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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20100319

Dossier : T‑1571‑08

Référence : 2010 CF 321

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 mars 2010

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

LIEUTENANT CATHERINE ANN SMITH

demanderesse

 

et

 

CHEF D’ÉTAT‑MAJOR DE LA DÉFENSE

ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]          Le lieutenant Catherine Ann Smith (la demanderesse) sollicite le contrôle judiciaire de décision par laquelle le vice‑amiral J.A.D. Rouleau, chef d’état‑major de la défense par intérim (le CEMD), a rejeté le grief par lequel la demanderesse contestait la décision de lui attribuer des contraintes à l’emploi pour raisons médicales (CERM) et une catégorie médicale permanente, ce qui a mené à sa libération des Forces canadiennes, et ce, malgré le fait que le Comité des griefs des Forces canadiennes (le CGFC) avait recommandé que son grief soit accueilli en partie.

 

[2]          J’ai décidé de faire droit à la demande de contrôle judiciaire pour les motifs qui suivent.

CONTEXTE

 

[3]          Catherine Ann Smith a servi au sein des Forces canadiennes du 23 mars 1990 jusqu’à sa libération, le 3 septembre 2002. Elle occupait le rang de lieutenant (Marine) et a servi comme infirmière dans le cadre de diverses affectations au Canada et, en 1994, lors d’un déploiement dans un théâtre d’opérations en Croatie.

 

[4]          Le 23 octobre et le 2 novembre 2001, Mme Smith a été examinée par son médecin de famille, le Dr C. Brownlee, qui lui a diagnostiqué une dépression, une fracture de l’humérus, une déchirure de la coiffe des rotateurs et une anémie microcytaire. Le Dr Brownlee a précisé que Mme Smith s’était remise sans médicaments d’une dépression post‑partum antérieure et que ses symptômes dépressifs actuels étaient dus à un cas de harcèlement au travail. À ce moment‑là, Mme Smith avait déposé une plainte de harcèlement contre son commandant.

 

[5]          Le Dr Brownlee a décrit les contraintes à l’emploi pour raisons médicales (CERM) de Mme Smith comme suit : « [traduction] Actuellement inapte au service militaire. Devra prendre un congé de maladie prolongé, puis effectuer des tâches réduites et consulter fréquemment un spécialiste de façon continue. Serait apte à effectuer un travail sédentaire dans environ trois mois. » Le Dr Brownlee a recommandé que les CEMR de Mme Smith soient modifiées de façon à qu’une catégorie temporaire pour une période de six mois lui soit attribuée, à savoir G5(T6) Professionnel 5(T6). (G –géographique, O – professionnel, T – temporaire).

 

[6]          Le médecin‑chef de la base, le major D. Nguyen, a écrit ceci : « [traduction] Je suis du même avis : G5, doit être suivie par un spécialiste; O5, pourrait devoir effectuer des tâches réduites, incapable de tolérer le stress associé au travail dans un contexte militaire », et il a plutôt recommandé que les CERM soient permanentes.

 

[7]          Le 13 novembre 2001, le Directeur – Politique de santé (D Pol San), le Dr Deilgat, a pris acte du fait que Mme Smith s’était vue attribuer des CERM permanentes en raison d’une affection médicale chronique et a émis les contraintes suivantes :

‑   doit être suivie par un spécialiste de façon régulière;

 

‑   nécessite une médication quotidienne, sans quoi, après une interruption de quelques jours, la militaire pourrait subir une crise liée à son problème de santé chronique;

 

‑   incapable de soulever un poids au‑dessus de la tête, d’utiliser ses épaules de façon répétitive ou en forçant contre une résistance;

 

‑   doit porter des verres correcteurs sur ordonnance;

 

‑   incapable de tolérer le stress associé au travail dans un contexte militaire.

 

 

 

[8]          Ce dernier point est considéré comme une CERM « létale », car elle mènerait vraisemblablement à une libération des Forces canadiennes. Le 19 février 2002, le Directeur, Administration et gestion des ressources (Carrières militaires) (DAGRCM), a conclu que les CERM de Mme Smith contrevenaient au principe de l’universalité du service (US) ainsi qu’aux exigences professionnelles justifiées et il a décidé de la libérer en septembre 2002.

 

[9]          Mme Smith a déposé un grief le 26 avril 2002, dans lequel elle affirmait notamment que le fait qu’on ait modifié sa catégorie médicale de « temporaire » à « permanente » était inapproprié et contraire à l’avis de ses médecins traitants. Elle soutenait également que les CERM ne reflétaient pas son état de santé, car elle ne souffrait pas d’une affection chronique. Elle a demandé l’annulation de sa libération des Forces canadiennes.

