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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100413

Référence : 2010 CF 397

Dossier : T-2216-07

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PHELAN

 

 

ENTRE :

CIBC WORLD MARKETS INC.

demanderesse

et

 

STENNER FINANCIAL SERVICES LTD.

défenderesse

 

et

 

Dossier : T-2217-07

 

ENTRE :

THANE STENNER

demandeur

et

 

STENNER FINANCIAL SERVICES LTD.

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Il s’agit de deux demandes présentées en vertu de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T-13 (la Loi), en vue d’obtenir la radiation de l’enregistrement « STENNER » en liaison avec des marchandises, nommément des publications ayant trait aux services financiers et aux investissements et en liaison avec des services, à savoir des services financiers et la tenue de séminaires et d’émissions radiophoniques traitant des services financiers et de l’investissement. La marque de commerce est inscrite sous le nom « STENNER », numéro d’enregistrement LMC639953 dans le registre des marques de commerce depuis mai 2005.

 

[2]               Les arguments invoqués à l’appui de la demande de radiation précisent que la marque est un nom de famille; qu’elle ne possédait aucun caractère distinctif au moment de l’enregistrement ou au début des présentes procédures de radiation et que l’enregistrement a été obtenu grâce à une déclaration inexacte. Les autres arguments invoqués ont été abandonnés. De plus, les demandeurs cherchent à obtenir la radiation pour des raisons d’ordre public.

12. (1) Sous réserve de l’article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants :

 

a) elle est constituée d’un mot n’étant principalement que le nom ou le nom de famille d’un particulier vivant ou qui est décédé dans les trente années précédentes;

 

b) qu’elle soit sous forme graphique, écrite ou sonore, elle donne une description claire ou donne une description fausse et trompeuse, en langue française ou anglaise, de la nature ou de la qualité des marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée, ou à l’égard desquels on projette de l’employer, ou des conditions de leur production, ou des personnes qui les produisent, ou du lieu d’origine de ces marchandises ou services;

12. (1) Subject to section 13, a trade-mark is registrable if it is not

 

 

 

(a) a word that is primarily merely the name or the surname of an individual who is living or has died within the preceding thirty years;

 

 

(b) whether depicted, written or sounded, either clearly descriptive or deceptively misdescriptive in the English or French language of the character or quality of the wares or services in association with which it is used or proposed to be used or of the conditions of or the persons employed in their production or of their place of origin;

 

 

II.         RÉSUMÉ DES FAITS

[3]               Le présent litige s’inscrit dans le cadre d’une longue et difficile bataille opposant le père à sa fille et à son fils. Ces personnes travaillent toutes dans le domaine général des services financiers et des conseils en matière d’investissements et ils veulent tous utiliser leur nom de famille en liaison avec leur entreprise respective.

 

[4]               Gordon Stenner (Gordon) est l’unique actionnaire de la défenderesse Stenner Financial Services Ltd. Il est le père de Thane Stenner (Thane), un des demandeurs, et de Vanessa Stenner (Vanessa), qui a utilisé le nom de famille Stenner-Campbell jusqu’à son divorce.

 

[5]               Gordon a commencé sa carrière dans le domaine des services financiers en 1963 et la seule licence qu’il a obtenue lui permettait de vendre des fonds mutuels en Colombie‑Britannique. Il a créé la société Stenner Financial Services Ltd. (SFS) en 1983, qui était licenciée à titre de courtier de fonds mutuels. La société a été mise sous séquestre en 1988 et a perdu ses licences. Elle s’est rétablie de la mise sous séquestre, mais n’a jamais recouvré sa licence.

 

[6]               La preuve montre que SFS n’a pas fourni de services financiers depuis 1988 et qu’elle n’a produit aucune déclaration de revenus depuis 1988 parce qu’elle n’a eu aucun revenu.

 

[7]               Gordon a déclaré faillite au moment de la mise sous séquestre de SFS en 1988, mais a finalement réussi à remettre sa carrière sur les rails en travaillant pour différentes sociétés, toujours comme employé.

