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Date : 20100426

Dossier : T-124-08

Référence : 2010 CF 447

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2010

En présence de madame la juge Heneghan

 

 

ENTRE :

PFIZER CANADA INC.

et PHARMACIA AKTIEBOLAG

 

demanderesses

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et APOTEX INC.

 

défendeurs

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  INTRODUCTION

[1]               Pfizer Canada Inc. et Pharmacia Atkiebolag (les demanderesses) présentent une demande en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (Avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement AC), visant à obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la santé de délivrer un avis de conformité (AC) à Apotex Inc. (Apotex ou la défenderesse), en application de l’article C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C. 1978, ch. 870, jusqu’à l’expiration du brevet canadien 1,339,132 (le brevet 132). Le brevet 132 est intitulé « Dérivés de la prostaglandine pour le traitement de glaucome ou de l’hypertension oculaire ». Une liste de brevets concernant la solution ophtalmique de 50 microgrammes/ml de latanoprost dans laquelle figure le brevet 132 a été soumise au ministre de la Santé (le ministre). Le ministre a délivré des avis de conformité à Pfizer pour la solution ophtalmique de 50 microgrammes/ml de latanoprost à diverses dates, dont le 6 octobre 2003.  La solution ophtalmique de 50 microgrammes/ml de latanoprost est commercialisée au Canada sous la marque déposée XalatanMD.

 

[2]               La demande a été présentée en réponse à un avis d’allégation (AA), daté du 4 mars 2008, ayant été signifié aux demanderesses le même jour. Dans son avis d’allégation, la défenderesse soutenait que le brevet 132 était invalide pour divers motifs, notamment pour cause d’antériorité, d’évidence, d’absence d’utilité, d’absence de prédiction valable, de portée excessive, de double protection et d’insuffisance. La défenderesse a aussi allégué qu’elle ne contreferait pas le brevet 132 en produisant sa version de la solution ophtalmique de 50 microgrammes/ml de latanoprost, ci-après appelée APO-latanoprost.

 

[3]               Bien qu’il soit partie à la présente instance, le ministre de la Santé (le ministre) n’y participe pas activement.

 

[4]               Conformément à une ordonnance, datée du 9 avril 2010, l’injonction prévue par le Règlement AC a été prorogée jusqu’au 26 avril 2010.

 

A. Le brevet

[5]               La demande de brevet 132 a été déposée le 12 septembre 1989. Le brevet a été délivré le 29 juillet 1997. Il concerne l’utilisation de certains dérivés de la prostaglandine utilisés dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[6]               Les prostaglandines sont des substances présentes naturellement dans les tissus humains et animaux, qui contiennent 20 atomes de carbone et dont la structure moléculaire de base est l’acide prostanoïque. La PGF est un composé naturel qui peut être estérifié en isopropylester de la PGF, aussi appelé IE de la PGF. La composition chimique de la PGF est la suivante :

 

 

 

 

[7]               Le latanoprost est un dérivé de la prostaglandine ayant la formule chimique suivante : isopropylester de la 13,14-dihydro-17-phényl-18,19,20-trinor-PGF ou IE de la 13,14-dihydro-17-phényl-18,19,20-trinor-PGF.  Sa structure chimique est la suivante :

 

 

 

[8]               Pour obtenir le latanoprost, il faut modifier ainsi la PGF :

                                                               i.      enlever les 3 derniers atomes de carbone sur la chaîne oméga (18,19,20-trinor);

                                                             ii.       attacher un cycle phényle en C17 (17-phényl);

                                                            iii.       changer la liaison double en une liaison simple entre le 13e et le 14e atome de carbone (13,14-dihydro);

                                                           iv.      estérifier l’acide carboxylique en un isopropylester.

 

[9]               Le brevet 132 renferme 38 revendications, mais seules les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 sont en litige dans la présente instance. En gros, la revendication 19 est une revendication pour un composé en soi qui est dépendante de la revendication 18. Les revendications 31, 37 et 38 sont des revendications pour des utilisations. La revendication 12 est une revendication pour une utilisation de portée plus étroite et dépend de la revendication 1. Les revendications pertinentes se lisent comme suit :

                      [traduction]

                                             i.                        Une composition thérapeutique pour le traitement topique du glaucome ou de l’hypertension oculaire, contenant une prostaglandine PGA, PGB, PGD, PGE ou PGF en quantité suffisante pour réduire la pression intraoculaire sans irritation oculaire importante, ainsi qu’un véhicule ophtalmologiquement compatible, la chaîne oméga de la prostaglandine ayant la formule suivante :

(13)            (14)                   (15-24)

C   -   B   -   C             -           D         -           R2

                                    où

C est un atome de carbone (le nombre est indiqué entre parenthèses);

                                    B est une liaison simple, une liaison double ou une liaison triple;

D est une chaîne contenant de 1 à 10 atomes de carbone, pouvant être interrompue par des atomes hétéro O, S, ou N, les substituants sur chaque atome de carbone étant l’H, des groupes alkyle, des groupes alkyle inférieurs ayant 1 à 5 atomes de carbone, une fonctionnalité oxo ou un groupe hydroxyle;

R2 est une structure cyclique choisie parmi le groupe comprenant le phényle et le phényle ayant au moins un substituant, ledit substituant étant choisi parmi les groupes alkyle en C1-C5, les groupes alkoxy en C1-C4, les groupes trifluorométhyle, les groupes acylamino aliphatique en C1-C3, les groupes nitro, les atomes d’halogène et le groupe phényle; ou un groupe hétérocyclique aromatique contenant de 5 à 6 atomes cycliques, choisi parmi le groupe formé du thiazole, de l’imidazole, de la pyrrolidine, du thiopène et de l’oxazole; ou un cycloalcane ou un cycloalcène contenant de 3 à 7 atomes de carbone dans le cycle, pouvant être substitué par des groupes alkyle inférieurs contenant de 1 à 5 atomes de carbone.

12.       Une composition ophtalmique selon la revendication 1, où le dérivé de la prostaglandine est l’isopropylester de la 13,14-dihydro-17-phényl‑18,19,20-trinor-PGF.

18.       Ester alkylique de la 13,14-dihydro-17-phényl-18,19,20-trinor-PGF, où le groupe alkyle contient 1 à 10 atomes de carbone.

19.       Composé de la revendication 18, où le groupe alkyle est l’isopropyle.

31.       L’utilisation de l’isopropylester de la 13,14-dihydro-17-phényl-18, 19,20-trinor-PGF dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

37.       L’utilisation de l’ester alkylique de la 13,14-dihydro-17-phényl-18,19,20-trinor-PGF, où le groupe alkyle contient de 1 à 10 atomes de carbone pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

38.       L’utilisation de l’isopropyl-ester de la 13,14-dihydro-17-phényl-18,19,20-trinor-PGF dans le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire.

 

B. La preuve

[10]           Les parties ont produit en preuve les affidavits de plusieurs témoins; certains visent à établir des faits alors que d’autres constituent des témoignages d’opinion.

 

i) Témoins des demanderesses

[11]           M. Wolff est un agent de brevets enregistré aux États‑Unis ainsi qu’un pharmacien inscrit au tableau de l’ordre dans l’État de la Californie, États‑Unis. Il a obtenu son doctorat en chimie médicinale de l’Université de la Californie à Berkeley en 1955 et a travaillé comme professeur adjoint de chimie médicinale à l’Université de la Californie du Sud entre 1982 et 2002. Il a également fait partie du corps enseignant de la Residential School of Medicinal Chemistry de l’Université Drew à Madison, New Jersey, entre 1996 et 2008. Il a travaillé et a enseigné pendant plus de 40 ans dans les domaines de la chimie médicinale, de la découverte et de la mise au point de médicaments, tant dans l’industrie pharmaceutique qu’en milieu universitaire.

 

[12]           Le mandat de M. Wolff consistait à décrire la personne versée dans l’art, à donner son opinion concernant le brevet 132 et à examiner les opinions exprimées par les témoins experts de la défenderesse. Il a déclaré qu’en date environ du 12 septembre 1989, plus de 40 000 articles avaient été publiés sur les prostaglandines. La plupart des articles fournis par la défenderesse à titre de pièces d’art antérieur n’ont rien à voir avec l’œil, et tout enseignement sur le métabolisme trouvé dans ces articles ne peut être transféré au domaine de l’ophtalmologie. Selon lui, le brevet canadien no 1,208,560, intitulé « Utilisation des éicosanoïdes et de leurs dérivés pour le traitement de l’hypertension oculaire et du glaucome » (le brevet 560), ne donne pas à la personne versée dans l’art assez d’instructions pour lui permettre d’apporter les modifications chimiques nécessaires pour arriver au latanoprost.

 

[13]           En ce qui concerne les données présentées dans le brevet 132, il estime que l’utilisation de sujets humains en santé permet raisonnablement d’indiquer si le médicament serait efficace chez les patients atteints de glaucome vu qu’il n’y a aucune raison de penser qu’il y aurait des différences importantes dans les effets secondaires entre ces deux groupes. Il a conclu que la pratique de tests chez des animaux et chez des humains normaux a été dans le passé et continue d’être la démarche standard par étape suivie pour évaluer presque tous les médicaments.

 

[14]           Le Dr Robert D. Fechtner est un ophtalmologiste clinicien qui exerce au New Jersey. Il est également professeur au Département d’ophtalmologie et des sciences visuelles, de l’École de médecine du New Jersey, Université de médecine et de dentisterie du New Jersey. Il occupe ce poste depuis 2002. On lui a demandé de donner un petit cours de base sur l’œil et la pression intraoculaire (PIO), le glaucome, l’hypertension oculaire et le traitement de ces affections et de décrire les connaissances générales courantes en date du 12 septembre 1989 en ce qui concerne le traitement de l’hypertension oculaire et du glaucome et les prostaglandines.

 

[15]           Le Dr Fechtner a également été invité à décrire les qualités de la personne versée dans l’art à laquelle s’adresse le brevet 132 et à donner son opinion sur le brevet 132, notamment les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 en date du 29 juillet 1997. On lui a également demandé de décrire l’utilité révélée par le brevet 132 et de dire si le latanoprost présente une utilité. Il a été prié de décrire l’utilité du brevet 132 et d’indiquer si le latanoprost présente cette utilité. On lui a aussi demandé de déterminer si le mémoire descriptif du brevet 132, notamment les revendications 12, 19, 31, 37 et 38, décrit de façon exacte et complète, en date du 29 juillet 1997, à la personne versée dans l’art, l’objet de l’invention et son fonctionnement ou son utilisation tels que l’inventeur les envisage. En plus d’examiner les documents pertinents, dont le brevet 132, le Dr Fechtner a été invité à examiner certains affidavits déposés par la défenderesse.

 

[16]           Le Dr Johan W. Stjernschantz d’Uppsala, en Suède, est l’un des inventeurs du brevet 132. Il a rappelé les faits entourant la découverte du latanoprost, retraçant notamment les efforts déployés par les concurrents, qui tentaient de découvrir un médicament permettant de traiter le glaucome et l’hypertension oculaire.

 

[17]           Le Dr Stjernschantz a présenté un témoignage d’opinion sur plusieurs questions : la personne versée dans l’art en date du 12 septembre 1989, la notion d’évidence de l’invention revendiquée dans le brevet 132 compte tenu de l’art antérieur, la suffisance du brevet 132 en ce qui a trait aux données des tests dans le brevet et à la preuve présentée par la défenderesse, et l’utilité du brevet 132.

 

[18]           Je constate que le Dr Stjernschantz, qui est l’un des inventeurs du brevet 132, est très bien placé pour témoigner au sujet de l’invention. À mon avis, cependant, son témoignage doit être considéré avec prudence quand il est question de l’interprétation et de la validité des revendications vu qu’il est presque impossible pour une personne « intéressée », même si cet intérêt est purement intellectuel, d’être tout à fait objective par rapport à ses propres travaux. À cet égard, je renvoie à la décision Emmanuel Simard & Fils (1983) Inc. c. Raydan Manufacturing Ltd. (2005), 41 C.P.R. (4th) 385 (C.F.).

