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Cour fédérale

Federal Court

Date : 20100428

Dossier : IMM-2226-09

Référence : 2010 CF 452

Ottawa (Ontario), ce 28e jour d’avril 2010

En présence de l’honorable juge Pinard

ENTRE :

Joseph Frantz NICOLAS alias

 

Partie demanderesse

 

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

Partie défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]          Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un agent de l’immigration, Martine Beaulac, (l’agent) présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. (2001), ch. 27 (la Loi). Joseph Frantz Nicolas (le demandeur) conteste le rejet par l’agent de sa demande d’examen des risques avant renvoi (« ERAR ») dans une décision rendue le 23 avril 2009.

* * * * * * * *

 

[2]          Le demandeur est un citoyen haïtien. Parrainé par sa conjointe de l’époque, il est devenu résident permanent du Canada en 1988.

 

[3]          Le 16 avril 1998, le demandeur a été trouvé coupable de quatre infractions relatives au trafic de stupéfiants. Il a été condamné à 20 mois d’emprisonnement.

 

[4]          Le 4 septembre 2007, le demandeur a été trouvé coupable de quatre infractions relatives au trafic de stupéfiants, ainsi que de possession d’arme. Il a été condamné à 5 ans d’emprisonnement.

 

[5]          Un rapport le concernant a été préparé en vertu de l’article 44 de la Loi, confirmant son interdiction de territoire pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi.

 

[6]          Le demandeur a alors présenté sa demande d’ERAR, que l’agent a rejetée. Il demande le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[7]          Il est à noter que le demandeur est atteint du VIH et reçoit des traitements pour cette maladie.

 

* * * * * * * *

 

[8]          L’agent a rejeté les prétentions du demandeur concernant trois facteurs de risque que celui-ci avait identifiés dans sa demande d’ERAR. Il s’agissait du traitement cruel que subiraient en Haïti des criminels déportés dans ce pays, du risque à la vie du demandeur que causeraient les conditions de détention inhumaines et l’impossibilité de recevoir des soins médicaux dans les prisons haïtiennes et, finalement, du risque que le demandeur subisse, en Haïti, une discrimination équivalant à un traitement cruel ou inusité.

 

* * * * * * * *

 

[9]          Les dispositions suivantes de la Loi sont pertinentes en l’espèce :

     97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

     97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

     112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet …

 

(3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants :

 

 

b) il est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité au Canada punie par un emprisonnement d’au moins deux ans …

 

112. (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force…

(3) Refugee protection may not result from an application for protection if the person

(b) is determined to be inadmissible on grounds of serious criminality with respect to a conviction in Canada punished by a term of imprisonment of at least two years

 

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 …

 

     113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

 

 

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 …

 

 

* * * * * * * *

[10]      La présente affaire soulève les quatre questions en litige suivantes sur lesquelles les procureurs des parties ont été entendus lors d’une audition tenue et complétée le 16 décembre 2009 :

1) L’agent a-t-elle erré en accordant plus de poids à la déclaration de l’agent d’intégrité des mouvements migratoires canadien à Port-au-Prince (ci-après « l’AIMM ») qu’aux autres documents mis en preuve?

2) L’agent a-t-elle erré en écartant la conclusion de l’arrêt Lavira v. Attorney General of the United States, 478 F.3d 158 (3e Cir. 2007), que les conditions de détention en Haïti pouvaient constituer de la torture?

3) L’agent a-t-elle suffisamment justifié sa conclusion que la vie du demandeur ne serait pas mise en danger par ses conditions de détention?

4) L’agent a-t-elle erré en concluant que la discrimination que subirait le demandeur en Haïti ne constitue pas un traitement cruel et inusité?

 

[11]      À l’exception de la troisième, ces questions portent sur l’évaluation de la preuve et les conclusions factuelles de l’agent. La norme de contrôle applicable est donc celle de la décision raisonnable (voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 53). La question de la suffisance des motifs de l’agent touche à l’équité procédurale et la norme de contrôle applicable est donc, en principe, celle de la décision correcte. Cependant, puisqu’il n’existe pas une seule forme de motifs acceptable et que la fonction de ceux-ci consiste surtout à assurer que la décision administrative soit justifiée, transparente et intelligible, le contrôle de la suffisance des motifs s’apparente plutôt à celui de la décision raisonnable qu’à celui de son exactitude.

