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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20100330

Dossier : IMM-4393-09

Référence : 2010 CF 344

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2010

En présence de monsieur le juge Boivin

 

 

ENTRE :

SARA ADEL (alias SARAH HASSAN)

YOUSSEF ADEL (alias ALI YASSER HASSAN)

NADIA ADEL (alias NOUR HASSAN)

LINA ADEL (alias AMANI HASSAN)

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LE CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision datée du 10 août 2009 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a décidé que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).

 

Le contexte factuel

[2]               Les demandeurs sont quatre enfants mineurs, citoyens du Danemark, qui sont arrivés au Canada en 2007 avec leurs parents et qui ont demandé l’asile en 2008. Les demandeurs fondent leurs demandes, d’une part, sur une crainte fondée de persécution de la part de leurs parents, à cause des mauvais traitements qu’ils ont subis tant avant qu’après leur arrivée au Canada et, d’autre part, sur la discrimination parce qu’ils sont musulmans.

 

[3]               La mère des demandeurs est originaire du Liban, et leur père de l’Afghanistan. Les parents sont arrivés au Danemark en tant que réfugiés et ils ont acquis la citoyenneté danoise vers 1997. Nadia est née au Liban, mais les autres demandeurs sont nés au Danemark.

 

[4]               Les trois demandeurs les plus âgés ont présenté des formulaires de renseignements personnels (FRP), dans lesquels ils ont donné des exemples des mauvais traitements qu’ils ont subis et fait état de la divulgation qu’ils ont faite à des personnes en situation d’autorité.

 

[5]               Les demandeurs ont produit un rapport écrit par la Dre Beverly Frizzell et d’autres comptes rendus de counselling, de même que des rapports psychologiques et des rapports des Services à l’enfance et à la famille de la région de Calgary (Calgary Area Child and Family Services). Ils ont également produit une preuve documentaire concernant la  maltraitance et la négligence des enfants.

 

[6]               L’audition des demandeurs a eu lieu le 28 mai 2009. À cette époque, Nadia était âgée de 17 ans, tandis que Lina était âgée de 15 ans, et Youssef, de 14 ans. Tous trois étaient présents à cette occasion et ils ont témoigné par écrit et de vive voix. Sara Adel n’était pas présente. À l’audience, la Commission a nommé Susan Watson comme représentante désignée des demandeurs d’asile.

 

[7]               Nadia a dit avoir rencontré un conseiller d’orientation professionnelle à l’école qu’elle fréquentait au Danemark environ deux ans avant d’entrer au Canada et elle a expliqué les mauvais traitements qu’elle subissait à la maison. Le conseiller en a parlé à un enseignant de l’école, qui a posé des questions à Nadia sur le sujet. Celle-ci a expliqué qu’elle ne voulait pas appeler la police parce qu’elle ne voulait pas risquer de diviser la famille. Elle a déclaré que ni le conseiller ni l’enseignant ne l’ont encouragée à appeler la police.

 

[8]               Les deux autres demandeurs d’asile d’âge scolaire n’ont parlé à personne des mauvais traitements à leur école au Danemark. Lina a téléphoné à une ligne d’urgence anonyme pour adolescents, mais son interlocutrice l’avait découragée, disant que la violence était peut-être normale chez les musulmans. Lina ne s’était pas nommée lors de l’appel. Youssef a déclaré que sa mère avait une fois menti à un médecin sur la cause de la blessure que cette dernière lui avait infligée.

 

[9]               À l’audience, Nadia a déclaré qu’après son arrivée à Calgary elle avait été fort malheureuse à l’école et qu’elle se trouvait dans un tel état de détresse qu’elle avait expliqué la situation des demandeurs à un enseignant. Peu après, les Services à l’enfance et à la famille de la région de Calgary étaient venus chercher les quatre enfants. Depuis ce temps, Nadia ainsi que son frère et sa soeur plus jeunes vivent en famille d’accueil. Sara, la cadette, vit avec ses parents, comme il est indiqué dans le dossier du tribunal, aux pages 938 et 939.

 

La décision contestée

[10]           La Commission a conclu d’emblée à la présence de facteurs d’ordre humanitaire mais elle a fait remarquer que sa compétence se limitait à l’examen des demandes de protection. Elle a rejeté la requête des demandeurs essentiellement parce que la présomption de protection de l’État n’avait pas été réfutée.