 

[8]               Lorsqu’il travaillait pour ces différentes sociétés, il utilisait l’expression « l’équipe Stenner » et autres noms du même genre dans ses livres comptables pour désigner le groupe de personnes avec qui il travaillait. Il a également fait des émissions de radio ou de télévision appelées le « Stenner Rapport » (Rapport Stenner) et il a mis sur pied quelques stratégies d’investissement sous le nom de « Stenner Système » (Système Stenner). Il allègue avoir dépensé 8 millions de dollars en publicité pour ce qu’il appelle sa marque, mais il ne peut le prouver.

 

[9]               Un litige âprement disputé a eu lieu entre Gordon et sa fille Vanessa, qui avait travaillé pour son père, concernant la vente de l’entreprise de ce dernier à un tiers, alors que selon elle, l’entreprise devait lui revenir. Gordon a fait valoir que Vanessa avait manqué à ses obligations. La défenderesse s’appuie sur le jugement du juge Holmes de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (C.S.C.-B.) puisque la demande de Gordon à l’encontre de sa fille et autres a été maintenue. Une partie du jugement portait sur l’usurpation de la marque de commerce.

 

[10]           Vanessa, qui n’était pas partie à la présente procédure de radiation, a travaillé pour son père jusqu’à la fin de leur relation en 2002-2003. La preuve démontre que Vanessa est bien connue localement comme conseillère financière. Elle a utilisé son nom de famille et le nom de famille de son conjoint « Stenner-Campbell » dans ses publicités, les articles qu’elle a publiés et les autres formes de publicité.

 

[11]           Thane est conseiller financier et dispose des autorisations lui permettant d’offrir des services complets (licencié pour vendre tous les types d’investissements, y compris les fonds mutuels, les actions et les obligations). Bien qu’il ait commencé à travailler avec son père, il est parti de son côté et a commencé à voler de ses propres ailes. Il utilise son nom de famille dans la publicité qu’il effectue pour son entreprise et il a enregistré les noms Stenner Investment Team, The Stenner Group et Stenner Investment Partners auprès de l’Association canadienne des courtiers en valeurs mobilières. Il a également demandé l’enregistrement de la marque de commerce The Stenner Group.

 

[12]           Thane et la demanderesse, CIBC World Markets (CIBC), l’employeur de Thane pendant plusieurs années, ont reçu des lettres les menaçant d’une poursuite par Gordon pour usurpation de marque de commerce et commercialisation trompeuse.

 

[13]           Le 21 janvier 2003, Gordon demandé l’enregistrement de la marque de commerce « STENNER ». Le registraire a d’abord refusé la demande au motif que la marque projetée était un nom de famille et qu’elle n’était donc pas enregistrable en vertu de l’alinéa 12(1)a) de la Loi.

 

[14]           Gordon a répondu en déposant de nouvelles preuves démontrant que le nom avait été utilisé par SFS et qu’il avait acquis un caractère distinctif dans l’industrie. La marque de commerce a finalement été enregistrée.

 

[15]           Thane a essayé de faire enregistrer la marque de commerce « The Stenner Group », mais l’enregistrement a été refusé au motif que cette marque [traduction] « avait été employée au Canada depuis au moins juillet 2002 en liaison avec ces services » et qu’il y avait un [traduction] « emploi projeté au Canada en liaison avec ces marchandises ». Cette décision s’appuyait sur la demande d’enregistrement de la marque de commerce de SFS/Gordon. Thane n’a pas interjeté appel de la décision et sa demande a été abandonnée.

 

[16]           Les parties au présent litige se sont battues avec acharnement, comme cela a été le cas devant la C.S.C.-B. Le jugement de la C.S.C.-B. fait état d’une relation malsaine entre les parents et leurs enfants (et pratiquement toutes les autres personnes concernées par les événements). Les disputes personnelles ne sont guère pertinentes quant à la question que notre Cour doit trancher, à savoir :

La marque de commerce « STENNER » devrait-elle être déclarée invalide et radiée au motif que :

 

a)         elle n’était pas enregistrable à la date de l’enregistrement parce que « Stenner » est un nom de famille et qu’elle n’avait pas acquis de caractère distinctif à l’égard des marchandises et des services visés par la demande;

 

b)         elle ne possédait pas de caractère distinctif au début des procédures de radiation;

 

c)         elle a été obtenue grâce à une déclaration inexacte importante auprès du registraire des marques de commerce;

 

d)         l’ordre public et l’intérêt public requièrent i) qu’elle soit déclarée invalide en raison des actions de la défenderesse ou ii) qu’elle ne soit pas déclarée invalide en raison des actions du demandeur.