 

[19]           Le Dr Kirk M. Maxey est un chimiste médicinal expert dans le domaine des prostaglandines qui compte plus de 30 ans d’expérience dans l’étude et la synthèse des prostaglandines. Bien qu’il soit titulaire d’un diplôme en médecine, il n’a jamais exercé comme médecin. Il est le fondateur et le président du conseil d’administration du Cayman Biomedical Research Institute, institut sans but lucratif qui effectue des recherches dans les domaines des maladies rares et des malformations génétiques.

 

[20]           Le Dr Maxey a été invité à présenter un bref exposé sur les prostaglandines. On lui a également demandé de décrire les qualités de la personne versée dans l’art et de donner son opinion sur le brevet 132, en particulier les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 en date du 29 juillet 1997.

 

[21]           Le Dr Maxey a été également invité à déterminer si le latanoprost avait été divulgué dans l’art antérieur, si la personne versée dans l’art aurait été amenée à découvrir le latanoprost compte tenu de l’état de la technique en date du 12 septembre 1989 et du 29 juillet 1997 et si les revendications en litige ont une portée plus large que l’invention créée ou divulguée dans le brevet 132. 

 

[22]           L’affidavit du Dr Maxey montre que non seulement son entreprise a fourni les prostaglandines brutes utilisées par le groupe du Dr Stjernschantz, mais que personne d’autre n’a jamais demandé les composés qui ont été utilisés pour mettre au point le latanoprost et que ces substances chimiques de base ne figuraient pas dans le catalogue principal et étaient difficiles à fabriquer.

 

[23]           Le Dr Maxey a affirmé qu’il ne connaissait aucune entreprise qui, en date du 12 septembre 1989, vendait une forme modifiée de la PGF portant le substituant 17‑phényl. Les seules personnes qui étaient en quête de ce produit étaient le Dr Stjernschantz et son équipe à Pharmacia.

 

[24]           Selon le Dr Maxey, le latanoprost n’était pas antériorisé par le brevet 560 ni par le document no 6 de l’AA intitulé « Effect of Chemical Modifications On The Metabolic Transformation of Prostaglandins » [Effet des modifications chimiques sur la transformation métabolique des prostaglandines]. Cet article a été publié le 1er décembre 1976.

 

[25]           Le Dr Maxey a abordé la question de l’estérification de l’acide carboxylique de la PGF et a souscrit à l’opinion de M. Bodor, témoin expert de la défenderesse, selon laquelle cette estérification était connue en date du 12 septembre 1989. Toutefois, il a déclaré qu’on savait également que d’autres positions pouvaient être estérifiées et que la stérification n’était pas la solution au problème des effets secondaires. Il a conclu que le choix des quatre modifications chimiques effectuées par les inventeurs était « brillant ».

 

[26]           Le Dr Arthur H. Neufeld est professeur d’ophtalmologie et directeur du Laboratory for the Investigation of the Aging Retina à la Northwestern University School of Medicine. Il a présenté deux affidavits au nom des demanderesses, le premier a été souscrit le 11 septembre 2008  et le second, le 15 janvier 2008.

 

[27]           Dans son premier affidavit, le Dr Neufeld a rempli le mandat qui lui avait été confié, à savoir de donner son interprétation du brevet 132 et d’indiquer si le produit de la défenderesse, PMS-latanoprost, contrefaisait les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 du brevet 132. À son avis, le produit de la défenderesse contreferait les revendications spécifiées du brevet 132.

 

[28]           Dans son second affidavit, le Dr Neufeld a déclaré qu’on lui avait demandé d’expliquer le glaucome et l’hypertension oculaire et de décrire les connaissances générales courantes en date du 12 septembre 1989, d’après ce qu’il connaît des prostaglandines. Il a également été invité à donner son « interprétation » du brevet 132 en date du 29 juillet 1997 et à décrire les qualités de la personne versée dans l’art.

 

[29]           Les demanderesses ont déposé un affidavit portant sur les faits, celui de Mme Arshia Ghani, adjointe à la Réglementation, chez Pfizer Canada. Son témoignage concerne la titularité du brevet 132 et les avis de conformité délivrés pendant un certain nombre d’années, à compter de 1997.

 

ii)  Les témoins de la défenderesse

[30]           Les affidavits déposés par la défenderesse ont été souscrits par les personnes suivantes : Dr Nicholas Bodor, Dr Cheryl Cullen, Dr Allan Flach, Dr Howard Leibowitz, Chrystal Yorke et Ines Ferreira.

 

[31]           M. Bodor est titulaire d’un doctorat en chimie organique et a travaillé dans les domaines de la recherche pharmacochimique et de la chimie médicale. On lui a demandé de résumer le processus de mise au point et la chimie des prostaglandines en date du 12 septembre 1989 et de dire s’il pensait que les revendications en litige du brevet 132 étaient antériorisées par le brevet 560 et si ces revendications étaient évidentes.

 

[32]           M. Bodor a résumé le processus de mise au point des prostaglandines au 12 septembre 1989. Il a également donné une définition de la personne versée dans l’art. Il a conclu que les revendications étaient évidentes et antériorisées, compte tenu du brevet 560 qui, selon lui, permettrait à une personne versée dans l’art d’arriver au latanoprost.

 

[33]           La Dre Cheryl Cullen est professeure agrégée à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Calgary, à Calgary, en Alberta. Elle a été invitée à formuler des observations concernant les modèles animaux et les tests décrits dans le brevet 132 et à indiquer si ces modèles et ces tests étaient suffisants pour permettre aux inventeurs de prédire le comportement d’une nouvelle prostaglandine dans le traitement du glaucome chez les humains.

 

[34]           La Dre Cullen a constaté que les animaux de même que les tests ne permettaient pas de prédire le comportement d’une nouvelle prostaglandine dans le traitement du glaucome chez les humains. Dans son affidavit, elle formule diverses critiques, notamment en ce qui concerne la taille de l’échantillon et le manque allégué de données.

 

[35]           Le Dr Allan J. Flach est titulaire d’un doctorat en pharmacie et d’un diplôme en médecine. C’est un ophtalmologiste reconnu par l’American Board of Ophthalmology et il a travaillé dans le domaine de l’ophtalmologie pendant plus de 30 ans. Il a travaillé comme professeur permanent au sein du Département d’ophtalmologie du Centre médical de l’USCF pendant 23 ans. On lui a demandé de faire l’historique des prostaglandines, de décrire la personne versée dans l’art et de donner son avis en ce qui concerne les modèles animaux et les données des tests présentées dans le brevet 132.

 

[36]           Il a conclu que les modèles animaux utilisés n’étaient pas suffisamment fiables pour prédire l’efficacité et la toxicité des prostaglandines chez les humains. Selon lui, les résultats des tests sur des animaux [traduction] « ne pouvaient que donner une idée générale de la façon dont les prostaglandines se comporteraient chez les humains ». Il a également conclu que le petit nombre de sujets humains testés n’était pas suffisant pour étayer une prédiction quant à la nature de la réponse humaine aux effets thérapeutiques et toxiques des prostaglandines.

 

[37]           Le Dr Howard Leibowitz est titulaire d’un doctorat en médecine et a suivi une formation spécialisée en ophtalmologie. Entre 1971 et 2002, il a été directeur du Département d’ophtalmologie à la Faculté de médecine de l’Université de Boston. Il est reconnu par ses pairs comme un expert en maladies oculaires externes et en d’autres maladies. On a demandé au Dr Leibowitz de donner son avis sur la personne versée dans l’art, de fournir des renseignements de base sur le glaucome, de commenter les revendications du brevet 560 et de dire si le brevet 132 fournit suffisamment de données et de renseignements pour étayer une prédiction que le latanoprost réduit la PIO sans causer d’irritation oculaire importante chez les humains et si le latanoprost respecte la promesse faite dans le brevet.

 

[38]           De l’avis du Dr Leibowitz, le brevet 132 revendique un traitement contre le glaucome et l’hypertension oculaire sans causer d’irritation oculaire importante ni hyperémie. Il estime que le brevet 560 décrit et revendique [traduction] « une classe de PGE2 et de dérivés éicosanoïdes de la PGF (prostaglandine) pour le traitement de l’hypertension oculaire sans tachyphylaxie ». Selon lui, le brevet 132 ne fournit pas de données ni de résultats qui montrent que le latanoprost a des « propriétés surprenantes ou inattendues » compte tenu des enseignements du brevet 560. Enfin, il a rejeté l’idée qu’il y avait une prédiction valable que le latanoprost ne causerait pas d’irritation oculaire ni d’hyperémie comme effets secondaires chez les humains.

 

[39]           Comme il a déjà été mentionné, la défenderesse a en outre déposé les affidavits de Mme Chrystal Yorke et de Mme Ines Ferreira.

 

[40]           Mme Yorke, au moment où elle a souscrit son affidavit, était une stagiaire en droit. Elle déclare s’être présentée au Bureau des médicaments brevetés et de la liaison, Direction des produits thérapeutiques (DPT) de Santé Canada, et avoir obtenu des documents se rapportant au brevet 560 inscrit au registre des brevets. Ces documents, à savoir des copies du formulaire IV (liste des brevets) concernant le brevet 560, sont joints comme pièces à son affidavit.

 

[41]           Mme Ferreira est assistante juridique pour le cabinet d’avocats de la défenderesse. Elle a joint, à titre de pièce « A » à son affidavit, une copie d’un rapport d’expiration du brevet pour la période de janvier 2003 à décembre 2003, tiré du site Web du registre des brevets au Canada. Il est dit dans ce rapport que le brevet canadien 560 pour le médicament dont le nom commercial est « Xalatan » et dont l’ingrédient médicinal est le latanoprost, a expiré en juillet 2003.

 

[42]           Mme Ferreira a également joint une copie de l’AC de la défenderesse et de ses annexes comme pièce B. Les documents cités comme antériorités par la défenderesse figurent à l’annexe B.

 

 

C. L’œil, le glaucome et l’hypertension oculaire

[43]           Le brevet 132 traite d’une solution ophtalmique pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. L’œil est une sphère fermée qui produit un liquide clair appelé humeur aqueuse. L’humeur aqueuse est essentielle au fonctionnement de l’œil. Elle transporte les nutriments à l’œil et élimine les déchets et les contaminants de l’œil. Le drainage de l’humeur aqueuse aide à prévenir une élévation de la pression intraoculaire. Une PIO élevée est l’un des plus importants facteurs de risque de troubles oculaires, dont le glaucome et l’hypertension oculaire.

 

[44]           On parle d’hypertension oculaire, selon le Dr Fechtner, lorsque la pression intraoculaire est élevée mais qu’il n’y a pas de lésions du nerf optique. Le glaucome englobe, d’après lui, un ensemble de troubles caractérisés par des lésions du nerf optique qui, en l’absence de traitement, entraînent une perte de vision. Une pression intraoculaire élevée est l’un des plus importants facteurs de risque de développement et de progression du glaucome.

 

[45]           Il n’existe aucun moyen de guérir le glaucome, mais il est possible de traiter cette maladie ainsi que l’hypertension oculaire en réduisant la pression intraoculaire. Selon le Dr Fechtner, c’est le seul facteur de risque de ces affections qui peut être modifié par un traitement.

 

[46]           Deux façons possibles d’abaisser par voie médicamenteuse la pression intraoculaire consistent à réduire la production d’humeur aqueuse ou à augmenter son évacuation.

 

[47]           Pour que le traitement pharmacologique du glaucome soit efficace, il faut que le patient observe scrupuleusement le traitement. Les patients préfèrent les traitements comportant l’administration de doses moins fréquentes, modalité qui contribue à améliorer l’observance.

