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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100326

Dossier : T-1034-09

Référence : 2010 CF 335

Ottawa (Ontario), le 26 mars 2010

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

MOHAMED OMARY

demandeur 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

 LE COMITÉ DE SURVEILLANCE DES ACTIVITÉS DE

RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ et

LE SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS) le 12 mai 2009 de surseoir à l’enquête de la plainte formulée par le demandeur contre le Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS), en attendant l’issue de la procédure intentée par le demandeur devant la Cour supérieure du Québec contre le SCRS et la Gendarmerie Royale du Canada.  Cette décision a été communiquée au demandeur par lettre en date du 22 mai 2009, suivant la recommandation faite au CSARS par l’honorable Arthur T. Porter, qui a présidé l’audience tenue à cet effet le 6 mai 2009.

 

I.          Contexte

[2]               Le demandeur a fait parvenir une plainte et mise en demeure au directeur du SCRS le 9 mai 2008, relativement à des agissements des employés du SCRS.  Le demandeur allègue que des agents du SCRS auraient été impliqués dans la violation de ses droits suite à sa détention au Maroc pendant une période de près de deux ans; il allègue également avoir été intimidé et menacé par un agent des services secrets marocains au Canada, en 2005.  M. Omary soutient que ces agissements constituent des actes fautifs sur le plan civil, des violations de ses droits constitutionnels garantis par les articles 2, 6, 7, 9 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés et des actes criminels prohibés.  Il réclamait en conséquence que le SCRS fasse enquête sur ces agissements, qu’il reconnaisse sa responsabilité dans l’arrestation dont il avait fait l’objet au Maroc, et qu’il lui verse une indemnité de l’ordre d’un million de dollars.

 

[3]               Le 6 juin 2008, le directeur adjoint du CSRS a informé les procureurs du demandeur qu’il ne serait pas donné suite à cette demande.

 

[4]               Le 16 juin 2008, le demandeur a fait parvenir une plainte au CSARS, comme l’y autorise l’article 41 de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité, L.R. 1985, ch. C-23 (la Loi), laquelle reprenait essentiellement les allégations contenues dans sa mise en demeure.  M. Omary demandait en conséquence au CSARS de tenir une enquête sur les agissements du SCRS afin de conclure à sa responsabilité dans les faits qui lui étaient reprochés, réclamait une somme d’un million de dollars ainsi que la correction de toute information préjudiciable à ses droits et à sa réputation.

 

[5]               Le 30 juin 2008, le CSARS a invité le demandeur à lui soumettre des représentations écrites quant à la compétence du CSARS pour procéder à cette enquête.  Il l’a aussi informé qu’il n’avait pas la compétence, aux termes de l’article 52(1) de la Loi, d’ordonner une indemnisation monétaire et de contraindre le SCRS à prendre des mesures correctives.

 

[6]               Le 30 octobre 2008, suite à une demande du défendeur, le CSARS a requis du demandeur des précisions quant aux agissements reprochés au SCRS.  Le demandeur a donné suite à cette lettre le 17 décembre 2008.  Il y reproche au SCRS d’avoir :

- échangé des informations et/ou fait des arrangements avec un service de renseignement étranger, la DST marocaine, ayant conduit à la confiscation et rétention du passeport du plaignant, son arrestation et sa détention durant près de 2 ans au Maroc aux fins d’obtenir sa collaboration au Canada à titre d’informateur;

 

- participé à un interrogatoire du plaignant avec la DST marocaine au Maroc en 2003 aux fins d’obtenir sa collaboration au Canada à titre d’informateur;

 

- contribué aux pressions, intimidations et menaces sur la plaignant afin, notamment, de l’obliger à révéler des informations sur des personnes se trouvant au Canada et de collaborer à tire d’informateur;

 

- intimidé/menacé le plaignant, notamment, en étant accompagné d’un agent de la DST marocaine au Canada lors d’une rencontre avec le plaignant en 2005 aux fins d’obtenir sa collaboration au Canada à titre d’informateur;

 

- participé à la violation des droits constitutionnels du plaignant.

