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Cour fédérale

 

Federal Court

 


 

Date : 20100407

Dossier : IMM-1396-10

Référence : 2010 CF 367

ENTRE :

ZEF SHPATI

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

 

LE JUGE HARRINGTON

 

 

[1]               Le 17 mars 2010, j’ai instruit trois requêtes présentées au nom de M. Shpati pour obtenir sursis à l’exécution, fixée au 22 mars 2010, de la mesure de renvoi vers l’Albanie prise contre lui, jusqu’à ce que la Cour ait tranché les demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire visant trois décisions administratives rendues à son encontre. La première décision administrative était une décision défavorable quant à l’examen des risques avant renvoi (dossier de la Cour IMM‑6518‑09). La seconde consistait en un rejet de la demande d’autorisation, soumise par M. Shpati, à présenter depuis le Canada, pour motifs d’ordre humanitaire, une demande de résidence permanente (dossier de la Cour IMM-6522-09) La troisième consistait en un refus d’un agent d’exécution de surseoir à la mesure de renvoi, en application de l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), jusqu’à ce que décision ait été rendue à l’égard des deux premières demandes (dossier de la Cour IMM-1396-10). Après avoir pris l’affaire en délibéré, j’ai accordé un sursis le 19 mars 2010 en regard de cette question, c’est‑à‑dire la décision de l’agent d’exécution de ne pas surseoir à la mesure de renvoi. J’ai rejeté les deux autres requêtes en raison de leur caractère théorique.

 

[2]               Lorsque j’ai pris l’ordonnance accordant le sursis, j’ai déclaré que les motifs seraient énoncés par la suite.

 

LES FAITS D’ESPÈCE

[3]               M. Shpati soutient que s’il devait retourner en Albanie, il serait exposé à un risque de persécution, de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités ou à une menace à sa vie. Jusqu’à ce jour il n’a réussi à en convaincre aucun décisionnaire canadien.

 

[4]               La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile de M. Shpati. La Cour a autorisé celui-ci à présenter une demande de contrôle judiciaire, que la juge Snider a par la suite rejetée sur le fond.

 

[5]               M. Shpati est né et a vécu pendant 25 ans dans un camp de travail en Albanie. En 1991, le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés l’a reconnu être une « personne relevant de sa compétence », et les États-Unis lui ont accordé le statut de résident permanent. M. Shpati  a toutefois été expulsé vers l’Albanie, en 2005, pour utilisation illégale de la carte verte de son épouse. M. Shpati a alors quitté sans délai l’Albanie à destination du Canada, où il a présenté une demande d’asile. S’appuyant sur l’article 108 de la LIPR, la SPR a rejeté sa demande au motif que les raisons qui lui avaient fait demander l’asile n’existaient plus. La juge Snider a conclu que cette décision n’était pas manifestement déraisonnable et en a rejeté la demande de contrôle judiciaire. La décision de la juge Snider, dont la référence est 2007 CF 237, a été rendue avant que l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 n’abolisse la norme de la décision manifestement déraisonnable dans le cadre du contrôle judiciaire.

 

[6]               Par la suite, la décision quant à l’examen des risques avant renvoi a été défavorable au demandeur, et la demande présentée par ce dernier pour pouvoir demeurer au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire a également été rejetée. Les deux décisions sont toutefois toujours en instance, en ce sens que des demandes d’autorisation soumises à la Cour pour pouvoir demander le contrôle judiciaire de ces décisions sont pendantes.

 

LA DÉCISION DE L’AGENT D’EXÉCUTION

[7]               L’agent d’exécution a décidé comme suit, le 8 mars 2010, de ne pas surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi :

[traduction]

L’Agence des services frontaliers du Canada est tenue, en vertu de l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, d’appliquer les mesures de renvoi dès que les circonstances le permettent. Après examen de tous les renseignements disponibles, je ne suis pas convaincu qu’il soit opportun de surseoir dans le présent cas à l’exécution de la mesure de renvoi.