 

[48]           La tolérance du régime thérapeutique est un autre facteur qui influe sur l’observance du patient. Le terme tolérabilité des médicaments renvoie à l’existence d’effets secondaires. Ces effets secondaires peuvent être généraux, c’est-à-dire concerner l’organisme entier, ou être locaux, c’est-à-dire survenir à l’intérieur ou autour de l’œil. Au nombre des effets généraux des médicaments utilisés pour traiter le glaucome figure une aggravation de l’asthme ou de l’emphysème. Un des effets secondaires locaux possibles est l’inflammation oculaire, à l’intérieur de l’œil, et l’irritation, à l’extérieur de la paroi de l’œil.

 

[49]           L’hyperémie conjonctivale, soit la rougeur des yeux, peut également être un effet secondaire local. Elle peut s’accompagner ou non d’une irritation.

 

[50]           Avant l’arrivée du latanoprost, il existait d’autres médicaments sur le marché pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. Selon le témoignage de la Dre Buys et du Dr Fechtner, il y avait parmi ces médicaments le maléate de timolol, l’épinéphrine et l’acétazolamide, qui causaient des effets secondaires, dont une sensation de cuisson, une hyperémie, des picotements et des maux d’estomac.  Citons en outre parmi les effets généraux plus graves de ces médicaments les troubles hématologiques, l’arythmie cardiaque, l’asthme, l’emphysème et la mort.

 

II. Les questions en litige

[51]           La présente demande soulève les questions suivantes :

                                                               i.      Comment faut-il interpréter les revendications en litige?

                                                             ii.      Le médicament de la défenderesse contrefera-t-il le brevet 132?

                                                            iii.      Les allégations d’invalidité de la défenderesse sont-elles fondées pour cause

a)      de double protection;

b)      d’antériorité;

c)      d’évidence;

d)      d’absence d’utilité;

e)      d’absence de prédiction valable;

f)        de portée excessive?

 

III. Analyse et dispositif

[52]           Les parties ont déposé une preuve volumineuse. Plutôt que de me référer à tous et chacun des éléments versés au dossier, j’appuierai mes conclusions sur ceux que j’estime les  plus pertinents, les plus crédibles et les plus fiables. Je n’ai pas fait abstraction des éléments de preuve dont il n’est pas fait expressément mention.

 

A. La nature de la procédure en cause

[53]           La demande vise à interdire la délivrance d’un AC à la défenderesse pour son produit contenant du latanoprost. Les demanderesses attaquent l’AA de la défenderesse au motif que les allégations d’invalidité visant le brevet 132 ne sont pas fondées.

 

[54]           Les AC confèrent à leurs titulaires le droit de commercialiser des médicaments au Canada. Ils sont délivrés par le gouvernement fédéral, qui atteste ainsi que toutes les conditions prescrites par les règlements sur les aliments et drogues en matière de protection de la santé et de la sécurité du public ont été remplies. Le Règlement AC autorise les titulaires de brevets de produits pharmaceutiques à soumettre une « liste de brevets » à l’égard des produits pour lesquels un avis de conformité leur a été délivré. Le Règlement AC désigne la personne qui soumet cette liste comme la « première personne ». En l’espèce, les demanderesses sont la « première personne ».

 

[55]           Le Règlement AC permet aux fabricants de médicaments génériques de s’appuyer sur une autorisation antérieure visant des produits pharmaceutiques connexes pour demander l’autorisation de commercialiser leur forme générique des produits. Les fabricants qui produisent le même médicament peuvent présenter une demande d’AC dans laquelle il est mentionné que la version du médicament d’origine a fait l’objet d’une autorisation, sur laquelle se fonde la demande. Ce fabricant est appelé la « seconde personne »; la défenderesse agit en cette qualité.

 

[56]           Le Règlement AC interdit au ministre de la Santé de délivrer un AC avant l’expiration de tous les brevets de produit et d’utilisation reliés au médicament antérieurement autorisé, énumérés dans la liste de brevets. Par conséquent, la seconde personne doit soit attendre l’expiration du brevet pour obtenir un AC, soit présenter un avis d’allégation au ministre avec sa présentation de drogue nouvelle.

 

[57]           Le Règlement AC exige que l’avis d’allégation soit signifié à la première personne. L’article 5 expose les motifs pouvant être invoqués dans l’avis d’allégation. En résumé, il peut comporter l’une ou l’autre des allégations suivantes : la première personne n’est pas le breveté, le brevet est expiré ou n’est pas valide, la délivrance d’un avis de conformité n’entraînerait pas la contrefaçon du brevet visé par l’avis d’allégation.

 

[58]           Après la signification de l’avis d’allégation, le ministre peut délivrer un avis de conformité à la seconde personne, sauf si la première personne se prévaut du droit que lui accorde le paragraphe 6(1) du Règlement AC de demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant au ministre de délivrer l’avis de conformité. Cette demande doit, le cas échéant, être soumise dans les 45 jours suivant la signification de l’avis d’allégation. Une fois cette procédure engagée, la délivrance d’un avis de conformité à la seconde personne est suspendue pour une période maximale de vingt-quatre mois.

 

B. Le fardeau de la preuve

[59]           Avant de traiter des aspects particuliers de la présente affaire, je vais brièvement examiner la jurisprudence portant sur le fardeau de la preuve et définissant la question devant être tranchée dans une instance relative à un avis de conformité. Il est constant que la charge d’établir que les allégations de la seconde personne, en l’occurrence Apotex, ne sont pas fondées incombe à la personne qui demande l’ordonnance d’interdiction, Pfizer en l’espèce. Pfizer doit établir, suivant la prépondérance de la preuve, que les allégations d’Apotex ne sont pas fondées. Apotex doit mettre ses allégations « en jeu » par la voie de son avis d’allégation. Cependant, cela fait, Pfizer a la charge d’établir que ces allégations ne sont pas fondées, suivant la prépondérance de la preuve : voir les arrêts Eli Lilly Co. c. Nu-Pharm Inc. (1996), 69 C.P.R. (3d) 1 (C.A.F.), Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.), et la décision SmithKline Beecham Pharma Inc. c. Apotex Inc., [2001] 4 C.F. 518 (1re inst.), conf. par (2002), 291 N.R. 168 (C.A.F.).

 

[60]           Deuxièmement, la Cour doit décider si les allégations d’invalidité d’Apotex sont fondées. Dans l’arrêt Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 58 C.P.R. (3d) 209 (C.A.F.) (Pharmacia), la Cour d’appel fédérale a fait les observations suivantes, à la page 216, au sujet de la norme applicable dans ce type de procédure :

[...] ces procédures ne constituent pas des actions touchant la validité ou la contrefaçon d’un brevet : il s’agit plutôt de procédures visant à établir si le ministre peut délivrer un avis de conformité. Cette décision doit être axée sur la question de savoir si la société générique fait valoir des allégations suffisamment bien fondées pour appuyer la conclusion, tirée à des fins administratives (la délivrance d’un avis de conformité), que la mise en marché du produit générique ne violerait pas le brevet du requérant.

 

[61]           Dans la décision SmithKline, le juge Gibson a examiné la question du fardeau de la preuve dans les procédures engagées en vertu du Règlement AC comportant une allégation d’invalidité de brevet. Il a écrit aux paragraphes 14 et 15 :

Dans cette perspective, je conclus ceci : le « fardeau de présentation de la preuve » qui incombe à Apotex étant d’établir que chacune des questions que soulève son avis d’allégation est mise en jeu, si elle s’acquitte de cette charge, le « fardeau de persuasion » repose ensuite sur SmithKline. Dans l’hypothèse où Apotex parvient à établir que la validité du brevet 637 est mise en jeu, SmithKline a droit de s’appuyer sur la présomption de validité du brevet prévue au paragraphe 43(2) de la Loi.

 

Toutefois, le caractère de la procédure intentée devant la Cour a des répercussions sur le « fardeau de persuasion » incombant à SmithKline dans les circonstances évoquées au paragraphe précédent. Dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), le juge Hugessen, s’exprimant au nom de la Cour, a écrit aux pages 319 et 320 :

 

  Si je saisis bien l’économie du règlement, c’est la partie qui se pourvoit en justice en application de l’article 6, en l’espèce Merck, qui doit poursuivre la procédure et assumer la charge de la preuve initiale. Cette charge me paraît difficile puisqu’il s’agit de réfuter certaines ou l’ensemble des allégations de l’avis d’allégation, allégations qui, si elles n’étaient pas contestées, permettraient au ministre de délivrer l’avis de conformité [...]

 

...

 

  À ce sujet, il y a lieu de noter que si l’alinéa 7(2)b) [du Règlement] semble prévoir que la Cour rend un jugement déclarant que le brevet n’est pas valide ou qu’il n’est pas contrefait, il ne fait aucun doute que ce jugement déclaratoire ne peut être rendu dans le cadre de la procédure fondée sur l’article 6 elle-même. Cette procédure est après tout engagée par le breveté pour demander une interdiction contre le ministre; puisqu’elle revêt la forme d’un recours sommaire en contrôle judiciaire, il est impossible de concevoir qu’elle puisse donner lieu à une demande reconventionnelle de la part de l’intimé en vue de pareil jugement déclaratoire. L’invalidité de brevet, tout comme la contrefaçon de brevet, n’est pas une question relevant d’une procédure de ce genre.

 

Par conséquent, la charge qui incombe à SmithKline consiste seulement à réfuter les allégations contenues dans l’avis d’allégation, et non pas à justifier des déclarations de validité et de contrefaçon, ou réciproquement à réfuter les prétentions formulées à l’égard des allégations d’invalidité et d’absence de contrefaçon.

 

[62]           Il incombe à Pfizer, à titre de demanderesse, de réfuter les allégations avancées par Apotex dans son avis d’allégation daté du 4 mars 2008. Par conséquent, sur le plan juridique, la charge générale de la preuve incombe à Pfizer, comme c’est le cas pour toute demanderesse. Apotex, à titre de défenderesse, a l’obligation de mettre en jeu les allégations de son avis d’allégation.

 

[63]           La présente procédure est une procédure sommaire qui repose sur le Règlement AC et les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), régissant les demandes de contrôle judiciaire. Si la question de l’invalidité ou de la contrefaçon est soulevée dans une poursuite ultérieure, les conclusions tirées à ce sujet dans le cadre d’une procédure sommaire ne seront pas déterminantes : voir Pharmacia, à la page 216.

 

 

Question no 1 : interprétation du brevet 132

[64]           Comme l’a précisé la Cour suprême du Canada dans les arrêts Whirlpool Corp. c. Camco Inc. (2000), 9 C.P.R. (4th) 129 (C.S.C.), et Free World Trust c. Électro Santé Inc. (2000), 9 C.P.R. (4th) 168 (C.S.C.), la Cour doit interpréter le brevet avant d’examiner les questions de contrefaçon et d’invalidité.

 

[65]           Les revendications doivent être interprétées de façon éclairée, en fonction de l’objet, et en prêtant une grande attention au but et à l’intention des auteurs. Il faut considérer le brevet dans son ensemble pour situer l’examen des revendications dans son contexte. Le rôle des experts est de fournir une assistance, s’il y a lieu, en ce qui touche le sens technique des mots et des notions employés dans les revendications; voir l’arrêt Whirlpool aux paragraphes 51 et 52. Ni la sévérité ni le laxisme n’ont leur place dans l’interprétation des revendications, la Cour devant plutôt les examiner avec la volonté de les comprendre.

 

[66]           Le mémoire descriptif du brevet 132 donne un aperçu des troubles oculaires découlant d’une élévation de la pression intraoculaire (PIO), indique ce qu’il advient si le trouble oculaire n’est pas traité et définit les formules pour calculer les taux de PIO. On y décrit également l’état de la technique au moment où la demande de brevet a été déposée ainsi que les recherches en cours sur l’utilisation des prostaglandines.  Enfin, le mémoire descriptif divulgue la solution apportée par l’invention de même que certains des dérivés préférés et des méthodes privilégiées pour la préparation, la mise à l’essai, l’utilisation et l’application de l’invention.