 

[11]           La Commission a conclu que les demandeurs avaient été victimes de mauvais traitements de la part de leurs parents et elle a noté que les enfants avaient été pris en charge par les Services de protection de l’enfance de l’Alberta. Elle a conclu que les mauvais traitements infligés aux enfants équivalaient à un traitement cruel et inusité.

 

[12]           La Commission a analysé l’argument des défendeurs selon lequel il ne fallait pas s’attendre à ce que des enfants signalent les mauvais traitements subis à la police et qu’il incombait à l’école qu’ils fréquentaient au Danemark d’agir de manière plus proactive après avoir pris connaissance de la situation. En l’espèce, la Commission a conclu que les autorités étatiques ignoraient que les enfants étaient en danger et que, de ce fait, elles n’auraient pas pu intervenir pour les protéger.

 

[13]           Après avoir pris en considération les lois relatives à la protection des enfants ainsi que les options dont disposaient les demandeurs au Danemark, la Commission a conclu que ce pays est un État démocratique qui fonctionne efficacement et qui jouit d’un degré élevé de stabilité, de gouvernance et de primauté du droit. Dans ce contexte, conformément à l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 103 D.L.R. (4th) 1, la preuve nécessaire pour réfuter la présomption de protection de l’État doit être convaincante.

 

[14]           La Commission a conclu que les enfants n’avaient jamais réellement signalé les mauvais traitements aux autorités de la protection de l’enfance au Danemark et que l’État n’était pas au courant de leur besoin de protection au moment où ils étaient partis pour le Canada. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de preuves claires et convaincantes que l’État n’avait pas la capacité ou la volonté de protéger les demandeurs d’asile. Selon elle, ces derniers seraient en mesure de se réclamer de la protection de l’État au Danemark s’ils étaient plus tard victimes de discrimination et s’ils sollicitaient une protection.

 

[15]           Les demandeurs d’asile ont soutenu que la protection offerte au Danemark n’était pas efficace parce que le conseiller d’orientation professionnelle et l’enseignant de Nadia n’avaient pas mis en branle des procédures de protection quand ils lui avaient parlé. La Commission a toutefois signalé que Nadia a déclaré qu’elle ne voulait pas que l’enseignant signale les problèmes qu’elle avait. Elle a conclu que l’omission de ces deux personnes d’entrer en contact avec les autorités de la protection de l’enfance n’équivalait pas à une réticence de l’État à offrir une protection.

 

[16]           Les Services d’aide à l’enfance et à la famille de Calgary ont tenté d’entrer en contact avec les autorités danoises pour vérifier si ces dernières protégeraient, le cas échéant, les demandeurs d’asile à leur retour, mais elles n’ont pas répondu. La Commission a conclu que cela ne voulait pas dire que ces autorités n’avaient pas la capacité ou la volonté d’assurer une protection de l’État, mais juste qu’une question hypothétique n’avait pas reçu une réponse hypothétique elle aussi. Elle a donc conclu que les demandeurs d’asile n’étaient pas exposés à une menace prospective à leur vie, à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou à un risque de torture.

 

[17]           Les demandeurs d’asile ont soutenu que, même si les enfants ne courraient pas de risques parce qu’ils ne seraient pas contraints de vivre avec leurs parents s’ils étaient renvoyés au Danemark et si les autorités danoises les protégeraient, il fallait tout de même considérer qu’ils tombaient sous le coup de l’exception relative aux raisons impérieuses à cause des traitements qu’ils avaient subis. La Commission a conclu que cette exception, qui figure à l’article 108 de la Loi, ne s’appliquait qu’une fois qu’une conclusion de qualité de réfugié avait été tirée mais qu’elle n’était plus applicable. Dans le cas présent, il n’avait pas été conclu au départ que les demandeurs d’asile avaient cette qualité et, de ce fait, cette exception ne s’appliquait pas.

 

Les questions en litige

[18]           Les demandeurs soumettent les questions suivantes :

1.         La Commission a-t-elle commis une erreur en appliquant une obligation, imposée aux adultes, de solliciter la protection de l’État à des enfants qui étaient âgés de 15 ans, de 14 ans, de 12 ans et de 10 mois à l’époque où ils avaient été victimes de traitements cruels et inusités?

 

2.         La Commission a-t-elle commis une erreur en appliquant le paragraphe108(4) de la Loi, notamment en concluant que les demandeurs d’asile doivent avoir la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger avant que la Commission soit tenue de procéder à une analyse relative aux raisons impérieuses?