 

[8]               Les notes de l’agent versées au dossier comptent quatre pages. Il est bien établi que ces notes constituent les motifs de la décision (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 1 Imm. L.R. (3d) 1, paragraphe 44).

 

[9]               L’agent a fait remarquer avec justesse que la demande se fondait sur un litige en instance devant la Cour ainsi que sur le risque couru par le demandeur advenant son retour en Albanie, son degré d’établissement au Canada et l’intérêt supérieur de son épouse et de ses enfants.

 

[10]           Quant aux deux demandes pendantes d’autorisation et de contrôle judiciaire, l’agent a indiqué, non sans raison, que le simple dépôt de ces demandes n’empêchait pas les fonctionnaires du ministère d’appliquer la LIPR, et notamment d’exécuter les mesures de renvoi. L’agent a ajouté :

[traduciton]

Je désire souligner que l’exécution de la mesure de renvoi ne privera pas M. Shpati, si la Cour fédérale fait droit au contrôle judiciaire, du droit de faire examiner de nouveau ses demandes d’ERAR ou pour ses demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

 

[11]           L’agent d’exécution a conclu qu’il n’était pas justifié d’accorder un sursis sur le fondement des demandes pendantes d’autorisation et de contrôle judiciaire. Quant au risque auquel M. Shpati serait exposé advenant son retour en Albanie, l’agent d’exécution a relevé que la Section de la protection des réfugiés avait jugé que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et que l’agent d’ERAR avait également conclu que des mécanismes étaient en place en Albanie assurant à M. Shpati une protection adéquate, quoique peut-être imparfaite. À ce sujet, l’agent d’exécution a tiré la conclusion suivante : [traduction] « Je ne suis pas convaincu qu’il y ait le moindre risque personnalisé nouveau ou d’importance ». Il n’est toutefois pas clair si l’agent d’exécution faisait allusion à un risque postérieur au rejet de la demande d’asile de M. Shpati ou à la décision défavorable quant à l’ERAR.

 

[12]           L’agent d’exécution a ensuite déclaré :

[traduction]

Je souligne que tant la demande d’ERAR que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaires ont été soumises à – et tranchées par – des organismes compétents, qui ont examiné la preuve produite et qui ont déjà rendu une décision quant au risque et aux difficultés excessives.

 

[13]           L’agent d’exécution s’est finalement penché sur l’intérêt supérieur de l’épouse et des enfants de M. Shpati qui, par suite de circonstances assez exceptionnelles, se trouvent actuellement aux États-Unis. L’agent s’est dit d’avis que trop peu d’éléments de preuve avaient été présentés pour qu’il soit justifié, pour ce motif, d’accorder un sursis.

 

SURSIS EN MATIÈRE D’IMMIGRATION

[14]           La démarche suivie par M. Shpati est assez courante parmi les demandeurs d’asile qu’on ne soupçonne pas, pour grande criminalité ou tout autre motif, d’être interdits de territoire. L’intéressé commence par affirmer qu’il est un réfugié au sens de la Convention des Nations Unies, sinon une personne à protéger, aux fins des articles 96 et 97 de la LIPR. Une fois l’intéressé arrivé au Canada, une mesure de renvoi est prise contre lui, mais il y est sursis par effet de la loi jusqu’à ce que la demande d’asile ait été tranchée. Si la décision de la SPR est défavorable à l’intéressé, celui-ci a le droit de présenter à la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Si la décision de la Cour est favorable, l’affaire est renvoyée à la SPR afin qu’un nouveau décisionnaire rende une nouvelle décision. Si la nouvelle décision est défavorable à l’intéressé, celui-ci peut alors présenter une demande d’ERAR.

