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Date : 20100414

Dossier : T-1868-09

Référence : 2010 CF 409

Toronto (Ontario), le 14 avril 2010

EN PRÉSENCE DE MADAME LA PROTONOTAIRE MILCZYNSKI

 

ENTRE :

PFIZER CANADA INC.,

WARNER-LAMBERT COMPANY ET

WARNER-LAMBERT COMPANY LLC

demanderesses

NOVOPHARM LIMITED,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ,

NORTHWESTERN UNIVERSITY ET

THE BOARD OF REGENTS FOR

THE UNIVERSITY OF OKLAHOMA

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Par lettre datée du 1er octobre 2009, Novopharm a signifié à la demanderesse, Pfizer Canada Limited (Pfizer), un avis d’allégation et énoncé détaillé (AA) en vertu de l’article 5 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement) relativement au médicament pregabalin.

 

[2]               En réponse à l’AA, le 13 novembre 2009, Pfizer a déposé la demande de contrôle judiciaire dans la présente instance en vertu de l’article 6 du Règlement en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité (AC) à Novopharm avant l’expiration de cinq brevets, soit les brevets canadiens numéros 2,134,674, 2,297,163, 2,255,652, 2,325,045 et 2,327,285.

 

[3]               Les parties se sont entendues sur la forme d’une ordonnance de confidentialité, sauf pour ce qui concerne l’AA que Novopharm cherche à faire désigner comme confidentiel et à faire mettre sous scellé dans le dossier de la Cour. Novopharm ne souhaite pas tant garder l’AA à l’abri du regard de la population en général qu’à l’abri du regard d’autres fabricants de médicaments génériques qui ont déjà entrepris de demander un AC relativement à leur produit pregabilin et qui sont parties à une demande régie par le Règlement (comme dans le cas de Ratiopharm Inc.), ou surtout, à l’abri du regard des fabricants de médicaments génériques qui n’ont pas encore transmis leurs AA.

 

[4]               Le Règlement ne comporte aucune disposition précisant si les AA sont confidentiels ou non, contrairement à d’autres renseignements ou documents qui sont traités comme étant confidentiels, comme les présentations abrégées de drogues nouvelles. De plus, il n’y a aucun précédent dans la jurisprudence de la Cour concernant la désignation d’un AA comme confidentiel de la manière et aux fins demandées par Novopharm.

 

[5]               Pour protéger la confidentialité de l’AA avant l’instruction de la présente requête, Novopharm a marqué unilatéralement l’AA comme confidentiel et a indiqué à Pfizer, lorsque l’AA a été transmis le 1er octobre ou aux environs de cette date, que Novopharm le transmettait à Pfizer à titre confidentiel.

 

[6]               Novopharm soutient qu’elle a [TRADUCTION] « investi des sommes importantes dans la production de l’AA de Novopharm [et] l’a traité à titre confidentiel et a préservé cette confidentialité ». Novopharm soutient qu’[TRADUCTION] « il n’y a aucun avantage pour le public à ce que l’AA de Novopharm soit divulgué. Si Novopharm obtient gain de cause dans le présent litige et si l’AA de Novopharm devient accessible aux concurrents de Novopharm, ces concurrents pourraient utiliser l’AA de Novopharm comme “tremplin” pour se positionner sur le marché du pregabilin à un coût considérablement moindre que ce qu’il en a coûté à Novopharm ». De fait, les éléments de preuve indiquent que Novopharm a engagé quelque 200 000 $ de coûts pour élaborer son AA.

 

[7]               En ce qui concerne la nature des renseignements contenus dans l’AA, Novopharm concède que l’AA ne contient aucun secret commercial ni aucun renseignement délicat au plan commercial ou autre type de renseignement confidentiel. Novopharm a confirmé à l’audience que l’AA ne contenait rien qui pouvait ou devrait être expurgé afin de protéger la confidentialité des renseignements. En l’espèce, Novopharm soutient essentiellement que le tout est plus grand que la somme de ses parties – c’est l’ensemble du document créé que Novopharm cherche à protéger (y compris les renseignements auxquels le public a accès), pour empêcher les autres fabricants de médicaments génériques de copier l’AA de Novopharm ou de s’en inspirer de quelque façon que ce soit aux fins de leurs propres démarches visant à obtenir un AC.

