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Date : 20100325

Dossier : T-1914-08

Référence : 2010 CF 332

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2010

En présence de monsieur le juge Harrington

 

                                                            ACTION RÉELLE ET PERSONNELLE

ENTRE :

WORLD FUEL SERVICES CORPORATION

 

demanderesse

 

et

 

 

LE NAVIRE « NORDEMS » ET

LES PROPRIÉTAIRES DU NAVIRE ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR CE NAVIRE ET REEDEREI « NORD » KLAUS E. OLDENDORFF GMBH ET PARTENREEDEREI m.s. « NORDEMS » ET PARKROAD CORPORATION

 

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il ne s’agit pas d’une simple action sur compte pour non-paiement du combustible de soute fourni au navire Nordems, à la demande de Parkroad Corporation, son affréteur à temps maintenant en faillite. Les questions qui se posent dans les requêtes incidentes pour un jugement sommaire consistent à savoir si les propriétaires et les gestionnaires du navire Nordems sont aussi personnellement responsables et, même s’ils ne le sont pas, à savoir si la responsabilité réelle incombe au navire Nordems.

 

[2]               La réponse tient aux différences dans le droit maritime canadien entre un droit réel d’origine législative et un privilège maritime, un lien contractuel et un mandat, de même qu’à la pertinence de la clause exprimant le choix des lois applicables à un contrat.

 

[3]               Suivant l’offre et l’acceptation apparemment transmises en Corée, Parkroad Corporation, le sous-affréteur à temps coréen du vraquier m.s. Nordems battant pavillon chypriote a conclu une entente avec la demanderesse, une société américaine, ou avec sa société apparentée, World Fuel Services (Singapore) Pte Ltd., une entreprise de Singapour, relativement à l’achat de combustible de soute chargé à bord en Afrique du Sud. Parkroad a fait faillite sans avoir payé le combustible en question.

 

[4]               Par la suite, la demanderesse a saisi le m.s. Nordems à Baie Comeau. Le navire a fait l’objet d’une mainlevée moyennant une caution déposée par ses propriétaires. Parkroad était constituée partie défenderesse, mais elle n’a pas comparu.

 

[5]               L’argument de la demanderesse est que Parkroad avait non seulement conclu une entente en son nom, mais aussi au nom du navire et de ses propriétaires. En raison des modalités qu’il comportait, le contrat était réputé avoir été conclu aux États‑Unis. Il est expressément régi par le droit américain qui crée un privilège maritime sur le navire, même si ses propriétaires et gestionnaires ne sont pas personnellement responsables.

 

[6]               Les défendeurs propriétaires et gestionnaires allemands nient avoir conclu un contrat avec la demanderesse. Ils nient que Parkroad avait le pouvoir, réel ou apparent, de prétendre conclure un contrat en leur nom ou sur le crédit du navire. Quel que puisse être le droit applicable régissant les relations non contractuelles entre eux et la demanderesse (il y a plusieurs possibilités), celui-ci n’est pas le droit des États-Unis, et il n’a pas été établi ni allégué que le droit en question était différent du droit maritime canadien. En vertu du droit maritime canadien, un fournisseur ne bénéficie pas d’un privilège maritime, et il ne peut intenter une action réelle que si les propriétaires sont personnellement responsables. Même s’il existe une présomption en vertu de notre droit selon laquelle les approvisionnements nécessaires sont fournis sur le crédit du navire, cette présomption est réfutable et a été réfutée en l’espèce.

 

[7]               Les propriétaires font en outre valoir que, si par hasard le droit américain devait s’appliquer, ce dernier n’accorde pas à la demanderesse un privilège maritime sur le m.s. Nordems dans les circonstances de l’espèce. Le caractère de la transaction sous-jacente n’était pas suffisamment américain. Ils ajoutent que la demanderesse n’a aucune qualité pour intenter une action en justice. Elle agit simplement comme prête-nom pour World Fuel Services (Singapore) Pte Ltd en vue de renforcer les aspects américains de la transaction.

 

[8]               Chaque partie a déposé une requête pour jugement sommaire à l’appui de ses prétentions respectives. La provenance de certains des documents présentés à la Cour est plutôt vague, mais ces documents, ainsi que la compréhension commune des parties, permettent à la Cour de tirer une conclusion.

 

[9]               Mon analyse des questions juridiques en l’espèce repose sur deux conclusions de fait primordiales. Parkroad n’avait reçu aucune autorisation réelle des propriétaires ou gestionnaires de Nordems pour conclure, en leur nom ou sur le crédit du navire, un contrat pour le ravitaillement en combustible de soute. Il lui avait été expressément interdit de le faire. Cependant, World Fuel Services Corporation n’avait aucune connaissance véritable de ce fait. Ces conclusions sont importantes dans la mesure où, pour dire les choses succinctement, le droit maritime des États-Unis, le droit choisi par World Fuel Services Corporation et Parkroad pour régir leur contrat, est tel qu’un fournisseur est présumé avoir conclu un contrat sur le crédit du navire. Cette présomption ne peut être réfutée qu’en démontrant que le fournisseur savait effectivement que la partie contractante n’était pas autorisée à lier le navire. Si la présomption n’est pas réfutée, le droit américain crée le privilège maritime sur le navire. En revanche, sous le régime du droit maritime canadien, hormis quelques exceptions qui ne sont pas pertinentes en l’espèce, un fournisseur ne dispose pas d’un privilège maritime. En vertu des articles 22 et 43 de la Loi sur les Cours fédérales, le fournisseur peut plutôt se prévaloir d’un droit réel d’origine législative sur le navire seulement si les propriétaires sont personnellement responsables. À l’instar du droit américain, il existe une présomption selon laquelle les approvisionnements nécessaires ont été commandés sur le crédit du navire. Cependant, il n’est pas nécessaire de démontrer que le fournisseur était au courant de l’absence d’autorisation pour réfuter cette présomption.


[10]           J’estime qu’il est utile au départ de faire ressortir certaines différences qui existent entre un privilège maritime et une action réelle ordinaire, que je désigne souvent sous l’appellation « droit réel d’origine législative », et d’expliquer pourquoi les règles qui régissent le choix des lois applicables font que le Canada est très apprécié des fournisseurs américains qui octroient un crédit aux affréteurs à temps.

 

[11]           Un certain nombre de différences importantes existent entre un privilège maritime et un droit réel d’origine législative. Une seule est pertinente en l’espèce, à savoir qu’un privilège maritime peut exister même si les propriétaires du navire ne sont pas personnellement responsables. Un privilège maritime naît au moment de la transaction, que ce soit par exemple un abordage, tandis qu’un droit réel d’origine législative ne prend effet que lorsque des poursuites sont engagées ou peut-être seulement lors de la signification de l’action réelle au navire (cette question a été examinée de manière approfondie eu égard aux lois anglaises par le juge Brandon dans le « Monica S », [1968] P. 741, [1967] 3 All ER 740, [1967] 2 Loyd’s Rep 113)). Le privilège maritime suit le navire remis aux tiers acquéreurs contre valeur. Cependant, une action réelle éventuelle est invalidée par un changement de propriété légitime, même si les propriétaires initiaux, s’ils sont évidemment personnellement responsables en premier lieu, demeurent responsables.

 

[12]           Dans le cas de la vente d’un prévôt où toutes les imperfections du navire, y compris les privilèges maritimes, sont transférées dans le fonds ainsi créé (Osborn Refrigeration Sales and Services Inc. c L’Atlantean I (1982), 7 DLR (4th) 395, 52 NR 10 (C.A.F.)) et si le fonds ainsi constitué n’est pas suffisant pour rembourser tous les créanciers, les détenteurs d’un privilège maritime bénéficient d’un ordre de priorité élevé. Ils ont priorité sur les créanciers hypothécaires qui, pour leur part, ont priorité sur les créanciers ordinaires. Le détenteur d’un privilège maritime est, en règle générale, un créancier garanti dans une procédure de faillite alors que le détenteur d’un droit réel d’origine législative, à tout le moins un droit réel qui ne s’est pas réalisé avant la faillite, ne l’est pas.

 

[13]           Trois affaires dans le cadre desquelles ces questions sont examinées, ainsi que leurs fondements historiques, ont trait aux arrêts prononcés par le juge Le Dain dans Marlex Petroleum Inc. c Le navire Har Rai et The Shipping Corporation of India Ltd., [1984] 2 CF 345, 1984 AMC 1649, confirmé sans motifs supplémentaires par [1987] 1 RCS 57, le juge Stone dans Imperial Oil Ltd. c Petromar Inc, 2001 CAF 391 , [2002] 3 CF 190, 2002 AMC 536, et le juge Binnie dans Holt Cargo Systems Inc. c ABC Containerline NV (Syndics de), 2001 CSC 90, [2001] 3 RCS 907 (le Brussel).

