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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

Date :  20100422

Dossier :  IMM-4496-09

Référence :  2010 CF 437

Ottawa (Ontario), le 22 avril 2010

En présence de monsieur le juge Shore 

 

ENTRE :

ALLI YUSSUF KHAMIS

ET INDAH MARWATI

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Aperçu général

[1]               Dans l’arrêt Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, 387 N.R. 278, le juge Marc Nadon résumait ainsi le droit relatif au report d’exécution de mesures de renvoi :

[51]      […] Après avoir examiné attentivement et à fond les dispositions législatives applicables et la jurisprudence s’y rapportant, le juge Pelletier a circonscrit la portée du pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution en matière de report de renvoi. Dans des motifs que je ne puis améliorer, il a expliqué ce qui suit :

 

−          Il existe divers facteurs qui peuvent avoir une influence sur le moment du renvoi, même en donnant une interprétation très étroite à l’article 48. Il y a ceux qui ont trait aux arrangements de voyage, et ceux sur lesquels ces arrangements ont une incidence, notamment le calendrier scolaire des enfants et les incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage ou les naissances ou décès imminents.

 

−          La loi oblige le ministre à exécuter la mesure de renvoi valide et, par conséquent, toute ligne de conduite en matière de report doit respecter cet impératif de la Loi. Vu l’obligation qui est imposée par l’article 48, on devrait accorder une grande importance à l’existence d’une autre réparation, comme le droit de retour, puisqu’il s’agit d’une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la Loi. Dans les affaires où le demandeur a gain de cause dans sa demande CH, il peut obtenir réparation par sa réadmission au pays.

 

−          Pour respecter l’économie de la Loi, qui impose une obligation positive au ministre tout en lui accordant une certaine latitude en ce qui concerne le choix du moment du renvoi, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle.

 

−          Il est possible de remédier aux affaires où les difficultés causées à la famille sont le seul préjudice subi par le demandeur en réadmettant celui‑ci au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était en instance.

 

[…]

 

[80]      Aux termes du paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.R.C. 2001, ch. 29 (la LIPR), « [l]’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent ». Je suis d’accord avec mon collègue pour dire qu’il est de jurisprudence constante que le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution est limité. Il n’en demeure pas moins qu’en fin de compte, l’agent d’exécution n’est censé faire rien d’autre que d’exécuter la mesure de renvoi. Bien que les agents d’exécution aient le pouvoir discrétionnaire de fixer de nouvelles dates de renvoi, ils ne sont pas censés reporter le renvoi à une date indéterminée. Vu les faits dont nous disposons, la date de la décision relative à la demande CH était inconnue et il était peu probable qu’elle fût imminente, de sorte que l’on demandait en fait à l’agente d’exécution de reporter le renvoi à une date indéterminée. Or, elle n’avait tout simplement pas le pouvoir de reporter le renvoi à une date indéterminée. [Non souligné dans l’original.]

 

[81]      Au fil des ans, les fonctions des agents d’exécution n’ont pas changé et pourtant, le nombre de motifs invoqués par les demandeurs pour obtenir des reports ont connu une hausse spectaculaire. J’estime que les demandes présentées ne peuvent modifier la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent chargé de l’exécution des mesures de renvoi. Le rôle de cet agent ne consiste pas à évaluer l’intérêt supérieur des enfants ou les chances de succès d’une demande. Il devrait demeurer limité et un report ne devrait être envisagé que dans des circonstances très limitées.

 

[82]      La loi n’a pas, à ma connaissance, accordé de nouveaux recours aux demandeurs d’asile qui désirent que leur situation fasse l’objet d’une nouvelle évaluation. Les demandeurs d’asile peuvent déjà présenter une demande d’asile, demander un examen des risques avant renvoi (ERAR) et présenter une demande CH, en plus d’avoir la possibilité de demander le contrôle judiciaire de ces décisions et le sursis de la mesure de renvoi.

 

[83]      Dans le cas qui nous occupe, il semble que les demandeurs d’asile veulent ouvrir un recours additionnel en demandant à l’agente d’exécution de réexaminer des éléments d’information qui ont déjà été analysés par des tribunaux administratifs et qui ont fait l’objet d’un contrôle judiciaire. L’agent d’exécution qui accéderait à une telle demande de réexamen rendrait en quelque sorte une ordonnance quasi‑judiciaire sans avoir eu l’avantage d’entendre l’avocat de la partie adverse. Le temps est venu de mettre fin à ces abus.