 

Dossier du demandeur, p. 30

 

 

[7]               Le 30 décembre 2008, le demandeur a intenté en parallèle, devant la Cour supérieure du Québec, une action en dommages-intérêts contre le procureur général du Canada, le SCRS et la Gendarmerie royale du Canada.  Dans cette procédure de 254 paragraphes, le demandeur reprend essentiellement les mêmes allégations.  Il reproche aux défendeurs d’avoir créé et/ou contribué aux pressions, intimidation, menaces et privations de liberté qu’il a subies au Maroc et au Canada afin, notamment, de l’obliger à révéler des informations sur des personnes se trouvant au Canada et de collaborer avec le SCRS à titre d’informateur au Canada.  Il exige également une indemnisation monétaire d’un million de dollars, et ce, en vertu du droit civil québécois et de la Charte canadienne.  Ce recours est toujours pendant.

 

[8]               Le 13 février 2009, le CSARS a informé le demandeur et le SCRS qu’une audience serait tenue pour déterminer si, aux termes des alinéas 41(1)(a) et (b) du paragraphe 41(2) de la Loi, la plainte pouvait faire l’objet d’une enquête, particulièrement eu égard à la poursuite judiciaire intentée par le demandeur devant les tribunaux.

 

[9]               Le 6 mai 2009, une audience a eu lieu devant l’un des membres du CSARS, l’honorable Arthur T. Porter, aux fins de déterminer la compétence du CSARS d’enquêter sur la plainte du demandeur.  Les questions en litige étaient de savoir si la plainte devant le CSARS était frivole et vexatoire au sens de l’article 41 de la Loi eu égard à l’action civile pendante devant la Cour supérieure; et si le CSARS avait compétence pour se prononcer sur des questions de violation des droits garantis par la Charte.  Le défendeur avait aussi demandé subsidiairement, dans le cas où le CSARS confirmerait sa compétence, le sursis de l’enquête en attendant l’issue du recours civil devant la Cour supérieure.

 

[10]           Suite à la recommandation de l’honorable Porter, le CSARS a conclu que la plainte du demandeur est recevable et qu’il a la compétence pour enquêter, mais a prononcé le sursis de l’enquête en attendant une décision finale de la Cour supérieure sur le recours civil.  Cette décision a été communiquée au demandeur par lettre datée du 22 mai, dans les termes suivants :

Au nom du Comité de surveillance, je vous avise que le 12 mai 2009, suite au rapport présenté par l’honorable Arthur T. Porter, le Comité de surveillance a établi qu’il a la compétence d’enquêter la plainte de votre client.  Cependant, dans le but d’écarter la possibilité que le Comité de surveillance et la Cour supérieure du Québec arrivent à des conclusions contradictoires, le Comité de surveillance a décidé de surseoir à son enquête et de permettre à la Cour supérieure de se prononcer de façon finale sur la requête introductive d’instance déposée par votre client.  Bien que la plainte et la requête introductive d’instance visent des remèdes différents, les questions de fait et les allégations soulevées contre le SCRS se chevauchent de façon considérable.

 

Pièce « E » de l’affidavit d’Alain Desaulniers, dossier de la partie défenderesse, p. 207.

 

 

II.         La décision contestée

 

[11]           Dans les motifs qu’il a signés à l’appui de sa recommandation au CSARS, l’honorable Porter a d’abord traité de l’argument présenté par le SCRS voulant que la plainte du demandeur soit irrecevable parce que frivole, vexatoire, sans objet ou entachée de mauvaise foi au sens du paragraphe 41(1)(b) de la Loi, et ce en raison de la procédure civile similaire pendante.  Cette disposition se lit comme suit :

Plaintes

 

41. (1) Toute personne peut porter plainte contre des activités du Service auprès du comité de surveillance; celui-ci, sous réserve du paragraphe (2), fait enquête à la condition de s’assurer au préalable de ce qui suit :

 

b) d’autre part, la plainte n’est pas frivole, vexatoire, sans objet ou entachée de mauvaise foi.