 

[14]           Il a également été bien établi, dans les affaires auxquelles je ferai renvoi, que si les règles qui régissent le choix des lois applicables nous conduit à conclure que la transaction est régie par un autre système juridique et que la preuve révèle que les lois de ce système diffèrent des nôtres, nous y donnerons effet. Le Canada est un pays apprécié des fournisseurs qui bénéficient d’un privilège maritime en vertu des lois qui s’appliquent à leur transaction dans la mesure où, en établissant les rangs de priorité, notre droit accorde aux fournisseurs un privilège maritime, privilège dont ne peuvent bénéficier les fournisseurs canadiens. Ce n’est pas le cas en Angleterre. Voir Bankers Trust International Ltd. c Todd Shipyards Corp. (le Halcyon Isle), [1981] A.C. 221 (P.C.), [1980] 2 Lloyd’s Rep. 325, 1980 AMC 1221. En Angleterre, les priorités sont considérées comme une question de procédure régie par la loi du for plutôt qu’une question de fond. Ce point est examiné par Dicey, Morris et Collins, dans The Conflict of Laws, 14e éd. (Londres : Sweet & Maxwell, 2006), au paragraphe 7-033 pour appuyer leur règle 17 qui prévoit que [traduction] « [t]outes les questions de procédure sont régies par le droit interne du pays auquel appartient la Cour où sont intentées des poursuites (loi du for) ». Ainsi, sur un marché mondial concurrentiel, un fournisseur américain court moins de risques dans l’octroi du crédit.

 

[15]           Le droit interne canadien a été modifié l’année dernière pour conférer aux fournisseurs exploitant une entreprise au Canada un privilège maritime qui grève un navire étranger. Les services doivent avoir été rendus à la demande du propriétaire ou d’une personne agissant en son nom. Rien n’indique que la jurisprudence ayant trait à la présomption réfutable d’autorité a été écartée. (Loi modifiant la Loi sur la responsabilité en matière maritime, la Loi sur les Cours fédérales et d’autres lois en conséquence, LC 2009, c 21, art. 139).

 

[16]           Je fais mention de ces différences parce qu’il est difficile d’extraire les principes généraux énoncés dans la multitude de décisions qui abordent les questions en l’espèce. Dans bon nombre de ces décisions, le droit applicable devenait évident, de sorte que la Cour n’avait pas à se livrer à une analyse du choix du des lois applicables. Bon nombre traitent des priorités découlant de la vente d’un prévôt qui ne génère pas de fonds suffisants pour rembourser tous les créanciers. D’autres traitent de l’effet d’une vente privée. Un excellent exemple concerne le jugement Lanner (JP Morgan Chase Bank c Lanner (Le), 2006 CF 409, [2007] 1 RCF 289, 2006 AMC 812, infirmé par Kent Trade and Finance Inc. c JP Morgan Chase Bank, 2008 CAF 399, 305 DLR (4th) 442, 388 NR 39). Il s’agissait d’une affaire relative à l’ordre de priorité. En première instance, la juge Gauthier a conclu que le fournisseur n’avait qu’un droit réel d’origine législative et que celui-ci venait après la réclamation du créancier hypothécaire. La Cour d’appel fédérale est arrivée à la conclusion que le fournisseur, en vertu du droit étranger applicable, détenait un privilège maritime et qu’ainsi il avait priorité sur le créancier hypothécaire. En l’espèce, il importe peu que World Fuel Services détienne un privilège maritime ou seulement un droit réel d’origine législative. Dans les deux cas, elle a droit à un jugement et au paiement intégral de la caution. Si elle n’a ni l’un ni l’autre, l’action personnelle contre les propriétaires du Nordems et l’action réelle intentée contre le navire doivent être rejetées.

 

RÈGLES CONCERNANT LES JUGEMENTS SOMMAIRES

[17]           Au cours de l’instance, les règles 213 et suivantes des Règles des Cours fédérales qui traitent des jugements sommaires ont été modifiées, mais ces modifications n’influent pas sur l’issue du présent litige. La preuve des faits est constituée de l’affidavit de Rüdiger Knust, un cadre supérieur du défendeur Reederei « Nord » Klaus E. Oldendorff GmbH, les gestionnaires du navire. Rüdiger Knust a exposé quelques principes fondamentaux applicables aux contrats d’affrètement à temps, par exemple, que c’est généralement l’affréteur à temps qui commande et paie le combustible de soute. Mais il a aussi témoigné sur certains faits qui pourraient être considérés comme du ouï-dire et a produit des documents auxquels les propriétaires et gestionnaires du Nordems n’étaient pas parties. Toutefois, l’avocat de la demanderesse ne conteste pas l’exactitude des déclarations de M. Knust et ne s’oppose pas aux documents qu’il a produits, dont le contrat de sous-affrètement à temps signé avec Parkroad. Monsieur Knust n’a pas été contre-interrogé.

 

[18]           D’autre part, la demanderesse n’a même pas eu recours à un témoin pour produire ses documents. La Cour a été informée qu’ils avaient été énumérés dans un affidavit de documents signifiés aux défendeurs. L’avocat des défendeurs non seulement ne s’est pas opposé pas à leur production, mais il se fonde sur certains d’entre eux en appui à la requête en rejet de l’action des défendeurs.

 

[19]           La seule autre preuve soumise à la Cour est celle du droit des États-Unis. Les défendeurs, qui ont déposé leur requête en premier, ont présenté un affidavit de Michael Marks Cohen, un éminent avocat de New York qui connaît très bien ces questions. La demanderesse a réagi en présentant un affidavit d’un autre avocat américain bien connu, Stephen Simms de Baltimore. Les deux avocats ont rapidement fait valoir que les différentes juridictions d’appel des Cours de circuit américaines divergent d’opinion et ont porté à l’attention de la Cour tout ce qui pourrait éventuellement entrer en ligne de compte en l’espèce. La Cour a jugé très utile leur preuve d’experts, si le droit américain devait s’appliquer.

 

LES CHARTES-PARTIES

[20]           Un armateur peut exploiter un navire pour son propre compte ou l’affréter à d’autres. Il existe différents types de chartes-parties, dont les attributs principaux sont détaillés plus particulièrement dans Scrutton on Charterparties and Bills of Lading, 21e éd. (London : Sweet & Maxwell, 2006), aux pages 55 à 61. Les différentes chartes-parties auxquelles était assujetti le Nordems étaient toutes des contrats d’affrètement à temps. L’armateur emploie le capitaine et l’équipage et continue ainsi d’être en possession du navire dont les activités découlent des commandes commerciales de l’affréteur à temps. Un contrat d’affrètement à temps se distingue d’une charte‑partie coque-nue, dont la forme la plus courante est le contrat d’affrètement coque nue et, en vertu de ce contrat, le capitaine et l’équipage sont les préposés de l’affréteur qui a la possession matérielle du navire.

 

[21]           Selon le contrat d’affrètement à temps conclu à Oslo, le 9 mai 2007, à l’aide du formulaire connu de la Bourse des denrées de New York (NYPE93), les propriétaires du Nordems, Partenreederei m.s. Nordems de Hambourg, ont affrété à temps le Nordems à AS Klaveness Chartering d’Oslo pour une période allant de 34 à 37 mois, au gré des affréteurs, et la livraison devait avoir lieu le lendemain. L’article 7 prévoyait, notamment, que les affréteurs devaient fournir le combustible de soute et le payer intégralement. L’article 23 précise ce qui suit :

[traduction]

Les affréteurs ne seront, directement ou indirectement, liés par aucun privilège ou charge qui pourrait avoir priorité sur le titre et le droit des propriétaires du navire, et ne permettront pas que ce privilège soit maintenu. Les affréteurs s’engagent, pendant la durée de validité de la présente charte-partie, à ne pas se procurer de fournitures, d’approvisionnements nécessaires ou de services, incluant les frais de port et de combustible de soute, sur le crédit des propriétaires ou sur le temps du propriétaire.

 

 

[22]           La charte-partie prévoyait que les arbitrages se dérouleraient à Londres et que les différends seraient régis par le droit anglais.