 

Les dispositions législatives applicables

[19]           Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 :

Rejet

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

 

 

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

 

 

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

 

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

 

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

 

 

 

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

 

[…]

 

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

Rejection

108. (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

 

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

 

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

 

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

 

(d) the person has voluntarily become re-established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

 

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

 

[…]

 

Exception

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

 

 

La norme de contrôle applicable

[20]           Le défendeur fait valoir que l’appréciation de la preuve relative à la protection de l’État se situe au cœur même de la compétence de la Commission en tant que tribunal spécialisé et qu’elle doit être contrôlée avec déférence (Adewumi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 258, 112 A.C.W.S. (3d) 547, au paragraphe 15; Nawaz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1255, 126 A.C.W.S. (3d) 849, aux paragraphes 11 et 19).

 

[21]           Avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour considérait que la norme de contrôle applicable à une conclusion relative à la protection de l’État était la décision raisonnable simpliciter (Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, 137 A.C.W.S. (3d) 392, aux paragraphes 9 à 11)). Depuis Dunsmuir, c’est la raisonnabilité qui est la norme de contrôle applicable.

 

[22]           À l’audience, l’avocat des demandeurs a fait valoir que la question de savoir si le paragraphe 108(4) de la Loi s’applique à la situation particulière des demandeurs est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. La Cour n’est pas de cet avis; elle estime qu’il s’agit d’une question mixte de faits et de droit et que la norme de contrôle applicable est « la décision correcte uniquement dans les cas où la Commission a commis une pure erreur de droit. Si ce n’est pas le cas, l’erreur est fondée sur les faits et la Cour n’interviendra que si l’erreur de la Commission est manifestement déraisonnable (Gorria c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 284, 310 F.T.R. 150, au paragraphe 23); voir aussi Kotorri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1195, 279 F.T.R. 149, aux paragraphes 14 à 19). De ce fait, conformément à l’arrêt Dunsmuir, la Cour n’interviendra qu’en cas d’erreur déraisonnable de la Commission.

 

1.         La Commission a-t-elle commis une erreur en appliquant une obligation, imposée aux adultes, de solliciter la protection de l’État à des enfants qui étaient âgés de 15 ans, de 14 ans, de 12 ans et de 10 mois à l’époque où ils avaient été victimes de traitements cruels et inusités?

 

Les arguments des demandeurs

[23]           Dans le cas des demandeurs d’asile, la Commission s’est fondée sur la jurisprudence ordinaire concernant l’obligation dans laquelle se trouve un demandeur d’asile de se réclamer de la protection de l’État, comme Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CAF 94, [2008] 4 R.C.F. 636. La Cour suprême du Canada a également traité de la question de la protection de l’État dans l’arrêt Ward, où les mots « ne peut » et « ne veut » étaient en litige. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu que la définition d’un réfugié au sens de la Convention ne met pas forcément en cause la complicité de l’État, et il a été prouvé que ce dernier était incapable d’assurer une protection.

[24]           Les demandeurs soutiennent qu’il existe des cas où un État peut être en mesure d’assurer une protection, mais où il est objectivement raisonnable qu’un demandeur d’asile ne se réclame pas de la protection des autorités de son pays. Les demandeurs soutiennent aussi qu’il est objectivement déraisonnable de s’attendre que des enfants sollicitent d’eux-mêmes la protection de l’État et, cela étant, les États démocratiques qui respectent les droits des enfants disposent d’exigences impératives en matière de déclaration. Ils soutiennent de plus que la Commission aurait dû traiter de la question de savoir s’il était objectivement raisonnable dans les circonstances que les enfants ne veuillent pas demander une protection. Au dire des demandeurs, le fait de ne pas avoir suivi concrètement les mécanismes mis en place pour protéger les enfants, dont un système de déclaration obligatoire, signifie que ces enfants ne disposaient pas d’une protection.

 

[25]           Dans l’arrêt Ward, la Cour suprême a décrété que l’incapacité de l’État à assurer une protection peut être établie par le témoignage que fait le demandeur d’asile au sujet d’incidents personnels antérieurs dans lesquels la protection de l’État ne s’est pas matérialisée (voir Lorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 384, 289 F.T.R. 282 et Zhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 884, 16 Imm. L.R. (3d) 227). Les demandeurs soutiennent que la Commission n’a pas examiné la totalité des circonstances particulières de leurs cas, notamment l’âge des enfants, pour déterminer s’il était objectivement raisonnable ou non que ces enfants ne se soient pas adressés à l’État danois pour obtenir une protection. Si la Commission avait fait cet examen, il aurait été possible de conclure que les demandeurs avaient la qualité de personnes à protéger et il aurait été alors obligatoire de procéder à une analyse relative aux « raisons impérieuses ».