* * * * * * * *

   1) L’agent a-t-elle erré en accordant plus de poids à la déclaration de l’AIMM qu’aux autres documents mis en preuve?

[12]      Le demandeur soutient que l’agent a erré en fondant sa décision sur la déclaration de l’AIMM plutôt que sur les éléments de preuve qu’il a soumis, dont certains étaient plus récents que celle-ci. Selon lui, cette déclaration n’est pas fiable parce qu’elle est vague, n’a jamais fait l’objet d’un contre-interrogatoire et que l’AIMM n’a pas suivi les procédures de libération personnellement. De plus, l’AIMM ne serait pas fiable, puisqu’ « il fut […] pendant de nombreuses années un agent d’exécution de la loi chargé des renvois du Canada et s’assura personnellement du renvoi vers Haïti de certains criminels déportés ». Le demandeur soutient qu’il existe une contradiction entre la déclaration sur laquelle l’agent s’est fondée et une autre déclaration du même AIMM quant au nombre de citoyens haïtiens déportés du Canada, et que l’AIMM n’a jamais répondu lorsque le procureur du demandeur « a personnellement tenté de [le] rejoindre […] afin de clarifier ces informations ».

 

[13]      Le demandeur cite de longs extraits du rapport de Michelle Karshan, daté du 23 mars 2009, (« le rapport Karshan ») affirmant que les criminels déportés en Haïti peuvent être emprisonnés pour de longues périodes ou même indéfiniment, particulièrement ceux qui n’ont pas de parents qui peuvent demander leur libération. Selon le demandeur, l’agent aurait dû préférer ce rapport à la déclaration de l’AIMM, vu le manque de fiabilité de celle-ci.

 

[14]      Les défendeurs soutiennent qu’il appartenait à l’agent d’évaluer la preuve et de déterminer le poids à accorder à chacun des éléments soumis, s’appuyant sur l’arrêt Diallo c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 1063. Les défendeurs notent que l’agent a discuté le rapport Karshan. Selon eux, l’argument du demandeur revient à demander à la Cour de substituer son évaluation de la preuve à celle de l’agent, ce qui n’est pas de son ressort dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

 

[15]      Par ailleurs, les éléments de preuve documentaire déposés par le demandeur souffriraient des mêmes vices que celui-ci impute à la déclaration de l’AIMM : eux aussi seraient vagues et ne seraient pas nécessairement fondés sur une connaissance personnelle des faits (Mme Karshan ne résidant plus en Haïti depuis 2004, contrairement à ce que dit l’agent). De plus, l’organisme Alternative Chance pour lequel Mme Karshan travaille ne serait pas une source objective. Les défendeurs citent la décision du juge Orville Frenette dans Placide c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et al., 2009 CF 490 au paragraphe 19, qualifiant le rapport Karshan d’« opinion partiale ou non objective, de la nature d’un plaidoyer d’un avocat dans un litige » et réitèrent que l’agent pouvait valablement préférer d’autres éléments de preuve documentaire à ce rapport.

 

[16]      Finalement, les défendeurs rejettent les arguments du demandeur concernant l’impossibilité de contre-interroger l’AIMM et la partialité de celui-ci. Selon eux, plutôt que de présenter ses arguments à l’agent d’ERAR, le demandeur a, lorsque celle-ci l’a avisé de la réception et du contenu de la déclaration de l’AIMM, choisi de mettre en preuve le rapport Karshan. N’ayant pas soulevé ses arguments devant l’agent, le demandeur ne devrait pas pouvoir le faire maintenant.

 

[17]      Je suis en substance d’accord avec les défendeurs : le demandeur voudrait que la Cour réévalue la preuve et en arrive à une conclusion différente de celle de l’agent. Celle-ci a étudié le rapport Karshan en détail, même si elle l’a discuté sous la rubrique de la menace à la vie du demandeur en cas d’emprisonnement plutôt que sous celle du risque d’emprisonnement arbitraire.