 

[23]           La charte-partie permettait aux affréteurs de sous-affréter, ce qu’ils ont fait. En fait, il y a une série de sept contrats de sous-affrètement à temps, le dernier ayant été consenti par Cosco Oceania Chartering Pty Ltd. de l’Australie en faveur de Parkroad Corporation de la Corée du Sud. Le seul contrat de sous-affrètement déposé à la cour est celui qui a été conclu à Taipei, le 25 octobre 2007 entre Cosco et Parkroad, également à l’aide du formulaire de la Bourse des denrées de New York. La période d’affrètement à temps devait couvrir au minimum 11 mois et au maximum 13 mois, au gré des affréteurs. La date de livraison n’a pas été précisée. La charte-partie contient les mêmes clauses standards imprimées concernant le paiement du combustible de soute et l’interdiction de grever le navire de privilèges. Cette charte-partie était également assujettie au droit anglais et à l’arbitrage conformément à ce droit.

 

[24]           Selon les renseignements fournis par M. Knust et qui n’ont pas été contestés, Parkroad a pris livraison du Nordems à Irago, au Japon, le 25 février 2008. Malgré les modalités du contrat de sous-affrètement, Cosco avait avisé les propriétaires que Parkroad avait retourné le navire le 30 octobre 2008. Il importe de souligner qu’à aucun moment pendant la durée du contrat de sous‑affrètement de Parkroad ou, par la suite, avant la saisie du navire à Baie-Comeau, le Nordems n’a fait escale à un port américain.

 

LA LIVRAISON DU COMBUSTIBLE DE SOUTE

[25]           Le premier des documents déposés par la demanderesse est un courriel, portant la date du 15 octobre 2008, que Daniel Park de World Fuel Services Seoul a envoyé à operation@parkroad.co.kr, qui confirme en fait la modification d’une commande précédente de combustible dont la quantité avait augmenté. Il a été établi que le vendeur était « World Fuel Services » et que le délai de paiement était de 30 jours. Il a été établi que l’acheteur était [traduction] « le ms Nordems et/ou son capitaine et/ou ses propriétaires, MM. Parkroad Corporation ». Le combustible de soute devait être livré matériellement à Cape Town par Chevron South Africa (Pty) Ltd. L’auteur du courriel a ensuite ajouté ce qui suit :  

[traduction]

Toutes les ventes sont effectuées sur le crédit du navire. L’acheteur est présumé avoir le pouvoir de grever le navire d’un privilège maritime. Les avis d’exonération apposés sur les reçus de livraison du combustible de soute seront inopérants et ne constituent pas une renonciation au privilège du vendeur. Cette confirmation est régie par les conditions générales du vendeur en vigueur à la date à laquelle cette confirmation est délivrée et les incorpore par renvoi. Celles-ci sont affichées à l’adresse suivante : www.wfscorp.com. Vous pouvez également nous en aviser si vous avez besoin d’une copie de ces conditions et nous vous la fournirons.

 

[26]           Les dossiers de l’entreprise indiquent que World Fuel Services Seoul fait effectivement partie de World Fuel Services (Singapore) Pte Ltd.

 

[27]           Le reçu de livraison du combustible de soute figure sur du papier à en‑tête de Chevron et fait état de la livraison, à Cape Town, de 500,001 tonnes métriques le 16 octobre 2008. Le capitaine du navire a apposé l’avis suivant sur ce reçu : [traduction] « Le service/l’approvisionnement est effectué pour le compte des affréteurs à temps du navire, MM. Parkroad Corp. Au nom du propriétaire du navire, je déclare par les présentes que ni le propriétaire ni le navire ne sont responsables du paiement du service/de l’approvisionnement. » J’estime que cet avis d’exonération n’a aucune importance puisqu’il a été apparemment délivré après que le combustible de soute a été accepté à bord. Rien n’indique à tout le moins que le tampon n’a été apposé sur le reçu qu’après coup.

 

[28]           Par la suite, le 20 octobre 2008, « World Fuel Services », une division de « World Fuel Services (Singapore) Pte. Ltd. », a dressé une facture au montant de 304 905,97 $US, qui a été envoyée au [traduction] « ms Nordems et/ou son capitaine et/ou ses propriétaires, MM. Parkroad Corporation », à une adresse située en Corée du Sud. Les destinataires devaient effectuer le télévirement de l’argent à Chicago pour le compte de World Fuel Services.

 

[29]           La première lettre directement envoyée aux défendeurs Partenreederei m.s. « Nordems » et Partenreederei « Nord » Klaus E. Oldendorff GmbH était datée du 8 décembre 2008 et portait la mention [traduction] « SAISIE IMMINENTE DU M/S NORDEMS ». La lettre a été envoyée à l’attention du directeur des Finances, avec copie conforme au Service de l’affrètement, à l’adresse électronique suivante : chartering@reederei-nord.de. La lettre portait l’en-tête de World Fuel Services Corporation, Miami, et menaçait l’entreprise de saisie si le paiement n’était pas effectué immédiatement.

 

CONDITIONS GÉNÉRALES DE WORLD FUEL SERVICES

[30]           La demanderesse a produit un document de 11 pages intitulé The World Fuel Services Corporation Marine Group of Companies – General Terms and Conditions. Ces conditions s’appliquent à un groupe d’entreprises ‑ dont le siège social était apparemment situé à Miami ‑, y compris à World Fuel Services (Singapore) Pte. Ltd., ainsi qu’à leurs filiales et/ou sociétés apparentées et/ou aux bureaux respectifs. La partie du préambule où son énumérés les divers bureaux, filiales et sociétés apparentées indique que ce groupe d’entreprises exerce ses activités dans une bonne partie du monde.

 

[31]           L’article 7, qui traite du paiement, indique que, sauf disposition contraire, les ventes reposent sur un paiement au comptant de façon anticipée ou une lettre de crédit irrévocable. En l’espèce, la confirmation accordait un crédit de 30 jours, sous réserve, par conséquent, de l’approbation du service de crédit du vendeur à Miami. [traduction] « Et il est convenu que la formation du contrat a eu lieu en Floride. »

 

[32]           Selon l’article 8, qui traite du crédit et de garantie, la vente du produit est effectuée sur le crédit du navire et l’acheteur promet d’acquitter la somme due. En outre, [traduction] « l’acheteur garantit que le vendeur détiendra et pourra faire valoir un privilège maritime grevant le navire concerné au montant dû pour les produits livrés ». Si le contrat est conclu par l’entremise d’un mandataire, alors ce dernier, de même que son mandant, est entièrement lié par les obligations découlant du contrat. Les paragraphes d. et e. indiquent ce qui suit :

[traduction]

1.               L’acheteur reconnaît que le vendeur a consulté les listes de propriétaires de navires figurant dans le Lloyd’s Register of International Shipowning Groups (Lloyd’s Register - Fairplay Ltd), le Fairplay World Shipping Directory (Fairplay Publications Ltd), le site www.seasercher.com et toute autre ressource disponible permettant d’établir ou de confirmer ce droit de propriété. Si le nom de l’acheteur est mentionné ou autrement indiqué sur la liste en tant que propriétaire inscrit, propriétaire bénéficiaire ou copropriétaire de navires inscrits sur le registre de Lloyd, l’acheteur garantit et convient que tous les autres navires appartenant au même propriétaire bénéficiaire seront considérés comme de vrais navires‑jumeaux appartenant à ce dernier.

 

2.               Toutes les ventes effectuées conformément aux conditions générales sont réalisées auprès du propriétaire inscrit du navire, en plus de toute autre partie qui peut figurer parmi les acheteurs dans la confirmation. Tout combustible de soute commandé par un mandataire, une société de gestion, un affréteur, un courtier ou toute autre partie l’est au nom du propriétaire inscrit et ce dernier est responsable à titre de mandant du paiement de la facture relative au combustible de soute.

 

[33]           L’article 15 exige que toutes les communications soient envoyées à l’attention du vendeur particulier à l’adresse de Miami. Fait intéressant, cette disposition prévoit également que [traduction] « les ambiguïtés dans les dispositions des conditions générales ou de la confirmation ne doivent pas être interprétée en défaveur d’une partie du simple fait qu’elle ou que son avocat l’a rédigée ».

 

[34]           Enfin, l’article 17 prévoit que les conditions générales et chaque vente sont régies par les lois des États-Unis et de l’État de la Floride, sans référence aux règles de conflits de lois. Néanmoins, le vendeur peut faire valoir son droit à un privilège ou à une saisie dans le pays où il trouve le navire.