Les arguments du défendeur

[26]           Le défendeur fait valoir que la Commission a signalé que, d’après la preuve, le Danemark est une démocratie qui fonctionne efficacement et où règne le principe de la primauté du droit. La Commission a également considéré que les demandeurs d’asile ne s’étaient pas adressés à la police ou aux autorités de protection de l’enfance, et elle a tenu compte de l’argument selon lequel les enfants ne devraient pas avoir à demander d’être protégés. Elle a fait remarquer avec raison que les autorités de protection de l’État ignoraient que les enfants étaient victimes de mauvais traitements à l’époque de leur présence au Danemark. Le défendeur soutient de plus que cela ne peut pas être suffisant pour réfuter la présomption de protection de l’État, car il faut à tout le moins faire des démarches auprès de ce dernier en vue d’obtenir une protection pour voir s’il existe une preuve claire et convaincante qu’il ne peut ni ne veut l’offrir.

 

[27]           La Commission a également conclu que l’omission du conseiller d’orientation professionnelle et de l’enseignant de Nadia de signaler la situation de cette dernière aux autorités ne traduisait pas le manque de capacité ou de volonté de l’État dans son ensemble, mais signifiait plutôt que des simples particuliers n’avaient pas agi. Cette conclusion, signale le défendeur, n’est pas déraisonnable car Nadia a déclaré qu’elle ne voulait pas que ses conversations soient rapportées à la police, craignant que cela puisse diviser la famille, tandis que Lina ne s’était pas nommée quand elle avait appelé la ligne d’aide pour adolescents. Il n’était donc pas déraisonnable de conclure que l’État n’avait jamais vraiment eu la possibilité de refuser d’assurer une protection.

 

 

Analyse

[28]           Le devoir de la Commission consiste à déterminer s’il existe assez d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi pour juger qu’il y a une « possibilité sérieuse » que les demandeurs, s’ils retournaient au Danemark, seraient persécutés ou s’il y a des motifs importants de croire qu’il seraient torturés, ou qu’ils risqueraient de perdre la vie ou d’être victimes de peines ou de traitements cruels et inusités (Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 680, 132 N.R. 24 (C.A.F.)).

 

[29]           La Cour signale que l’on présume que les États sont capables de protéger leurs citoyens (Ward) et que la protection des réfugiés est censée être une forme de protection auxiliaire qu’il n’y a lieu d’invoquer que dans les cas où un demandeur d’asile a tenté en vain d’obtenir la protection de son État d’origine (Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 362 N.R. 1, au paragraphe 41. La charge de la preuve, quand il s’agit de réfuter la présomption de protection de l’État, est directement proportionnelle au degré de démocratie qui règne dans l’État en question. (Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 206 N.R. 272, 68 A.C.W.S. (3d) 334 (C.A.F.)). Plus l’État est démocratique, plus on s’attend à ce que les demandeurs s’adressent aux autorités et, s’il y a lieu, qu’ils soumettent leurs doléances au palier suivant. Comme l’a fait remarquer la Commission, le Danemark est depuis longtemps une démocratie, dotée de forces de l’ordre, de services de protection de l’enfance et d’un appareil judiciaire bien établis.

 

[30]           Dans le cas qui nous occupe, l’État n’a jamais été mis au courant des épreuves que les demandeurs subissaient aux mains de leurs parents. La Cour est d’avis que la Commission a conclu avec raison que l’inaction du conseiller d’orientation professionnelle et de l’enseignant de Nadia n’équivalait pas un manque de capacité ou de volonté de l’État de protéger les demandeurs. Ces derniers semblaient disposés à se réclamer de la protection de l’État quand Nadia s’est entretenue avec son conseiller d’orientation professionnelle et son enseignant. Cependant, ces deux personnes n’ont pas agi contre les souhaits de Nadia et ils n’ont pas contacté la police. Comme le fait remarquer la Commission au paragraphe 14 de sa décision, les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État au Danemark :

[…] Quant à Nadia, j’estime que le conseiller et le professeur d’anglais ont manqué de discernement en omettant de contacter les autorités, empêchant ainsi Nadia d’avoir accès au système de protection de l’enfance en place. Selon moi, le défaut d’agir de ces deux personnes, indépendamment de la volonté de la demandeure d’asile, ne constitue pas une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à assurer la protection de Nadia ou de ses frères et sœurs au Danemark. En d’autres termes, j’estime que l’attitude de ces deux personnes ne reflète pas bien celle de l’État. Ainsi, leur manque de discernement et leur inaction ne signifient pas que les autorités danoises sont incapables d’agir ou qu’elles refusent de le faire. Au moment de leur départ du Danemark, les demandeurs d’asile n’avaient toujours pas informé les autorités chargées de les protéger des mauvais traitements qui leur étaient infligés. Par conséquent, aucune mesure prévue par le système de protection des enfants au Danemark n’a été prise pour venir en aide aux demandeurs d’asile.