 

[18]      Nonobstant les efforts des deux parties pour discréditer, respectivement, la déclaration de l’AIMM et le rapport Karshan, la décision de l’agent de se baser sur la première plutôt que sur le second est justifiée, transparente et intelligible. L’agent a noté certaines contradictions entre divers éléments de preuve documentaire et, face à la nécessité de choisir entre les différentes sources dont elle disposait, a préféré la déclaration de l’agent canadien se trouvant en Haïti. Ceci ne me paraît pas déraisonnable, même si un autre choix aurait peut-être aussi été justifiable.

 

2) L’agent a-t-elle erré en écartant la conclusion de l’arrêt Lavira, ci-dessus, que les conditions de détention en Haïti pouvaient constituer de la torture?

[19]      Le demandeur soutient que l’agent a erré en rejetant son argument à l’effet que la détention d’un criminel déporté en Haïti peut constituer de la torture. Cet argument était notamment basé sur le jugement de la Cour d’appel fédérale américaine pour le 3e circuit dans l’affaire Lavira, ci-dessus.

 

[20]      Le demandeur plaide que ce jugement est applicable en l’espèce puisque, comme le Canada, les États-Unis ont incorporé les dispositions de la Convention contre la torture dans leur législation nationale. Le demandeur soutient que sa situation est similaire à celle de l’appelant dans Lavira : les deux ont été reconnus coupables de trafic de drogues et sont atteints du VIH.

 

[21]      Les défendeurs prétendent qu’il n’y a aucune similarité entre Lavira et le cas du demandeur parce que l’appelant dans Lavira était associé au régime Aristide et risquait d’être ciblé pour cette affiliation politique, ce qui n’est pas le cas du demandeur. L’agent n’était pas liée par cet arrêt, mais, quoi qu’il en soit, elle n’a pas conclu que des conditions de détention équivalentes à celles dans Lavira ne pouvaient pas constituer de la torture; elle a seulement conclu que le demandeur n’avait pas démontré une telle possibilité dans son cas personnel.

 

[22]      L’arrêt Lavira était fondé sur la conclusion que les autorités haïtiennes viseraient spécifiquement le requérant en le soumettant à des conditions de détention inhumaines, dans lesquelles sa maladie lui causerait de graves souffrances, voire entraînerait sa mort (à la page 170). Or, le demandeur ne soutient pas qu’il soit personnellement visé par les autorités haïtiennes.

 

[23]      Dans Lavira, la Cour a également laissé la porte ouverte à la possibilité que même en l’absence d’une intention de faire souffrir un prisonnier, l’aveuglement volontaire des autorités pouvait équivaloir une telle intention, si bien que le traitement infligé équivaudrait à de la torture. Cependant, cette conclusion a été critiquée par d’autres cours de circuit aux États-Unis (voir, par exemple, Pierre v. Gonzales, 502 F.3d 109 à la page 118 (2e Cir. 2007)), puis renversée dans Pierre v. Attorney General of the United States, 528 F.3d 180 à la page 189 (3e Cir. 2008).

 

[24]      De toute façon, comme le souligne les défendeurs, l’agent ne pouvait pas être liée par une décision américaine. Celle-ci ne pouvait avoir qu’une valeur persuasive. À cet égard, je constate que la Cour dans Lavira a accordé beaucoup d’importance à un rapport de Mme Karshan, qu’elle a décrit à la page 163 comme « an expert on mistreatment in Haiti’s prisons », concluant que le requérant « would lose 30 pounds in a matter of weeks » et que sa vie serait en danger. Or, l’agent n’a pas accordé beaucoup de poids au rapport Karshan, ce qu’elle était libre de faire dans le cadre de son appréciation de la preuve et a, de plus, conclu que le demandeur ne serait probablement détenu que pour une courte période. Sa décision de ne pas suivre l’arrêt Lavira ne me paraît donc pas déraisonnable.

 

   3) L’agent a-t-elle suffisamment justifié sa conclusion que la vie du demandeur ne serait pas mise en danger par ses conditions de détention?