 

[8]               La demande de Novopharm est tout à fait exceptionnelle au regard du principe de la publicité des débats judiciaires. Pour les motifs exposés ci-dessous, l’ordonnance demandée par Novopharm est refusée.

 

 

 

L’AA et l’intérêt de Novopharm en matière de confidentialité

 

[9]               L’AA n’est pas un acte de procédure ni un document de la Cour. Le Règlement exige que le fabricant d’un médicament générique fournisse un AA contenant un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels reposent les allégations d’absence de contrefaçon ou d’invalidité d’un brevet. L’AA ne peut pas être modifié une fois qu’il a été transmis, et il importe donc qu’il soit aussi détaillé et complet que possible.

 

[10]           Dans le cas de l’AA de Novopharm, j’admets que sa production a demandé beaucoup de temps (10 mois), d’efforts, de ressources et d’argent. À ce titre, Novopharm a notamment consulté des experts scientifiques internes de Novopharm et de sa société affiliée Teva et obtenu leurs avis, et elle aussi eu recours aux services de Bennett Jones, qui a rédigé les documents juridiques et compilé les antériorités. L’interprétation des cinq brevets, l’invocation d’aspects précis des antériorités et les arguments formulés dans l’AA sont tous le fruit des compétences, des connaissances et des efforts de Novopharm et de ses conseillers, experts et avocats. Il se peut bien que l’AA soit unique, nouveau et original comme le prétend Novopharm aux plans de sa structure et des éléments invoqués au soutien de ses arguments, et qu’il s’agisse d’un travail de la plus haute qualité.

 

[11]           Comme l’a précisé Novopharm, cet « investissement » visait à lui permettre d’être de justesse le deuxième sinon le premier fabricant de médicaments génériques à obtenir un AC pour son produit pregabalin. Comme l’explique l’affidavit d’Ildiko Mehes, l’avocat général de Novopharm, Novopharm recherche cet avantage afin d’acquérir la plus grande part possible du marché du pregabalin et de rehausser sa réputation en tant que chef de file sur ce marché auprès des acheteurs de ses produits.

 

[12]           Novopharm est le deuxième demandeur au Canada à fournir un AA relativement au pregabalin générique, Ratiopharm Inc. étant le premier – et dont l’AA est accessible au public dans le dossier de la Cour. Mais, comme je l’ai indiqué, Novopharm est extrêmement préoccupée par les autres fabricants de médicaments génériques qui pourraient être en lice et qui pourraient tirer un avantage de l’examen de l’AA de Novopharm. Comme l’a affirmé Novopharm :

[TRADUCTION] Si les concurrents génériques de Novopharm sont autorisés à profiter gratuitement de l’investissement de Novopharm et parviennent à accéder au marché en même temps que Novopharm ou peu après, Novopharm perdra à jamais la possibilité de profiter, au plan des parts de marché, du fait d’être le premier fabricant de médicaments génériques ou un des premiers sur le marché du pregabalin générique, après avoir engagé des coûts importants à cette fin. Les concurrents de Novopharm profiteraient de la possibilité de prendre connaissance de l’AA de Novopharm en pouvant accéder plus tôt et à moindre coût au marché, au détriment direct de Novopharm. Cela constitue une atteinte à un intérêt commercial important de Novopharm.