Complaints

 

41. (1) Any person may make a complaint to the Review Committee with respect to any act or thing done by the Service and the Committee shall, subject to subsection (2), investigate the complaint if

 

 

(b) the Committee is satisfied that the complaint is not trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith.

 

[12]           Le SCRS avait prétendu qu’autoriser le demandeur à procéder en même temps dans les deux forums pourrait donner lieu à des décisions contradictoires et déconsidérer ainsi l’administration de la justice.  En revanche, le demandeur avait soutenu que la plainte n’était pas frivole ou vexatoire, puisqu’il n’était pas clair et manifeste qu’elle était sans fondement et sans aucune chance de succès.

 

[13]           L’honorable Porter s’est rangé aux arguments du demandeur et a rejeté les prétentions du SCRS.  À son avis, rien n’indiquait que la plainte ne serait pas accueillie, qu’elle ne mènerait à aucun résultat valable ou qu’elle avait été déposée à des fins illégitimes.  De plus, le demandeur ne cherchait pas à débattre de questions déjà tranchées.  Il s’agissait donc d’un cas qui se distinguait de l’affaire Khadr c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2004 CF 1145, [2004] A.C.F. no 1391, puisque les deux procédures ne font pas double emploi.

 

[14]           Par contre, l’honorable Porter a conclu, après avoir comparé les allégations du demandeur dans sa lettre au Comité de surveillance et dans sa requête introductive d’instance déposée en Cour supérieure, qu’il y avait chevauchement important entre les deux procédures.  S’appuyant sur la décision rendue par le juge Allan Lutfy (alors juge puîné) dans l’arrêt NFC Canada Ltd. c. Canada (Procureur général) (1999), 87 A.C.W.S.(3d) 686, il a conclu qu’il était préférable de surseoir à l’examen de la plainte en attendant le résultat de l’instance civile.  L’essentiel de ses motifs à cet égard tient dans le paragraphe suivant :

Compte tenu du chevauchement important entre les allégations et les questions de fait soulevées dans la plainte déposée devant le Comité de surveillance et la requête introductive d’instance modifiée déposée devant la Cour supérieure du Québec, j’estime qu’un sursis de l’enquête du Comité de surveillance sur la plainte serait la meilleure solution dans les circonstances.  Cela permettrait d’éviter le dédoublement des instances et de la preuve.  Un sursis de la plainte empêcherait également que des jugements contradictoires soient rendus au sujet des allégations et des questions de fait, ce qui pourrait conduire à déconsidérer l’administration de la justice.

 

 

III.       Questions en litige

 

[15]           Le présent pourvoi soulève essentiellement deux questions :

A.        Le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité avait-il le pouvoir de surseoir à son enquête?

 

B.         Dans l’hypothèse où le Comité avait un tel pouvoir, a-t-il erré dans l’exercice de sa discrétion?

 

 

IV.       Analyse

 

[16]           D’entrée de jeu, il importe de préciser que seul le Procureur général du Canada peut être désigné à titre de défendeur dans la présente instance, conformément aux Règles 303(1)a) et (2) des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106).  En conséquence, le CSARS et le SCRS doivent être radiés de l’intitulé de cette cause.

[17]           En ce qui concerne la norme de contrôle applicable, il faut distinguer entre la première et la deuxième question en litige.  En ce qui concerne la question de savoir si le CSARS était habilité à suspendre l’enquête, il ne me semble pas faire de doute que la norme pertinente doive être celle de la décision correcte.  Peu importe que l’on qualifie cette question comme en étant une de compétence ou de droit, le résultat sera le même.  S’il s’agit d’une question de compétence, au sens strict où la Cour suprême l’entend dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au para. 59, il ne fait aucun doute que la norme de la décision correcte doit être retenue.  Telle me semble bien être la situation ici, puisque le CSARS devait d’abord déterminer s’il avait la juridiction d’ordonner un sursis.  Mais en supposant même qu’il s’agisse d’une question de droit, la même norme doit être appliquée dans la mesure où il s’agit d’une question qui est d’intérêt général et qui n’a rien à voir avec l’expertise des membres du CSARS. 