 

[15]           Les articles 112 et suivants de la LIPR prévoient qu’une personne telle que M. Shpati, même si elle n’a pas présenté en premier lieu une demande d’asile, peut demander la protection au ministre. Dans le cas d’un demandeur d’asile débouté, la question est de savoir si de nouveaux risques sont survenus. En vertu de l’article 232 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, le demandeur ne peut être renvoyé du Canada avant que n’ait été rendue une décision défavorable quant à l’ERAR. Une fois une telle décision rendue, toutefois, la mesure de renvoi est exécutoire. L’article 48 de la LIPR prévoit que « [l]’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent ». La mesure de renvoi est exécutoire même si le demandeur présente une nouvelle demande d’ERAR.

 

[16]           Une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’a jamais pour effet, en soi, de surseoir à une mesure de renvoi.

 

[17]           La Cour dispose toutefois, en equity, du pouvoir discrétionnaire de surseoir à une mesure de renvoi. L’objet d’un tel sursis est de préserver le statu quo ante en attendant que soit tranchée une demande dont la Cour est saisie.

 

[18]           La Cour utilise pour le sursis interlocutoire le même critère que celui applicable à l’injonction interlocutoire. Il doit y avoir dans l’instance sous-jacente une question sérieuse pour la Cour à juger, il faut que, si le sursis n’est pas accordé, le demandeur en subisse un préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients ne doit pas pencher en faveur du ministre (Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 N.R. 302, 6 Imm. L.R. (2d) 123; RJR - MacDonald c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311).

 

[19]           Le principe général énoncé dans l’arrêt RJR MacDonald, c’est qu’une question est sérieuse si elle n’est ni futile ni vexatoire. Toutefois, lorsque l’octroi du sursis équivaudrait dans les faits à une décision sur la demande sous-jacente, la question ne peut être sérieuse que si la Cour examine la vraisemblance que cette demande soit accueillie (Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 642, 13 Imm. L.R. (3d) 289).

 

L’AUDITION DES REQUÊTES

[20]           Une bonne part de l’audience a été consacrée à la question, d’intérêt pour la Cour, de l’incidence de l’arrêt Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 171, 82 Imm. L.R. (3d) 167 de la Cour d’appel fédérale, et de la portée du pouvoir discrétionnaire dont dispose l’agent d’exécution de surseoir à une mesure de renvoi. À tous égards, la décision Wang a été élevée au rang d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale, compte tenu que le juge Nadon y a souscrit entièrement dans Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, 79 Imm. L.R. (3d) 157. Quoiqu’il en soit, les parties ont pleinement débattu les requêtes en sursis liées aux trois demandes sous-jacentes. J’ai toutefois déclaré que si je devais accorder un sursis à l’égard de la décision de l’agent d’exécution, je devrais selon toute vraisemblance rejeter les deux autres requêtes du fait de leur caractère théorique, sans en venir à une conclusion quelconque quant à leur bien-fondé. Le raisonnement que j’ai suivi, c’était que l’agent d’exécution n’avait pas refusé d’accorder un sursis parce que ce qui était demandé échappait à la portée, restreinte, du pouvoir qui lui est conféré par l’article 48 de la LIPR et que M. Shpati aurait dû s’adresser directement à la Cour. L’agent, plutôt, s’est penché sur la décision quant à l’ERAR et sur la décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[21]           M. Shpati aurait pu ne demander le sursis que de la décision de l’agent d’exécution. Bien qu’il ait été assurément sage pour lui de demander un sursis dans les trois dossiers de la Cour, surtout que l’appréciation de la composante de la question sérieuse en vue de l’octroi d’un sursis interlocutoire peut s’avérer plus complexe lorsque la décision en cause est le refus d’un agent d’exécution d’accorder un sursis, plutôt qu’une décision quant à l’ERAR ou une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il n’en demeure pas moins que, ayant décidé d’accorder le sursis dans l’un des dossiers, je n’ai pas estimé nécessaire ni indiqué d’évaluer le bien-fondé des deux autres requêtes en sursis.