 

[31]           Comme la Cour l’a fait remarquer dans la décision Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, (1992), 150 N.R. 232, 99 D.L.R. (4th) 334, « [A]ucun gouvernement qui professe des valeurs démocratiques ou affirme son respect des droits de la personne ne peut garantir la protection de chacun de ses citoyens en tout temps ». Comme l’a indiqué la Commission, le Danemark est une démocratie bien établie qui est capable de protéger les demandeurs. La Cour est d’avis que la Commission a conclu avec raison qu’il n’y a pas de preuves suffisantes pour juger que, dans l’avenir, les demandeurs ne pourraient pas raisonnablement bénéficier d’une protection de l’État au Danemark.

 

2.         La Commission a-t-elle commis une erreur en appliquant le paragraphe108(4) de la Loi, notamment en concluant que les demandeurs d’asile doivent avoir la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger avant que la Commission soit tenue de procéder à une analyse relative aux raisons impérieuses?

 

Les arguments des demandeurs

[32]           Les demandeurs soutiennent que le libellé de l’article 108 de la Loi est fondamentalement différent de celui des anciennes clauses de cessation et qu’il convient d’appliquer avec prudence la jurisprudence interprétant ces clauses à cet article de la Loi. Une lecture appropriée de l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Obstoj, [1992] 2 C.F. 739, [1992] A.C.F. no  422 (QL) (C.A.), donne à penser que l’une des raisons impérieuses dont il est question au paragraphe 108(4) de la Loi est le fait d’avoir été victime de persécutions épouvantables, mais l’application de cette disposition à cette catégorie n’est pas restreinte.

 

[33]           Les demandeurs font valoir que le changement apporté au libellé du paragraphe 108(4) de la Loi exige seulement l’existence de persécutions ou de traitements ou peines cruels et inusités antérieurs. L’exemption figurant à l’article 108 de la Loi n’oblige plus à conclure que la personne avait antérieurement une crainte fondée de persécution.

 

[34]           En l’espèce, les demandeurs signalent qu’il n’est pas contesté que les enfants ont été maltraités et négligés sur le plan physique et émotif. En outre, même s’il existe au Danemark une loi qui oblige à déclarer les cas d’enfant maltraité, cela ne s’est pas produit dans le cas présent. La Commission a conclu que les demandeurs avaient été exposés à des sévices qui constituaient un traitement cruel et inusité. Les demandeurs soutiennent qu’ils n’ont pas été protégés au Danemark et qu’ils ont été exposés à des mauvais traitements dont des personnes en situation d’autorité étaient au courant. Ils ajoutent qu’ils n’ont pas bénéficié d’une protection de l’État et que, étant des enfants, ils n’étaient pas tenus de solliciter eux-mêmes cette protection.

 

Les arguments du défendeur

[35]           Au dire du défendeur, la Commission n’a pas commis d’erreur en n’appliquant pas le paragraphe 108(4) de la Loi car cette disposition n’entre en jeu que s’il est conclu qu’une personne a la qualité de réfugié mais que le motif de persécution a disparu. Le défendeur ajoute qu’étant donné que l’on n’a pas reconnu aux demandeurs le statut de réfugié, cette disposition-là de la Loi ne s’applique pas.

 

[36]           Les demandeurs font valoir que la jurisprudence relative aux raisons impérieuses ne devrait pas s’appliquer, car la loi actuelle est légèrement différente de l’ancienne Loi sur l’immigration. Cependant, rétorque le défendeur, il ressort clairement de la jurisprudence récente concernant la mise en œuvre de la Loi et du simple libellé de la disposition elle-même que l’exception relative aux raisons impérieuses ne s’applique qu’une fois que l’on a déterminé que le demandeur est un réfugié (Ortiz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1365, 153 A.C.W.S. (3d) 191).

