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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20100419

Dossier : IMM-2722-09

Référence : 2010 CF 423

Ottawa (Ontario), le 19 avril 2010

En présence de monsieur le juge O’Reilly

 

 

ENTRE :

ALFRED JACQUES

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.        Aperçu

 

[1]               M. Alfred Jacques est venu d’Haïti au Canada en 2006 et a demandé l’asile pour deux motifs. Premièrement, il craignait des adversaires politiques. Deuxièmement, il craignait d’être ciblé par des criminels qui le percevraient comme étant fortuné du fait qu’il avait vécu pendant plusieurs années aux États-Unis.

 

[2]               Un tribunal de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande de M. Jacques en 2009. M. Jacques soulève plusieurs questions relativement à la décision de la Commission, et il me demande d’ordonner qu’un tribunal différemment constitué de la Commission réexamine sa demande. Je suis d’accord pour dire que la Commission a commis une erreur, et j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[3]               Comme je l’ai mentionné, la demande de M. Jacques comportait deux aspects. Puisque j’ai conclu que l’allégation de persécution politique de M. Jacques devrait être réexaminée par un autre tribunal, il n’est pas nécessaire que je traite de l’analyse de sa crainte de criminalité par la Commission. Le nouveau tribunal devra examiner la preuve et tirer ses propres conclusions sur cette question. Par conséquent, la seule question traitée ici est celle de savoir si la décision de la Commission concernant l’allégation de persécution politique de M. Jacques était raisonnable.

 

II.     Analyse

 

(a)     Contexte factuel

 

[4]               M. Jacques soutient que sa boutique a été incendiée en 1992 par des partisans lavalas. Il fabriquait des avertisseurs sonores utilisés pour avertir les gens lorsque des gangs se dirigeaient vers leurs villages. Il a fui aux États-Unis et y est demeuré pendant dix ans.

 

[5]               En 2002, après avoir entendu dire que la situation allait en s’améliorant en Haïti, M. Jacques est retourné et a ouvert un atelier de soudure avec un ami. Il dit qu’il s’est joint à un groupe appelé le Mouvement Chrétien pour une Nouvelle Haïti (Mochrenha). Bien qu’il ait trouvé la situation inconfortable en Haïti, il n’a pas été attaqué dans les premiers temps suivant son retour.

 

[6]               En 2003, M. Jacques soutient qu’il a assisté à un rassemblement qui a été attaqué par les Chimères, un sous-groupe de partisans lavalas, qui accusaient le Mochrenha de tenter de renverser le gouvernement Aristide. Il a été agressé et menacé. Il dit qu’il n’a pas signalé l’incident à la police parce que celle-ci était de mèche avec le mouvement Lavalas.

 

[7]               En 2004, il a appris que son partenaire commercial avait comploté avec des partisans lavalas en vue de le tuer. Les Chimères sont venues à son atelier de soudure et l’ont attaqué, mais des amis sont venus à sa rescousse. Les Chimères ont menacé de revenir.

 

[8]               M. Jacques a fui aux États-Unis, mais l’asile lui a été refusé dans ce pays. Il a rencontré et marié son épouse, Suzette, en décembre 2004. Elle a tenté de le parrainer pour qu’il demeure aux États-Unis, mais cette demande a également été refusée. M. Jacques est donc venu au Canada en 2006 et a demandé l’asile.

 

(b)    La décision de la Commission

[9]               La Commission a conclu que le témoignage de M. Jacques avait été franc et spontané. Là où il y avait des contradictions ou des omissions, il avait tenté avec sincérité de les expliquer.

 

[10]           Néanmoins, la Commission a rejeté la demande d’asile de M. Jacques. Elle a conclu que sa crainte n’était pas fondée sur un des cinq motifs de persécution énumérés à la Convention sur les réfugiés. Sa demande était plutôt fondée sur une crainte de la criminalité et de l’insécurité générale en Haïti.