 

[35]           Ces conditions générales ainsi que la confirmation de la commande visent à couvrir toute permutation ou combinaison pouvant survenir lors de la livraison de combustible de soute à un navire. Elles reconnaissent la possibilité que le combustible de soute ait été commandé par un affréteur ou pour le compte d’un affréteur qui n’était pas autorisé à lier le navire ou ses propriétaires. Effectivement, si la demanderesse s’était fondée sur le Lloyd’s Register of Shipping, elle aurait su sans le moindre doute que Parkroad n’était pas le propriétaire du Nordems et que les propriétaires pouvaient être trouvés à une adresse en Allemagne. Elle savait ou aurait dû savoir que Parkroad n’était pas l’agent portuaire du navire, car une autre entité était nommée à ce titre dans la confirmation de la commande. De plus, elle a accepté de Parkroad des commandes concernant d’autres navires qui, selon le registre de Lloyd’s, n’ont aucun lien avec les propriétaires du Nordems.

 

[36]           Le contrat rappelle ce que le juge Idington a dit à propos d’un contrat de transport attesté par un connaissement dans Vipond v Furness Withy & Co. (1916), 54 SCR 521, aux pages 524 et 525 :

[traduction]

Il était ainsi clairement entendu que le transporteur ne devait courir aucun risque et que le malheureux expéditeur devait, autant que possible, assumer les risques de toute sorte que la longue pratique de générations de transporteurs a décelés et auxquels ces derniers pouvaient être exposés dans le cadre de leurs activités. Il semble évident à la lecture de ce merveilleux instrument que, dès qu’un nouveau risque était décelé, de nouveaux mots étaient intégrés au formulaire de connaissement utilisé par ces transporteurs. Ainsi, s’était développé un document étrange et complexe, à l’image des connaissances juridiques issues des décisions et de l’expérience des marins, très pratique pour piéger l’expéditeur imprudent tenté d’accepter un tarif forfaitaire et de fermer les yeux sur son contenu implicite.

 

[37]           Quant à l’allégation des défendeurs selon laquelle la partie qui a signé une entente avec Parkroad n’était pas World Fuel Services Corporation, mais plutôt World Fuel Services (Singapore) Pt Ltd., le dossier ne renferme tout simplement pas suffisamment de renseignements à ce sujet pour que je puisse rejeter l’action sur ce fondement. Compte tenu des dispositions relatives au crédit et des conditions générales, je tiendrai pour acquis que la société World Fuel Services Corporation de Miami est une demanderesse légitime, mais qu’il n’appartient pas à World Fuel Services (Singapore) Pte. Ltd. de soutenir plus tard qu’elle est la partie contractante et n’est pas liée par le jugement rendu en l’espèce.  

 

LE DROIT APPLICABLE

[38]           Les règles de conflits de lois qui déterminent le droit applicable à la relation entre World Fuel Services et le navire Nordems et ses propriétaires sont celles du pays, c'est-à-dire celles qui font partie du droit maritime canadien. Ainsi que l'a déclaré le juge dans Tropwood A.G. c Sivaco Wire & Nail Co., [1979] 2 RCS 157, aux pages 166 et 167 :

En bref, la question soulevée par les appelants est de savoir si, dans l’exercice de sa compétence sur l’affaire dont elle est saisie, la Cour fédérale peut déterminer, en conformité des règles de conflit de lois du tribunal saisi, le droit régissant le procès. En l’espèce, la Cour fédérale a compétence sur les appelants et sur l’objet du litige et il existe un ensemble de droits applicables. À mon avis, cet ensemble comprend les règles de conflit et permet à la Cour fédérale de conclure à l’application du droit étranger à la réclamation qui lui a été soumise. Les règles de conflit sont en général celles du tribunal saisi. Il me semble clair que selon le par. 22(3) de la Loi sur la Cour fédérale, que j’ai déjà mentionné, la Cour fédérale peut, lorsqu’il est question d’un navire étranger ou de demandes dont les faits se sont produits en haute mer, juger nécessaire de considérer l’application du droit étranger relativement à l’action dont elle est saisie.

 

[39]           Il est bien établi et a été réaffirmé par la Cour d'appel fédérale dans les arrêts Imperial Oil et Lanner, précités, et par jurisprudence qui y est citée, que, s’il est fait abstraction de l'application des principes d’intérêt public, les parties à un contrat sont libres de choisir expressément le droit applicable. Autrement, la Cour doit évaluer les facteurs qui relient l’affaire à un système de droit ou à un autre. Bien que le droit américain accorde un privilège maritime dans des circonstances où le droit maritime canadien ne l’accorde pas, notre susceptibilité sur ces questions d’intérêt public est ménagée (le Har Rai, précité).

 

[40]           Il faut nous souvenir de deux points. En premier lieu, la Cour appliquera son droit interne à moins d’être convaincue qu'un autre droit est applicable et qu’il a été allégué et établi que ce droit est différent. Comme la seule allégation de droit étranger concerne le droit américain, la Cour n’est pas tenue, en principe, de déterminer le droit applicable, mais doit plutôt décider si le droit américain est celui qui s’applique. En deuxième lieu, il n’est peut-être même pas nécessaire de chercher à savoir si le droit américain s’applique. Si, comme je l’ai mentionné précédemment, les propriétaires du Nordems sont parties au contrat conclu avec World Fuel Services ou s’ils n’ont pas réfuté la présomption plus faible de notre droit selon laquelle le combustible de soute a été fourni sur le crédit du navire, la question de savoir quel est le droit positif qui s’applique n’aura pas d’importance. World Fuel Services aura gain de cause même si elle ne possède qu’un droit réel d’origine législative.

 

LE DROIT DES MANDATS

[41]           Par conséquent, mon point de départ consiste à déterminer si, en vertu de la common law en matière de mandat, qui fait partie du droit maritime canadien (Q.N.S. Paper Co. c Chartwell Shipping Ltd., [1989] 2 R.C.S. 683, 1989 AMC 2798), les propriétaires de Nordems sont liés par le contrat aurait été conclu en leur nom par Parkroad. Le cas échéant, cela règle la question. Sinon, la question qui se pose est donc celle de savoir si la présomption selon laquelle les approvisionnements nécessaires ont été fournis sur le crédit du navire a été réfutée.

 

[42]           Comme l’a fait observer le professeur G.H.B. Fridman dans Law of Contract in Canada, 5e éd. (Toronto : Thomson-Carswell, 2006), à la page 114 :

[traduction]

Un contrat est une affaire personnelle entre les parties qui sont au courant des détails de sa conclusion; seules les parties peuvent acquérir les droits ou être assujetties aux obligations qui y sont prévues.

 

 

Bien que ce principe ait été assoupli lorsqu’il s’agit de stipulations qui profitent à des tiers (Fraser River Pile & Dredge Ltd. c Can-Dive Services Ltd., [1999] 3 RCS 108, 1999 AMC 2840), il reste valable lorsqu’il est question d’imposer un fardeau à un tiers. Évidemment, les propriétaires du Nordems ne sont pas du tout des tierces parties si Parkroad agissait à titre de mandataire.

 

[43]           Parkroad était-elle liée à World Fuel Services? Évidemment, qu’elle l’était. Si elle avait payé d’avance le combustible de soute, personne ne serait davantage éclairé. Comme le fait remarquer le professeur Fridman, à la page 152 : [traduction] « Qu’entend-on par pouvoir? Cette notion se divise en plusieurs catégories, notamment, le pouvoir explicite, implicite, usuel ou coutumier et apparent » (note de bas de page omise). Il est manifeste que les propriétaires du Nordems n’avaient pas autorisé expressément Parkroad à commander le combustible de soute sur leur crédit ou sur le crédit du navire. Au contraire, les chartes-parties successives interdisaient expressément à Parkroad de le faire.

 

[44]           Cependant, l’absence de pouvoir réel ne met pas fin à l’affaire. La conduite des parties doit être prise en compte. Il suffirait d’établir que le fournisseur savait qu’il traitait avec un affréteur à temps à titre de mandant plutôt qu’à titre de mandataire. La décision du juge Collier dans Westcan Stevedoring Ltd. c Armar (Le), [1973] C.F. 1232 (CF 1re inst.) est souvent citée. Toutefois, en l’espèce, les conditions générales du contrat prévoient que Parkroad était engagée comme mandant ainsi que comme mandataire des propriétaires. Cette notion est bien connue en droit maritime et constitue la base de la clause Himalaya dans les connaissements où le transporteur passe un contrat non seulement en son nom propre, mais aussi au nom de ses préposés, mandataires et sous-traitants. La validité de ces clauses a été confirmée par la Cour suprême dans l’arrêt ITO-International Terminal Operators Ltd. c Miida Electronics Inc., [1986] 1 RCS 752, 1986 AMC 2580 (le Buenos Aires Maru), et dans l’arrêt London Drugs c Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 RCS 299.

