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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20100429

Dossier : IMM-3441-09

Référence : 2010 CF 456

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2010

En présence de monsieur le juge Pinard

ENTRE :

TIGIST DAMTE

 

demanderesse

ET

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE
L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), relativement à la décision datée du 10 juin 2009 par laquelle l’agente d’examen des risques avant renvoi (ERAR) Marilyn Campbell (l’agente) a conclu qu’il n’y avait pas assez de motifs d’ordre humanitaire (CH) pour accorder une exception aux exigences de la demande et permettre ainsi à Mme Damte de demander la résidence permanente en sol canadien.

[2]               La demande de Mme Damte avait trait à une exemption à l’obligation de présenter depuis l’étranger une demande de résidence permanente (article 11 de la Loi), et ce, pour des motifs d’ordre humanitaire. Sa demande était fondée sur son important degré d’établissement au Canada ainsi que sur les difficultés inhabituelles et injustifiées qu’elle subirait si elle était obligée de présenter une demande depuis l’Éthiopie.

 

* * * * * * * * * *

 

[3]               Au début de la décision, l’agente a reconnu qu’un demandeur a le fardeau de convaincre le décideur que sa situation personnelle est telle que les difficultés qu’occasionnerait le fait de refuser l’exemption demandée seraient : (i) inhabituelles et injustifiées, ou (ii) excessives.

 

[4]               Les facteurs que l’agente a indiqués comprenaient les suivants : des difficultés ou des sanctions au retour en Éthiopie, des rapports conjugaux, familiaux ou personnels qui créeraient des difficultés s’ils étaient rompus, le degré d’établissement au Canada, et des liens ou une résidence dans n’importe quel autre pays.

 

[5]               La décision que rend un agent au sujet d’une demande CH commande un degré élevé de retenue de la part de la Cour et elle doit donc être contrôlée selon la norme de la raisonnabilité (Mooker c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 518, au paragraphe 13; Jung c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 678, au paragraphe 19).

 

[6]               Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la présente Cour n’a pas à décider si une autre issue aurait été possible, voire préférable, mais plutôt si les qualités d’une décision, c’est-à-dire les motifs et les issues, sont raisonnables. Le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

[7]               En rejetant la demande d’ERAR, l’agente a conclu que le risque que courait la demanderesse en tant que membre active d’un parti d’opposition n’était pas fondé. Elle a lié l’ERAR aux motifs d’ordre humanitaire, comme suit :

[Traduction] En ce qui concerne les facteurs cités en rapport avec les difficultés, je signale qu’il s’agit des mêmes difficultés que celles qui ont été invoquées dans les demandes d’asile et d’ERAR de la demandeure […]

 

[8]               Les parties conviennent que la demanderesse a également fait état, à l’appui de sa demande CH, de facteurs autres que ses opinions politiques. Elle a soutenu qu’elle s’exposerait à des difficultés en raison de son sexe et de la pauvreté endémique en Éthiopie. Elle a allégué qu’en tant que femme âgée de quarante-deux ans, sans soutien familial et revenant après une absence de dix-neuf ans dans un pays pauvre où la société considère les femmes comme des [traduction] « citoyennes de seconde zone », elle serait victime de discrimination fondée sur le sexe au sein du marché du travail. Ce sont là, soutient-elle, des difficultés qui sont inhabituelles et injustifiées, ainsi qu’excessives.

 

[9]               Sous la rubrique [traduction] « Difficultés ou sanctions au retour en Éthiopie », l’agente n’utilise pas une seule fois les mots [traduction] « genre », « sexe », « pauvreté », « femmes », « féminin(e) » ou « discrimination » ou ne mentionne aucun des documents que la demanderesse a produits à l’appui de cette partie-là de sa demande CH. Cette section est entièrement consacrée à la question de savoir si les opinions politiques de la demanderesse lui feront courir un risque de difficultés en Éthiopie et, si oui, à quel degré.

 

[10]           Au dire du défendeur, l’absence de facteurs de risque autres que les opinons politiques n’indique pas que l’agente a mal interprété la demande de la demanderesse; cela reflète plutôt une analyse qui était proportionnelle à la teneur des observations de la demanderesse, dont le reste étayait l’existence d’opinions politiques qui susciteraient des difficultés. Il soutient qu’il est possible d’inférer que l’agente a pris en considération la question de la discrimination fondée sur le sexe parce qu’elle a fait état de l’employabilité probable de la demanderesse. Sous la rubrique [traduction] « Retour au pays de nationalité », l’agente traite de l’avantage dont bénéficierait la demanderesse à son retour en Éthiopie à cause des compétences qu’elle a acquises au Canada. Ces compétences [traduction] « sont des habiletés professionnelles transférables et il serait raisonnable pour elle de chercher des ouvertures professionnelles semblables en Éthiopie ». Selon la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Owusu c. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2004 FCA 38, aux paragraphes 6 à 11, on ne peut pas blâmer l’agente de ne pas avoir procédé à une analyse plus détaillée.