 

III.       ANALYSE

A.        Questions préliminaires

(1)        Compétence

[17]           La Cour fédérale est le seul tribunal ayant compétence pour radier l’enregistrement d’une marque de commerce. Cette compétence est conférée par l’article 57 de la Loi. Pour des motifs que j’expliquerai plus loin, la décision de la C.S.C.-B. dans Stenner c. Scotia Capital Inc., 2007 BCSB 1377, ne lie pas notre Cour et l’argument portant que le juge Holmes ait voulu trancher la question de l’usurpation et de la validité de la marque de commerce n’est pas fondé.

 

[18]           Bien que le présent litige ait pris la forme d’une demande, la présente procédure n’est pas un contrôle judiciaire et la raisonnabilité de la décision de permettre l’enregistrement de la marque de commerce « STENNER » n’est pas en cause. Comme il est dit dans General Motors du Canada c. Décarie Motors Inc. (C.A.), [2001] 1 C.F. 665, la Cour exerce une compétence initiale et doit étudier la question en litige avec un « œil nouveau ». Le fait que la défenderesse s’appuie constamment sur la décision du registraire n’est pas approprié.

 

(2)        Qualité pour agir

[19]           Concernant la question de la qualité nécessaire pour engager la présente procédure, les demandeurs sont des « personnes intéressées » au sens de l’article 2 de la Loi.

« personne intéressée »
person interested

 

« personne intéressée » Sont assimilés à une personne intéressée le procureur général du Canada et quiconque est atteint ou a des motifs valables d’appréhender qu’il sera atteint par une inscription dans le registre, ou par tout acte ou omission, ou tout acte ou omission projeté, sous le régime ou à l’encontre de la présente loi.

“person interested”
« 
personne intéressée »

 

“person interested” includes any person who is affected or reasonably apprehends that he may be affected by any entry in the register, or by any act or omission or contemplated act or omission under or contrary to this Act, and includes the Attorney General of Canada;

 

 

[20]           La qualité pour agir est non seulement un critère de minimus (voir John Labatt Ltd. c. Carling Breweries Ltd. (1974), 18 C.P.R. (2d) 15 (C.F. 1re inst.)), mais dans Fox on Trade-marks, on reconnaît les intérêts suivants :

[traduction] (1) une personne qui a employé la marque de commerce avant la date de l’enregistrement; (2) une personne dont la demande d’enregistrement de la marque de commerce a été refusée au motif d’enregistrement antérieur de la marque de commerce faisant l’objet de la demande de radiation; (3) une personne accusée d’usurpation ou de commercialisation trompeuse; (4) une personne dont toute l’entreprise est susceptible de subir une entrave ou un préjudice parce que l’enregistrement l’empêche d’employer la marque de commerce comme description de ses marchandises ou de ses services…

 

[K. Gill et R. S. Jolliffe, Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, 4e éd. Toronto: Carswell, 2002, aux p. 11 à 28.]

 

[21]           CIBC a reçu une lettre de la part de la défenderesse qui la menaçait de poursuites concernant la marque de commerce. Bien que Thane ait quitté CIBC, cette dernière a un intérêt à protéger en raison de la menace de poursuites. La qualité pour agir de Thane s’appuie sur au moins trois des quatre catégories établies par Fox.

 

[22]           Le paragraphe 57(2) n’empêche pas les demandeurs d’engager les présentes procédures. Aucun d’eux ne s’est opposé à l’enregistrement, aucun n’a reçu un avis formel de la décision et donc aucun n’a eu l’occasion d’interjeter appel de la décision.

57. (2) Personne n’a le droit d’intenter, en vertu du présent article, des procédures mettant en question une décision rendue par le registraire, de laquelle cette personne avait reçu un avis formel et dont elle avait le droit d’interjeter appel.

57. (2) No person is entitled to institute under this section any proceeding calling into question any decision given by the Registrar of which that person had express notice and from which he had a right to appeal.