 

[10]      Les médecins traitants de Mme Smith ont tenté de faire modifier le caractère permanent des CERM de leur patiente avant qu’elle ne dépose son grief. Le Dr Brownlee a effectué un autre examen médical le 30 janvier 2002 et a recommandé que les CERM soient temporaires. Un autre médecin militaire, le Dr S. West, a examiné Mme Smith le 27 mars 2002 et a aussi recommandé que les CERM soient temporaires. Son psychiatre, le major (Dr) T. Girvin, a déposé un rapport favorable et a adressé Mme Smith à un autre psychiatre, le Dr Trudel, qui l’a examinée à plusieurs reprises entre avril et juin 2002. Dans son rapport, le Dr Trudel a notamment précisé ce qui suit :

[traduction] […] En ce qui concerne ses contraintes à l’emploi, elle m’a dit que le document qu’elle a reçu indiquait qu’elle était inapte au service militaire dans quelque région géographique que ce soit. Si c’est bien le cas, je crois qu’il s’agit d’une exagération, car, à mon avis, et comme je le lui ai dit, ses seules contraintes consisteraient à ne pas être déployée dans une unité isolée ou dans des missions de maintien ou d’établissement de la paix menées par les Nations Unies. Mis à part cela, elle peut travailler sans contraintes.

 

 

Le Dr Trudel a posé le diagnostic suivant : « [traduction] Dépression majeure récurrente, avec symptômes légers à modérés. Semble être actuellement en rémission. »

 

[11]      Le D Pol San n’a pas reconnu les examens précédents, mais, après une demande de renseignements de la part de l’Autorité de première instance qui étudiait le grief déposé par Mme Smith, il a retenu les services d’un médecin militaire spécialisé en médecine interne afin que ce dernier effectue un examen indépendant du cas de Mme Smith. Cet examen a été réalisé par le Dr Fisher, le 30 juillet 2002. Dans son rapport, le Dr Fisher précisait que les CERM minimales de Mme Smith devraient être les suivantes : « [traduction] aucune affectation associée aux Nations Unies ou dans une unité isolée », et il était lui aussi d’avis qu’une catégorie médicale permanente était appropriée. Le Dr Fisher conclut son rapport de la façon suivante :

 

[traduction] Compte tenu des nombreux problèmes médicaux de cette patiente, je considère qu’elle aura besoin d’un soutien médical en tout temps et qu’il est également probable qu’elle devra être suivie par un spécialiste de façon continue. Il faudrait donc lui attribuer au minimum une catégorie G4, voire une catégorie G5. Pour ce qui est des facteurs professionnels, étant donné que la patiente a de la difficulté à travailler à l’ACO de même que dans un contexte militaire, j’ignore dans quelle mesure elle serait apte au travail et, par conséquent, ne puis formuler de recommandation définitive quant à un facteur O. Je peux cependant dire que la patiente semble mal tolérer le stress.

 

 

[12]      Après avoir pris connaissance du rapport du Dr Fisher, le Dr Sanchagrin, chef d’état‑major de la défense par intérim, D Pol San, a conclu [traduction] « que les contraintes à l’emploi pour raisons médicales attribuées à la lieutenante Smith le 13 novembre 2001 sont effectivement appropriées ».

 

[13]      L’Autorité de première instance chargée d’examiner le grief n’a pas terminé son examen dans le délai de 90 jours qui lui était imparti et Mme Smith n’a pas accepté qu’une prolongation de délai soit accordée. Par conséquent, le grief de Mme Smith a été déféré directement au Comité des griefs des Forces canadiennes (le CGFC).

 

[14]      Le CGFC a rendu sa décision le 29 avril 2006 et a recommandé que le CEMD accueille en partie le grief de Mme Smith. Voici les conclusions tirées par le CGFC relativement à la principale question que la Cour doit trancher en ce qui concerne la libération de Mme Smith pour des raisons médicales :

[traduction] Le Comité juge que la preuve médicale n’appuie pas les CERM attribuées à la plaignante. Le Comité estime que la preuve médicale appuie l’attribution de CERM moins restrictives.

 

 

 

[15]      Le CGFC a recommandé que le CEMD accueille partiellement le grief de la plaignante, plus particulièrement :

 

[traduction]

Le Comité recommande que le CEMD enjoigne au D Pol San de réexaminer et de modifier la catégorie médicale de la plaignante ainsi que ses CERM de façon qu’elles reflètent l’opinion médicale des Drs Trudel et Fisher.