 

[45]           Je crois que la réponse découle de deux affaires : l’arrêt rendu par le juge Marceau, au nom de la Cour d’appel fédérale, dans Mount-Royal/Walsh Inc. c Le « Jensen Star », [1990] 1 CF 199, 99 NR 42, et celui de la Cour suprême du Canada dans Chartwell Shipping, précité.

 

[46]           L’affaire concernant le « Jensen Star » est généralement invoquée pour rejeter l’argument selon lequel un affréteur en coque nue est le propriétaire véritable d’un navire au sens de l’article 43 de la Loi sur les Cours fédérales. Or, dans cette affaire, il est aussi question des approvisionnements nécessaires fournis au navire Jensen Star quand celui‑ci était affrété coque nue. Aux pages 216 et suivantes, le juge Marceau fait référence à un certain nombre de décisions rendues depuis la constitution de la Cour fédérale et a fait observer que le droit d’origine législative exige que le propriétaire engage personnellement sa responsabilité. Il était d’avis que, dans le cadre de notre système, la protection de l’armateur l’emporte sur celle du fournisseur.

 

[47]           Il a fait état de la présomption prima facie selon laquelle les fournitures sont fournies sur le crédit du navire et son propriétaire, et a énoncé trois possibilités aux pages 216 et 217 :

[…] N’y a-t-il pas trois possibilités dont il faut tenir compte : le propriétaire peut avoir conclu le contrat lui-même, il peut avoir autorisé quelqu’un à s’engager sur son crédit personnel ou il peut avoir autorisé expressément ou implicitement une personne qui a la possession et le contrôle du navire à tirer du crédit du navire (plutôt que de la totalité de ses biens personnels). J’admets parfaitement que le propriétaire doit avoir engagé sa responsabilité par un comportement ou une attitude quelconque. Mais faut-il en conclure qu’un tribunal ne peut rendre un jugement in rem contre le propriétaire sans obligatoirement prononcer un jugement in personam? Dans l’affirmative, il me semble que l’action in rem perdrait tout à fait son caractère distinct; à ma connaissance, nul n’a jamais prétendu que tel pourrait être le cas (comp. D.C. Jackson, Enforcement of Maritime Claims, 1985, à la page 59 (non souligné dans l’original).

 

 

[48]           Dans cette affaire, la personne qui a commandé les travaux exécutés sur le navire était un dirigeant des deux propriétaires et des affréteurs en coque nue, une société apparentée. Le juge Marceau a donc conclu que l’entreprise « possédait l’intérêt requis pour que l’action in rem soit valide, cet intérêt consistant à agir par l’intermédiaire de son président de manière à autoriser tacitement Jensen Shipping à tirer du crédit du navire et à engager, dans cette mesure, sa responsabilité personnelle ». Il n’y a rien de tel en l’espèce. En conséquence, le simple fait de conclure un contrat d’affrètement coque nue ne confère pas à l’affréteur un pouvoir réel ou apparent.

 

[49]           Selon son contrat avec Parkroad, World Fuel Services s’est fondée sur les registres de navires commerciaux, comme le Lloyd’s Register of Shipping, afin de déterminer le nom des propriétaires des navires. J’ai ordonné au cours de l’audience que les inscriptions pertinentes consignées alors au registre soient produites. Il est précisé que les propriétaires sont Partenreederei m.s. Nordems. Le contrat était parfaitement conforme à l’expérience vécue par World Fuel Services elle-même, selon laquelle la personne qui commande du combustible de soute n’a pas nécessairement le pouvoir de lier le navire. Si elle avait respecté les conditions générales de son contrat, qui interdisaient l’octroi de crédit, elle aurait été payée ou n’aurait pas livré le combustible de soute.

 

[50]           À mon avis, elle était au courant et aurait dû s’enquérir auprès des propriétaires pour savoir si Parkroad avait ou non le pouvoir de les lier. Dans l’arrêt Chartwell Shipping, précité, les approvisionnements nécessaires ont été commandés par une partie qui s’est décrite comme un mandataire, mais qui n’a pas nommé son mandant. La Cour suprême a décidé que le mandataire n’était pas personnellement responsable et a estimé que le fournisseur, en l’occurrence une société d’acconage, était tenu de s’informer. Dans la présente affaire, l’inverse s’est produit, mais le même principe s’applique.

 

[51]           Par conséquent, je conclus que, en vertu du droit maritime canadien, les propriétaires du Nordems, encore moins ses gestionnaires, ne sont pas personnellement responsables et que, par conséquent, l’action réelle et personnelle devait être rejetée.

 

APPLICATION DU DROIT AMÉRICAIN

[52]           À ce stade-ci, il faut examiner si nos règles de conflit des lois nous aiguillent vers le droit américain et, le cas échéant, si ce droit accorde à World Fuel Services un privilège maritime sur le navire Nordems. Ainsi qu’il exposé plus haut, puisque les propriétaires du Nordems n’ont pas conclu de contrat avec World Fuel Services, la clause exprimant le choix des lois applicables est moins importante qu’elle ne l’aurait été autrement. Je pense qu’il est juste d’affirmer que, compte tenu des faits décrits dans les différentes affaires, les Cours n’ont pas été tout à fait cohérentes ce qui a trait à la façon de déterminer le droit applicable. Je dois souligner que nos règles régissant le choix des lois applicables nous aiguillent vers un droit positif étranger, sans renvoi, c’est-à-dire, non vers les règles de conflit des lois en vigueur dans ce pays. Voir Dicey, précité, à la page 73 et suivantes.

 

[53]           Quels facteurs relient la présente affaire aux États-Unis? L’argument le plus sérieux de la demanderesse est qu’elle est une société américaine et que, étant donné qu’il y a eu octroi de crédit, le contrat était réputé avoir été conclu aux États-Unis. Le paiement devait être versé à une banque située aux États-Unis. Le contrat conclu avec Parkroad était régi par le droit américain et reconnaissait aux tribunaux des États-Unis une compétence non exclusive. En revanche, le combustible de soute a été commandé en Corée du Sud et livré en Afrique du Sud à un navire battant pavillon chypriote, dont les propriétaires et gestionnaires se trouvaient en Allemagne. Le Nordems n’a à aucun moment pertinent sillonné les eaux américaines et le navire a été saisi au Canada.

 

[54]           Un point de départ adéquat pour la proposition selon laquelle le Canada assurera l’application d’un privilège maritime étranger, même dans les situations où ce privilège ne peut être                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  invoqué selon notre droit canadien, est l’arrêt Strandhill (The) v Walter W. Hodder Co., [1926] RCS 680, 1927 AMC 244, de la Cour suprême. Aucune analyse du choix des lois applicables n’était nécessaire puisque la demanderesse poursuivait ses activités aux États-Unis et fournissait les approvisionnements nécessaires au navire de l’appelante dans un port américain en vertu d'un contrat conclu avec le propriétaire aux États-Unis. Le navire a ensuite été vendu, ce qui a exigé que la Cour détermine si la demanderesse bénéficiait d’un « droit de suite » attaché au privilège maritime grevant le navire après le changement de propriétaire.

 

[55]           Dans l’arrêt Todd Shipyards Corp c Altema Compania Maritima SA (le Ioannis Daskalelis), [1974] RCS 1248, [1974] 1 Lloyd’s Rep 174, 1973 AMC 176, la demanderesse, une société américaine, avait effectué les réparations nécessaires au navire du défendeur à la demande de ses propriétaires aux États-Unis. Le navire a ensuite fait l’objet d’une saisie et a été vendu au Canada. Il a été statué que Todd Shipyards détenait un privilège maritime qui avait priorité sur le créancier hypothécaire.

 

[56]           Dans l’arrêt Har Rai, précité, au titre d’un contrat conclu aux États-Unis, la demanderesse fournissait du combustible de soute à un navire battant pavillon étranger dans un port américain. Le navire était affrété et, en fait, la livraison du combustible de soute avait été mise en place par le mandataire des affréteurs. La demanderesse ignorait en fait que le Har Rai était affrété et que la charte-partie comportait une clause interdisant tout privilège. Là encore, la Cour n’a pas jugé nécessaire de se livrer à une analyse du choix des lois applicables. La demanderesse bénéficiait d’un privilège maritime en vertu du droit américain et il lui a été donné effet au Canada.