 

B.         Preuve

[23]           Les demandeurs s’appuient fortement sur l’emploi par Thane et Vanessa du nom « Stenner » dans des publicités, des articles et d’autres outils promotionnels à l’égard de la question du caractère distinctif. La défenderesse s’appuie en partie sur la même preuve pour faire valoir l’usurpation. Chacune des parties a contesté la preuve de l’autre en la qualifiant d’inadmissible, en ce qu’elle constitue du ouï-dire ou des témoignages d’opinion.

 

[24]           La preuve de la défenderesse provenant d’individus visait à établir le fait que ces derniers associent le nom « Stenner » et ses différentes formes à Gordon. Cela démontre l’effet du mot « Stenner » sur leur esprit et il ne s’agit pas du même type de preuve que celle utilisée dans Molson Breweries c. John Labatt Ltd., [2000] 3 C.F. 145 (C.A), où un membre de la direction essayait de décrire ce que le public avait en tête.

 

[25]           Bien que les témoignages d’amis et de clients soient admissibles, ils ne sont pas convaincants. Certains témoins ont modifié des parties de leur témoignage, certains semblaient confus au sujet des activités de « Stenner », certains disposaient de renseignements très anciens. Ces témoignages ne sont pas représentatifs du public en général et de ses perceptions ou associations (voir Joseph E. Seagram & Sons Ltd. c. Canada (Registrar of Trade Marks) (1990), 38 F.T.R. 96).

 

[26]           La preuve principale des demandeurs, exposée ci-dessous, provient d’un expert et est beaucoup plus convaincante sur cette question, à savoir ce à quoi le public en général associe le nom « Stenner ».

 

[27]           La contestation des demandeurs à l’égard de la preuve déposée par Gordon voulant qu’il ait dépensé 8 millions de dollars en publicité (voir paragraphe 8 ci-dessus) est bien fondée, mais pas parce qu’il s’agit de ouï-dire. Bien que le témoignage ait été délivré par son épouse et qu’il contreviendrait à l’article 81 des Règles, l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Ethier c. Canada (Commissaire de la GRC), [1993] 2 C.F., 659 (C.A.), a assoupli la règle lorsque l’admissibilité est fondée sur la fiabilité et la nécessité.

 

[28]           Le témoigne de Gordon est au moins admissible au motif qu’il donne des renseignements sur l’entreprise, mais il n’a pas de valeur probante et n’est que peu pertinent. Aucune autre preuve n’appuie l’existence de ce montant, il n’y a aucune trace dans les dossiers de l’entreprise, aucun état financier ou autres preuves de ce genre. La déclaration vague et non appuyée portant sur les 8 millions de dollars a essentiellement privé les demandeurs d’une base de contre‑interrogatoire pertinente sur cette question.

 

[29]           La Cour n’accorde pas beaucoup d’importance aux déclarations intéressées de Gordon, qui sont en réalité des témoignages d’opinion sur le caractère distinctif de la marque de commerce. À cet égard, le témoignage de Gordon est similaire à celui du directeur de Molson dans l’affaire Molson Breweries, précitée, où il a exprimé une opinion sur la façon dont les gens percevaient la marque.

 

[30]           Un aspect surprenant de la présente procédure est que la version complète de l’affidavit de Gordon déposé auprès du Bureau des marques de commerce n’a jamais été déposée en preuve par aucune des parties, bien que les deux s’y soient référées. Seul l’affidavit sans les pièces a été déposé en preuve. Les demandeurs font valoir que le registraire a été sensiblement été induit en erreur par Gordon – le fardeau de preuve reposant sur les demandeurs. La défenderesse s’appuie sur cet affidavit pour étayer sa thèse du caractère distinctif – une position difficile à défendre sans les pièces. Aucune des parties ne peut tirer profit de cette lacune dans la preuve.

 

[31]           Les demandeurs s’appuient sur l’affidavit de Mme Ruth Corbin pour démontrer que le nom « Stenner » à lui seul n’avait pas acquis un caractère distinctif suffisant dans l’esprit du public. Cette preuve conteste directement les affidavits des amis et des clients de Gordon dont il est question aux paragraphes 24 et 25.