 

[2]               S’agissant de la possibilité que des motifs soient déficients, la Cour fédérale s’exprimait ainsi :

[23]      Comme l’a signalé le juge Pinard dans la décision Gaoat, précitée, aux paragraphes 10 et 11, la règle énoncée dans l’arrêt Marine Atlantic s’applique dans les cas où les motifs donnés peuvent être insuffisants. Le demandeur est tenu de demander des motifs additionnels avant de pouvoir se plaindre auprès de la Cour que ceux dont il dispose sont insuffisants : voir aussi Hayama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1305, [2003] A.C.F. no 1642.

 

(Tran c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1078, [2009] A.C.F. n° 1332 (QL)).

 

II.  Procédure judiciaire

[3]               Les demandeurs sollicitent, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), le contrôle judiciaire de la décision d’un agent des renvois qui a refusé de reporter l’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre eux, et cela jusqu’à l’issue de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

III.  Le contexte

[4]               M. Alli Yussuf Khamis est un Tanzanien qui est arrivé au Canada depuis les États-Unis le 1er mars 2001 et qui a présenté une demande d’asile. Mme Indah Marwati est une Indonésienne qui est arrivée au Canada depuis les États-Unis le 5 juin 2001 et qui a présenté une demande d’asile. Chacun d’eux a vu sa demande d’asile rejetée en 2002.

 

[5]               Au Canada, les demandeurs ont noué une liaison. Leur premier enfant, Sameer, est né le 17 février 2003, et ils se sont mariés le 13 novembre 2003.

 

[6]               Le 19 novembre 2004, les demandeurs ont déposé une demande conjointe fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette demande a été rejetée le 17 mai 2006. Les demandeurs ont introduit une procédure de contrôle judiciaire contre le rejet de leur demande et ont obtenu un sursis d’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre eux, en attendant l’issue de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. L’autorisation leur a été accordée le 5 janvier 2007, mais leur demande de contrôle judiciaire a été rejetée le 3 avril 2007. Ils ont présenté le 7 mai 2007 une nouvelle demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le 13 mai 2007, le bureau de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) à Edmonton a inscrit leur demande dans sa file d’attente, estimant qu’elle serait étudiée en juillet 2010.

 

[7]               Le 4 août 2009, l’avocate des demandeurs a sollicité un report d’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à l’issue de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette requête a été rejetée le 11 août 2009.

 

[8]               Le 24 août 2009, les demandeurs ont présenté une deuxième demande de report d’exécution de la mesure de renvoi. Cette demande a été rejetée deux jours plus tard et constitue le fondement de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

IV.  La décision contestée

[9]               L’agente des renvois a refusé d’examiner les arguments des demandeurs portant sur les motifs d’ordre humanitaire lorsqu’elle s’est demandé s’il convenait de reporter l’exécution de la mesure de renvoi, au motif qu’elle n’avait pas compétence pour le faire. Selon elle, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire allait être évaluée par CIC « en temps et lieu », et le fait qu’une telle demande ait été déposée ne l’emportait pas sur son obligation d’appliquer les mesures de renvoi valides dès que les circonstances le permettent.

 

[10]           L’agente a aussi informé les demandeurs sur la procédure à suivre pour inclure leurs enfants dans leurs dispositions de voyage (Dossier des demandeurs, page 6).

 

 

 

 

V.  Les points litigieux

[11]           (1) L’agente des renvois a-t-elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas reporté la date du renvoi des demandeurs jusqu’à ce que soit connue l’issue de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire?

(2) L’agente des renvois a-t-elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas suffisamment pris en compte l’intérêt supérieur des enfants canadiens des demandeurs?

 

VI.  Les dispositions légales applicables

[12]           Les agents des renvois doivent se conformer à l’article 48 de la LIPR :

Mesure de renvoi

 

48.      (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

 

 

Conséquence

 

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

Enforceable removal order

 

48.      (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

 

 

 

Effect

 

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

 

 

 

 

 

VII.  Les positions des parties

            Les positions des demandeurs

[13]           Selon les demandeurs, l’article 48 donne à l’agente des renvois le pouvoir discrétionnaire de décider à quel moment une mesure de renvoi sera exécutée (Réponse des demandeurs, au paragraphe 2). Si une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est en attente d’examen depuis une longue période, alors, d’affirmer les demandeurs, l’agente des renvois peut invoquer ce fait et décider d’exercer son pouvoir discrétionnaire en reportant le renvoi (Dossier des demandeurs, à la page 76). Les demandeurs disent aussi que le renvoi sollicité vise un objet précis et un moment précis, à savoir le moment où une décision sera prise quant à leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Conclusions écrites des demandeurs, à la page 78).

