquelle le tribunal a examiné uniquement certaines parties de la preuve. Bien que le tribunal ne soit pas tenu d’admettre l’information d’un rapport rédigé par sa propre Direction de la recherche, il aurait dû prendre en considération les renseignements ayant trait à l’allégation de la demanderesse, car l’évaluation d’une allégation à la lumière de la preuve documentaire fait partie de son domaine de compétence. Toutefois, compte tenu du deuxième vice qui entache la décision du tribunal, je n’ai pas à trancher si cette omission du tribunal est une erreur sujette à révision.

 

[36]           L’UK Operational Guidance Note, malgré sa conclusion selon laquelle la protection de l’État est suffisante, reconnaît que son niveau puisse ne pas l’être dans certains cas :

 

[traduction] 3.6.11 Conclusion. En règle générale, le gouvernement albanais a la capacité et la volonté d’assurer une protection efficace à ses citoyens qui sont victimes d’une vendetta; toutefois, il est possible que, dans des cas particuliers, la protection offerte soit insuffisante dans la pratique. Le niveau de protection devrait être évalué au cas par cas en tenant compte des efforts que le demandeur d’asile a faits pour se réclamer de la protection et de la réponse qu’il a eue. Le recours au refuge intérieur pourrait être approprié dans certains cas.

 

            (Non souligné dans l’original)

 

 

[37]           Le tribunal adopte cette conclusion, affirmant dans sa décision :

 

Le tribunal reconnaît que, en Albanie, la police a peut‑être des moyens limités relativement au règlement des vendettas. Il est possible que, dans des cas donnés, le niveau de protection offerte soit, en pratique, inadéquat et que, dans certains cas locaux, la police soit corrompue.

 

(Non souligné dans l’original)

 

 

[38]           La conclusion du tribunal tirée de la preuve documentaire met en lumière le deuxième vice dont est entachée sa décision. Après avoir effectué une analyse générale de la question des vendettas, le tribunal omet d’examiner la situation personnelle de la demanderesse même s’il a reconnu la possibilité qu’il existe des cas particuliers où la protection de l’État est insuffisante.

 

[39]           La preuve de l’existence d’une vendetta entre les familles Shabaj et Precectaj produite par la demanderesse n’a pas été contestée. La preuve documentaire provenant de l’échevin du village Gradec corrobore la preuve de la demanderesse. Et aucune conclusion défavorable relative à la crédibilité n’a été tirée.

 

[40]           La demanderesse a fait état d’une attaque de représailles, qui a été signalée, au cours de laquelle un homme a tiré des coups de feu dans la cour de la maison familiale. Un membre de la famille Precectaj a été touché et sa blessure est confirmée dans un document médical. La famille signale que la police n’était pas disposée à agir parce que l’incident découlait d’une vendetta. L’échevin, le Peace Missionaries Union of Albania et le Nationwide Reconciliation Committee (M. Marku) ont tous produit des éléments de preuve documentaire montrant l’échec des efforts visant à réconcilier les deux familles. Cette preuve indique l’existence d’une menace à laquelle sont exposés tous les membres de la famille Precectaj, y compris la demanderesse, si elle et ses enfants devaient retourner en Albanie.

 

[41]           L’expérience relatée par la famille Precectaj en Albanie relativement aux refus des forces policières d’enquêter sur leur situation est celle de « personnes qui sont dans une situation semblable » à celle des demandeurs, comme il en a été question dans l’arrêt Ward.

 

[42]           Selon le témoignage de la demanderesse principale, des membres de la famille ont communiqué avec la police, mais celle-ci a refusé de leur assurer toute protection ou de poursuivre les responsables de toute attaque en lien avec cette vendetta. Ce témoignage concorde avec la preuve documentaire selon laquelle les forces policières hésitent à intervenir dans une vendetta ou refuse de le faire parce qu’elles craignent les représailles.

 

[43]           La nature des vendettas en Albanie oblige le tribunal à évaluer l’allégation de la demanderesse sur une base personnalisée afin d’établir si une protection policière suffisante est offerte à la demanderesse et à ses enfants. En l’espèce, le tribunal a tiré une conclusion généralisée sans tenir compte de la preuve relative à la situation particulière de la demanderesse.

 

[44]           Pour arriver à sa décision, le tribunal a tiré une conclusion sans tenir compte des documents dont il disposait. Je conclus qu’il s’agit d’une erreur susceptible de révision.

 

[45]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire sera renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué statue sur elle.

 

[46]           Je ne certifie aucune question de portée générale.

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que:

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué statue sur elle.

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

     « Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-4607-09

 

 

INTITULÉ :                                                   LIJANA PRECECTAJ (alias Liljana Precetaj), KLARA PRECETAJ ET KLAUDIO PRECETAJ et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 11 MARS 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT 

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE MANDAMIN

 

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 30 AVRIL 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Howard C. Gilbert

 

POUR LES DEMANDEURS

Hillary Stephenson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Howard C. Gilbert

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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