 

[32]           Dans son témoignage, Mme Corbin indique que le nom « Stenner » était virtuellement inconnu hors de Vancouver et du Lower Mainland. Dans la ville de Vancouver, 16,8 % des gens ont associé le nom à des services ou des produits financiers, mais en général, sans pouvoir l’associer à une personne ou à une société en particulier. Dans les cas où on associait le nom à une personne en particulier, il n’existait qu’une différence minime entre Gordon (2,6 %) et Vanessa (1,8 %), alors que Thane obtenait le plus petit pointage en matière de reconnaissance (0,4 %).

 

[33]           Bien que la défenderesse conteste le sondage, son admissibilité, la méthodologie employée et ses conclusions, la Cour estime que le sondage et tous les aspects précités sont valides. La preuve par sondage dans les affaires de marques de commerce est admise (voir Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22), à condition d’être présentée par un expert, que ses conclusions soient pertinentes à l’égard des questions soulevées, que le sondage ait été conçu de façon appropriée et qu’il ait été mené de manière impartiale. Le sondage doit être fiable et valide – c’est-à-dire que les bonnes questions doivent avoir été posées de la bonne manière aux bonnes personnes.

 

[34]           Bien que le fait de procéder sans témoignages de vive voix entraîne des complications à l’égard des témoignages d’experts et de la façon d’évaluer des compétences de l’auteur d’un affidavit; la défenderesse n’a entrepris aucune démarche pour contester ou limiter le statut d’experte de Mme Corbin. Celle-ci a été reconnue comme experte en sondages dans d’autres instances de la Cour fédérale. Sa formation et son expérience de travail justifient le fait qu’elle ait été reconnue comme experte dans son domaine. Comme la Cour accepte le témoignage de la Mme Corbin à titre de témoignage d’expert, la question suivante consiste à décider du poids à accorder à son témoignage.

 

[35]           Le sondage traitait de la question pertinente de la reconnaissance du nom dans le cadre du caractère distinctif. L’« univers » des consommateurs choisi est raisonnable – des consommateurs du genre de produit en liaison avec lequel la marque de commerce contestée est employée. Rien ne permet de penser que les résultats ont été faussés ou mal interprétés. La défenderesse n’a produit aucune autre preuve convaincante et aucun contre-témoignage d’expert pour appuyer les objections à cette preuve par sondage. Par conséquent, rien ne justifie de ne pas accorder à ce témoignage d’expert non contredit toute l’importance qu’il mérite.

 

C.        Le caractère distinctif à la date de la demande

[36]           Cette question centrale, bien qu’elle ait été plaidée en différentes parties, pose la question de savoir si la marque de commerce était enregistrable à la date de l’enregistrement auprès du Bureau des marques de commerce en raison de son caractère distinctif et si oui, si elle a perdu son caractère distinctif.

 

[37]           Les parties ont argumenté au sujet de « l’inversion du fardeau de la preuve » – voulant que la défenderesse doive établir son droit de se prévaloir de l’exception à l’interdiction des noms de famille, et que, si cela était établi, les demandeurs aient le fardeau de démontrer que la marque n’est pas valide ou ne l’a jamais été.

 

[38]           Le mythe de l’inversion du fardeau de la preuve doit être démonté. La défenderesse possède une marque de commerce qui est présumée être valide. Le fardeau d’établir que la marque devrait être radiée incombe à la personne qui cherche à obtenir la radiation. Ce principe a été énoncé clairement dans Emall.ca Inc. (c.o.b. Cheaptickets.ca) c. Cheap Tickets and Travel Inc. (C.A.F.), 2008 CAF 50, au par. 12, et le fardeau de la preuve ne s’inverse pas entre les parties.

La présomption de validité établie par l’article 19 de la Loi sur les marques de commerce est semblable à la présomption de validité d’un brevet établie à l’article 45 [mod. par L.C. 2001, ch. 10, art. 1] de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4. Dans l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153, le juge Binnie a estimé que la formulation de la présomption était plutôt faible et expliqué (au paragraphe 43) que la présomption augmente peu la charge qui incombe déjà, de la manière habituelle, à la partie qui attaque la validité du brevet. Cela signifie, à mon avis, qu’une demande de radiation sera accueillie seulement si l’examen de toute la preuve présentée à la Cour fédérale permet d’établir que la marque de commerce n’était pas enregistrable à l’époque pertinente. La présomption de validité ne sert à rien de plus.