 

[11]           Pour ce qui concerne sa crainte de représailles politiques, la Commission a conclu que M. Jacques n’était pas membre du parti Mochrenha. M. Jacques avait une lettre corroborante rédigée sur du papier à en-tête du parti, mais la Commission a conclu que cette lettre n’était pas authentique. Le corps de la lettre était désaligné par rapport à l’en-tête, ce qui soulevait la possibilité que le texte ait été collé sur une feuille vierge de papier à en-tête du parti. En outre, M. Jacques avait obtenu la lettre par l’entremise d’un intermédiaire, et non directement. Faute de preuve adéquate de ses activités politiques, la Commission a rejeté son allégation de crainte de persécution politique.

 

(c)  La décision de la Commission était-elle déraisonnable?

 

[12]           Le ministre soutient que la conclusion de la Commission au sujet de l’absence de preuve étayant la crainte de persécution politique de M. Jacques était raisonnable. En particulier, la décision de la Commission de rejeter la lettre supposée corroborer l’appartenance de M. Jacques au parti Mochrenha était bien fondée, de l’avis du ministre. En outre, la Commission a apprécié le témoignage de M. Jacques selon lequel il avait obtenu la lettre par l’entremise d’un intermédiaire, et elle a statué que cet élément de preuve soulevait d’autres doutes quant à l’authenticité de la lettre. Il appartient à la Commission de décider quel poids accorder aux éléments de preuve dont elle dispose, et, pour peu que son traitement de la preuve soit raisonnable et que la Commission explique ses conclusions, la Cour ne devrait pas intervenir.

 

[13]           M. Jacques soutient que le motif pour lequel la Commission a rejeté sa preuve d’appartenance au parti Mochrenha était mince. La Commission a simplement noté que le texte de la lettre n’était pas parfaitement aligné avec l’en-tête et, pour ce seul motif, elle a conclu que la lettre était probablement un faux. M. Jacques soutient que la Commission peut contester l’authenticité de documents étrangers seulement lorsqu’elle dispose d’éléments de preuve indiquant quelle apparence le document devrait avoir. Il n’y a aucun élément de preuve en l’espèce sur ce point. En outre, la Commission n’a pas prétendu avoir des connaissances spécialisées.

 

[14]           Il est clair que la Commission n’a pas l’obligation de faire examiner les documents qui lui sont soumis par des experts avant de conclure qu’ils sont frauduleux (Culinescu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 73). Cependant, la Commission doit disposer d’éléments de preuve sur lesquels fonder sa conclusion qu’un document n’est pas authentique, à moins que le problème n’apparaisse à la face même du document (Kashif c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 179; Riveros c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1009). Par exemple, la Commission s’est trompée dans les circonstances suivantes :

 

•           la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a conclu qu’un certificat de naissance ne constituait pas une preuve de l’identité du demandeur parce qu’il avait été délivré sous le nom de pays « Ceylan » plutôt que « Sri Lanka », en l’absence de preuve qu’il devrait indiquer « Sri Lanka » (Ramilingam c. Canada (MCI), [1998] A.C.F. n10);

 

•           la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a conclu qu’un certificat de famille n’était pas authentique parce qu’il ne comportait aucun numéro d’identification, alors qu’il n’y avait aucun élément de preuve indiquant qu’il devrait en comporter un (Nika c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 656);

 

•           la Commission a commis une erreur en rejetant la carte d’identité du demandeur au motif que de nombreux documents étrangers sont contrefaits, alors qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve en ce sens (Halili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 999; Cheema c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 224);

 

•           la Commission a commis une erreur en rejetant le rapport médical de la demanderesse alors que la Commission ne disposait d’aucun élément de preuve tendant à indiquer que ce rapport n’était pas valide (Tsymbalyuk  c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1306).