[25]      Le demandeur soutient que l’agent n’a pas motivé sa conclusion que sa vie ne serait pas en danger en Haïti parce que, tout en faisant le tour d’éléments de preuve documentaire sur la situation dans ce pays, elle aurait négligé d’étudier sa situation personnelle. Le demandeur renouvelle son attaque sur la déclaration de l’AIMM et réitère son appui aux conclusions du rapport Karshan. Selon lui, l’agent aurait eu tort de conclure que ce rapport était contredit par la preuve documentaire, car si celle-ci notait une amélioration des conditions en Haïti, elle n’en révélait pas moins la persistance de problèmes graves. De plus, l’agent n’aurait pas expliqué pourquoi elle a préféré les éléments de preuve documentaire – qui relatent les conditions générales en Haïti – au rapport Karshan rédigé spécifiquement pour le cas du demandeur.

 

[26]      Les défendeurs répliquent en affirmant que le rapport Karshan est, lui aussi, basé sur des observations des conditions générales en Haïti. Ils réitèrent qu’il était loisible à l’agent de préférer la preuve documentaire au dossier et la déclaration de l’AIMM à ce rapport qui, de l’avis du juge Frenette dans Placide, ci-dessus, était une « opinion partiale ou non objective, de la nature d’un plaidoyer d’un avocat ».

 

[27]      L’argument du demandeur n’est pas fondé. L’agent a tenu compte de ses circonstances personnelles – notamment du fait qu’il serait renvoyé pour cause de criminalité et de sa maladie – mais elle a conclu que, compte tenu de son appréciation des conditions générales en Haïti, ces circonstances ne sont pas de nature à mettre sa vie en péril. C’est exactement la même démarche que celle du rapport Karshan qui, lui aussi, part d’une analyse des conditions générales en Haïti mais, les interprétant différemment, conclut que dans ces conditions, il y aurait un risque à la vie du demandeur.

 

[28]      L’agent a relevé des inconsistances entre le rapport Karshan et d’autres éléments de preuve, dont la déclaration de l’AIMM, qu’elle a considéré fiables. Certes, elle ne dit pas explicitement que c’est pour cette raison qu’elle n’a pas accordé beaucoup de poids à ce rapport et ses motifs auraient pu être mieux organisés. Cependant, l’inférence que l’on n’accorde pas de poids à un élément de preuve qui contredit celui qu’on a explicitement dit trouver fiable et probant me paraît inéluctable.

 

   4) L’agent a-t-elle erré en concluant que la discrimination que subirait le demandeur en Haïti ne constitue pas un traitement cruel et inusité?

[29]      Le demandeur soutient que la conclusion de l’agent que la discrimination envers le demandeur, et notamment l’association entre le VIH et le vaudou, ne constituerait pas un traitement cruel et inusité est déraisonnable. Le demandeur cite une étude sur le VIH/SIDA en Haïti qui notait que, selon les croyances du vaudou, une maladie telle que le VIH est causée par un sortilège. Il souligne aussi que selon certains documents qu’il a mis en preuve seulement 9,2 pour 100 des individus infectés reçoivent des rétroviraux et les criminels en seraient exclus. Puisque le demandeur risquerait ainsi d’être privé de médicaments essentiels pour un motif discriminatoire, il serait soumis à un traitement cruel et inusité. De plus, l’agent aurait rendu une décision déraisonnable en concluant que le risque que le demandeur ne puisse pas se trouver un emploi était partagé par l’ensemble de la population haïtienne, alors que le demandeur serait particulièrement stigmatisé du fait de sa maladie et de sa criminalité. Le demandeur s’appuie sur des extraits de preuve documentaire, dont il ressort que le taux de chômage est extrêmement élevé en Haïti, que les emplois sont introuvables même pour des personnes en bonne santé et, aussi, que les porteurs du VIH, s’ils ont un emploi, cachent leur maladie par peur de le perdre.

 

[30]      Les défendeurs notent qu’en vertu du sous-alinéa 97(1)(b)(iv) de la Loi, l’agent n’avait pas à prendre en compte le risque résultant de l’incapacité d’Haïti à fournir des soins médicaux au demandeur. Cependant, comme l’a noté l’agent, plusieurs organismes travaillent à venir en aide aux prisonniers et aux malades en Haïti. Par ailleurs, la discrimination dans la recherche d’emploi ne serait pas « un risque prévu à l’article 97 de la [Loi] ni un risque à [la] vie [du demandeur] ».