 

[18]           Il en va autrement de la question de savoir si le CSARS a eu raison de suspendre son enquête.  Il s’agit là indéniablement d’une question mixte de droit et de faits, dans la mesure où elle suppose l’application de précédents judiciaires aux circonstances particulières du présent dossier.  Ce genre de questions appelle toujours l’application de la norme de la décision raisonnable.

 

A.        Le Comité de Surveillance des Activités de Renseignement de Sécurité Avait-il le Pouvoir de Surseoir à son Enquête?

[19]           Le demandeur a prétendu que la Loi ne permettait pas au CSARS de surseoir à l’enquête d’une plainte.  S’appuyant sur les articles 38 et 41 de la Loi, il soutient que le Comité n’a d’autre choix que de rejeter la plainte ou de procéder à l’enquête si la plainte n’est pas frivole, vexatoire, sans objet ou entachée de mauvaise foi.

[20]           Cet argument ne me paraît pas pouvoir être retenu.  Il est vrai que la Loi, contrairement à la Loi sur les Cours fédérales (L.R. 1985, ch. F-7, art. 50) et au Code de procédure civile, L.R.Q., chapitre C-25 du Québec (arts. 271-273) ne prévoit pas explicitement que le CSARS peut suspendre la tenue d’une enquête.  En revanche, l’article 39 confère au Comité en des termes très larges le pouvoir de déterminer sa propre procédure.  Cette disposition se lit comme suit

Procédure

 

39. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le comité de surveillance peut déterminer la procédure à suivre dans l’exercice de ses fonctions.

Committee procedures

 

39. (1) Subject to this Act, the Review Committee may determine the procedure to be followed in the performance of any of its duties or functions.

 

[21]           Cette disposition, formulée de manière très générale, doit être interprétée de façon large et libérale et reconnaît clairement au CSARS le soin de décider comment il entend mener ses enquêtes.  Elle s’accorde d’ailleurs parfaitement bien avec les larges pouvoirs reconnus aux tribunaux administratifs en matière procédurale.  La Cour suprême a d’ailleurs statué qu’un tribunal administratif avait le pouvoir inhérent d’ajourner une procédure :

Nous traitons ici des pouvoirs d’un tribunal administratif à l’égard de sa procédure.  En règle générale, ces tribunaux sont considérés maîtres chez eux.  En l’absence de règles précises établies par loi ou règlement, ils fixent leur propres procédure à la condition de respecter les règles de l’équité et, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, de respecter les règles de justice naturelle.  Il est donc clair que l’ajournement de leurs procédures relève de leur pouvoir discrétionnaire.

 

Prassad c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560, au par. 16.

 

 

[22]           Il est vrai que dans la présente affaire, le CSARS a choisi de sursoir à l’enquête plutôt que d’ajourner.  Mais cette différence me paraît tout à fait secondaire.  Non seulement le résultat est-il sensiblement le même dans les deux cas, mais au surplus, il s’agit dans les deux cas de mécanismes procéduraux auxquels peut avoir recours une instance administrative pour gérer ses dossiers.  Ces pouvoirs m’apparaissent essentiels à la bonne administration de la justice et doivent par conséquent faire partie des outils dont dispose tout tribunal administratif dans la gestion de ses dossiers.  Je n’ai donc aucune hésitation à conclure que le CSARS avait le pouvoir de surseoir à l’enquête de la plainte que lui avait soumise le demandeur.

 

B.         Dans L’hypothèse Où le Comité Avait un Tel Pouvoir, A-T-Il Erré dans l’exercice de sa Discrétion?

[23]           L’avocate du demandeur a soutenu que la CSARS aurait dû appliquer les critères élaborés par la jurisprudence en matière de sursis d’exécution ou de suspension d’instance, à savoir l’existence d’une question sérieuse, la preuve d’un préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients : R.J.R.- Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110.  En réponse, l’avocat du défendeur a fait valoir que le recours du demandeur équivalait en fait à un mandamus, dans la mesure où il visait essentiellement à obliger le CSARS à conclure son enquête.  S’appuyant sur la jurisprudence en cette matière, il a donc prétendu que le demandeur devait démontrer que le mandamus était le seul recours adéquat disponible, qu’il avait un droit clair d’obtenir la poursuite de l’enquête, que l’obligation n’était pas de nature discrétionnaire et que sa demande de poursuivre l’enquête s’était soldée par un refus : Karavos c. The City of Toronto, [1948] O.W.N. 17 (C.A. Ont.), J. M. O’Grady c. Baron George Whyte, [1983] 1 C.F. 719; Apotex Inc.  c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742; [1993] A.C.F. no. 1098 (C.A.).