 

[14]           Les demandeurs admettent que le fait qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit pendante ne suffit pas à justifier le report d’exécution d’une mesure de renvoi; cependant, ils disent que leur cas présente deux facteurs qui justifient un report. D’abord, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est pendante depuis mai 2007. Ils ne prétendent pas que l’agente des renvois aurait dû déjà étudier le fond de leur demande, mais disent plutôt que le délai qui s’est écoulé depuis qu’elle a été déposée influe sur la question de la date du renvoi. Deuxièmement, la Cour a jugé, dans la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 C.F. 682, 2001 CFPI 148, qu’une demande pendante fondée sur des motifs d’ordre humanitaire où il est allégué que la sécurité personnelle des demandeurs est menacée, ainsi que le prétendent en l’espèce les demandeurs, peut constituer un motif suffisant de report du renvoi jusqu’à l’issue de ladite demande (Dossier des demandeurs, à la page 79).

[15]           Les demandeurs résument leur position en affirmant que [traduction] « l’agente des renvois a commis une erreur en l’espèce parce qu’elle ne s’est pas demandé si un report était justifié jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur leur demande de longue date fondée sur des motifs d’ordre humanitaire » (Réponse des demandeurs, au paragraphe 12).

 

[16]           S’agissant du deuxième point, les demandeurs reconnaissent qu’un agent des renvois n’est pas tenu de faire une analyse en règle de l’intérêt supérieur des enfants comme celle qui est faite au stade de l’examen des motifs d’ordre humanitaire. Invoquant la décision Munar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. n° 1448 (QL), [2006] 2 R.C.F. 664, ils disent plutôt que l’examen de l’intérêt supérieur de l’enfant devrait être vu comme une question de degré, un examen approfondi étant nécessaire au stade de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et une analyse moins élaborée pouvant suffire dans le contexte d’autres décisions à prendre, par exemple celle de savoir s’il convient ou non de reporter un renvoi (Dossier des demandeurs, à la page 80). Citant la décision Munar, précitée, les demandeurs soutiennent aussi que l’agente des renvois devait prendre en compte l’intérêt à court terme de l’enfant (Dossier des demandeurs, à la page 81).

 

[17]           Selon les demandeurs, l’agente des renvois a commis une erreur parce qu’elle ne s’est pas arrêtée aux conséquences d’un renvoi sur les enfants. Ils prétendent qu’elle devait s’interroger sur ce qu’était l’intérêt supérieur des enfants, puis décider si cet intérêt était ou non supplanté par d’autres considérations. Ils citent aussi la décision Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, 323 F.T.R. 181, et ils affirment qu’un agent des renvois doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant (Dossier des demandeurs, à la page 82).

 

La position du défendeur

[18]           Selon le défendeur, l’article 48 oblige les agents des renvois à appliquer une mesure de renvoi « dès que les circonstances le permettent »; par conséquent, le pouvoir discrétionnaire d’un agent de reporter un renvoi est très restreint et ne pourra être exercé que dans des circonstances exceptionnelles, ayant trait par exemple aux dispositions de voyage, à la sécurité des personnes concernées ou à leur santé (Exposé des arguments du défendeur, au paragraphe 31).

 

[19]           Selon le défendeur, il est de jurisprudence constante que l’existence d’une deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne constitue pas en soi un obstacle à l’exécution d’une mesure de renvoi et n’a aucun effet sur le caractère exécutoire d’une telle mesure (Exposé des arguments du défendeur, au paragraphe 37).

 

[20]           Le défendeur dit que l’agente a examiné la demande de report et a estimé, à juste titre, qu’il n’y avait aucune raison impérieuse pour qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire en reportant le renvoi (Exposé des arguments du défendeur, au paragraphe 39).

 

[21]           S’agissant du deuxième point, le défendeur soutient que les agents des renvois ne sont pas tenus de considérer les conséquences ultimes du renvoi des demandeurs sur leurs enfants. Il dit plutôt que l’agente doit se limiter à se demander s’il sera pris soin des enfants lorsque les parents seront renvoyés, ou s’il vaudrait mieux qu’ils n’accompagnent pas leurs parents, contrairement à leur souhait (Exposé des arguments du défendeur, au paragraphe 41).

 

VIII.  La norme de contrôle

[22]           Dans l’arrêt Baron, précité, la Cour d’appel fédérale écrivait que la décision d’un agent de refuser le report d’exécution d’une mesure de renvoi est révisable selon la norme de la décision raisonnable (arrêt Baron, au paragraphe 25).