 

Le Comité recommande, après le réexamen et la modification de la catégorie médicale et des CERM de la plaignante par le D Pol San, que le CEMD enjoigne au DAGRCM de déterminer si des accommodements auraient pu être faits en 2002.

 

Si la réévaluation effectuée par le DAGRCM venait à indiquer qu’il aurait été possible de faire des accommodements, le Comité recommande que le dossier de la plaignante soit acheminé au Directeur – Réclamations et contentieux des affaires civiles (DRCAC), afin qu’il étudie la question d’une compensation.

 

 

 

[16]      À la suite des conclusions et des recommandations du CGFC, le grief de Mme Smith a été soumis au CEMD pour qu’il rende une décision. Le 15 juillet 2006, le CEMD a rendu une décision dans laquelle il a écarté les conclusions et les recommandations du CGFC et a rejeté le grief de Mme Smith.

 

 

DÉCISION À L’EXAMEN

 

[17]      Le CEMD a accepté le résumé des faits du grief de Mme Smith du CGFC.

 

 

[18]      Le CEMD a fait remarquer que l’autorité responsable de l’attribution des CERM et des CatP au sein des Forces canadiennes est le D Pol San. Il a écrit ce qui suit :

[traduction] En novembre 2001, le D Pol San vous a attribué des CERM et a approuvé la CatP G5O5 que vous avait attribuée antérieurement le Dr Nguyen. Vous avez reçu un diagnostic de dépression à plusieurs occasions par des spécialistes en psychiatrie et en psychologie, notamment par les Drs Kelly, Ellis, Labelle et Girvin, entre 1991 et 2001. En 1999, les Drs Labelle et Girvin ont posé à votre endroit un diagnostic de dépression majeure (récurrente). Bien que certains des médecins qui vous ont examinée aient jugé que la CatP G5O5 n’était pas justifiée à l’époque, il n’en demeure pas moins que l’autorité responsable de l’attribution des CERM et des CatP au sein des FC est le D Pol San. Les diagnostics de dépression majeure (récurrente) ont été corroborés en 2002 par le Dr Trudel, un psychiatre à qui vous avez été adressé pour obtenir un deuxième avis, de même que par le Dr Fisher, qui avait effectué un examen indépendant de votre cas à la demande du D Pol San. En se fondant sur le rapport du Dr Fisher, le D Pol San a confirmé que les CERM qui vous avaient été attribuées étaient appropriées.

 

 

[19]      Le CEMD a indiqué ce qui suit en réponse à l’allégation de Mme Smith selon laquelle le D Pol San n’avait pas tenu compte de l’avis médical de ses médecins traitants : « [traduction] […] Je ne relève aucun élément de preuve dans votre grief ou vos dossiers médicaux qui corrobore cette allégation. »

 

[20]      Le CEMD a jugé que les CERM attribuées à Mme Smith étaient en violation du principe de l’US. À son avis, les CERM de Mme Smith étaient telles qu’elle ne pouvait pas [traduction] « occuper un emploi ou être accommodée de façon avantageuse » au sein des Forces canadiennes. Il a précisé ce qui suit :

[traduction] L’approbation concernant votre libération découlait de l’examen de l’ensemble de vos antécédents médicaux par trois médecins, lesquels ont confirmé les CERM qui vous avaient été attribuées en novembre 2001. Je ne relève aucun élément de preuve dans votre grief ou vos dossiers médicaux indiquant que la décision du DAGRCM de vous libérer des Forces canadiennes sans proposer d’accommodement était déraisonnable, ou incorrecte, compte tenu des CERM et de la CatP qui vous avaient été attribuées par le D Pol San.

 

[21]      Le CEMD a reconnu que plusieurs médecins ayant traité Mme Smith n’avaient pas conclu qu’elle souffrait de dépression chronique ou n’étaient pas d’accord avec la gravité des CERM ou de la CatP, mais il a ajouté ce qui suit :

[traduction] Cependant, la question n’est pas de déterminer si votre dépression est chronique, mais plutôt de déterminer s’il est probable qu’il y ait récurrence, en particulier à la lumière des situations stressantes auxquelles vous pourriez être confrontées au cours de votre vie. Aucun des médecins, y compris les spécialistes, n’a indiqué qu’il n’y aurait pas de récurrence. […] Le D Pol San a mis en balance les opinions ainsi que la preuve de nature médicale et votre bien‑être ainsi que votre sécurité, en particulier en ce qui concerne les déploiements opérationnels, et a attribué et confirmé vos CERM et votre CatP en conséquence.