 

[31]      Les arguments du demandeur sur le lien entre le VIH et le vaudou, ainsi que sur la discrimination dont il serait victime dans le cadre d’une recherche d’emploi ne sont pas fondés. Le demandeur n’explique pas comment le fait que, selon les croyances vaudou, le SIDA résultant d’un mauvais sort serait une menace à sa vie ou mènerait à ce qu’on lui inflige des traitements cruels et inusités. Et, comme le souligne les défendeurs, l’impossibilité de trouver un emploi n’est pas un facteur de risque à prendre en compte dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article 97 de la Loi. Encore là, il ne s’agit pas d’un risque à la vie ou d’un risque de se voir imposer un traitement cruel et inusité.

 

[32]      L’argument relatif à la discrimination que subiraient les criminels dans l’accès aux traitements contre le VIH est plus sérieux. D’une part, bien qu’il soit vrai que, généralement, la discrimination ne constitue pas un traitement cruel et inusité, la discrimination alléguée par le demandeur résulte en une menace à sa vie. D’autre part, cette menace n’est pas directe, mais plutôt le fruit d’une incapacité générale du pays à fournir des soins de santé adéquats, qui affecterait cependant le demandeur plus qu’un citoyen ordinaire.

 

[33]      À mon avis, puisque la discrimination n’est pas un motif à prendre en considération pour les fins de l’article 97 de la Loi, il faut se demander quelle est, en fin de compte, la raison du risque à la vie d’un demandeur. S’il s’agit, par exemple, de menaces provenant de groupes armés, que ces menaces soient motivées par des motifs discriminatoires (comme dans le cas de groupes racistes extrémistes) ou pas (comme celles de trafiquants de drogues), alors le demandeur visé par de telles menaces a droit à la protection. S’il s’agit de soins de santé déficients, alors la Loi exclut ce risque de la considération. Or, que la part de personnes atteintes du VIH en Haïti ayant accès aux traitements antirétroviraux soit de 9,2 pour 100 ou de 30 pour 100 comme l’indiquait le Dr Pierre Dongier (voir la décision de l’agent, à la page 9), il semble improbable que le demandeur puisse avoir accès au traitement dont il a besoin même s’il n’est victime d’aucune discrimination, simplement à cause de l’incapacité du gouvernement haïtien de soigner sa population.

 

[34]      L’argument du demandeur doit donc être rejeté.

 

* * * * * * * *

 

[35]      Suite à l’audition du 16 décembre 2009 dans cette affaire, est survenu en Haïti, pendant mon délibéré, le tragique tremblement de terre du 12 janvier 2010. La Cour a alors informé les procureurs des parties de son désir de rouvrir l’audition le 20 avril 2010, à 9 h 30 de l’avant-midi, une fois qu’ils auraient déposé des représentations écrites « au sujet de la pertinence et de l’effet de cette tragédie sur la disposition de la demande de contrôle judiciaire en cause ».

 

[36]      Les parties ont déposé leurs représentations en temps utile. Toutefois, seul le procureur des défendeurs s’est présenté devant la Cour le 20 avril 2010. Les efforts de dernière minute tentés par la greffière, l’huissier-audiencier et le procureur des défendeurs pour retracer l’avocate du demandeur sont demeurés vains. Après une demi-heure d’attente, sans nouvelle de cette dernière, la Cour a décidé de considérer la question reliée au tremblement de terre d’Haïti et d’en disposer sur la foi des représentations écrites des procureurs des parties sur le sujet. L’avocat des défendeurs a acquiescé à cette façon de procéder et a réitéré qu’il n’avait pas de question à proposer pour fins de certification, comme il l’avait fait, à l’instar de l’avocate du demandeur, à la fin de l’audition du 16 décembre 2009.

 

[37]      Ainsi, il appert des représentations écrites du demandeur que ce dernier se limite essentiellement à réitérer  les mêmes risques de retour que ceux qui ont été rejetés par l’agent d’ERAR et à argumenter que le tragique tremblement de terre qui a secoué Haïti le 12 janvier 2010 et dont l’ampleur a attiré l’attention mondiale n’a fait qu’augmenter son niveau de risque.