 

[22]           J’ai déclaré, comme l’affaire a été instruite et tranchée de manière urgente, que je formulerais par la suite mes motifs. Les parties savent toutefois déjà dans les grandes lignes ce que je vais maintenant dire, en raison de mon ordonnance motivée dans la décision Simbolon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), dossier de la Cour IMM-1193-10, rendue le 18 mars 2010.

 

L’ARRÊT PEREZ

[23]           Dans l’arrêt Perez, la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente visait une décision défavorable quant à l’ERAR, et non la décision d’un agent d’exécution de ne pas surseoir à une mesure de renvoi. Alors que la demande d’autorisation était pendante, les autorités ont décidé d’appliquer la mesure de renvoi. La requête subséquente en sursis a été rejetée et M. Perez a été renvoyé au Mexique. Toutefois, la demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a par la suite été accueillie.

 

[24]           Lors de l’instruction sur le fond de la demande de contrôle judiciaire, le juge Martineau a rejeté cette demande en raison de son caractère théorique, puisque M. Perez ne se trouvait plus au Canada. À la section 3 de la LIPR qui porte sur l’examen des risques avant renvoi, l’article 112 prévoit en effet qu’une « [...] personne se trouvant au Canada [...] peut [...] demander la protection au ministre [...] ».

 

[25]           La décision a été portée en appel, par le biais d’une question certifiée, devant la Cour d’appel fédérale. Dans un jugement rendu à l’audience, le juge Noël s’est lui aussi dit d’avis que la question avait un caractère théorique, et il a déclaré ce qui suit (aux paragraphes 5 et 6) :

[5]        [...] [L]e contrôle judiciaire de la décision défavorable d’un agent d’ERAR rendue après que la personne en cause a été renvoyée du Canada est sans objet.

 

[6]        De plus, nous ne relevons aucune erreur commise par le juge Martineau dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de refuser d’instruire la demande malgré son caractère théorique.

 

[26]           Ainsi la personne telle M. Shpati, qui dispose du droit de demander à la Cour son autorisation et qui, si elle l’obtient, demande le contrôle judiciaire d’une décision défavorable quant à l’ERAR, perd ce droit si elle est renvoyée du Canada contre son gré.

 

[27]           Une distinction fondamentale est actuellement établie entre l’exécution d’une mesure de renvoi alors qu’une demande d’ERAR est pendante et alors qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est pendante. Bien qu’on présente généralement une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire pour pouvoir solliciter le statut de résident permanent depuis le Canada plutôt que depuis son propre pays, comme le prévoit l’article 11 du Règlement, il a été statué que le renvoi ne rendait pas une telle demande sans objet (Shchelkanov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 76 F.T.R. 151, décision du juge Strayer, paragraphe 9; Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 261, jugement du juge Evans, paragraphe 20).

 

[28]           On n’a pas mentionné cette distinction dans l’arrêt Perez. Celle-ci repose peut-être sur le fait qu’en vertu de l’article 25 de la LIPR, le ministre dispose du pouvoir d’octroyer le statut de résident permanent si des circonstances d’ordre humanitaire le justifient, sans restriction de nature  géographique. L’article 112 de la LIPR, par contre, exige que la personne qui demande un examen des risques avant renvoi se trouve au Canada.

 

[29]           Manifestement, l’agent d’exécution n’était pas au fait des répercussions de l’arrêt Perez. S’il l’avait été, on ne peut imaginer qu’il aurait déclaré que l’exécution de la mesure de renvoi ne privait pas M. Shpati de son droit d’obtenir, au cas où sa demande de contrôle judiciaire serait accueillie, un nouvel ERAR. L’agent d’exécution a commis une erreur de droit.