 

[24]           Ces deux approches me paraissent déficientes, pour les raisons suivantes.  Même si je suis prêt à reconnaître une certaine autonomie aux tribunaux administratifs dans la gestion de leurs dossiers et de leurs procédures, comme m’y invite le défendeur, encore faut-il que cette discrétion soit exercée de façon judiciaire, c’est-à-dire en conformité avec les lois ou les règlements qui les régissent ainsi qu’avec l’objet pour lequel ils ont été créés.  Dans cette optique, il importera peu qu’un tribunal choisisse de suspendre formellement une instance ou plutôt de l’ajourner sine die; il faut éviter de privilégier la forme aux dépens du fonds. Dans les deux cas, le tribunal prend une décision, et la Cour peut être appelée à en réviser la légalité.  Chaque fois qu’une demande de contrôle judiciaire est accueillie, l’organisme administratif est tenu de se conformer à la décision de la Cour; dans l’hypothèse où la suspension d’instance décrétée par le CSARS serait annulée, le Comité aurait l’obligation de procéder à son enquête sans qu’il soit nécessaire pour le demandeur de se pourvoir en mandamus pour forcer le Comité à respecter la décision de la Cour. 

 

[25]           D’autre part, je ne suis pas convaincu que les critères développés par la jurisprudence en matière de sursis et d’injonction trouvent application ici.  Il ne faut pas perdre de vue que le mandat du Comité n’est pas de rendre des décisions, mais bien plutôt de faire des recommandations à l’issue des enquêtes auxquelles il procède sur les plaintes qui lui sont soumises : voir la Loi, art. 52.  Or, l’objectif d’une suspension d’instance ou d’une injonction est de maintenir le statu quo entre les parties jusqu’à ce que les droits respectifs de chacune d’entre elles aient été départagés de façon définitive.  L’enquête du CSARS ne s’inscrit pas dans cette logique.

 

[26]           D’autre part, une demande de sursis de la nature de celles qu’a examinées la Cour suprême dans les arrêts RJR- MacDonald, ci-dessus, et Metropolitan Stores, ci-dessus, vise normalement à obtenir d’une Cour qu’elle ordonne à un organisme administratif, un tribunal ou un fonctionnaire de suspendre ses démarches dans le traitement d’un dossier ou l’exécution d’une décision tant et aussi longtemps que la validité de la loi ou de la décision qui sous-tend son action n’aura pas été tranchée. En l’occurrence, la juridiction de la Cour supérieure eu égard à la requête introductive d’instance déposée par le demandeur n’est pas remise en cause.  Qui plus est, les défendeurs ne demandaient pas au CSARS de surseoir à son enquête jusqu’à ce qu’il soit statué par la Cour fédérale sur la question de savoir si le risque de décisions contradictoires devait entraîner le report de cette enquête.  C’est le CSARS lui-même qui a déjà pris cette décision, et c’est de cette décision que l’on demande le contrôle judiciaire.  Les critères applicables à une demande de sursis ne sauraient donc guider cette Cour dans l’examen de la décision prise par le Comité d’attendre la décision de la Cour supérieure avant de traiter la plainte du demandeur.

 

[27]           Bref, je suis d’avis qu’il faut plutôt examiner les motifs invoqués par le CSARS pour suspendre son enquête afin d’en évaluer la raisonnabilité, à la lumière du mandat qui lui a été confiée, des pouvoirs qui lui sont conférés et de l’objet plus général de la Loi.  En l’occurrence, le motif invoqué par le CSARS pour surseoir à l’examen de la plainte du demandeur tient essentiellement au souci d’éviter le dédoublement des instances, avec le risque de jugements contradictoires que cela comporte. 