 

 

La confidentialité et l’article 151 des Règles des Cours fédérales

[13]           Les ordonnances de confidentialité sont une exception à la règle de la publicité des débats judiciaires et de leur assujettissement au contrôle du public. L’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires ne devrait pas être compromis en l’absence de circonstances exceptionnelles. Comme l’a statué la Cour suprême dans l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2002] 2 R.C.S. 522, l’ordonnance de confidentialité prévue à l’article 151 des Règles de la Cour fédérale ne doit être accordée que :

(i)                  lorsqu’elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque, et

 

(ii)                lorsque ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

 

 

La première partie du critère de l’arrêt Sierra Club comporte trois éléments :

 

(i)                  le risque en cause doit être réel et important, en ce qu’il est bien étayé par la preuve et menace gravement l’intérêt commercial en question;

 

(ii)                pour être qualifié d’« intérêt commercial important », l’intérêt en question ne doit pas se rapporter uniquement et spécifiquement à la partie qui demande l’ordonnance de confidentialité; il doit s’agir d’un intérêt qui peut se définir en termes d’intérêt public à la confidentialité;

 

(iii)               la Cour doit non seulement se demander s’il existe des mesures raisonnables autres que l’ordonnance de confidentialité, mais elle doit aussi restreindre l’ordonnance autant qu’il est raisonnablement possible de le faire tout en préservant l’intérêt commercial en question.

 

 

[14]           En outre, la partie qui demande une ordonnance de confidentialité doit établir que les renseignements ont été traités comme étant confidentiels en tout temps pertinent. Les renseignements doivent être d’une « nature confidentielle » propre à avoir fait naître une attente raisonnable qu’ils resteraient confidentiels, par opposition à des renseignements qu’une partie à un litige ne ferait que préférer voir demeurer confidentiels.

 

[15]           Novopharm a admis que les renseignements contenus dans son AA n’étaient pas confidentiels, et elle a convenu qu’aucune partie ne devrait être expurgée pour préserver la confidentialité. Selon Novopharm, l’ensemble de l’AA doit demeurer à l’abri du regard d’une certaine partie de la population (les autres fabricants de médicaments génériques) pour empêcher ces fabricants de produits génériques de s’inspirer de la façon dont Novopharm a recherché, compilé, organisé et exposé ses allégations et son énoncé détaillé des faits et du droit concernant la validité des brevets en cause et l’absence de contrefaçon. Une telle mesure viserait à protéger l’intérêt commercial de Novopharm à s’assurer que ces fabricants de médicaments génériques n’accèdent pas au marché plus rapidement ou à moindre coût qu’ils ne le feraient autrement du fait qu’ils s’inspireraient de l’AA de Novopharm plutôt que de réaliser leurs propres travaux.

 

[16]           L’argument de Novopharm présente d’importants problèmes. Premièrement, il n’y a aucune preuve d’un risque sérieux pour l’avantage commercial de Novopharm en ce qui a trait à sa position sur le marché et à ce qu’elle espère être le moment de son entrée sur le marché. Novopharm présume qu’elle obtiendra gain de cause au regard de l’ensemble des cinq brevets visés en l’espèce, et elle formule des présomptions quant aux dates de son audience et de celle de Ratiopharm devant la Cour. Il se peut que Novopharm soit la première ou de justesse la deuxième sur le marché, mais il se peut aussi que tel ne s’avère pas le cas. De plus, il n’y a aucun élément de preuve, mis à part la confiance de Novopharm dans la qualité du produit de son propre travail, qui tende à indiquer que d’autres fabricants de produits génériques se bousculeront pour copier une partie quelconque de l’AA de Novopharm, en particulier lorsqu’il n’y a aucun élément de preuve indiquant que l’AA de Ratiopharm a attiré une attention aussi vive (ou aucun élément de preuve indiquant que l’AA de Ratiopharm ne devrait pas attirer une telle attention).