 

[30]           Il ne suffit toutefois pas de conclure à l’erreur de droit. La Cour d’appel nous enjoint également d’examiner s’il ressort de la décision rendue qu’en fait le droit a véritablement été respecté (Okoloubu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 326, [2009] 3 R.C.F. 294, 75 Imm. L.R. (3d) 1). Cela nous renvoie, par l’intermédiaire de Baron, à la décision Wang du juge Pelletier.

 

L’ARRÊT BARON

[31]           La décision Baron a été portée en appel devant la Cour d’appel fédérale sur le fondement de la question certifiée qui suit :

Lorsqu’un demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire contestant un refus de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi jusqu’à ce qu’il soit statué sur une demande pendante de droit d’établissement [...], et lorsqu’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accordé de telle sorte que l’intéressé n’est pas renvoyé du Canada, le fait que la demande de droit d’établissement demeure pendante à la date où la Cour étudie la demande de contrôle judiciaire laisse-t-il subsister un « litige actuel » entre les parties, ou l’affaire est-elle rendue théorique du seul fait que la date prévue du renvoi est passée?

 

[32]           Dans cette affaire, contrairement à la nôtre, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée en vertu de l’article 25 de la LIPR n’avait pas encore été tranchée. La Cour a statué que la demande de contrôle judiciaire n’avait pas un caractère théorique puisqu’il subsistait un litige actuel. Le juge Nadon a souscrit entièrement aux motifs formulés par le juge Pelletier dans la décision Wang. Aux paragraphes 66 et 67 de l’arrêt Baron, le juge Nadon a fait observer que le pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution de reporter une mesure de renvoi était limité, que la norme de contrôle applicable était celle de la raisonnabilité et, quant au volet de la « question sérieuse » du critère à trois volets de l’arrêt Toth, précité, il ne suffisait pas que le juge conclue simplement que la question n’était ni frivole ni vexatoire; le juge devait aussi « examiner attentivement la question soulevée dans la demande sous-jacente ».

 

LA DÉCISION WANG

[33]           Les faits de l’affaire Wang différaient aussi considérablement des faits de l’espèce. À l’expiration de son visa temporaire un an après son arrivée ici, M. Wang a présenté une demande d’asile. Cette demande a été rejetée, comme l’a été par la suite sa demande d’être considéré membre de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (les personnes ayant droit à un ERAR dans le cadre de la Loi actuelle). Nulle demande d’autorisation et de contrôle judiciaire n’a été soumise à l’égard de l’une ou de l’autre décision. Après avoir été arrêté en vertu d’un mandat de l’immigration parce qu’il ne s’était pas présenté à l’entrevue en vue de son renvoi. M. Wang s’est marié, puis, parrainé par son épouse, il a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada. Lorsque l’agent d’exécution a refusé de reporter le renvoi, il n’y avait devant la Cour aucune demande sous-jacente. Tout ce qu’il y avait, c’était une demande très récemment soumise au ministre en vue de l’obtention, pour des motifs d’ordre humanitaire, de la résidence permanente; ces motifs avaient trait à la séparation d’avec la famille, et non à un risque personnel.

 

[34]           Le juge Pelletier ne s’est pas écarté du critère tripartite applicable aux injonctions et sursis interlocutoires, insistant toutefois sur le fait que le volet du critère relatif à la question sérieuse « [...] se transforme en critère de vraisemblance que la demande sous-jacente soit accueillie, étant donné que l’octroi de la réparation recherchée dans la demande interlocutoire accordera au demandeur la réparation qu’il sollicite dans le cadre du contrôle judiciaire » (paragraphe 11). Si un sursis avait été accordé dans cette affaire, la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire serait devenue sans objet. En l’espèce, toutefois, le redressement demandé compte plusieurs stades. À l’égard tant de la demande d’ERAR que de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, une autorisation doit d’abord être obtenue. Faute de l’être, la question sera close. Si l’autorisation est obtenue, les demandes de contrôle judiciaire de M. Shpati pourront ensuite être ou non accueillies. Ce n’est que si M. Shpati a alors gain de cause qu’il aura droit, selon le cas, à un nouvel ERAR ou à un nouvel examen pour motifs d’ordre humanitaire.