 

[67]           Le brevet 132 est régi par les dispositions de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4 (la Loi). Le terme « l’ancienne loi » est utilisé pour désigner les dispositions de la Loi applicables aux brevets ayant fait l’objet d’une demande antérieure au 1er octobre 1989. Les revendications doivent être interprétées en fonction de la date de délivrance du brevet, soit le 29 juillet 1997. Le brevet 132 est assujetti à l’ancienne Loi.

 

[68]           Les demanderesses et la défenderesse ont présenté des observations sur la question de l’interprétation des revendications. Selon les demanderesses, pour interpréter les revendications il faut suivre les étapes établies par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt récent Sanofi‑Synthelabo Canada Inc. c. Apotex Inc. (2008), 298 D.L.R (4th) 385 (C.S.C.), au paragraphe 76.

 

[69]           La défenderesse soutient qu’on devrait considérer que la revendication porte sur l’élimination des effets secondaires dans le traitement chronique du glaucome grâce au composé décrit dans la revendication 19 du brevet 132. Elle ajoute que la promesse offerte dans le brevet a trait à l’usage chronique du composé.

 

[70]           Comme je l’ai déjà noté, les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 sont en litige dans la présente instance. De façon générale, la revendication 19 est une revendication pour un composé en soi. Les revendications 12, 31, 37 et 38 sont des revendications relatives à des utilisations. La revendication 12 est limitée par renvoi à la revendication 1.

 

[71]           Dans Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), [2009] A.C.F. no 1659 (C.F.) (Q.L.), j’ai interprété les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 du brevet 132, soit les revendications également en cause dans la présente instance. Ni la preuve, ni les arguments soumis par la défenderesse ne m’amènent à conclure que ces revendications devraient être interprétées différemment en l’espèce, et mon interprétation antérieure s’applique toujours.

 

[72]           La revendication 19 se lit comme suit :

                        [traduction]

19.       Composé de la revendication 18, où le groupe alkyle est l’isopropyle.

 

[73]           Cette revendication concerne le composé chimique décrit à la revendication 18. La revendication 18 est ainsi conçue :

                        [traduction]

18.              Ester alkylique de la 13,14-dihydro-17-phényl-18,19,20-trinor-PGF, où le groupe alkyle contient 1 à 10 atomes de carbone.

 

[74]           Selon mon interprétation, la revendication 19, qui se rapporte à la revendication 18, concerne un composé chimique ayant l’isopropyle comme groupe alkyle. L’isopropyle utilisé comme groupe alkyle contient trois atomes de carbone.

 

[75]           Les revendications 12, 31, 37 et 38 sont des revendications pour des utilisations et je les interprète comme telles. La revendication 12 renvoie à la revendication 1 et peut donc être formulée ainsi :

                       [traduction]

                                             i.                        Une composition thérapeutique pour le traitement topique du glaucome ou de l’hypertension oculaire, contenant une prostaglandine PGA, PGB, PGD, PGE ou PGF en quantité suffisante pour réduire la pression intraoculaire sans irritation oculaire importante, ainsi qu’un véhicule ophtalmologiquement compatible, la chaîne oméga de la prostaglandine ayant la formule suivante :

(13)           (14)                                (15-24)

C   -   B   -   C             -           D         -           R2

                                    où

C est un atome de carbone (le nombre est indiqué entre parenthèses);

                                    B est une liaison simple, une liaison double ou une liaison triple;

D est une chaîne contenant de 1 à 10 atomes de carbone, pouvant être interrompue par des atomes hétéro O, S, ou N, les substituants sur chaque atome de carbone étant l’H, des groupes alkyle, des groupes alkyle inférieurs ayant 1 à 5 atomes de carbone, une fonctionnalité oxo ou un groupe hydroxyle;

R2 est une structure cyclique choisie parmi le groupe comprenant le phényle et le phényle ayant au moins un substituant, ledit substituant étant choisi parmi les groupes alkyle en C1-C5, les groupes alkoxy en C1-C4, les groupes trifluorométhyle, les groupes acylamino aliphatique en C1-C3, les groupes nitro, les atomes d’halogène et le groupe phényle; ou un groupe hétérocyclique aromatique contenant de 5 à 6 atomes cycliques, choisi parmi le groupe formé du thiazole, de l’imidazole, de la pyrrolidine, du thiopène et de l’oxazole; ou un cycloalcane ou un cycloalcène contenant de 3 à 7 atomes de carbone dans le cycle, pouvant être substitué par des groupes alkyle inférieurs contenant de 1 à 5 atomes de carbone.

12.       Une composition ophtalmique selon la revendication 1, où le dérivé de la prostaglandine est l’isopropylester de la 13,14-dihydro-17-phényl-18,19,20-trinor-PGF.

 

[76]           La revendication relative à l’utilisation dans la revendication 12 est limitée par le renvoi à la revendication 1, qui concerne la réduction de la pression intraoculaire [traduction] « sans irritation oculaire importante ».

 

[77]           La revendication 31 est rédigée de la façon suivante :

                        [traduction]

31.       L’utilisation de l’isopropylester de la 13,14-dihydro-17-phényl-18, 19,20‑trinor-PGF dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[78]           J’en déduis qu’il s’agit d’une revendication relative à l’utilisation du composé de la revendication 19 pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. Le glaucome et l’hypertension oculaire sont des troubles de l’œil, selon le témoignage des témoins experts.

 

[79]           La revendication 37 se lit comme suit :

                        [traduction]

37.       L’utilisation de l’ester alkylique de la 13,14-dihydro-17-phényl-18,19,20‑trinor-PGF, où le groupe alkyle contient de 1 à 10 atomes de carbone pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[80]           J’en déduis qu’il s’agit d’une revendication relative à l’utilisation du composé revendiqué dans la revendication 19 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[81]           La revendication 38 est ainsi rédigée :

                        [traduction]

38.       L’utilisation de l’isopropyl-ester de la 13,14-dihydro-17-phényl-18,19,20-trinor-PGF dans le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire.

 

[82]           J’en déduis qu’il s’agit d’une autre revendication relative à l’utilisation du composé revendiqué dans la revendication 19 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire. Elle est identique à la revendication 37, à la seule différence que dans la revendication 38, « isopropylester » est écrit avec un trait d’union.

 

[83]           Puisqu’il s’agit d’un brevet tombant sous le coup de l’ancienne Loi, la date pertinente pour interpréter les revendications est la date de délivrance du brevet 132, soit le 29 juillet 1997. À ce sujet, je renvoie à la décision Janssen-Ortho Inc. c. Novopharm Ltd. (2006), 57 C.P.R. (4th) 6 (C.F.), conf. par (2007), 59 C.P.R. (4th) 116 (C.A.F.), autorisation de pourvoi auprès de la C.S.C. refusée, [2007] 3 R.C.S. xii.

 

Question no 2 : la contrefaçon

[84]           La défenderesse allègue que son produit ne contrefera pas le brevet 132 parce que ledit brevet revendique un usage connu d’un composé connu. Ce faisant, Apotex invoque le moyen de défense dit « défense Gillette », fondée sur l’arrêt Gillette Safety Razor Co. c. Anglo‑American Trading Co. Ltd. (1913), 30 R.P.C. 465 (H.L.), où la Chambre des lords s’est prononcée ainsi aux pages 480 et 481:

[traduction] Le moyen de défense suivant lequel la contrefaçon alléguée n’était pas nouvelle au moment où les lettres patentes ont été délivrées au demandeur est valide en droit et on pourrait parfois raccourcir considérablement les procès en matière de brevets et en diminuer les coûts si le défendeur présentait sa cause de cette façon, s’épargnant ainsi la peine de démontrer à quelle enseigne le demandeur loge : celle de l’invalidité ou celle de la non‑contrefaçon.

 

 

[85]           La défense Gillette a maintes fois été soulevée devant les tribunaux canadiens, mais rarement avec succès. Toutefois, la décision Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 75 C.P.R. (4th) 165 (C.F.), se distingue des autres décisions rendues à cet égard. Aux paragraphes 60 à 64, le juge Hughes, qui s’exprimait au nom de la Cour, a conclu que le produit que voulait fabriquer la défenderesse ne différerait pas du produit obtenu à l’aide du procédé visé par un brevet antérieur et qu’en théorie, la défenderesse contreferait le brevet en cause dans la procédure dont il était saisi. Par contre, il a statué que le produit du brevet antérieur antériorisait le produit du brevet en litige et que, par conséquent, les revendications litigieuses étaient invalides.

 

[86]           À mon avis, la possibilité de recourir à la « défense Gillette » est fonction du sort réservé aux nombreuses allégations d’invalidité soulevées par la défenderesse. En d’autres termes, si les allégations d’antériorité et d’évidence sont rejetées, le moyen de défense Gillette doit l’être aussi.

 

[87]           Le Dr Neufeld s’est penché sur les questions de contrefaçon pour le compte des demanderesses. Il a fait référence à la description du produit de la défenderesse présenté dans l’avis d’allégation :

 

[traduction] APO‑latanoprost (latanoprost) est une solution ophtalmique à usage topique comme gouttes pour instillations oculaires qui est indiquée pour la réduction de la PIO chez les patients souffrant de glaucome à angle ouvert ou d’hypertension oculaire.

 

 

[88]           Il a ajouté, dans son affidavit, que l’ingrédient pharmacologique actif du PMS-latanoprost est l’isopropylester de la 13, 14-dihydro-17-phényl-18,19,20-trinor-PGF, qui correspond au latanoprost décrit à la revendication 19 du brevet 132.

 

[89]           Le Dr Neufeld a passé en revue les cinq revendications en litige du brevet 132 et est d’avis que le produit de la défenderesse contrefera chacune de ces revendications. La revendication 12 du brevet 132 a trait à une composition ophtalmique contenant du latanoprost tel que décrit dans la revendication 19. Il a également comparé l’utilisation revendiquée dans les revendications 31, 37 et 38 avec celle d’APO‑latanoprost et conclu que le produit de la défenderesse contrefera l’utilisation revendiquée.

 

[90]           Pour décider du bien-fondé de l’allégation de non-contrefaçon de la défenderesse, il faut donc examiner les motifs d’invalidité qu’elle invoque.

 

[91]           Étant donné que l’AC de Pfizer a été délivré avant le 5 octobre 2006, le Règlement applicable en l’espèce est le règlement en vigueur avant les modifications qui ont pris effet à cette date.

 

La question no 3 : l’invalidité

[92]           La défenderesse invoque plusieurs motifs d’invalidité à l’encontre du brevet 132, soient : la double protection, l’antériorité, l’évidence, l’absence d’utilité, l’absence de prédiction valable, la portée excessive et l’insuffisance.

 

i)          Double protection

[93]           La défenderesse allègue que le brevet 132 est invalide pour cause de double protection, et il invoque à cet égard le brevet 560. Ce brevet a été délivré le 29 juillet 1986. Il appartient aux Trustees of Columbia University in the City of New York, New York, États-Unis.

 

[94]           Le brevet 560 n’appartient pas aux demanderesses. De plus, les revendications du brevet 560 sont différentes des revendications du brevet 132. Dans ces circonstances, j’estime que la défenderesse n’a pas établi que le brevet 132 est invalide pour cause de double protection. 

 

ii)         Antériorité

[95]           Pour établir l’antériorité, il faut satisfaire à deux exigences, la divulgation et le caractère réalisable. La Cour suprême a examiné ces exigences dans l’arrêt Sanofi. Adoptant l’approche du lord Hoffmann dans l’arrêt de la Chambre des lords Synthon B.V. c. SmithKline Beecham plc, [2006] 1 All E.R. 685 (H.L.), le juge Rothstein a dit ceci sur ce sujet au paragraphe 25 de l’arrêt Sanofi :

Lord Hoffmann explique que suivant l’exigence de la divulgation antérieure, le brevet antérieur doit divulguer ce qui, une fois réalisé, contreferait nécessairement le brevet (par. 22) :

 

[traduction] Si je puis me permettre de résumer ce qui découle de ces deux énoncés fort connus [tirés de General Tire et de Hills c. Evans], l’objet de l’antériorité alléguée doit divulguer ce qui, une fois réalisé, contreferait le brevet. [...] Il s’ensuit que, peu importe que cela aurait sauté ou non aux yeux de quiconque au moment considéré, lorsque ce qui est décrit dans la divulgation antérieure est réalisable et une fois réalisé, contreferait nécessairement le brevet, la condition de la divulgation antérieure est remplie.