 

Le CEMD a estimé que le D Pol San avait eu raison d’attribuer ces CERM et cette CatP à Mme Smith, peu importe que l’on ait déterminé par la suite que Mme Smith était en rémission.

 

[22]      Le CEMD a reconnu que les contraintes à l’emploi déterminées par le Dr Trudel et corroborées par le Dr Fisher étaient moins restrictives que celles attribuées par le D Pol San. Il s’est dit d’accord avec la politique « Trésors de sagesse » du D Pol San, selon laquelle les contraintes déterminées par le Dr Trudel voulant que la patiente ne soit pas déployée dans une unité isolée ou dans le cadre de missions d’établissement ou de maintien de la paix menées par les Nations Unies correspondent à une catégorie G4. Le CEMD a reconnu que, selon le CGFC, la preuve médicale associée aux évaluations effectuées par les Drs Trudel et Fisher n’appuyait pas les CERM attribuées, mais a déclaré que : « [traduction] sans l’avis de médecins versés dans les questions relatives aux CERM et à l’attribution des catégories médicales, je ne peux que conclure que le CGFC n’était pas en mesure de déterminer que la preuve médicale figurant dans vos dossiers n’appuyait pas les CERM qui vous avaient été attribuées par le D Pol San. »

 

[23]      Le CEMD a jugé que le personnel médical avait effectué une évaluation juste et objective de la preuve médicale au moment de déterminer les CERM applicables, et que le personnel administratif qui avait décidé que les CERM de Mme Smith étaient en violation du principe de l’US l’avait également fait objectivement. Il a donc rejeté le grief de Mme Smith.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[24]      La Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5 (la Loi) dispose :

Droit de déposer des griefs

29. (1) Tout officier ou militaire du rang qui s’estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la présente loi.

Dernier ressort

29.11 Le chef d’état‑major de la défense est l’autorité de dernière instance en matière de griefs.

Décision du Comité non obligatoire

29.13 (1) Le chef d’état‑major de la défense n’est pas lié par les conclusions et recommandations du Comité des griefs.

Motifs

(2) S’il choisit de s’en écarter, il doit toutefois motiver son choix dans sa décision.





Constitution du Comité des griefs

29.16 (1) Est constitué le Comité des griefs des Forces canadiennes, composé d’un président, d’au moins deux vice‑présidents et des autres membres nécessaires à l’exercice de ses fonctions, tous nommés par le gouverneur en conseil.

Fonctions

29.2 (1) Le Comité des griefs examine les griefs dont il est saisi et transmet, par écrit, ses conclusions et recommandations au chef d’état‑major de la défense et au plaignant.

Right to grieve

29. (1) An officer or non‑commissioned member who has been aggrieved by any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Canadian Forces for which no other process for redress is provided under this Act is entitled to submit a grievance.

 

Final authority

29.11 The Chief of the Defence Staff is the final authority in the grievance process.

Chief of the Defence Staff not bound

29.13 (1) The Chief of the Defence Staff is not bound by any finding or recommendation of the Grievance Board.

Reasons

(2) If the Chief of the Defence Staff does not act on a finding or recommendation of the Grievance Board, the Chief of the Defence Staff shall include the reasons for not having done so in the decision respecting the disposition of the grievance.

Canadian Forces Grievance Board established

29.16 (1) There is established a board, called the Canadian Forces Grievance Board, consisting of a Chairperson, at least two Vice‑Chairpersons and any other members appointed by the Governor in Council that are required to allow it to perform its functions.

Duties and functions

29.2 (1) The Grievance Board shall review every grievance referred to it by the Chief of the Defence Staff and provide its findings and recommendations in writing to the Chief of the Defence Staff and the officer or non‑commissioned member who submitted the grievance.

QUESTIONS EN LITIGE

[25]      Suivant la demanderesse :

a.       le CEMD a commis une erreur en rejetant son grief parce qu’il n’a pas tenu compte des éléments de preuve démontrant que son état de santé était temporaire et ne justifiait pas qu’elle soit classée dans une catégorie médicale permanente;

b.      le CEMD a commis une erreur en concluant que le Comité des griefs des Forces canadiennes n’était pas en mesure d’évaluer la preuve médicale portant sur les contraintes à l’emploi qui avaient conduit à sa libération des Forces canadiennes;

c.       un délai excessif s’était écoulé entre le dépôt de son grief, le 26 avril 2002, et la décision que le CEMD a rendue en septembre 2008, et ce délai abusif constituait un manquement à la justice naturelle et à l’équité procédurale, ainsi qu’un abus de procédure.