 

[23]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a jugé que la norme de la décision raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

IX.  L’analyse

L’agente des renvois a-t-elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas reporté la date du renvoi des demandeurs jusqu’à ce que soit connue l’issue de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire?

 

[24]           Il ressort clairement de l’arrêt Baron, précité, que l’article 48 de la LIPR circonscrit très étroitement le pouvoir des agents de reporter l’exécution de mesures de renvoi (arrêt Baron, au paragraphe 49). Le fait qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ait été déposée ne suffit pas en soi à justifier le report d’exécution d’une mesure de renvoi qui est valide (arrêt Baron, au paragraphe 50).

[25]           Dans l’arrêt Baron, le juge Nadon résumait ainsi le droit relatif au report d’exécution de mesures de renvoi :

[51]      […] Après avoir examiné attentivement et à fond les dispositions législatives applicables et la jurisprudence s’y rapportant, le juge Pelletier a circonscrit la portée du pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution en matière de report de renvoi. Dans des motifs que je ne puis améliorer, il a expliqué ce qui suit :

 

−          Il existe divers facteurs qui peuvent avoir une influence sur le moment du renvoi, même en donnant une interprétation très étroite à l’article 48. Il y a ceux qui ont trait aux arrangements de voyage, et ceux sur lesquels ces arrangements ont une incidence, notamment le calendrier scolaire des enfants et les incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage ou les naissances ou décès imminents.

 

−          La loi oblige le ministre à exécuter la mesure de renvoi valide et, par conséquent, toute ligne de conduite en matière de report doit respecter cet impératif de la Loi. Vu l’obligation qui est imposée par l’article 48, on devrait accorder une grande importance à l’existence d’une autre réparation, comme le droit de retour, puisqu’il s’agit d’une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la Loi. Dans les affaires où le demandeur a gain de cause dans sa demande CH, il peut obtenir réparation par sa réadmission au pays.

 

−          Pour respecter l’économie de la Loi, qui impose une obligation positive au ministre tout en lui accordant une certaine latitude en ce qui concerne le choix du moment du renvoi, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle.

 

−          Il est possible de remédier aux affaires où les difficultés causées à la famille sont le seul préjudice subi par le demandeur en réadmettant celui‑ci au pays par suite d’un gain de cause dans sa demande qui était en instance.

 

[26]           Comme il est indiqué ci-dessus, les demandeurs affirment que l’agente des renvois a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de leur demande pendante fondée sur des motifs d’ordre humanitaire lorsqu’elle a refusé de reporter leur renvoi (Réponse des demandeurs, au paragraphe 13). La Cour est d’avis que l’agente a eu raison de ne pas examiner le fond de la demande, car il ressort de la jurisprudence que les agents des renvois doivent s’abstenir de préjuger une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire par une analyse faisant double emploi avec le pouvoir conféré par l’article 25 de la LIPR.

 

[27]           Avançant cet argument, les demandeurs cherchent à distinguer l’arrêt Baron, précité. Ils affirment que la présente affaire concerne une demande de longue date, tandis que, dans l’arrêt Baron, il s’agissait d’une demande de report faite à la dernière minute, juste après le dépôt d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[28]           Il est évident que l’agente des renvois connaissait l’existence de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire puisqu’elle a tiré la conclusion suivante : [traduction] « le fait qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ait été déposée ne l’emporte pas sur mon obligation, prévue au paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, d’appliquer les mesures de renvoi dès que les circonstances le permettent » (Dossier des demandeurs, à la page 6). L’agente des renvois savait qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était pendante, mais il importe de souligner l’affirmation appuyée du juge Nadon selon laquelle les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ne justifieront pas un report en l’absence de « considérations spéciales ».

 

[29]           Selon les demandeurs, l’agente des renvois a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte du dépôt d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La Cour rejette cet argument, car il ressort clairement de la décision de l’agente qu’elle était au courant de cette demande et qu’elle l’a prise en compte en accord avec les pouvoirs conférés à sa fonction.

 

L’agente des renvois a-t-elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas suffisamment pris en compte l’intérêt supérieur des enfants canadiens des demandeurs?