 

En ce qui concerne la divulgation, la personne versée dans l’art [traduction] « est censée tenter de comprendre ce que l’auteur de la description [dans le brevet antérieur] a voulu dire » (par. 32). À cette étape, les essais successifs sont exclus. La personne versée dans l’art se contente de lire le brevet antérieur pour en comprendre la teneur.

 

[96]           Une fois examiné le volet de la divulgation, la Cour suprême indique, toujours dans l’arrêt Sanofi, qu’il n’y a lieu de passer à la seconde étape – l’analyse du caractère réalisable de l’invention – que si la première exigence – la divulgation – est remplie. À cet égard, je renvoie au paragraphe 26 de l’arrêt Sanofi :

Lorsque l’exigence de la divulgation est remplie, le second élément établissant l’antériorité est le « caractère réalisable », à savoir la possibilité qu’une personne versée dans l’art ait pu réaliser l’invention (par. 26).  Lord Hoffmann conclut que le volet du critère de l’antériorité correspondant au caractère réalisable équivaut au critère du caractère suffisant suivant les dispositions législatives pertinentes du Royaume‑Uni.  (Notre Cour n’a pas à statuer en l’espèce sur l’incidence du caractère réalisable de l’invention sur le caractère suffisant du mémoire descriptif du brevet pour les besoins de l’al. 34(1)b) de la Loi sur les brevets du Canada dans sa version antérieure au 1er octobre 1989, devenu l’actuel al. 27(3)b), et mon analyse du caractère réalisable ne vaut que pour le critère de l’antériorité.  La question de savoir si, au Canada, le caractère réalisable de l’invention et le caractère suffisant du mémoire descriptif se confondent l’un et l’autre devra être tranchée une autre fois.)

 

 

[97]           Bref, l’exigence de la divulgation est remplie dans le cas où un seul document divulgue l’objet de l’invention qui, s’il était réalisé, constituerait nécessairement de la contrefaçon. S’il y a plus d’un résultat possible, il n’y a pas de divulgation. En outre, l’exigence de la divulgation n’est pas remplie quand l’antériorité décrit une vaste catégorie de composés alors que l’invention concerne un composé particulier appartenant à cette catégorie; voir les arrêts Sanofi et Synthon et Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (2008), 67 C.P.R. (4th) 23 (C.A.F.), au paragraphe 83 (Pfizer 2008).

 

[98]           Toute demande de brevet qui est déposée et donne lieu à la délivrance d’un brevet doit satisfaire aux prescriptions du paragraphe 27(1) de la Loi, qui fixe la date pertinente pour l’évaluation de l’état de la technique. Dans la présente procédure, cette date se situe deux ans avant la date de dépôt de la demande au Canada. Sous le régime de la Loi, la date de dépôt du brevet 132 est le 12 septembre 1989. L’antériorité est donc appréciée en date du 12 septembre 1987 ou à une date antérieure. Le paragraphe 27(1) de la Loi dispose :

27. (1)  Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’auteur de toute invention ou le représentant légal de l’auteur d’une invention peut, sur présentation au commissaire d’une pétition exposant les faits, appelée dans la présente loi le « dépôt de la demande », et en se conformant à toutes les autres prescriptions de la présente loi, obtenir un brevet qui lui accorde l’exclusive propriété d’une invention qui n’était pas :

a) connue ou utilisée par une autre personne avant que luimême l’ait faite;

b) décrite dans un brevet ou dans une publication imprimée au Canada ou dans tout autre pays plus de deux ans avant la présentation de la pétition ciaprès mentionnée;

c) en usage public ou en vente au Canada plus de deux ans avant le dépôt de sa demande au Canada.

27. (1) Subject to this section, any inventor or legal representative of an inventor of an invention that was

(a) not known or used by any other person before he invented it,

(b) not described in any patent or in any publication printed in Canada or in any other country more than two years before presentation of the petition hereunder mentioned, and

(c) not in public use or on sale in Canada for more than two years prior to his application in Canada, may, on presentation to the Commissioner of a petition setting out the facts, in this Act termed the filing in the application, and on compliance with all other requirements of this Act, obtain a patent granting to him an exclusive property in the invention.

 

[99]           La défenderesse a cité de nombreux articles constituant des pièces d’art antérieur. Tous les documents publiés à la date de dépôt, le 12 septembre 1989, ou avant ont été passés en revue. Comme nous le verrons plus loin, aucune des pièces d’art antérieur ne divulguait la composition chimique du latanoprost, selon la définition donnée dans le brevet 132 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[100]       Dans son AA, la défenderesse a fait référence à plusieurs pièces d’art antérieur. Ses témoins experts ont traité de certains de ces documents, notamment les deux articles d’E. Granstrom et le brevet 560.

 

[101]       Le premier article de Granstrom est intitulé « Metabolism of 17-phenyl-18,19,20-trinor PGF in the Cynomolgus Monkey and the Human Female » [Le métabolisme de la 17-phényl-18,19,20-trinor PGF chez le singe cynomolgus et la femme »]. Il a été accepté le 16 décembre 1974 et publié en janvier 1975; c’était le document no 5 de l’AA. Le second article de Granstrom, le document no 6 de l’AA, a été publié le 1er décembre 1976.

 

[102]       Le brevet 560 a été délivré le 26 juillet 1986.

 

[103]       M. Bodor estimait que tant les articles de Granstrom que le brevet 560 antériorisaient le latanoprost. Selon lui, les articles de Granstrom décrivaient une espèce active de latanoprost, dévoilaient les bienfaits de la réduction de la liaison double 13,14 en une liaison simple et a montré que l’oxydation de la position 15‑OH conduisant à la cétone correspondante se fait très rapidement.

 

[104]       M. Bodor et le Dr Leibowitz ont adopté les mêmes positions en ce qui concerne le brevet 560, déclarant que ce brevet montrait que le latanoprost avait des profils thérapeutiques prometteurs pour le traitement de l’hypertension oculaire sans causer d’effets secondaires importants et que les isopropylesters des dérivés de la PGF sont les plus intéressants.

 

[105]       M. Bodor a également examiné d’autres pièces d’art antérieur, à savoir l’article de B.J. Magerlein, G. L. Bund, F.H. Lincoln et G.A. Youngdale intitulé « Synthesis of 17-Phenyl-18,19,20-Trinorprostaglandins » [Synthèse des 17‑phényl‑18,19,20‑trinorprostaglandines], publié en janvier 1975, le document no 3 de l’AA, et un article de L. Z. Bito intitulé « Comparison Of The Ocular Hypotensive Efficacy of Eicosanoids and Related Compounds » [Comparaison de l’effet hypotenseur oculaire des éicosanoïdes et de composés apparentés], publié en février 1984, le document no 17 de l’AA. Il a soutenu que selon l’article de Magerlein, une personne versée dans l’art saurait qu’il faut substituer un cycle phényle dans la chaîne oméga d’une prostaglandine PGF dans le but d’améliorer son profil métabolique et sa perméabilité cornéenne générale. L’article de Bito montrait que les esters des composés de la PGF et leurs dérivés, en particulier l’isopropylester, étaient plus facilement absorbés dans l’organisme. D’après lui, tous les changements moléculaires dans le brevet 132 étaient déjà connus de la personne versée dans l’art, car ils étaient divulgués dans les pièces d’art antérieur.

 

[106]       M. Bodor a ajouté que l’article de Granstrom, le document no 6 de l’AA, divulguait une espèce active de latanoprost parmi les métabolites observés.

 

[107]       Le Dr Maxey et le Dr Neufeld, témoins experts des demanderesses, ne sont pas d’accord avec les opinions exprimées par le témoin expert de la défenderesse. Le Dr Maxey a examiné les opinions concernant l’effet destructif de la nouveauté des documents nos 3 et 17 de l’AA, les articles de Granstrom et le brevet 560, ainsi que les autres documents de l’AA. À ses yeux, les opinions de M. Bodor au sujet des pièces d’art antérieur constituent des jugements après coup et bon nombre de ces documents n’ont rien à voir avec l’œil. Selon lui, les articles de Granstrom ne divulguent pas le composé isopropyle et le brevet 560 ne divulgue pas ce composé ni ne permet à la personne versée dans l’art d’y arriver.

 

[108]       Après avoir examiné la preuve contradictoire fournie par les témoins experts des demanderesses et de la défenderesse ainsi que les documents visés, je suis convaincue qu’aucun des documents sur lesquels s’appuie la défenderesse ne divulgue la composition chimique du latanoprost, définie dans le brevet 132 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire. Aucune publication antérieure ne dévoile tous les renseignements nécessaires, en pratique, à la production de l’invention revendiquée sans qu’on ait à faire preuve d’un certain génie inventif.

 

[109]       À l’audience, la défenderesse s’est beaucoup attardée à la question de l’antériorité en faisant référence au brevet 560. Des arguments ont été avancés quant à la « portée » de cette antériorité. Toutefois, la défenderesse a raffiné son argumentation concernant l’antériorité en faisant valoir que la mention du brevet 560 dans le formulaire IV (liste des brevets ) par les demanderesses constituait une « admission » que le latanoprost avait été divulgué et que par conséquent le brevet 132 était antériorisé par le brevet 560.

 

[110]       De plus, à l’audience, Apotex a fait valoir que le seul argument apporté à la défense du brevet 132 était qu’il constituait un brevet de sélection alors que brevet 560 était un brevet de genre. La défenderesse a explicité sa position à cet égard dans les observations additionnelles qu’elle a présentées le 22 janvier 2010, suite à la décision du juge O’Reilly dans Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd. (2009), 78 C.P.R. (4th) 1 (C.F.). Je vais d’abord examiner les prétentions de la défenderesse concernant les conséquences qu’entraîne la mention du brevet 560 dans le formulaire IV (liste des brevets) déposé, à un certain moment, par les demanderesses.

 

[111]       L’argument de la défenderesse quant aux conséquences qu’entraîne la mention d’un médicament dans le formulaire IV établirait à lui seul l’invalidité du brevet en litige pour cause d’antériorité. Il s’agit en l’espèce du brevet 132, et la pièce d’antériorité est le brevet 560.

 

[112]       Malheureusement, toutefois, la défenderesse ne cite aucune décision à l’appui de sa position. Dans plusieurs décisions, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont indiqué que pour contester la mention d’un brevet dans la liste des brevets il faut procéder par voie de requête en vertu du paragraphe 6(5) du Règlement et non par voie d’observations dans une demande d’ordonnance d’interdiction. À cet égard, je me réfère aux décisions suivantes : Wyeth Canada c. Ratiopharm Inc. (2007), 58 C.P.R. (4th) 154 (C.F.), conf. par (2007), 60 C.P.R. (4th) 375 (C.A.F.); Ferring Inc. c. Canada (Ministre de  la Santé), 55 C.P.R. (4th) 271 (C.F.), et Solvay Pharma Inc. c. Apotex Inc. (2008), 64 C.P.R. (4th) 246 (C.F.).

 

[113]       Je comprends que l’argument de la défenderesse ne vise pas à contester la mention du brevet 560 dans le formulaire IV en tant que telle, mais plutôt à tirer argument des effets d’une telle mention; toutefois, je ne suis pas prête à accepter, en l’absence de jurisprudence à l’appui de cette thèse, la position de la défenderesse selon laquelle cette mention constitue en soi une preuve d’antériorité.