 

[28]           Il y a tout d’abord lieu de réitérer que le CSARS, contrairement à la Cour supérieure, ne rend pas une décision judiciaire, et n’a pas le pouvoir de contraindre le défendeur à dédommager le demandeur ou à prendre quelque autre mesure que ce soit.  Il n’a le pouvoir que de faire des recommandations au ministre, de façon à ce que le SCRS s’acquitte de son mandat en conformité avec les lois qui le régissent.  Par conséquent, il ne peut à proprement parler y avoir un risque de « décisions » contradictoires, puisque seule la Cour supérieure est habilitée à rendre une décision ayant force exécutoire entre les parties.  Plus fondamentalement, la mission du Comité est de nature systémique et consiste non pas à fournir un redressement à l’individu qui a pu être lésé par les agissements du Service, mais plutôt à faire en sorte que de tels comportements ne se reproduisent pas dans le futur.  L’article 40 de la Loi précise en effet que le mandat du CSARS est de « ...veiller à ce que les activités du Service soient conduites conformément à la présente loi, à ses règlements et aux instructions du ministre visées au paragraphe 6(2), et qu’elles ne donnent pas lieu à l’exercice par le Service de ses pouvoirs d’une façon abusive ou inutile... »  À l’inverse, la Cour supérieure n’a pas le pouvoir d’intervenir dans la gestion et le fonctionnement du SCRS, et ne peut qu’accorder des réparations d’ordre ponctuel lorsque la preuve d’une faute et d’un dommage a été établie.

 

[29]           Cette dichotomie entre les rôles respectifs de la Cour supérieure et du CSARS ne fait qu’illustrer un principe plus général, à savoir que les mêmes faits peuvent donner lieu à des causes d’action différentes.  À cet égard, la Cour suprême écrivait dans l’arrêt Rocois Construction Inc. c. Québec Ready Mix Inc., [1990] 2 R.C.S. 440, aux par. 24-25 :

D’une part, il est clair qu’un ensemble de faits ne saurait en soi constituer une cause d’action.  C’est la qualification juridique qu’on lui donne qui le transforme, le cas échéant, en un fait générateur d’obligations.  Le fait détaché du domaine des obligations juridiques n’est pas significatif en soi et ne saurait constituer une cause; il ne devient fait juridique qu’en vertu d’une qualification qu’on lui attribue à la lumière d’une règle de droit.  Le même ensemble de faits peut très bien se voir attribuer plusieurs qualifications donnant lieu à des causes parfaitement distinctes.  Par exemple, le même geste peut être qualifié de meurtre dans une affaire et de faute civile dans une autre.

 

(...)

 

En règle générale, le même ensemble de faits est donc susceptible d’engendrer autant de causes d’action qu’il y aura de qualifications juridiques pouvant donner ouverture à un recours.

 

 

[30]           Ainsi, il est acquis qu’un contrat de travail peut donner ouverture à un recours de nature administrative (grief) et à une action civile pour congédiement injustifiée (voir Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] A.C.S. no 46 au para. 54), qu’un policier peut faire l’objet d’une plainte disciplinaire et d’une poursuite criminelle (R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541), et qu’une agression sexuelle sur un mineur peut donner lieu à une poursuite criminelle par le Procureur général et à une poursuite civile par le Directeur de la protection de la jeunesse.

 

[31]           En fait, la jurisprudence enseigne qu’une poursuite criminelle n’aura pas automatiquement pour effet de suspendre des procédures civiles portant sur des faits similaires.  Il appartiendra dans chaque cas au requérant de démontrer que son droit à une défense pleine et entière serait compromis si la procédure civile suivait son cours avant même que le procès criminel soit complété : voir, par exemple, Falloncrest Financial Corp. c. Ontario et Nash c. Ontario, [1995] O.J. No. 1931 (C.A. Ont.); Kolomeir c. L.J. Forget et Co. Ltd., [1972] C.A. 422; [1971] J.Q. no 19 (C.A.Q.).