 

[30]           La question de savoir jusqu’à quel point un agent des renvois doit prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant a été examinée dans la décision Munar, précitée. Le juge Yves de Montigny y écrivait ce qui suit :

[40]      Il est clair que ce n’est pas ce genre d’évaluation qu’un agent de renvoi doit faire lorsqu’il doit décider quand « les circonstances [. . .] permettent » d’appliquer une ordonnance de renvoi. Toutefois, il doit tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme. Par exemple, il est clair que l’agent de renvoi a le pouvoir discrétionnaire de surseoir au renvoi jusqu’à ce que l’enfant ait terminé son année scolaire, si l’enfant doit quitter avec l’un de ses parents. De la même façon, je ne peux tirer la conclusion que l’agent de renvoi ne devrait pas vérifier si des dispositions ont été prises pour que l’enfant qui reste au Canada soit confié aux bons soins d’autres personnes si ses parents sont renvoyés. Il est clair que ceci est dans son mandat, dans la mesure où l’article 48 de la LIPR doit s’accorder avec les dispositions de la Convention relative aux droits de l’enfant. Le fait de s’enquérir de la question de savoir si on s’occupera correctement d’un enfant ne constitue pas une évaluation CH approfondie et ne fait en aucune façon double emploi avec le rôle de l’agent d’immigration qui doit par la suite traiter d’une telle demande (voir Boniowski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1161, (2004), 44 Imm. L.R. (3d) 31 (C.F.)).)

 

[41]      En l’espèce, les deux enfants de la demanderesse sont très jeunes et personne ne semble prêt à s’en occuper à part leur mère. Pourtant, elle ne peut pas les prendre avec elle puisque sa demande d’ordonnance de garde exclusive n’a pas encore été tranchée. Par conséquent, j’arrive à la conclusion que la demanderesse a soulevé une question sérieuse, même en appliquant la norme plus exigeante qui est requise dans un tel cas, lorsqu’elle soutient que l’agente de renvoi n’a pas utilisé son pouvoir discrétionnaire de façon appropriée et qu’elle n’a pas été « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants.

 

[31]           Plusieurs aspects du rôle des agents des renvois sont évoqués dans les deux paragraphes susmentionnés. Il est clair que les agents des renvois doivent examiner l’intérêt supérieur de l’enfant au moment de décider s’il convient ou non de reporter le renvoi des parents. Ce faisant, l’agent doit faire porter son attention non pas sur l’intérêt supérieur ultime des enfants, mais plutôt sur leur intérêt supérieur dans l’immédiat. Lorsqu’il se demande ce qu’est l’intérêt supérieur immédiat de l’enfant, l’agent des renvois doit veiller à ce que son analyse ne fasse pas double emploi avec l’analyse que fera l’agent d’immigration lorsqu’il examinera la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les exemples donnés par le juge de Montigny concernent des reports accordés pour permettre à l’intéressé d’achever des études ou pour s’assurer que des dispositions suffisantes ont été prises lorsque les enfants n’accompagneront pas leurs parents. La Cour est d’avis que la question de savoir s’il est dans l’intérêt supérieur ultime de l’enfant qu’il reste au Canada avec ses parents est une question qui doit être analysée au stade de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et qui ne saurait faire partie d’une décision de reporter ou non un renvoi.

 

X.  Dispositif

[32]           Il ressort clairement de l’arrêt Baron, précité, que l’existence d’une demande pendante fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne justifie pas en soi l’octroi d’un report en l’absence de considérations spéciales. En l’espèce, le fait que la demande a été présentée très tôt ne constitue pas une considération spéciale, eu égard aux antécédents des demandeurs dans le processus d’immigration, et eu égard au fait qu’il s’agit de leur deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[33]           Il est d’une importance cruciale que la Cour tienne compte de la succession des événements lorsqu’elle examine des décisions de cette nature. En l’espèce, il importe de se rappeler que la Cour examine une décision prise en août 2009, non en avril 2010. Si elle avait été prise la semaine dernière, il aurait peut-être été plus raisonnable de reporter le renvoi de quelques mois jusqu’à l’issue de la demande de longue date fondée sur des motifs d’ordre humanitaire; cependant, lorsque l’agente des renvois a pris sa décision, les demandeurs sollicitaient un report de près d’un an, ce qui a pu réduire leurs chances d’obtenir un report en l’absence de circonstances vraiment exceptionnelles.

 

La Cour arrive à la conclusion que la décision de l’agente des renvois est raisonnable compte tenu des pouvoirs restreints dont elle est investie.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4496-09

 

 

INTITULÉ :                                       ALLI YUSSUF KHAMIS ET INDAH MARWATI

                                                            c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 12 AVRIL 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 22 AVRIL 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jean Munn

 

POUR LES DEMANDEURS

Rick Garvin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Caron et Associés LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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