 

Analyse

[37]           Le paragraphe 108(4) de la Loi permet d’accorder l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire à la catégorie spéciale et limitée de personnes « qui ont souffert d’une persécution tellement épouvantable que leur seule expérience constitue une raison impérieuse pour ne pas les renvoyer, lors même qu’ils n’auraient plus aucune raison de craindre une nouvelle persécution ». En d’autres termes, pour déclencher l’application du paragraphe 108(4) de la Loi, il faut avoir décidé que les demandeurs ont obtenu la qualité de réfugié au sens de la Convention conformément à la loi et, de plus, que les conditions qui ont mené à cette conclusion n’existent plus.

 

[38]           Ainsi qu’il est signalé dans la décision Brovina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, 254 F.T.R. 244, au paragraphe 5 :

[…] Pour que la Commission entreprenne une analyse des raisons impérieuses, elle doit d'abord conclure qu'il existait une demande valide du statut de réfugié (ou de personne à protéger) et que les motifs de la demande ont cessé d'exister (en raison d'un changement de la situation dans le pays). C'est alors seulement que la Commission doit évaluer si la nature des expériences du demandeur dans l'ancien pays était à ce point épouvantable que l'on ne devrait pas s'attendre à ce qu'il ou elle rentre dans son pays et se réclame de la protection de l'État.

 

 

[39]           Dans la décision Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 343, 146 A.C.W.S. (3d) 1052, au paragraphe 19, le juge Simon Noël a récemment confirmé qu’une analyse fondée sur l’article 108 ne s’applique pas lorsqu’il est conclu qu’un demandeur d’asile ne correspond pas à la définition d’un réfugié au sens de la Convention ou d’une personne à protéger :

À mon avis, le par. 108(4) de la LIPR n’est pas applicable à la présente affaire. La SPR ne doit pas entreprendre dans chaque affaire une analyse fondée sur le par. 108(4). Ce n’est que lorsque la SPR invoque l’alinéa 108(1)e) qu’elle doit procéder à une évaluation des « raisons impérieuses », c.‑à‑d. dans le cas où le demandeur d’asile a obtenu la qualité de réfugié mais à qui on a refusé ce statut en raison d’un changement des conditions de son pays d’origine [...]

 

                                                            [Non souligné dans l’original.]

 

[40]           Dans le cas présent, la Commission a conclu que, s’il avait été au courant du triste sort des demandeurs l’État aurait pu les protéger car, au Danemark, ceux-ci disposaient en tout temps d’une protection de l’État. Les demandeurs n’ont donc jamais correspondu à la définition d’un réfugié au sens de la Convention ou d’une personne à protéger au sens de la Loi. De ce fait, la Commission n’a pas commis d’erreur en ne procédant pas à une analyse complète des « raisons impérieuses » (Ortiz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1365, 153 A.C.W.S. (3d) 191, aux paragraphes 60 et 61).

 

[41]           Bien que je sois sensible à la pénible situation des demandeurs, la présente demande de contrôle judiciaire ne constitue pas, pour ces derniers, le bon moyen de solliciter une protection. Comme l’ont signalé la Commission et le défendeur, la Cour est d’avis que les circonstances particulières de l’espèce se prêtent davantage à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[42]           La décision de la Commission était raisonnable dans les circonstances et il n’est pas justifié que la Cour intervienne. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

 

[43]           L’avocat du demandeur a suggéré de certifier les questions suivantes :

[Traduction]

Le paragraphe 108(4) oblige-t-il à décider qu’une personne a la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger avant qu’on puisse l’invoquer? Ou exige-t-il simplement que l’on conclue qu’une personne a été victime de persécution, de traitements ou peines cruels ou inusités ou de torture?

 

 

 

[44]           La jurisprudence de la Cour traite de cette question même relativement à des faits semblables et elle n’étaye pas l’argument des demandeurs. Il a été statué dans les décisions antérieures que l’exception relative aux raisons impérieuses ne s’applique que dans les cas où la Section de la protection des réfugiés a tiré une conclusion en invoquant l’alinéa 108(1)e) (Brovina, Martinez). La Cour est donc d’avis que la question qu’il est proposé de certifier ne soulève aucune question de portée générale. Cela étant, cette question ne sera pas certifiée.

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4393-09

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            SARA ADEL (alias SARAH HASSAN) ET AL.

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 18 mars 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Boivin

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 30 mars 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Jean Munn

 

POUR LES DEMANDEURS

Rick Garvin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Caron & Partners LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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