 

[35]           En outre, le sursis accordé en l’espèce pourra ne plus avoir qu’un caractère théorique si aucune autorisation n’est accordée dans le cadre de la demande d’ERAR et de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le sursis pourrait ainsi n’être que d’une durée de trois mois, plutôt que d’environ trois ans – le temps requis pour traiter une demande initiale fondée sur des motifs d’ordre humanitaire –, dont au moins une année où le demandeur résiderait dans la région de Toronto.

 

[36]           Le juge Pelletier a fait remarquer que l’expression defer [reporter, surseoir, différer] recouvrait deux concepts différents. L’un concerne le fait de reporter à plus tard ou à différer, l’autre le fait de déférer à une autre procédure.

 

[37]           Un report peut être justifié si la mesure de renvoi visée à l’article 48 ne peut être appliquée « dès que les circonstances le permettent », comme lorsque les préparatifs de voyage s’avèrent difficiles à mettre au point ou que l’intéressé est incapable de voyager. D’autres circonstances d’ordre plus général pourraient justifier un report temporaire, comme un acte médical dont la date est fixée ou la perte irrémédiable d’une année d’études pour un enfant.

 

[38]           Lorsqu’il a examiné l’expression defer dans le sens d’accorder la priorité à une autre procédure ou d’y déférer, le juge Pelletier a fait expressément allusion aux demandes invoquant des motifs d’ordre humanitaire et à ce qu’on connaît désormais sous le nom de demandes d’ERAR. Si la procédure est couronnée de succès, l’intéressé acquiert le droit de demander le droit d’établissement, sous réserve du respect des exigences en matière d’admissibilité.

 

[39]           Le juge a à cet égard déclaré ce qui suit (paragraphe 41) :

Lorsqu’il s’agit d’une demande invoquant des motifs d’ordre humanitaire, la personne qui la présente ne fait pas nécessairement face à un risque pour sa sécurité personnelle si elle retourne dans son pays d’origine alors que, par définition, les membres de la catégorie des DNRSRC courent un risque pour leur vie ou d’être exposés à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain.

 

 

[40]           La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de M. Wang ne comportait pas de composante de risque. Or non seulement M. Shpati fait-il valoir l’existence d’un risque, soit l’essence même d’une demande d’ERAR, mais sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire compte également un élément de risque. Et même si le risque ne satisfaisait pas aux exigences des articles 96 et 97 de la LIPR, il pourrait être de nature à exposer M. Shpati, advenant son retour en Albanie, à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[41]           L’élément central de la décision du juge Pelletier est le suivant :

[50]      Le pouvoir discrétionnaire à exercer ne correspond pas à une évaluation du risque. Le pouvoir discrétionnaire à exercer consiste à savoir s’il faut déférer à une autre procédure qui peut rendre la mesure de renvoi nulle ou de nul effet, l’objectif de cette procédure étant de déterminer si le renvoi de la personne en cause l’exposerait à un risque de mort ou de sanctions extrêmes. Lorsque la procédure en cause n’a pas déjà été introduite au moment de la demande de report, ou qu’elle n’a été introduite que par suite de la mesure de renvoi, la personne qui exerce le pouvoir discrétionnaire pourrait conclure que la conduite du demandeur n’est pas cohérente avec une allégation de crainte d’être tué ou d’être traité de façon inhumaine. Il ne s’agit pas ici d’une évaluation du risque, mais plutôt de l’évaluation de la bonne foi d’une demande.

 

[42]           Dans la présente affaire, au contraire de l’affaire Wang, la procédure d’ERAR n’a pas été menée à terme, une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire ayant été introduite avant que n’ait été faite la demande de report. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’a pas été soumise à la dernière minute, un élément de risque a été allégué et, comme dans le cadre de la demande d’ERAR, la procédure devant la Cour avait déjà été instituée avant qu’il n’ait été demandé à l’agent d’exécution de reporter l’exécution de la mesure de renvoi.