 

[57]           Toutefois, le juge Stone dans l’arrêt Imperial Oil, précité, a effectué cette analyse. Les faits étaient tels qu’il n’y avait que deux types de droit possibles, celui des États-Unis ou celui du Canada. Les deux navires en question battaient pavillon canadien et appartenaient à une société canadienne, et faisaient l’objet d’un contrat d’affrètement coque nue, signé avec une autre société canadienne. D’autre part, les gestionnaires des affréteurs en coque nue étaient Américains et avaient passé un contrat, dont les modalités étaient assujetties au droit américain, avec un fournisseur de combustible de soute américain. Le combustible de soute a été fourni au Canada. Pour la plupart, les navires étaient exploités dans les Grands Lacs, c’est-à-dire, au Canada comme aux États-Unis.

 

[58]           La Cour a déterminé que, en l’absence d’un contrat avec le propriétaire du navire (plutôt qu’avec l’affréteur), qui renferme une clause sur le choix des lois applicables (ce qui est le cas en l’espèce), le régime de droit applicable n’est pas celui du contrat, mais plutôt celui avec lequel la transaction présente le lien le plus étroit et le plus important. Le Canada a été choisi parce qu’il entretenait les liens les plus étroits avec la transaction, compte tenu de l’immatriculation des navires, du pavillon, de la propriété, de la possession au Canada par un affréteur coque nue canadien, de l’exploitation des navires depuis une base au Canada et de l’approvisionnement en combustible au Canada.

 

[59]           En examinant la jurisprudence, le juge Stone a souligné ce qui suit au paragraphe 28 : « Lorsque l’endroit où le contrat a été signé est le même que celui où il a été exécuté, le tribunal jugera peut‑être qu’il est impossible en pratique d’appliquer une autre loi au contrat. »

 

[60]           Il a également affirmé ce qui suit au paragraphe 22 :

Bien que la présente controverse concerne des transactions qui seraient liées au Canada ou aux États-Unis, il n’est pas inhabituel, dans le domaine de la navigation maritime, qu’un navire soit approvisionné en carburant en application d’un contrat qui a été conclu entre des parties se trouvant dans plusieurs pays, négocié dans un pays et exécuté dans un autre parfois par une personne qui n’était pas partie au contrat initial. Fort heureusement, aucune complexité de cette nature n’existe en l’espèce.

 

Une telle complexité existe en l’espèce.

 

[61]           Le juge Stone s’est également penché sur l’arrêt Lauritzen c Larsen, 345 US 571, 1953 AMC 1210, rendu en 1953 par la Cour suprême des États-Unis, non parce qu’il avait force obligatoire, mais plutôt parce qu’il énonçait un certain nombre de facteurs jugés pertinents quant à la détermination du droit applicable. Bien que l’arrêt Lauritzen soit considéré comme une affaire délictuelle, le raisonnement suivi dans cet arrêt a ensuite été appliqué aux États-Unis pour le droit maritime en général. Les sept facteurs énumérés dans cette affaire sont les suivants : a) le lieu du délit; 2) la législation du pavillon arboré par le navire; 3) le domicile du marin blessé; 4) l’allégeance du propriétaire du navire; 5) l’endroit où le contrat d’emploi a été signé; 6) l’impossibilité d’avoir recours à un tribunal étranger; 7) la loi du for.

 

[62]           Je ne crois pas que l’arrêt prononcé par le juge Stone permette d’affirmer que le droit applicable doit être choisi. Tel qu’il l’a mentionné, il n’y avait que deux possibilités dans cette affaire, alors qu’en l’espèce, il y en a plusieurs. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, dans toutes les circonstances, le droit américain est le droit applicable.

 

[63]           La question à trancher dans l’affaire concernant le Brussel, précité, était celle de savoir si l’action introduite au Canada par un fournisseur (une instance dans le cadre de laquelle le Brussel a été vendu) devait être suspendue parce que les propriétaires belges du navire le Brussel battant pavillon belge avaient fait faillite en Belgique. Il était manifeste que si la réclamation de Holt était poursuivie quant au fond en Belgique, la Belgique aurait été traitée comme un créancier ordinaire et aurait eu droit à peu de dividende, voire aucun. L’action n’a pas été suspendue, sinon Holt aurait été privée de son privilège maritime. Holt était une société américaine qui assurait des services au Brussel aux États‑Unis. Au paragraphe 41, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour, a affirmé ce qui suit :

Un privilège maritime validement créé sous le régime d’une loi étrangère est reconnu et se voit accorder, au Canada, la même priorité qu’un privilège maritime créé au Canada sous le régime du droit maritime --- (non souligné dans l’original)

 

 

[64]           Dans Kirgan Holding S.A. c The Panamax Leader, 2002 CFPI 1235, 225 F.T.R. 273, 2002 AMC 2917, il n’y avait aucun lien avec les États-Unis, excepté une clause exprimant le choix des lois applicables entre le fournisseur de combustible de soute et l’affréteur en coque nue. Il a été statué que, puisque les affréteurs en coque nue avaient la possession et le contrôle complet du navire, la demanderesse avait le droit de s’appuyer sur le pouvoir présumé pour lier le propriétaire du navire. J’estime que ce jugement est difficile à concilier avec l’arrêt Jensen Star de la Cour d’appel. La réclamation pour approvisionnements nécessaires dans cette affaire a été acceptée, non en raison du pouvoir présumé de l’affréteur en coque nue, mais plutôt en raison du lien étroit entre les propriétaires et les affréteurs en coque nue, et du fait que la personne qui a demandé d’effectuer les réparations nécessaires au navire était un dirigeant des propriétaires du navire et de l’affréteur en coque nue. Quoi qu’il en soit, si le pouvoir repose sur la possession du navire, un affréteur à temps, tel que Parkroad, n’en a pas la possession (voir Imperial Oil, précité).

 

[65]           La dernière affaire à laquelle je renvoie est l’arrêt Lanner, précité. Bien que le juge en chef Richard, s’exprimant au nom de la majorité, ait affirmé que la clause exprimant le choix des lois applicables contenue dans le contrat d’approvisionnement devrait en principe régir les transactions maritimes, les approvisionnements nécessaires en question ont été commandés par le directeur du propriétaire qui avait le pouvoir de faire tout ce qui serait approprié, y compris le nécessaire concernant le combustible de soute. En conséquence, un lien contractuel s’est créé entre le fournisseur de combustible de soute et les propriétaires. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Le juge en chef Richard s’est abstenu de commentaires sur la situation découlant de la clause exprimant le choix des lois applicables dans un contrat que l’armateur ne connaissait pas.

 

[66]           À mon avis, les facteurs non américains l’emportent sur les facteurs américains. Ces facteurs sont les suivants : le pavillon arboré par le navire (Chypre), le domicile des propriétaires de celui-ci (Allemagne), l’endroit où l’offre d’achat du combustible de soute a été acceptée (Corée du Sud), l’endroit où le combustible de soute a été livré (Afrique du Sud) et l’endroit où le navire a été saisi (Canada). S’il est nécessaire de choisir parmi ces régimes de droit, celui qui s’appliquerait est celui de l’Afrique du Sud. Il n’y a que deux points de rattachement entre le propriétaire du navire et la demanderesse. Le premier est l’Afrique du Sud, où le combustible de soute a été livré. Si un privilège maritime existe, il est né à ce moment. S’il n’y avait pas eu d’octroi de crédit, la demanderesse aurait été en mesure de saisir le navire à cet endroit. Étant donné qu’il n’a pas été établi ni allégué que le droit de l’Afrique du Sud était différent du droit canadien, il y a lieu d’annuler la saisie, puisqu’il n’y a aucune responsabilité personnelle de la part des propriétaires et que la présomption selon laquelle le combustible de soute a été livré sur le crédit du navire a été réfutée. Le reçu de livraison du combustible de soute que le capitaine a signé ne comporte pas la moindre mention de World Fuel Services. Le reçu figure sur le papier à en-tête de Caltex Oil (SA) (Pty) (Ltd), sur lequel apparaissent également une adresse postale et un numéro de téléphone de Cape Town. Ce reçu ne permet nullement de dire que la demanderesse était le mandant non nommé de Caltex. Le deuxième point de rattachement était le Canada, l’endroit où le navire a été saisi.  