 

[39]           Les demandeurs font valoir que l’enregistrement de la marque a été obtenu sur la base de fausses déclarations et qu’il n’a donc jamais été valide. Le cœur de cet argument s’appuie sur l’affirmation voulant que l’affidavit de Gordon déposé auprès du registraire contînt de fausses déclarations ou des omissions importantes. Les demandeurs font valoir que SFS a été constituée en société en 1983 seulement et qu’elle a cessé d’opérer en 1988. De plus, Gordon s’est retiré des affaires dès mars 2003. Les demandeurs soulignent l’absence de preuves pour les 8 millions de dollars investis en publicité selon Gordon et la non-divulgation du fait que Gordon a employé son nom jumelé à d’autres mots et alors qu’il était employé de différentes organisations.

 

[40]           Les demandeurs soulèvent des préoccupations légitimes; ils remettent en question l’honnêteté de la preuve de Gordon devant le registraire. Cependant, comme ils n’ont pas déposé en preuve l’ensemble de l’affidavit de Gordon, ils ne se sont pas acquittés de leur fardeau d’établir qu’il y eu fausse déclaration et omission. Les demandeurs ont laissé une trop grande part aux conjectures pour justifier ce type de conclusions.

 

[41]           Ayant échappé au débat sur cette question, la défenderesse ne peut s’appuyer davantage sur la décision de la C.S.C.-B. Gordon Stenner c. ScotiaMcLeod et al. Cette décision portait sur la relation d’affaires entre Vanessa et son père Gordon. Les aspects de ce litige portant sur la marque de commerce et la commercialisation trompeuse sont apparues dans le contexte de la longue relation de travail entre les deux, de la rupture de cette relation et de la sollicitation des clients de Gordon.

 

[42]           La C.S.C.-B. n’a pas la même compétence que notre Cour et les questions soulevées devant elle n’étaient pas les mêmes. La preuve principale n’était pas la même. Enfin, sur la question de la validité de la marque de commerce, la C.S.C.-B. était équivoque et prudente. Elle a refusé explicitement de trancher la question :

[traduction] Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si la marque de commerce est invalide à l’heure actuelle.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[43]           Les demandeurs ont montré que tout emploi du nom « Stenner » était toujours en conjonction avec les autres mots – « groupe » ou « équipe » ou d’autres mots similaires. La preuve montre que Stenner est un nom de famille et qu’il n’a pas acquis son propre caractère distinctif. Le fait que les mots employés en conjonction avec « Stenner » changeaient constamment empêche de penser que « Stenner » avait acquis son propre caractère distinctif.

 

[44]           L’exigence à respecter pour qu’un nom utilisé comme marque puisse être employé seul a été expliquée dans General Motors, précité, au par. 34 :

Les annonces publicitaires et les autres documents produits par l'intimée sont sans effet car ils ne portent pas spécifiquement sur la vente d'automobiles. D'autre part, personne ne peut nier le fait que dans aucune des annonces publicitaires des intimés il n'est possible de trouver le mot « Décarie » utilisé seul comme une marque. Les marques « Décarie Motors » ou « Les Moteurs Décarie » y figurent chaque fois. Le mot « Décarie » , utilisé seul comme dans [traduction] « Viens chez Décarie » ou [traduction] « Passe par Décarie » , figure uniquement dans le texte des annonces publicitaires alors que « Décarie Motors » ou « Les Moteurs Décarie » sont marqués de façon prédominante en lettres majuscules en caractère gras. À lui seul, ce fait est une indication que l'emploi de la marque « Décarie » , seule, est faible voire inexistant. Le mot Décarie se retrouve uniquement dans le titre d'un article sur la famille Segal et son entreprise: [traduction] « Les liens familiaux permettent de consolider Décarie » 16. À nouveau, toutefois, le texte de l'article établit que le titre de l'article parle de Moteurs Décarie.

 

[45]           La défenderesse n’a pas contré la preuve des demandeurs en établissant que le mot « Stenner » – la présente marque – a été employé seul; encore moins qu’il ait acquis un caractère distinctif. La demanderesse a insisté inutilement sur la présomption de validité résultant de la décision du registraire en opposition à la preuve démontrant que la marque n’avait pas été employée. Le non-emploi du mot ou de la marque « Stenner » seul en conjonction avec les services ou les marchandises justifierait la radiation.