 

[38]      Pour leur part, les défendeurs plaident que le tremblement de terre étant survenu après la décision en cause de l’agent, cette dernière ne pouvait pas en tenir compte dans sa décision qui ne peut être considérée, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, que sur la base des faits devant elle. Je suis d’accord.

 

[39]      Il est bien établi par la jurisprudence que le contrôle judiciaire d’une décision administrative doit uniquement être fondé sur la preuve dont disposait le décideur (Isomi c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 1394, au paragraphe 6; Gallardo c. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CFPI 45, aux paragraphes 7 et 8; Asafov c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1994] A.C.F. no 713 (1re inst.) (QL)).

 

[40]      L’étendue de la compétence d’un agent d’ERAR pour accorder la protection est décrite aux articles 112 et 113 de la Loi. L’agent a l’obligation de recevoir toutes les preuves qui peuvent influer sur sa décision, et cela jusqu’à la date à laquelle sa décision est rendue. La décision de l’agent d’ERAR et sa compétence sont figées dans le temps, en l’occurrence, en date du 23 avril 2009, et fondées sur les allégations et la preuve devant cet agent à cette date.

 

[41]      Ainsi, l’événement du tremblement de terre d’Haïti étant survenu presque neuf mois après la décision en cause de l’agent d’ERAR, il ne saurait avoir quelque incidence sur cette décision.

 

[42]      Pour sa part, la Cour, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire visant cette décision ERAR, ne peut d’avantage tenir compte de cet événement postérieur. Il est bien établi qu’il n’appartient pas alors à la Cour de soupeser de nouveaux éléments de preuve et de substituer sa décision à celle de l’agent d’ERAR.

 

[43]      Dans Isomi, ci-dessus, mon collègue le juge Simon Noël a exprimé ce qui suit :

[10]     Je ne vois pas en quoi la situation de faits décrite par le demandeur ainsi que l’argument présenté permet de remettre en question la jurisprudence de cette Cour. Selon l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7, une demande de contrôle judiciaire d’une décision se fait en tenant compte de la preuve soumise au décideur. Ajouter à cette preuve changerait le rôle du juge siégeant en semblable matière. En effet, il pourrait décider en tenant compte de la nouvelle preuve, ce qui aurait pour effet de lui retirer son rôle de juge siégeant en demande de contrôle judiciaire. En plus, le demandeur a à sa disposition une alternative qu’il peut tenter d’utiliser, notamment l’article 165 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (Règlement) permet le dépôt d’une nouvelle demande d’ERAR et la soumission de la  « nouvelle » preuve lors de cette demande. Par conséquent, je ne vois pas en quoi la Charte peut être d’une certaine utilité tenant compte de la situation du présent dossier.

                                                            (C’est moi qui souligne.)

 

 

 

[44]      Ainsi, dans le présent cas, je suis d’accord avec le procureur des défendeurs que c’est plutôt au demandeur que revient le choix et l’obligation de présenter une demande de protection subséquente en vertu de l’article 165 du Règlement pour réexamen de ses prétendus risques de retour ou une demande fondée sur des considérations humanitaires. Bien que de telles demandes n’opèrent pas sursis de la mesure de renvoi, la Cour note, qu’en raison des récentes conditions en Haïti, tous les renvois vers ce pays ont été temporairement reportés par l’Agence des services frontaliers du Canada jusqu’à avis du contraire (voir pièce « A » de l’affidavit d’Hélène Exantus assermenté le 17 mars 2010).

 

* * * * * * * *

 

[45]      Pour toutes ces raisons, l’intervention de la Cour n’est pas justifiée et la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[46]      Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’examen des risques avant renvoi Martine Beaulac, rendue le 23 avril 2009, est rejetée.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2226-09

 

INTITULÉ :                                       Joseph Frantz NICOLAS alias c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 16 décembre 2009

RÉOUVERTURE DE

L’AUDIENCE :                                 Le 20 avril 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 28 avril 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Marie-Hélène Giroux                     POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Me Evan Liosis                                    POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Monterosso Giroux, s.e.n.c.                                          POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Montréal (Québec)

 

Myles J. Kirvan                                                            POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

 

 

 

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