 

[15]           En revanche, la Commission n’a pas commis d’erreur dans les circonstances suivantes :

 

•           la Commission n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle n’a accordé aucun poids aux documents des demandeurs alors qu’elle disposait d’éléments de preuve documentaire jetant un doute sur le fond de leur demande (Culinescu, précité);

 

•           la Commission n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que le livret militaire du demandeur n’était pas authentique parce que la photo apparaissant sur le document était récente, alors que le document avait été délivré 28 ans plus tôt (Riveros, précité).

 

[16]           Je dégage de ma lecture de ces affaires le principe tout simple que, lorsqu’elle décide si un document est authentique ou non, la Commission doit fonder sa décision sur des éléments de preuve. Dans certains cas, la preuve proviendra d’autres éléments de preuve documentaire ou d’un témoignage entendu à l’audience. Dans d’autres cas, la preuve nécessaire apparaîtra à la face même du document. Dans tous les cas, la question essentielle sera celle de savoir si la conclusion de la Commission était raisonnable, compte tenu des éléments de preuve dont elle disposait. Comme le juge Pinard l’a dit dans Kashif, précité, dans les cas où « il n’y a pas suffisamment de preuve pour mettre en doute l’authenticité d’un document, il n’appartient pas à la Commission de conclure qu’il n’est pas authentique » (au par. 8).

 

[17]           En l’espèce, bien que j’admette les principes juridiques généraux évoqués par le ministre, je suis d’accord avec M. Jacques pour dire que la conclusion de la Commission était déraisonnable. La Commission n’a tiré aucune conclusion défavorable au sujet de la crédibilité de M. Jacques. En conséquence, elle a fondé son rejet de la demande de M. Jacques, et de son témoignage de vive voix, uniquement sur les imperfections caractérisant l’apparence de la lettre et sur des réserves quant à sa source. La Commission n’a pas expliqué en quoi ces réserves devraient remettre en question la crédibilité personnelle de M. Jacques.

 

[18]           De plus, la Commission n’a pas mentionné les aspects de la lettre qui renforçaient sa fiabilité plutôt que de l’affaiblir. La lettre comporte la signature du vice-président du parti et l’estampille du parti. Le contenu de la lettre corrobore le témoignage de M. Jacques au sujet de la date de son adhésion et de son activité au sein du parti.

 

[19]           Pour ce qui est des réserves de la Commission quant au fait que M. Jacques avait obtenu la lettre par l’entremise d’un intermédiaire, je signale que M. Jacques avait expliqué pourquoi il avait procédé ainsi. Il était aux États-Unis à l’époque. L’intermédiaire se rendait fréquemment à Haïti à partir des États-Unis, et M. Jacques estimait que demander à l’intermédiaire de lui obtenir la lettre constituait un moyen raisonnable et sûr de l’obtenir. Dans ses motifs, la Commission n’a pas expliqué clairement en quoi cette explication était invraisemblable.

 

[20]           À mon avis, le motif pour lequel la demande de M. Jacques a été rejetée n’était pas raisonnable; il n’appartenait pas aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit.

 

III.          Conclusion et décision

[21]           Le principal motif pour lequel la Commission a rejeté l’allégation de persécution politique de M. Jacques était une imperfection relativement mineure entachant un document corroborant. Je ne puis trouver la conclusion de la Commission raisonnable, compte tenu des éléments de preuve dont elle disposait. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner qu’un tribunal différemment constitué de la Commission réexamine la demande de M. Jacques. Les parties ont demandé la possibilité de présenter des observations concernant une question de portée générale. J’examinerai toute observation présentée dans les dix jours suivant le prononcé du présent jugement.

 


 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué procède à une nouvelle audition;

2.                  Les parties peuvent présenter des observations concernant une question de portée générale dans les dix jours suivant le prononcé du présent jugement.

.

 

 

                                                                                                          « James W. O’Reilly »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2722-09

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :                        JACQUES c. MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 14 janvier 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 19 avril 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Carole Simone Dahan

POUR LE DEMANDEUR

 

Hillary Stephenson

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

CAROLE SIMONE DAHAN

avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

JOHN H. SIMS, c.r.

sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

 

 

 

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