 

[11]           En réponse, la demanderesse soutient tout simplement que la conclusion de transférabilité est déraisonnable. Il ressort de la preuve que l’Éthiopie a un taux de pauvreté de 81 p. 100 et que, dans ce pays, les femmes sont des [traduction] « citoyennes de seconde zone » pour lesquelles [traduction] « les possibilités d’emploi sont fort restreintes […], surtout dans le secteur privé ». Il était donc déraisonnable pour l’agente de conclure qu’une graphiste – qui, de plus, n’a aucun soutien familial et qui se trouve à l’étranger depuis dix-neuf ans – serait capable de trouver des [traduction] « ouvertures professionnelles semblables » en Éthiopie.

 

[12]           La demanderesse a effectivement produit plus d’une centaine de pages de preuve à l’appui de sa prétention selon laquelle, à cause de son sexe, elle subirait des difficultés en Éthiopie. Il s’agit, plus précisément, des documents suivants :

-         CEDAW, « Consideration of Reports Submitted by States Parties under Article 18 of the Convention of the Elimination of All Forms of Discrimination against Women », document daté de 2005;

-         Ethiopian Women’s Lawyers Association : « The Political Participation of Women in Ethiopia : Challenges and Prospects », par Tigist Zelenke, document daté d’avril 2005 (chapitre trois : « Obstacles to Women’s Political Participation »);

-         Ethiopian Women’s Lawyers Association : « The Legal Status of Ethiopian Women at the Workplace », par Daniel Haile, document daté d’octobre 2004;

-         The Ethiopian Journal of Health Development : « Women’s Health and Life Events Study in Rural Ethiopia », par Yegomawork Gossaye et al, document daté de 2003;

-         Ethiopian Women’s Lawyers Association : « Discrimination Norms and Application Against Women in Ethiopian Family Law », par Hilina Tadesse.

 

[13]           De plus, les éléments de preuve qu’elle a produits pour justifier sa prétention de difficultés probables dues à la pauvreté comprenaient les éléments suivants :

-         Foreign and Commonwealth Office (UK) : Country Profile Ethiopia, document daté du 17 avril 2008;

-         Classement de l’Indice du développement humain 2007-2008; PNUD

-         Banque mondiale : Country Brief Ethiopia, document daté d’août 2008.

 

[14]           Le défendeur fait remarquer avec raison que l’agente n’était pas tenue d’énumérer la totalité des éléments de preuve qui lui avaient été soumis, et il n’appartient pas à la Cour de soupeser de nouveau la preuve. Par ailleurs, avance-t-il, il était loisible à l’agente de conclure que, sur le marché du travail éthiopien, la discrimination fondée sur le sexe est principalement imputable au déséquilibre dans les niveaux d’instruction. La demanderesse étant une femme instruite, les obstacles sont éliminés. L’agente pouvait donc trancher l’affaire comme elle l’a fait, la preuve de la demanderesse à propos de la discrimination fondée sur le sexe étant insuffisante pour démontrer l’existence de difficultés.

 

[15]           Je ne suis pas d’accord avec le défendeur et je suis d’avis qu’une simple lecture de la preuve donne à penser que la discrimination fondée sur le sexe est un problème à plusieurs facettes qui est assorti de plusieurs variables, tant du côté de la demande que de celui de l’offre. Le manque d’instruction est manifestement l’un des facteurs qui empêchent les femmes d’accéder au marché du travail, mais ce n’est certes pas le facteur déterminant. Il ressort clairement des rapports produits que l’endroit et le secteur d’emploi, de même que la profession qu’exerce une personne, sont eux aussi des facteurs importants.

 

[16]           Il est évident que l’agente, d’après la façon dont elle a structuré la décision, ne s’est pas arrêtée à la prétention selon laquelle le sexe de la demanderesse était un facteur de difficulté. J’admets que l’agente a fait des commentaires sur la transférabilité des compétences professionnelles de la demanderesse à la lumière de la [traduction] « totalité de la preuve ». Fondamentalement, elle aurait pu faire ces commentaires à l’égard d’un demandeur masculin présentant par ailleurs les mêmes caractéristiques personnelles. Ces commentaires ne dénotent pas que l’agente a examiné si, pour la demanderesse, la discrimination fondée sur le sexe serait une difficulté. Cette inférence pose un autre problème, en ce sens que l’agente n’a même pas mentionné les mots [traduction] « sexe » ou [traduction] « discrimination », ni reconnu explicitement que le risque posé par les difficultés dont la demanderesse faisait état incluait un risque fondé sur son sexe.

 

[17]           Je conclus donc que la décision de l’agente est déraisonnable car elle a fait abstraction de la preuve de la demanderesse au sujet des difficultés fondées sur son sexe.

 

* * * * * * * * * *

 

[18]           Pour tous les motifs qui précèdent, il est justifié que la Cour intervienne; la décision de l’agente sera annulée et l’affaire renvoyée pour qu’un autre agent rende une nouvelle décision.

 


 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision que l’agente d’examen des risques avant renvoi (ERAR) Marilyn Campbell a rendue le 10 juin 2009 est annulée et l’affaire renvoyée pour qu’un autre agent d’ERAR rende une nouvelle décision.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3441-09

 

INTITULÉ :                                       TIGIST DAMTE c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 6 avril 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 29 avril 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kristin Marshall                                                                                 POUR LA DEMANDERESSE

 

Bradley Bechard                                                                                POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Downtown Legal Services                                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan                                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

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