 

[67]           À mon avis, cette conclusion est conforme au droit maritime canadien. Dans les arrêts Imperial Oil et Lanner de la Cour d'appel fédérale, la différence des issues tient au fait que dans ce dernier cas, un contrat avait été conclu entre le fournisseur et l’armateur, tandis que dans le premier, il n’y en avait pas. En l’absence d’un contrat, il faut évaluer les points de rattachement. Dans une situation de fait où il y a un lien avec plusieurs ressorts, la préférence doit être donnée à l’endroit où les approvisionnements nécessaires ont été fournis. À mon avis, dans les circonstances de l’espèce, ce fait à lui seul ou, au besoin, combiné à l’endroit où le navire a été saisi, l’emporte sur les autres facteurs.

 

LE DROIT MARITIME DES ÉTATS-UNIS

[68]           Si mon analyse devait être erronée et que le droit applicable à la transaction est celui des États-Unis, il serait opportun que je tire des conclusions de fait, compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve dont je dispose, au sujet de l’état de ce droit. Le privilège maritime que le droit américain accorde aux fournisseurs a si souvent été soumis à l’examen de nos tribunaux que nous risquons d’oublier que nos commentaires sont des conclusions de fait fondées sur la preuve au dossier, et non des décisions sur des points de droit. Le droit américain sur cette question évolue si rapidement que dans l’arrêt Lanner, précité, la Cour d’appel fédérale a autorisé la production d’éléments de preuve nouveaux fondés sur des jugements rendus après que l’affaire a été entendue en première instance. Non seulement existe-t-il des divergences dans la jurisprudence, mais des modifications ont également été apportées à la loi applicable au fil du temps. Le point de départ de toute analyse est la Commercial Instruments and Maritime Lien Act, 46 U.S.C. § 31341, en vigueur aux États-Unis. Cette loi crée un privilège maritime sur un navire en faveur d’un fournisseur qui lui fournit les approvisionnements nécessaires, tels que le combustible de soute, [traduction] « sur l’ordre du propriétaire ou d’une personne autorisée par celui-ci ». À l’heure actuelle, l’affréteur figure parmi les personnes qui sont présumées avoir, en vertu de la loi, le pouvoir de fournir les approvisionnements nécessaires. Le fournisseur détient un privilège maritime et n’est pas tenu de prouver qu’on a fait crédit au navire.

 

[69]           Tant Me Simms, appelé à témoigner pour le compte de la demanderesse, que Me Marks Cohen, appelé à témoigner pour le compte des défendeurs, s’accordent pour dire que la seule façon de réfuter la présomption susmentionnée est de démontrer que le fournisseur était effectivement au courant de l’absence de pouvoir. Même si le droit américain encourage ainsi les fournisseurs à fermer les yeux sur la réalité, mais notre susceptibilité sur ces questions d’intérêt public n’est pas telle que nous refusions de donner effet aux dispositions portant sur le privilège maritime des États‑Unis, devraient-elles être applicables par ailleurs (Har Rai, précité).  

 

[70]           Hormis les dispositions législatives, Me Simms s’appuie sur l’arrêt Liverpool & London S.S. P&I Ass’n v m/v Queen of Leman, 296 F. 3d 350, rendu en 1992 par la Cour d’appel du cinquième circuit des États-Unis, sur l’arrêt Trans-Tech Asia v m/v Harmony Container, 518 F. 3d 1120, 2008 AMC 684, rendu en 2008 par la Cour d’appel du neuvième circuit des États-Unis et sur l’arrêt Triton Marine Fuels v m/v Pacific Chukotka, 575 F. 3d 409, 2009 AMC 1885, rendu en 2009 par la Cour d’appel du quatrième circuit des États‑Unis. Ces arrêts semblent aller à l’encontre du jugement Rainbow Line, Inc. v m / v Tequila, 480 F. 2d 1024, 1973 AMC 1431, rendu en 1973 par le Cour du second circuit, sur lequel s’appuie fortement Me Marks Cohen.

 

[71]           Lorsque les opinions et la jurisprudence étrangère sont divergentes, la Cour est en droit de se demander si les jugements cités appuient les affirmations des experts. En outre, selon Castel & Walker, Canadian Conflict of Laws, 6e éd. (Markham : LexisNexis, 2005), au paragraphe 7.3, et les jugements qui y sont cités :

[traduction]

Lorsque le témoin présente des documents qui font partie de ses éléments de preuve, la cour a le droit d’examiner ces documents, et lorsqu’il y a des éléments de preuve contradictoires quant à l’interprétation à donner au contenu des documents, la cour peut en tirer ses propres conclusions (notes de bas de page omises).

 

[72]           Examinons ces jugements en ordre chronologique. Dans le jugement Tequila, la question à trancher était celle de savoir si le manquement à une charte-partie par l’armateur a donné lieu à un privilège maritime en faveur de l’affréteur ayant préséance sur un créancier hypothécaire. La Cour a fait observer que les privilèges maritimes naissent séparément et indépendamment de l’entente des parties et que le contrat ne peut avoir d’incidence sur les droits des tiers. Elle a conclu, conformément à l’arrêt Lauritzen, que presque tous les points de rattachement dans les transactions ayant donné lieu au litige relativement au rang de priorité de l’affréteur par rapport à celui du créancier hypothécaire, étaient avec les États-Unis. Les seuls points de rattachement britanniques étaient l’immatriculation et la propriété nominale d’un navire dont les véritables propriétaires étaient des Américains.

 

[73]           Dans l’arrêt Queen of Leman, la Cour a statué que, en vertu du droit américain, les primes d’assurance maritime impayées donnent lieu à un privilège maritime. Le navire avait fait l’objet d’une saisie et a été vendu aux États-Unis. Le contrat d'assurance était régi par le droit anglais qui ne conférait pas de privilège maritime. En affirmant que les assureurs détenaient un privilège maritime, la Cour s’est appuyée principalement sur les conditions d’adhésion du navire à l’association de protection et d’indemnité. Elle a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Nous interprétons les règles en matière de protection et d’indemnité de manière à permettre généralement le choix du droit positif anglais et à soustraire de ce choix la question de fond de savoir si un privilège maritime existe déjà. En vertu du contrat, cette question, tout comme l'application d'un tel privilège, doit être tranchée par le droit de la compétence locale. Nous concluons donc que, en l’espèce, les règles en matière de protection et d’indemnité exigent l’application du droit positif américain pour établir l’existence de privilèges maritimes.

 

[74]           J’ai estimé que ce raisonnement n’était pas utile dans une situation comme celle en l’espèce où le navire a fait l’objet d’une saisie au Canada, un pays qui n’accorde pas un privilège maritime à un fournisseur.

 

[75]           Dans l’arrêt Harmony Container, où Me Simms a agi au nom du fournisseur de combustible de soute retenu, le navire battait pavillon malaisien et appartenait à une société malaisienne. Cette dernière a affrété le navire à une société taïwanaise qui l’exploitait sur un circuit qui comprenait des escales régulières en Californie. Le gestionnaire des affréteurs a communiqué avec un intermédiaire qui a obtenu le prix du combustible de soute auprès de Trans-Tech de Singapour. Le combustible de soute a été livré en Corée du Sud. Par la suite, les affréteurs ont fait faillite sans régler la facture. Le navire aurait fait l’objet d’une saisie à Long Beach si les nouveaux propriétaires n’avaient pas volontairement versé un cautionnement aux responsables américains. Comme en l’espèce, le contrat d’approvisionnement en combustible de soute tenait compte du droit américain.

 

[76]           La Cour a choisi le droit applicable comme s’il n’y avait eu aucune disposition exprimant le choix des lois applicables et en est venue à la conclusion que le droit malaisien régissait la formation du contrat. Elle a jugé que le lieu de livraison du combustible de soute était quelque peu fortuit. Elle a conclu, cependant, que le droit malaisien permettait d’opter pour un autre droit et a donc donné effet au droit américain, y compris au privilège maritime, sans décider si, en vertu du droit malaisien, l’armateur était partie au contrat. Elle a expressément préféré l’arrêt Queen of Leman au jugement Tequila.