 

[46]           Les demandeurs ont démontré qu’à la date de l’enregistrement, ni Gordon ni son entreprise n’utilisaient la marque de commerce et que les circonstances n’ont pas changé.

 

[47]           Même si le nom « Stenner » était une marque valide à la date où l’enregistrement a été accordé, tout caractère distinctif qu’elle a pu posséder a été perdu à la date où la demande fondée sur l’article 57 a été présentée. Les faits soulevés ci-dessus, l’absence d’emploi et les résultats de la preuve d’expert ont démontré cette absence de caractère distinctif.

 

[48]           L’emploi par Vanessa et Thane de leur propre nom dans leur entreprise ne prouve pas leur droit à la marque (il n’y a pas de prétention de confusion), mais cela démontre la faiblesse du caractère distinctif de « Stenner ».

35        De plus, la preuve établit que le mot Décarie désigne dans la collectivité un boulevard bien connu de Montréal, et qu'il a été utilisé par d'autres établissements situés sur ce boulevard ou dans son voisinage. De fait, tant au moment de l'enregistrement de la marque « Décarie » par le registraire qui n'avait pas connaissance de ces faits qu'au moment des procédures en radiation, au moins deux autres utilisateurs employaient le nom Décarie en liaison avec la vente d'automobiles, l'appelante et Décarie Saturn Saab Isuzu. Cela constitue à mon avis une circonstance importante qui, combinée à l'emploi restreint que l'intimée fait de la marque « Décarie », milite contre une conclusion portant que le mot « Décarie », utilisé seul, a acquis un caractère distinctif tel qu'il s'entend des marchandises et services de l'intimée.

 

 

37        Je crois toutefois que l'emploi non exclusif d'une marque est une circonstance qu'il faut prendre en compte pour évaluer le caractère distinctif, plus particulièrement lorsque la marque est en elle-même faible. H. G. Fox a exprimé en les termes qui suivent la règle applicable en la matière:

 

Le degré d'importance que le tribunal attache à l'affirmation du caractère distinctif dépend de l'ensemble des circonstances, notamment le territoire et la période pour lesquels ce caractère distinctif de fait peut être attribué à la marque en cause

[Non souligné dans l'original.]

 

General Motors, précité.

 

[49]           Compte tenu des conclusions tirées ci-dessus, j’estime qu’il n’est pas absolument nécessaire que je décide si la marque doit être radiée pour de motifs d’ordre public. L’argumentaire sur cette question faisait défaut. Cependant, une marque de commerce est un monopole et les noms sont non enregistrables prima facie parce qu’ils créent un monopole sur le nom d’une personne, comme c’est le cas en l’espèce. Il serait injuste qu’une personne puisse jouir d’un monopole sur un nom de famille et qu’elle empêche ses enfants d’en profiter, excepté dans le plus clair des cas. Or, il ne s’agit pas d’un de ces cas en l’espèce.

 

[50]           Par conséquent, une ordonnance accueillant les demandes avec dépens et enjoignant au registraire des marques de commerce de radier l’enregistrement no LMC639953 sera rendue.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que les demandes soient accueillies avec dépens et que le registraire des marques de commerce radie l’enregistrement no LMC639953.

 

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2216-07

 

INTITULÉ :                                       CIBC WORLD MARKETS INC.

 

                                                            et

 

                                                            STENNER FINANCIAL SERVICES LTD.

 

ET

 

DOSSIER :                                        T-2217-07

 

INTITULÉ :                                       THANE STENNER

 

                                                            et

 

                                                            STENNER FINANCIAL SERVICES LTD.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Les 1, 2 et 3 décembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 13 avril 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Bradley J. Freedman

M. Stephen T.C. Warnett

 

POUR LA DEMANDERESSE,

CIBC WORLD MARKETS INC.

M. Andrew Morrison

 

POUR LE DEMANDEUR,

THANE STENNER

 

M. Murray L. Smith

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

STENNER FINANCIAL SERVICES LTD.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BORDEN LADNER GERVAIS LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE,

CIBC WORLD MARKETS INC.

SHIELDS HARNEY

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR,

THANE STENNER

SMITH BARRISTERS

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LA DÉFENDERESSE,

STENNER FINANCIAL SERVICES LTD.

 

 

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