 

[17]           Deuxièmement, quoi qu’il en soit, la position de Novopharm sur le marché ne peut pas être qualifiée d’intérêt commercial important au sens de l’arrêt Sierra Club. L’intérêt commercial décrit par Novopharm est étroit et propre à Novopharm, à savoir sa situation de première sur le marché et son investissement en temps et en argent dans l’élaboration de son AA. Il n’y a aucun principe ni aucun élément d’intérêt public dans la confidentialité de l’AA, contrairement à l’intérêt public décrit dans l’arrêt Sierra Club, soit le maintien de la confidentialité des renseignements en cause dans cette affaire. Dans l’affaire Sierra Club, la divulgation aurait entraîné la violation d’une entente de confidentialité – il y a un intérêt public à préserver de telles ententes. Il n’y a aucun intérêt public à assurer à Novopharm le moment ou l’exclusivité de son entrée sur son marché de préférence à tout autre fabricant de médicaments génériques.

 

[18]           Pour ce qui concerne le deuxième élément du critère de l’arrêt Sierra Club, je suis convaincue que les effets préjudiciables de l’ordonnance de confidentialité proposée par Novopharm l’emportent sur tout effet bénéfique allégué. La publicité des débats judiciaires est l’une des caractéristiques d’une société démocratique. Elle favorise la confiance du public dans l’intégrité des tribunaux et de l’administration de la justice.

 

[19]           Compromettre le principe de la publicité des débats judiciaires de la manière proposée par Novopharm aurait pour seul but de protéger l’intérêt de Novopharm à conserver un avantage commercial possible par rapport à d’autres fabricants de médicaments génériques. Cela risquerait aussi vraisemblablement d’entourer d’un secret encore plus grand l’instance et d’autres parties de la présente demande. Si l’AA est désigné comme étant confidentiel, tout document renvoyant aux arguments supposément nouveaux ou originaux qui y sont exposés pourrait devoir être désigné en entier ou expurgé, et toute audience relative à une question interlocutoire ou l’audience sur le fond pourraient devoir être tenues à huis clos. L’ordonnance que demande Novopharm restreindra donc l’accès du public à des renseignements, dont Novopharm a reconnu qu’ils n’étaient pas confidentiels comme tels, et restreindra l’accès à l’instance à tel point qu’une bonne part de celle-ci se déroulera en secret. Alors que Novopharm soutient que l’AA n’a aucune valeur pour le public et qu’il présenterait peu d’intérêt pour qui que ce soit hormis les parties à l’instance et d’autres fabricants de produits génériques, ce que Novopharm demande réduirait gravement l’importance et la valeur de la publicité des débats judiciaires et la nécessité de préserver la confiance du public dans l’intégrité de l’administration de la justice.

 

[20]           En conséquence, la requête doit être rejetée.

 


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La requête doit être rejetée, et elle est par les présentes rejetée.

 

2.                  Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens relativement à la présente requête, elles pourront produire des observations d’au plus trois pages dans les quinze jours.

« Martha Milczynski »

Protonotaire

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-1868-09

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :                        PFIZER CANADA INC.,

WARNER-LAMBERT COMPANY ET

WARNER-LAMBERT COMPANY LLC c.

NOVOPHARM LIMITED,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ,

NORTHWESTERN UNIVERSITY ET

THE BOARD OF REGENTS FOR

THE UNIVERSITY OF OKLAHOMA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 22 mars 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        La protonotaire Milczynski

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 14 avril 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Wilcox

Alex Peterson

POUR LES DEMANDERESSES ET LA DÉFENDERESSE UNIVERSITY OF OKLAHOMA

 

Kvita Ramamoorthy

POUR LA DÉFENDERESSE

NORTHWESTERN UNIVERSITY

Barbara Murchie

Jeilah Chan

POUR LA DÉFENDERESSE

NOVOPHARM LIMITED

 

 

 

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bennett Jones

 

POUR LA DÉFENDERESSE

NOVOPHARM LIMITED

Torys LLP

POUR LES DEMANDERESSES ET LA DÉFENDERESSE THE BOARD OF REGENTS FOR THE UNIVERSITY OF OKLAHOMA

 

Ogilvy Renault, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

POUR LA DÉFENDERESSE

NORTHWESTERN UNIVERSITY

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

 

 

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