 

[114]       Je vais maintenant examiner les prétentions de la défenderesse voulant que le brevet 132 constitue un brevet de sélection. Selon la défenderesse, le seul moyen de défense dont disposaient les demanderesses pour contrer l’allégation d’antériorité consistait à dire que le brevet 132 est un brevet de sélection dérivant d’un brevet de genre, à savoir le brevet 560.

 

[115]       Les demanderesses n’ont pas fait valoir ce point et elles ont choisi d’invoquer d’autres arguments à l’encontre de l’allégation d’antériorité.

 

[116]       Dans le cadre de son argumentation portant sur la décision du juge O’Reilly dans Eli Lilly, la défenderesse a passé en revue les faits ayant donné naissance au litige. Dans cette affaire, la demande d’ordonnance d’interdiction de la société pharmaceutique innovatrice, Eli Lilly Inc., concernant le brevet canadien no 2,041,113 (le brevet 113) a été rejetée. Le juge Hughes, agissant comme juge des requêtes, a conclu que le brevet 113 n’était pas un brevet de sélection valide dérivant du brevet 1,075,687 (le brevet 687). Novopharm a commencé à fabriquer le médicament visé par le brevet 113 et Eli Lilly a intenté une action en contrefaçon.

 

[117]       Appelé à se prononcer sur le bien‑fondé de l’action en contrefaçon de brevet, le juge O’Reilly a conclu que le brevet 113 n’était pas un brevet de sélection valide dérivant du brevet 687 même si le brevet 113 était inventif du « point de vue pharmaceutique ». Voici ce qu’il écrit au paragraphe 47 de ses motifs :

Comme nous l’avons mentionné précédemment, le brevet 687 antérieur englobait l’olanzapine, de même qu’un grand nombre d’autres composés apparentés. Le brevet 113 ne concerne pour sa part que l’olanzapine. Dans ces circonstances, ce dernier est considéré en droit des brevets comme un « brevet de sélection ». Un brevet de sélection est valide s’il divulgue à la population une invention nouvelle et utile en contrepartie d’un monopole supplémentaire sur un composé déjà breveté. Autrement dit, la question est de savoir si le composé sélectionné représente vraiment une invention qui doit bénéficier d’un monopole distinct et indépendant. Dans l’article 2 de la Loi sur les brevets une « invention » s’entend d’une « composition de matières, ainsi que tout perfectionnement [. . .] présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité ». À l’instar de tout autre type de brevet, un brevet de sélection doit donc divulguer une invention. Les brevets de sélection se distinguent des autres, en ce que l’inventeur doit divulguer une invention qui dépasse ce qui avait été divulgué dans le brevet antérieur – le brevet « de genre » – concernant le composé sélectionné.

 

[118]       Le juge O’Reilly a conclu qu’Eli Lilly n’avait pas conclu à l’existence de qualités spéciales ou inattendues justifiant l’obtention d’un nouveau monopole, celle‑ci ayant seulement effectué des tests courants. Il s’agissait d’un brevet de sélection invalide, antériorisé par le brevet 687. Comme il a conclu que le brevet 687 était un brevet de sélection invalide, il n’était pas nécessaire de déterminer si les exigences en matière d’antériorité et de double protection étaient remplies. Pour ce qui est de l’évidence, la Cour a conclu qu’aucune étape inventive n’entrait en jeu.

 

[119]       La défenderesse fait valoir que la présente affaire commande une analyse similaire menant à un résultat analogue. Selon elle il s’agit de savoir si le brevet 132 pouvait validement comporter une revendication à l’égard du latanoprost même si le brevet 560 divulgue et revendique une famille de composés comprenant le latanoprost.

 

[120]       Apotex soutient que la décision Eli Lilly établit qu’en matière d’antériorité, il est permis de conclure que le dernier brevet, en l’espèce le brevet 132, ne constitue pas un brevet de sélection – découlant du brevet 560 – valide étant donné qu’aucune nouvelle invention, non encore divulguée, n’y est décrite.

 

[121]       En réponse à ces arguments, les demanderesses ont invoqué l’arrêt récent de la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles, Dr. Reddy’s Laboratories (UK) Ltd. c. Eli Lilly and Co. Ltd., [2010] R.P.C. 9 (C.A.), qui concerne un appel interjeté à l’encontre d’une décision rejetant une demande visant à faire révoquer un brevet relatif à l’olanzapine appartenant à Eli Lilly, le brevet EP no 0454436 (le brevet 436). La contestation de ce brevet se fondait sur le brevet britannique no 1,533,235 (le brevet 235) antérieur qui appartenait également à Eli Lilly. Le brevet 235 revendiquait une vaste catégorie de composés, qui n’avaient pas tous fait l’objet des essais relatifs au brevet ou été divulgués dans celui‑ci.

 

[122]       Le brevet 436 revendiquait un médicament pour le traitement de la schizophrénie. Le composé possédait des propriétés surprenantes et inattendues comparativement à d’autres composés apparentés. Le brevet 436 faisait état de tests sur des animaux et de premiers tests cliniques ainsi que des résultats obtenus. Le brevet 235 donne 15 exemples de la préparation de 15 composés particuliers. Le mémoire descriptif ne dévoilait pas les propriétés particulières d’un ou l’autre des composés ni ne fournissait de données expérimentales sur ces composés.

 

[123]       Les médicaments vendus dans le commerce pour le traitement de la schizophrénie, soit la clozapine et la chlorpromazine, causaient des effets secondaires graves, par exemple des mouvements involontaires du corps ou du visage, une distorsion chronique de la posture, une baisse du nombre de globules blancs et même la mort. Jusqu’en 1990, on ignorait de quelle façon la clozapine permettait de prévenir certains des effets secondaires indésirables observés chez les patients traités par la chlorpromazine.

 

[124]       La validité du brevet 436 était contestée pour cause d’absence de nouveauté ainsi que pour cause d’évidence et d’insuffisance par rapport au brevet 235.

 

[125]       La Cour a rejeté la contestation fondée sur l’antériorité et a conclu qu’il n’y avait pas dans le brevet 235 de description propre à l’olanzapine ni de réalisation préférentielle devant permettre à la personne versée dans l’art de produire le composé.

 

[126]       En ce qui concerne la contestation fondée sur l’évidence, la Cour indique qu’un brevet de sélection doit faire état d’une caractéristique surprenante, spécifique à la catégorie. Elle indique en outre que le brevet 235 n’avait, en ce qui concerne l’un ou l’autre des composés, pratiquement aucune utilité pour la personne versée dans l’art étant donné qu’il ne fournissait aucune indication fiable quant à l’utilité ou à l’utilisation de l’un ou l’autre des composés faisant partie de la très vaste catégorie visée.

 

[127]       La Cour d’appel britannique a en outre précisé que les principes visant à déterminer si les enseignements d’un brevet plus récent sont nouveaux et non évidents par rapport à un brevet antérieur demeuraient applicables même si les deux brevets appartenaient à Eli Lilly. Au paragraphe 115, la Cour a dit ce qui suit :

[traduction] [...] L’analyse et le résultat doivent demeurer inchangés si le brevet 235 est invoqué et détenu par une personne sans lien aucun avec Lilly et, qui plus est, si les enseignements du brevet 235 figuraient dans un article publié dans une revue spécialisée [...].

 

 

[128]       Les demanderesses s’appuient sur ce récent arrêt de la Cour d’appel britannique pour répondre aux arguments de la défenderesse concernant la pertinence et l’applicabilité de la décision récente du juge O’Reilly. Elles font valoir que l’arrêt Dr Reddy est conforme à l’approche adoptée par la Cour suprême du Canada dans Sanofi en matière d’évidence. Dans les deux arrêts, les cours ont conclu que la possibilité de procéder à toutes les permutations de composés dont il est fait état dans un brevet antérieur ne suffit pas à établir l’antériorité. En l’espèce, les demanderesses n’admettent pas que le brevet 560 est un brevet de genre et elles ne disent pas que le brevet 132 est un brevet de sélection.

 

[129]       De fait, les demanderesses soutiennent que la Cour n’est pas saisie de cette question, qui ne devrait donc pas être examinée. Toutefois, dans la mesure où la défenderesse soulève la question dans le contexte de son allégation d’antériorité et étant donné que les demanderesses ont répondu de façon substantielle aux arguments de la défenderesse en tenant compte de la jurisprudence récente, je vais examiner les prétentions des deux parties.

 

[130]       J’accepte la thèse présentée par les demanderesses en ce qui concerne le fond de la question. Je note qu’en l’espèce les demanderesses ne sont pas propriétaires des brevets 132 et 560 et qu’elles détiennent plutôt des licences s’y rapportant. Le brevet 560 a expiré en juillet 2003 et il fait maintenant partie de l’art antérieur.

 

[131]       Rien dans le dossier ne porte à croire que les demanderesses revendiquent la propriété du brevet 560. Elles n’ont pas prétendu que le brevet 132 est un brevet de sélection et je ne puis accéder à la demande la défenderesse qui souhaite que je conclus en ce sens. La Cour ne saurait selon moi donner effet à une allégation qui n’a pas été formulée par les parties, à savoir que le brevet 132 est un brevet de sélection dérivé du brevet 560. La jurisprudence a clairement établi que les parties doivent formuler les allégations se rapportant à une demande d’ordonnance d’interdiction de façon claire, et en temps opportun; voir à cet égard l’arrêt AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social) (2000), 7 C.P.R. (4th) 272 (C.A.F.).

 

[132]       Je suis d’accord avec les demanderesses que les arrêts Dr Reddy et Sanofi vont dans le même sens. Il convient en l’espèce d’appliquer les principes établis dans Sanofi et de déterminer si le brevet 132 est antériosé par le brevet 560, si l’objet du brevet 132 est évident en raison du brevet 560 et enfin si le brevet 132 est utile compte tenu du brevet 560, considéré en tant que pièce d’antériorité, et des autres antériorités citées par Apotex.

 

[133]       Le critère juridique en matière d’antériorité exige que la seconde personne démontre qu’il y a eu divulgation dans une publication antérieure et que cette divulgation permettait de réaliser l’invention. Ce n’est que dans les cas où la publication antérieure satisfait aux exigences relatives à la divulgation que la Cour doit examiner la question du caractère réalisable de l’invention. En l’espèce, la première exigence n’a pas été remplie.

 

[134]       La défenderesse n’a pas établi que le composé visé par la revendication 19 se heurtait à un ou plusieurs éléments de l’art antérieur. Je n’ai donc pas à traiter du caractère réalisable de l’invention.

 

            iii)         Évidence

[135]       Dans l’arrêt Sanofi, la Cour suprême du Canada a énoncé le critère applicable en matière d’évidence au Canada. Selon ce critère, la Cour doit :

a)         identifier la personne versée dans l’art à laquelle s’adresse le brevet et ses connaissances en ce qui concerne l’état de la technique;

b)         définir l’idée originale des revendications, en tenant compte de la divulgation si ces revendications n’exposent pas en détail l’idée originale;

c)         recenser les différences entre ce qui était auparavant connu et l’idée originale qui sous‑tend les revendications;

d)         établir si, en l’absence de toute analyse rétrospective, ces différences seraient évidentes.

 

[136]       Dans l’arrêt Sanofi, le juge Rothstein a recensé quatre facteurs supplémentaires, mais non exhaustifs, devant être pris en compte à la quatrième étape, lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée :

a)         Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

b)         Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

c)         L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

d)         Quelles sont les mesures concrètes ayant mené à l’invention?

 

(1) La personne versée dans l’art et les connaissances générales courantes

 

[137]       Les parties s’entendent en fait pour dire que la personne versée dans l’art pourrait être un chimiste médicinal ou organique ou un pharmacologiste, titulaire au moins d’un baccalauréat, qui connaît assez bien les prostaglandines et le domaine de l’ophtalmologie, de même qu’un médecin spécialisé en ophtalmologie. Les qualités de la personne versée dans l’art ont été décrites par M. Bodor, le Dr  Leibowitz, le Dr  Flach, le Dr  Fechtner, M. Wolff et le Dr  Maxey.