 

LES ERREURS DE L’AGENT D’EXÉCUTION

[43]           En plus de ne pas avoir compris les répercussions de l’arrêt Perez, ce qui a constitué une erreur de droit, l’agent d’exécution n’a pas évalué la bonne foi de la demande d’ERAR et de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il semble avoir plutôt apprécié le risque, ce qui va manifestement au‑delà du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 48 de la LIPR, tel que l’a fait remarquer le juge Pelletier, au paragraphe 50 de la décision Wang.

 

[44]           Je suis également troublé par le commentaire précité de l’agent, selon lequel des organismes compétents avaient déjà tranché la demande d’ERAR et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les organismes en cause peuvent très bien être compétents, tout en ayant tort. La loi qui confère compétence à ces organismes reconnaît aussi qu’ils peuvent commettre des erreurs de droit et de fait. C’est d’ailleurs là précisément la raison pour laquelle la Cour fédérale dispose d’un pouvoir de surveillance, et les décisions de celle-ci peuvent être infirmées par la Cour d’appel fédérale, dont les arrêts peuvent à leur tour être cassés par la Cour suprême du Canada.

 

[45]           Bien qu’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision défavorable quant à l’ERAR ne donne pas automatiquement lieu à l’octroi d’un sursis, j’estime difficile d’admettre que le législateur ait entendu que « dès que les circonstances le permettent », un agent d’exécution, qui n’a pas acquis une formation en la matière, puisse priver un demandeur du recours même qu’il lui avait accordé.

 

LE CRITÈRE À TROIS VOLETS

[46]           Les volets de la question sérieuse et du préjudice irréparable s’entrelacent. L’agent d’exécution a manifestement mal compris la procédure d’ERAR et refusé d’en déférer à une autre procédure, soit la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, et ce, bien que le risque de persécution soit le fondement même d’un examen des risques avant renvoi. Il ne fait aucun doute que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de M. Shpati.

 

[47]           J’ai présent à l’esprit que les mots utilisés pour régler une question particulière peuvent être considérés d’application générale et utilisés dans d’autres contextes. Je me suis donc délibérément abstenu de commenter la situation où, comme dans l’arrêt Perez, c’est un juge de la Cour qui refuse d’accorder un sursis. Je n’écarte pas non plus la possibilité pour un agent d’exécution de reporter une mesure de renvoi lorsque de nouveaux événements sont survenus après la décision défavorable quant à l’ERAR, de l’ordre de catastrophes naturelles, comme des tsunamis ou des tremblements de terre, ou de bouleversements politiques, comme des coups d’État.

 

[48]           Je ne dis pas non plus que l’agent d’exécution doit automatiquement déférer à une demande pendante d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision défavorable quant à l’ERAR s’il  est convaincu que la procédure a été instituée de bonne foi devant la Cour. À l’avenir, les agents d’exécution devront avoir une meilleure connaissance de l’arrêt Perez et, si je peux faire une suggestion, lorsqu’il s’agit d’une demande présentée à un agent d’octroyer un sursis en attendant l’issue d’une procédure devant la Cour concernant un ERAR ou des motifs d’ordre humanitaire et qui compte un élément de risque, cette demande de sursis devrait être rejetée au motif que les  questions en jeu outrepassent le pouvoir discrétionnaire de l’agent, la demande devant plutôt être adressée à la Cour.

 

[49]           Une copie des présents motifs sera versée dans les dossiers de la Cour IMM-6518-09 et  IMM-6522-09.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 7 avril 2010

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1396-10

 

INTITULÉ :                                       SHPATI

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 7 MARS 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             LE 7 AVRIL 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Joel Etienne

 

POUR LE DEMANDEUR

Nicole Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gertler, Etienne LLP

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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