 

[32]           Il en ira de même lorsque les mêmes faits sont à l’origine d’une poursuite civile et d’une plainte disciplinaire.  Les tribunaux ont reconnu à de nombreuses reprises que les deux recours pouvaient être instruits en parallèle, puisqu’ils n’ont pas le même objet et ne donnent pas ouverture aux mêmes conclusions.  L’extrait suivant d’une décision rendue par le Tribunal des professions du Québec illustre bien ce principe :

17. Contrairement à ce que prétend le requérant, les recours de la plaignante, même s’ils sont fondés sur les mêmes faits, ne sont pas susceptibles d’engendrer des jugements contradictoires puisque l’objet et la portée de ces derniers sont fort différents, l’un pouvant entre autres donner ouverture à une compensation monétaire en faveur de l’intimée, l’autre pas.

 

18. Dans le dossier civil, faut-il le rappeler, le juge de la Cour supérieure rétablira les droits des parties, entre autres par une condamnation monétaire en faveur de la plaignante s’il estime que celle-ci a démontré avoir subi un préjudice en raison des faits et gestes fautifs reprochés au requérant, alors que le comité de discipline, lui, imposera plutôt pour les mêmes gestes, la ou les sanctions appropriées susceptibles d’assurer dans le futur la protection du public, en dissuadant le requérant de recommencer et les autres membres de la profession de poser des gestes similaires.  L’objet des demandes de la plaignante n’est donc pas le même et en conséquence, les faits allégués, s’ils sont établis, pourront être interprétés différemment selon l’objet ou la portée des litiges opposant ces mêmes parties.

 

Feldman c. Barreau, 2004 QCTP 71, [2004] D.T.P.Q. no. 71

Voir aussi: Boulet c. Ingénieurs (Ordre professionnel des), 2005 QCTP 124, [2005] D.T.P.Q. no. 124.

 

 

[33]           La même logique doit s’appliquer, a fortiori, lorsque l’organisme chargé de faire enquête ne rend pas une décision, comme c’est le cas d’un comité de discipline, mais ne peut que formuler des recommandations comme c’est le cas pour le CSARS.  Ce dernier doit en effet éviter de tirer des conclusions qui pourraient s’apparenter à une responsabilité juridique de la part du SCRS, puisque tel n’est pas son mandat.  Il s’agit d’ailleurs là d’une caractéristique commune à toutes les commissions d’enquête.  Au contraire, la Cour supérieure est appelée à se prononcer sur la responsabilité juridique du défendeur, et devra déterminer si l’on a fait la preuve d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité. 

 

[34]           Qui plus est, la preuve qui sera soumise au CSARS et à la Cour supérieure sera sans aucun doute différente.   L’article 39 de la Loi autorise le Comité à avoir accès à toute la preuve pertinente; en revanche, la preuve que le demandeur pourra soumettre à la Cour supérieure sera limitée par les dispositions de la Loi sur la preuve au Canada, (L.R., 1985, ch. C-5) et les prérogatives à la sécurité nationale.

 

[35]           Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.  Pour les motifs exposés dans les paragraphes qui précèdent, le CSARS ne pouvait raisonnablement conclure à un risque de jugements contradictoires dans l’hypothèse où il ne déciderait pas de surseoir à son enquête. 

 

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, et que la décision du CSARS de surseoir à son enquête de la plainte du demandeur contre la SCRS jusqu’à la décision finale à être rendue par la Cour supérieure du Québec soit annulée.  Le tout avec dépens en faveur du demandeur.

 

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1034-09

 

INTITULÉ :                                       Mohamed Omary

                                                            c.

                                                            Procureur général du Canada et al.

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               4 mars 2010

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE PAR :              LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      26 mars 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me. Mai Nguyen

 

POUR LE DEMANDEUR

Me. Michelle Lavergne

Me. Marc Ribeiro

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Doyon & Associés Inc.

6337 St-Denis

Montréal (Québec)  H2S 2R8

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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