 

[138]       Les connaissances générales courantes pertinentes que posséderait la personne versée dans l’art incluraient tous les éléments de l’art antérieur qui ont été soumis par la défenderesse. Les experts des deux parties ont reconnu que les prostaglandines avaient le pouvoir de réduire la PIO et que la réduction de la PIO avait été divulguée dans l’art antérieur, mais que les prostaglandines causaient des effets secondaires tels que l’hyperémie et l’irritation oculaire.

 

[139]       La défenderesse n’est pas d’accord et elle allèque que le brevet 560 ne fait mention que d’une faible, sinon aucune, irritation oculaire. Ces arguments ont été examinés par le Dr Fechtner, le Dr Flach, DLeibowitz, le Dr Neufeld et le Dr Stjernschantz. Les connaissances générales courantes pertinentes engloberaient la connaissance des types de médicaments sur le marché au moment du dépôt du brevet 132, soit le 12 septembre 1989.

 

[140]       Les demanderesses ont beaucoup insisté sur le fait que le Dr Stjernschantz, l’un des inventeurs, a reçu à ce titre la médaille Proctor lors de la conférence de l’ARVO en 2000. Elles ont mis l’accent sur la récompense accordée au Dr Stjernschantz pour ses travaux sur les prostaglandines, notamment l’invention du latanoprost, sans aucun doute pour souligner les réalisations du chercheur et le respect professionnel témoigné par ses pairs et d’autres scientifiques dans le domaine de l’ophtalmologie.

 

[141]       Toutefois, le fait de recevoir un tel prix ne règle pas en soi les questions de l’évidence et de l’utilité. Au Canada, ces questions sont soumises à des critères juridiques distincts. Bien que la preuve relative à la médaille Proctor soit digne d’intérêt et qu’elle permette de situer le contexte, elle ne répond pas de façon décisive aux allégations d’invalidité en cause en l’espèce.

 

[142]       S’agissant de la question des connaissances générales courantes pertinentes de la personne versée dans l’art, les experts des demanderesses se sont généralement accordés pour dire qu’en date du 12 septembre 1989, en ce qui concerne un brevet régi par l’ancienne Loi, la personne versée dans l’art saurait qu’il n’existe pas de médicaments contenant une prostaglandine pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[143]       À l’époque, c’est-à-dire le 12 septembre 1989, le produit le plus perfectionné était un médicament appelé timolol qui devait être administré dans chaque œil entre deux et quatre fois par jour pour le reste de la vie du patient, le glaucome étant une affection chronique nécessitant un traitement continu.

 

[144]       Tant le Dr Neufeld que le Dr Fechtner ont traité de cette question dans leurs affidavits. Le timolol cause également des effets secondaires généraux tels que l’arythmie cardiaque, l’asthme et l’emphysème. Il existait d’autres médicaments sur le marché, notamment l’acétazolamide, qui permettaient de traiter efficacement le glaucome ou l’hypertension oculaire et exerçaient des effets secondaires similaires à ceux du timolol, mais aucun d’entre eux ne contenait des prostaglandines.

 

(2) L’idée originale

[145]       Les demanderesses soutiennent que l’idée originale des revendications en litige consiste à utiliser le latanoprost dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire pour réduire la PIO sans causer d’irritation oculaire importante.

 

[146]       La défenderesse affirme que l’idée originale réside dans l’ajout du cycle 17‑phényl. Elle soutient que ce procédé était connu et, par conséquent, n’était pas inventif.

 

[147]       La preuve fournie par les demanderesses, à savoir le témoignage du Dr Fechtner et du Dr Maxey est convaincante. Aux paragraphes 113 à 115 de son affidavit, le Dr Fechtner a déclaré qu’il était persuadé que le brevet 132, comparativement à l’art antérieur, décrit [traduction], « d’une façon exacte et complète » l’invention. Aux paragraphes 70 à 74 de son affidavit, le Dr Maxey a affirmé que la personne versée dans l’art, même une personne versée dans l’art extrêmement habile, ne serait pas arrivée au latanoprost.

 

[148]       Les prostaglandines, selon le Dr Maxey, sont des molécules naturelles que l’on trouve dans un nombre infini de combinaisons dans la nature. On peut fabriquer des formes synthétiques en y affixant un nombre infini de molécules.

 

[149]       On n’a ni prouvé de façon concluante ni clairement démontré qu’à l’époque d’autres prostaglandines+ que le latanoprost ne causaient pas d’irritation oculaire importante et auraient pu ainsi constituer une option viable, si ce n’est qu’aucun autre médicament n’était alors offert sur le marché. Aucun des affidavits déposés au nom tant des demanderesses que de la défenderesse ne montre de façon concluante qu’il existait sur le marché un autre composé de prostaglandine prêt à être utilisé comme médicament et associé à une bonne observance thérapeutique, compte tenu de la gravité des effets secondaires signalés dans l’art antérieur. Pfizer et Apotex ont reconnu que les prostaglandines constituaient un domaine d’exploration prometteur parce que ces médicaments réduisaient la PIO. Toutefois, à la date du dépôt, la promesse à l’égard de la PIO ne pouvait pas être distinguée des effets secondaires.  Un examen plus approfondi était nécessaire pour qu’on puisse surmonter le problème des effets secondaires et de l’irritation.

 

[150]       En date du 12 septembre 1989, on s’entendait en général pour dire que les prostaglandines étaient des substances prometteuses dont les effets sur la PIO méritaient d’être explorés, mais qu’il restait du travail à faire car le risque de non-observance était élevé, en raison des effets secondaires chez le patient, comme l’hyperémie, l’irritation, la sensation de cuisson et d’autres réactions intolérables. Le corpus de données contradictoires, par exemple le document no 58 de l’AA, l’article de Bito, « Prostaglandins, Old Concepts and New Perspectives » [Les prostaglandines, de vieux concepts et de nouvelles perspectives], août 1987, le document no 9 de l’AA, le brevet canadien 986,926, et le document no 21 de l’AA, le brevet canadien 1,208,560, ne montre pas que le problème des effets secondaires a été résolu.

 

(3)  Les différences entre « l’état de la technique » et l’idée originale de la revendication

 

[151]       En date du 12 septembre 1989, l’état de la technique consisterait dans les autres médicaments sur le marché qui étaient utilisés pour traiter le glaucome et l’hypertension oculaire. Ces médicaments étaient le timolol, l’épinéphrine, l’acétazolamide et la pilocarpine.

 

[152]       Le latanoprost, prostaglandine de synthèse utilisée pour traiter la PIO sans causer d’irritation oculaire importante, se démarquerait de l’état de la technique en ce qu’il s’agissait de la première prostaglandine commercialisable. Les effets secondaires du latanoprost sont moins graves que ceux du timolol vu qu’ils se limitent à une irritation oculaire non importante. Autrement dit, les effets secondaires n’incitaient pas le patient à ne pas respecter le traitement.

 

(4) Ces étapes sont-elles évidentes pour la personne versée dans l’art ou

dénotent‑elles quelque inventivité?

 

(A) Est-il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux?

 

[153]       La preuve soumise par les témoins des deux parties montre qu’en date du 12 septembre 1989, les scientifiques qui travaillaient dans le domaine de l’ophtalmologie voulaient trouver un type de prostaglandine qui serait assez efficace pour pouvoir être commercialisé comme médicament dans n’importe quelle sphère de la médecine. De nombreuses personnes publiaient des articles qui décrivaient des données expérimentales et théoriques, créant ainsi une vaste bibliographie, soit quelques milliers de documents, sur les prostaglandines. Selon le Dr Maxey, le Dr Stjernschantz, le Dr Flach, M. Bodor et le Dr Neufeld, il était facile de trouver un document qui abondait dans un sens et plusieurs autres qui arrivaient à des conclusions différentes.

 

[154]       Enfin, il convient de noter qu’un nombre presque infini de changements peuvent être apportés à la prostaglandine naturelle, en l’espèce la PGF à l’état naturel. De plus, une personne versée dans l’art qui apporterait des changements moléculaires à l’IE de la PGF ne pourrait pas prédire le résultat, vu que des changements subtils lors de l’ajout ou du retrait de molécules de la structure de départ peuvent modifier substantiellement l’activité biologique.

 

[155]       Pour ces motifs, il n’aurait pas été évident que ce qu’on tentait d’obtenir, soit la structure chimique du latanoprost, aurait fonctionné.

 

(B) Quels efforts - leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont-ils courants ou l’expérimentation est-elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

[156]       Les parties ont présenté des preuves contradictoires à ce sujet. Le Dr Stjernschantz, au nom des demanderesses, a déclaré que la synthèse d’analogues de la prostaglandine était difficile et prenait beaucoup de temps. Des expériences ont été effectuées pour trouver la modification de la PGF qui procurerait les bienfaits pharmacologiques désirés. Le Dr Stjernschantz était de toute évidence plus expérimenté que la personne versée dans l’art et avait l’avantage d’avoir travaillé avec M. Bito, Ph.D., chercheur très prolifique et l’un des plus érudits dans le domaine.

 

[157]       M. Bodor, le Dr Flach et le Dr Cullen, qui ont témoigné pour la défenderesse, sont arrivés à la conclusion que le latanoprost était évident, compte tenu de l’art antérieur. Ils ont déclaré que les tests qui ont été réalisés étaient courants et inadéquats et ils contestent la fiabilité des données consignées dans le brevet 132 au sujet de ces tests.

 

[158]       Les résultats des tests présentés aux pages 18 à 22 et 25 à 29, c’est-à-dire aux tableaux III à VI du brevet 132, dévoilent les résultats obtenus chez des animaux et des humains en santé et montrent comment le latanoprost agit en réduisant la PIO tout en ayant des effets irritants minimes.  Dans le brevet 132, les inventeurs expliquent les raisons de leur recours à des animaux et la classification utilisée pour comparer les composés.  Les doses et l’échelle de classification employées sont divulguées dans les résultats des tests.

 

[159]       Les tableaux III à VI illustrent les tests comparatifs effectués sur le latanoprost et d’autres composés pour déterminer les effets requis.  Plus précisément, les résultats de la page 29 proviennent d’un test du latanoprost chez deux volontaires humains en santé et mettent en évidence une réduction progressive de la PIO et l’absence d’effets secondaires signalés tels que l’hyperémie ou l’irritation oculaire dont il est question à la page 21. Le tableau III est un test comparatif du composé qui vise à montrer le degré d’irritation oculaire chez des chats.

 

[160]       Le tableau IV compare le degré d’hyperémie conjonctivale associée à différents composés chez le lapin. Le tableau V compare les effets de réduction de la PIO chez le singe et le chat associés à différents composés.  Le tableau VI montre les effets de réduction de la PIO de divers composés chez des humains en santé. On a reproché aux tests de ne pas être accompagnés de suffisamment de « protocoles expérimentaux » pour permettre à la personne versée dans l’art de reproduire les expériences.

 

[161]       Malgré les opinions contradictoires des demanderesses et de la défenderesse sur les expériences, j’estime que la preuve fournie par les demanderesses est plus convaincante. Le témoignage du Dr Stjernschantz, en particulier ce qu’il dit aux paragraphes 40 à 44 de son affidavit, m’a convaincue que la personne versée dans l’art qui suivrait les mêmes étapes pouvant inclure une expérimentation courante, qui se servirait des mêmes connaissances générales courantes et des éléments puisés dans l’art antérieur et qui agirait de la même façon que le Dr Stjernschantz, n’obtiendrait pas les mêmes résultats.

 

[162]       En effet, un concurrent qui a effectué des expériences qui ont été comparées à celles réalisées par le Dr Stjernschantz est arrivé à une conclusion différente concernant la viabilité des composés synthétiques de la PGF2α. Je renvoie à cet égard à l’article rédigé par D. F. Woodward et coll. intitulé « Prostaglandin F2α Effects on Intraocular Pressure Negatively Correlate with FP-Receptor Stimulation [Les effets de la prostaglandine F2α. sur la pression intraoculaire sont négativement corrélés à la stimulation des récepteurs FP] », publié en août 1989 (document no 107 de l’AA).