 

[77]           Dans l’arrêt Pacific Chukotka, une société étrangère a livré le combustible de soute, commandé par un sous-affréteur, dans un port étranger. En vertu du contrat d’affrètement principal, les propriétaires avaient exigé que tout le combustible de soute soit acheté pour le compte de l’affréteur, à ses frais, et il était précisé que l’affréteur n’avait pas le pouvoir de créer, de constituer ou d’autoriser un privilège maritime. Le contrat d’approvisionnement en combustible de soute, comme on pouvait s’y attendre, exigeait l’application du droit américain et désignait comme acheteur le navire et son capitaine, ses propriétaires, ses propriétaires-gérants, ses exploitants, ses gestionnaires, ses armateurs disposants, ses affréteurs et mandataires conjointement et solidairement. L’argument du propriétaire selon lequel il n’était pas au courant de la disposition exprimant le choix des lois applicables et qu’il n’était pas lié par celle-ci a été rejeté. La Cour a souligné que cet argument faisait abstraction du fait qu’il s’agissait d’une action réelle dans laquelle la partie demanderesse revendiquait un privilège maritime grevant le navire, au lieu d’une action personnelle contre les propriétaires. La question n’était pas de savoir si les parties au contrat d’approvisionnement avaient le pouvoir de lier les propriétaires, mais celle de savoir si elles avaient le pouvoir de lier le navire.

 

[78]           La Cour a également constaté la distinction entre le point de vue de la Cour du deuxième circuit dans le jugement Tequila, précité, et celui de la Cour du cinquième circuit dans l’arrêt Queen of Leman, précité, et de la Cour du neuvième circuit dans l’arrêt Harmony Container, précité. La Cour du quatrième circuit préférait les arrêts rendus par la Cour du cinquième circuit et la Cour du neuvième circuit.

 

[79]           Maître Marks Cohen fait valoir – et j’estime que son observation est convaincante ‑ que le droit américain ne s’applique pas automatiquement, mais selon le régime prévu pour le choix des lois dans le contrat auquel les propriétaires du Nordems n’étaient pas partie. Une autre observation des plus importantes est que, dans les affaires invoquées par Me Simms, les navires faisaient l’objet d’une saisie ou un cautionnement était versé aux États-Unis pour éviter leur saisie. Si la présente affaire était instruite devant un tribunal américain, il manquerait le navire parce qu’il aurait fait l’objet d’une saisie. Le tribunal ne pourrait que prononcer un jugement déclarant qu’un privilège maritime américain s’y rattache ou ne s’y rattache pas. L’arrêt Queen of Leman insiste beaucoup sur le droit en vigueur à l’endroit où les droits peuvent être appliqués; cet endroit étant, en l’espèce, le Canada.

 

[80]           En outre, dans les arrêts Harmony Container et Pacific Chukotka, il y avait d’autres points de rattachement aux États‑Unis, mis à part les saisies ou le droit de saisie aux États-Unis. Dans l’arrêt Harmony Container, la Cour ne s’est pas souciée de l’application extraterritoriale éventuelle du droit américain, parce que, outre le cautionnement versé aux États-Unis, le navire se rendait régulièrement en Californie.

 

[81]           Dans l’arrêt Pacific Chukotka, le sous-affréteur, bien qu’il ait été constitué en société aux îles Caïmans, avait établi son principal lieu d’affaires dans l’État de Washington. Le navire, appartenant à Green Pacific, exerçait des activités à divers ports, notamment aux États-Unis.

 

[82]           La Cour a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Green Pacific fait d’abord valoir que la disposition exprimant le choix des lois applicables, prévue dans la confirmation du combustible de soute, ne peut lier Green Pacific ou son bien sans son consentement. Dans son argumentation, cependant, Green Pacific ne tient pas compte du fait que la présente affaire porte sur une action réelle dans laquelle la partie demanderesse revendique un privilège maritime grevant le navire, au lieu d’une revendication in personam contre Green Pacific en tant que propriétaire du navire. En conséquence, la question pertinente n’est pas celle de savoir si les parties au contrat d’approvisionnement avaient le pouvoir de lier le propriétaire du navire, mais celle de savoir si les parties avaient le pouvoir de lier le navire. Dans le cas d’un privilège maritime, le navire lui-même est considéré comme le débiteur de l’obligation, peu importe si le propriétaire du navire est également lié. Voir Amstar Corp. v S/S ALEXANDROS T., 664 F. 2d 904, 908-09 (quatrième circuit, 1981); voir également le Black’s Law Dictionary 943 (8e éd., 2004) (« [Le privilège maritime] naît par l’effet de la loi et représente un droit à l’égard du bien, secret et invisible.  ») (Citant Griffith Price, The Law of Maritime Liens 1 (1940) (non souligné dans l’original).

 

 

[83]           Je préfère l’opinion de Me Marks Cohen à celle de Me Simms. Le contrat doit prévoir plus qu’une disposition exprimant que les lois applicables sont celles des États‑Unis, que les propriétaires ne connaissent pas, pour que les tribunaux américains donnent effet à un privilège maritime. Trois éléments clés étaient manquants : a) le combustible de soute n’était pas fourni aux États-Unis; b) le navire n’a jamais exercé d’activités aux États-Unis et c) le navire n’a pas fait l’objet d’une saisie aux États-Unis.

 

[84]           En toute déférence, il manquait une étape dans l’analyse faite dans l’arrêt Pacific Chukotka. La loi américaine ne s’appliquait pas automatiquement, mais plutôt grâce à une disposition exprimant le choix des lois applicables prévue dans un contrat auquel les propriétaires n’étaient pas parties. Selon les principes généraux du mandant applicables aux États-Unis, je reconnais que, en l’absence d’autres facteurs de rattachement, la cour doit d’abord conclure que les propriétaires étaient liés par le contrat avant d’appliquer le droit positif américain. Je conclus, quant aux faits, que le jugement Tequila reflète le droit américain.

 

[85]           Je suis appelé, quant aux faits, à déterminer en quoi consiste le droit américain, et non ce qu’une cour américaine déciderait si le Nordems avait fait l’objet d’une saisie aux États-Unis plutôt qu’au Canada. Une cour américaine appliquerait ses propres aux règles de conflit des lois, tout comme le ferait une cour canadienne. Maître Simms n’a pas fait cette distinction. Il a fait valoir que dans le jugement Tequila, le jugement du deuxième circuit reposait sur une analyse du choix des lois applicables qui concluait à l’existence d’un privilège maritime américain en cas de manquement à une charte-partie. Il a ajouté ce qui suit :

[traduction]

En l’espèce, soit un cas de livraison d’approvisionnements nécessaires (combustible de soute) à un navire à la suite d’une commande passée par un affréteur, dans le cadre d’un contrat intégrant le droit américain, le droit d’une seule nation peut s’appliquer, celui des États-Unis, pour conclure que World Fuel détient un privilège maritime in rem grevant le navire.

 

Même si l’issue que Me Simms prédit devant un tribunal américain est juste, son opinion n’est aucunement pertinente, vu que les règles canadiennes qui régissent le choix des lois applicables ne nous aiguillent pas vers le droit américain. Il ne suffit pas qu’il y ait un contrat; il doit y avoir aussi un contrat que les propriétaires connaissent, en l’absence d’autres facteurs suffisants qui permettent de rattacher la transaction aux États-Unis.

 

[86]           En résumé, les propriétaires du navire n’étaient pas parties au contrat de World Fuel Services et ne sont pas liés par les conditions de celle-ci. Parkroad n’avait aucun pouvoir, réel ou apparent, pour conclure un contrat au nom de World Fuel Services ou sur le crédit du navire. La présomption selon laquelle le combustible de soute a été fourni sur le crédit du navire a été réfutée. Le droit des États-Unis n’est pas le droit qui s’applique. Même s’il s’appliquait, il n’a pas eu pour effet de créer un privilège maritime grevant le navire ou d’imposer une responsabilité personnelle aux propriétaires ou gestionnaires de ce navire. L’action réelle et l’action personnelle engagées contre eux sont rejetées.

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR :

1.                  ACCUEILLE la requête en jugement sommaire de Partenreederei m.s. Nordems et Reederei « Nord » Klaus E. Oldendorff GmbH;

 

2.                  REJETTE la requête en jugement sommaire de World Fuel Services Corporation;

 

3.                  REJETTE l’action intentée contre tous les défendeurs, à l’exception de Parkroad Corporation;

 

4.                  DÉCLARE que les défendeurs, autres que Parkroad Corporation, ont droit à un seul mémoire de dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1914-08

 

INTITULÉ :                                      World Fuel Services Corporation c

                                                            LE NAVIRE « NORDEMS » ET autres

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 17 février 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE HARRINGTON.

 

 

DATE DES MOTIFS :                     le 25 mars 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Marc de Man

 

POUR LA DEMANDERESSE

John O’Connor

 

POUR LES DÉFENDEURS, À L’EXCEPTION DE PARKROAD

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

DE MAN, PILOTTE

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

LANGLOIS, GAUDREAU, O’CONNOR

Avocats

Québec (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS, À L’EXCEPTION DE PARKROAD

 

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