 

(C) L’art antérieur fournit-il un motif de rechercher la solution au problème qui sous-tend le brevet?

 

[163]       Comme je l’ai déjà mentionné, de nombreuses personnes voulaient trouver un médicament commercialisable à base de prostaglandines pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. Les pièces d’art antérieur montraient que les prostaglandines réduisaient de façon très efficace la PIO. Mais avant la découverte du latanoprost, on s’entendait en général pour dire qu’il était impossible d’éliminer adéquatement les effets irritants des prostaglandines afin d’obtenir un produit utilisable. À mon avis, ces considérations montrent qu’il y avait un motif de trouver autre chose.

 

(D) Quelles sont les mesures concrètes ayant mené à l’invention?

 

[164]       Les inventeurs ont utilisé le mélange et les réactions de substances chimiques, de même que des expériences sur des animaux et des humains, afin d’obtenir des données pour leur analyse. Les résultats des tests sont consignés dans les tableaux III, IV, V et VI. Les tableaux portent sur les tests effectués chez le chat, le lapin, le singe ou le chat et l’humain, respectivement.

 

[165]       La différence qui existe en l’espèce entre les demanderesses et ses concurrents réside dans la consolidation des données, l’analyse des données obtenues et les conclusions tirées des expériences effectuées. 

 

(5)  Conclusion sur l’évidence

[166]       J’estime que le latanoprost n’aurait pas été évident aux yeux de la personne versée dans l’art.   Je conclus que l’allégation d’évidence n’est pas fondée. 

 

iv) Absence d’utilité

[167]       Dans le cas d’un brevet régi par l’ancienne Loi, la date pertinente pour l’appréciation de l’utilité est la date de dépôt de la demande, en l’espèce le 12 septembre 1989.

 

[168]       Les demanderesses s’appuient sur les témoignages du Dr Neufeld et du Dr Stjernschantz pour prétendre à l’utilité du brevet. La défenderesse insiste plus sur les allégations relatives à l’absence de prédiction valable que sur celles relatives à l’utilité, et s’appuie sur les affidavits du DFlach et du Dr Leibowitz à cet égard.

 

[169]       Les demanderesses s’appuient sur les témoignages du Dr Neufeld, du Dr Stjernschantz, du Dr Fechtner et du Dr Maxey pour établir l’utilité du brevet 132.

 

[170]       Les témoins des demanderesses, à savoir le Dr Neufeld et le Dr Stjernschantz, déclarent que le latanoprost permet de réduire l’irritation oculaire. Comme ceux‑ci l’indiquent, la revendication 12 ne mentionne qu’une réduction de la PIO sans irritation oculaire importante. Il n’est aucunement question de l’élimination de tous les effets secondaires. 

 

[171]       En outre, le brevet lui-même présente une utilité. Je me reporte aux pages 7 et 8 où le brevet décrit l’invention en indiquant son utilisation pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire, les effets irritants étant réduits et le traitement comportant l’administration d’une ou deux gouttes par œil.

 

[172]       L’exemple 9 de la page 16 du brevet 132 illustre comment préparer le latanoprost. La page 22 du brevet établit en quoi consiste l’invention en mentionnant que la PIO est abaissée et que les effets secondaires sont minimaux. La page 23 décrit la structure chimique du latanoprost, définissant encore une fois en quoi consiste l’invention.

 

[173]       Les pages 18 à 22 et les pages 25 à 29 présentent les résultats des tests sur des animaux et sur des humains en santé. L’usage du latanoprost a entraîné la réduction de la PIO en ne produisant que des effets secondaires irritants minimaux. Enfin, les revendications en litige divulguent le latanoprost.

 

[174]       Le brevet 132 établit l’utilité de l’invention, dévoile en quoi l’invention consiste et la façon dont elle fonctionne selon les revendications. De plus, les exigences en matière de divulgation sont remplies à la date de délivrance. On peut évaluer la suffisance de la divulgation en se référant aux documents publiés entre le 12 septembre 1989 et le 29 juillet 1997. Le Dr Fechtner fait référence aux études qui ont comparé le latanoprost au timolol et qui traitaient de l’efficacité du latanoprost. Ces articles ont été annexés à son affidavit.

 

[175]       Au total, je suis persuadée que le brevet 132 offre au public une option utile par rapport à ce qu’offrait l’état de la technique à la date du dépôt de la demande de brevet et considérant les connaissances techniques alors à la disposition de la personne versée dans l’art.

 

v) Absence de prédiction valable

[176]       La Cour suprême du Canada a examiné la règle de la prédiction valable dans l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153. Au paragraphe 46, le juge Binnie indique que dans les cas où l’invention concerne une utilisation nouvelle d’un produit déjà connu, l’utilité requise pour qu’il y ait brevetabilité doit être établie au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable fondée sur l’information et l’expertise alors disponibles.

 

[177]       La règle de la prédiction valable comporte trois éléments :

                                                               i.      la prédiction doit avoir un fondement factuel;

                                                             ii.      à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement « valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité;

                                                            iii.      il doit y avoir divulgation suffisante.

 

[178]       Pour l’appréciation de la prédiction valable, la date pertinente est la date du dépôt de la demande de brevet, en l’occurrence le 12 septembre 1989. Voir à ce sujet la décision Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc. (2005), 43 C.P.R. (4th) 161 (C.F.), conf. par (2006), 46 C.P.R. (4th) 401 (C.A.F.).

 

[179]       Ayant conclu que le brevet 132 a une utilité, je vais examiner la question de la prédiction valable d’utilité étant donné que la défenderesse a allégué que le brevet 132 est invalide pour cause d’absence de prédiction valable.

 

[180]       La date et l’exemple du brevet 132 répondent aux conditions d’un raisonnement clair et de la divulgation. On indique à la page 16 du brevet comment fabriquer le latanoprost. Un diagramme de la molécule de latanoprost figure à la page 23. Il est fait état du résultat des tests chez des humains en santé aux pages 21 à 22 et 29 et du résultat des tests du latanoprost sur des animaux aux pages 25 à 29.

 

[181]       Le Dr Stjernschantz, le Dr Wolff et le Dr Neufeld ont traité de ces tests, alors que le Dr Flach, le Dr Leibowitz, le Dr Cullen ont critiqué les données obtenues.

 

[182]       Les experts des demanderesses ont déclaré que les animaux sélectionnés et les expériences effectuées faisaient partie des modèles couramment utilisés dans les années 1980 pour tester les médicaments ophtalmologiques. On avait recours aux chats pour tester l’effet irritant, aux lapins pour tester l’effet hyperémiant, à des humains en santé pour vérifier la PIO et à des singes pour tester les effets sur la PIO. La personne versée dans l’art comprendrait qu’on avait fait appel aux pratiques scientifiques normales, notamment l’utilisation de lapins albinos pour mesurer l’hyperémie. Le brevet ne promet pas avec une certitude absolue que le composé sera efficace chez tous les patients comme cela devrait être le cas, selon les experts de la défenderesse.

 

[183]       Le Dr Flach et le Dr Cullen ont tous les deux critiqué le type et la quantité d’animaux de laboratoire utilisés de même que les méthodes d’observation employées. Les deux ont déclaré que le recours à des chats et à des lapins pour des tests oculaires ne donne pas une bonne idée de la toxicité chez des sujets humains.

 

[184]       Le Dr Leibowitz a affirmé que les inventeurs ne pouvaient pas prédire de façon valable que le latanoprost ne causerait pas d’effets secondaires parce que comparativement aux dérivés de la prostaglandine présentés dans le brevet 560, le produit divulgué ne présente pas de tendance claire et définie qui pourrait constituer une propriété inattendue.

 

[185]       Lors de l’audience, la défenderesse a soutenu que le brevet 132 ne traite pas de l’écart entre les études à dose unique décrites dans le brevet et le fait que le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire nécessite la prise chronique de médicaments, c’est‑à‑dire des traitements de longue durée, et habituellement pendant toute une vie. Aucun des experts de la défenderesse n’a fait référence à cette question dans son affidavit ni n’a discuté de ce facteur lorsqu’ils ont parlé des pièces d’art antérieur dans l’AA.

 

[186]       J’estime que la preuve présentée par M. Wolff et le Dr Neufeld corrobore l’argument de la prédiction valable d’utilité.

 

vi)  Portée excessive

[187]       La défenderesse soutient que le brevet 132 est invalide au motif que les revendications litigieuses ont une portée plus large que l’invention revendiquée.

 

[188]       Les critères pour évaluer la portée excessive sont décrits dans la décision Lowell Manufacturing Co. and Maxwell Ltd. c. Beatty Bros. Ltd. (1962), 41 C.P.R. 18 (C. de l’É.), à la page 66 : [traduction] « Si les revendications se lisent bien en fonction de ce qui a été divulgué et illustré dans le mémoire descriptif et les dessins, comme c’est le cas, elles ne sont pas plus larges que l’invention. »

 

[189]       S’appuyant sur les témoignages du Dr Maxey et du Dr Neufeld, les demanderesses soutiennent que les revendications visées ne sont pas plus larges que l’invention divulguée. La défenderesse, se fondant sur le témoignage du Dr Leibowitz, est d’avis contraire.

 

[190]       Le Dr Leibowitz a déclaré que les revendications n’incluent pas l’utilisation à des fins thérapeutiques chez les humains. Selon lui, les revendications 19, 31, 37 et 38 ont une portée excessive, car rien n’est divulgué concernant la prévalence de l’irritation ou de l’hyperémie.

 

[191]       Je préfère cependant la preuve des demanderesses. Les arguments de la défenderesse se fondent sur le fait que l’hyperémie n’était pas mentionnée dans les revendications. Il était loisible aux inventeurs du brevet 132 de ne pas présenter de revendication concernant l’hyperémie. Les revendications en litige n’ont pas une portée excessive parce que les inventeurs ont décidé de ne pas revendiquer un bienfait particulier.

 

IV.       Conclusion

[192]       À mon avis, la défenderesse s’est fondée sur une thèse erronée. Elle soutient depuis le début que le brevet 132 concerne un traitement chronique. Elle a fait valoir qu’au vu de cette exigence le brevet 132 était invalide pour plusieurs raisons, notamment pour cause de portée excessive et absence de prédiction. Toutefois, la défenderesse n’a pas été en mesure de démontrer que sa thèse était viable. Ses arguments à cet égard n’étaient donc pas fondés.

 

[193]       En conclusion, je suis d’avis que les demanderesses ont établi suivant la prépondérance de la preuve que les allégations d’invalidité formulées par la défenderesse dans son avis d’allégation daté du 4 mars 2008 au sujet du brevet 132 ne sont pas fondées. Il s’ensuit que la défenderesse ne peut recourir au moyen de défense Gillette.

 

[194]       Par conséquent, les demanderesses ont droit à une ordonnance d’interdiction à l’égard du brevet 132 et je prononcerai l’ordonnance correspondante, avec dépens en faveur des demanderesses.

 


 

Jugement

 

LA COUR STATUE QUE la demande visant l’obtention d’une ordonnance d’interdiction à l’égard du brevet 1,339,132 est accueillie, avec dépens en faveur des demanderesses.

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-124-08

 

INTITULÉ :                                                   PFIZER CANADA INC. et PHARMACIA AKTIEBOLAG c. LE MINISTRE DE LA SANTÉ et APOTEX INC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             MONTRÉAL (Québec) et TORONTO (Ontario)

 

DATES DES AUDIENCES :                        DU 14 AU 17  FÉVRIER ET LE 22 MAI 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE HENEGHAN

                                                           

DATE :                                                           LE 26 AVRIL 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Brian Daley

Judith Robinson

Kavita Ramamoorthy

 

POUR LES DEMANDERESSES

Andrew Brodkin

Dino Clarizio

Belle Van

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault, s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Goodmans s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

APOTEX INC.

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

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