 

[26]      À mon avis, la première question à aborder est celle de savoir si le CEMD a suffisamment motivé sa décision de s’écarter des conclusions et des recommandations du CGFC, et ce, parce que le législateur fédéral a, au paragraphe 29.13(2) de la Loi, bien précisé que le CEMD doit motiver sa décision, et que la décision du CGFC est le fruit de l’avant‑dernier examen qui a eu lieu avant que le CEMD n’examine lui‑même le grief.

 

[27]      Les autres questions à examiner sont celles qui ont été soulevées par la demanderesse dans son grief.

 

[28]      Par conséquent, les questions en litige dans le présent contrôle judiciaire sont les suivantes :

a.       le CEMD a‑t‑il satisfait à l’exigence légale de motiver sa décision de s’écarter des conclusions et des recommandations du CGFC?

b.      le CEMD a‑t‑il commis une erreur en concluant que le personnel du D Pol San avait procédé à une appréciation juste et objective de la preuve médicale pour se prononcer sur les contraintes à l’emploi pour raisons médicales de la demanderesse?

c.       le retard qu’accusait le processus d’examen du grief constitue‑t‑il un manquement à la justice naturelle et à l’équité procédurale ainsi qu’un abus de procédure?

 

NORME DE CONTRÔLE

[29]      Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a jugé qu’il existait deux normes de contrôle au Canada : celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. La Cour suprême a également jugé que, lorsque la norme de contrôle a déjà été arrêtée, il n’est pas nécessaire de reprendre l’analyse pour déterminer la norme de contrôle applicable.

 

[30]      La question de savoir si une décision est suffisamment motivée est une question d’équité procédurale qui est habituellement évaluée selon la norme de la décision correcte (Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29). Le paragraphe 29.13(1) de la Loi prévoit que le CEMD n’est pas lié par les conclusions et les recommandations du CGFC. Toutefois, le paragraphe 29.13(2) prévoit que si le CEMD choisit de s’écarter des conclusions et recommandations du CGFC, il doit motiver son choix.

 

[31]      Dans l’affaire Morphy c Canada (Procureur général), 2008 CF 190 (Morphy), la juge Anne Mactavish a examiné la question de savoir si une décision rendue par le CEMD au sujet d’un grief était suffisamment motivée. Elle a conclu que les principales questions auxquelles il faut répondre lorsqu’on examine les motifs du CEMD étaient celles de savoir dans quelle mesure les motifs en question répondaient aux questions essentielles soulevées dans le grief et celle de savoir dans quelle mesure les motifs en question satisfaisaient aux exigences du paragraphe 29.13(1). Après avoir procédé à une analyse pragmatique et fonctionnelle, elle a fait observer que les questions en litige étaient des questions de droit et des questions mixtes de fait et de droit étant donné que la Loi oblige le CEMD à motiver ses décisions. Elle a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable.

 

[32]      Plus récemment, dans l’affaire Zimmerman c Canada (Procureur général), 2009 CF 1298 (Zimmerman), le juge Boivin a examiné la question de savoir si la décision rendue par le CEMD au sujet d’un grief était suffisamment motivée au sens du paragraphe 29.13(2) de la Loi. Se fondant sur la décision Morphy, le juge Boivin a estimé qu’il s’agissait d’une question mixte de fait et de droit qui était assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

 

[33]      Je suis d’accord avec mes collègues. De toute évidence, le CEMD doit motiver sa décision de s’écarter des conclusions et des recommandations du CGFC et les motifs qu’il invoque doivent porter sur la question en cause. Le CEMD peut toutefois formuler des conclusions de fait et proposer une interprétation des règlements et des politiques des Forces canadiennes qui diffère de celle du CGFC. Il y a lieu de faire preuve de retenue en ce qui concerne les conclusions qu’il tire à cet égard. Par conséquent, je conclus que c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique à la question de savoir si le CEMD a suffisamment motivé, au sens du paragraphe 29.13(2), sa décision de s’écarter des conclusions et des recommandations du CGFC.

 

[34]      Les conclusions et la décision du CEMD sur les questions de fond soulevées par la demanderesse dans son grief au sujet de l’appréciation de la restriction d’emploi devaient nécessairement reposer sur l’examen de la question de savoir si le D Pol San avait correctement examiné et attribué les contraintes à l’emploi pour raisons médicales au vu de l’ensemble des faits. Pour ce faire, il fallait examiner les faits ainsi que les politiques applicables des FC.

 

[35]      Je conclus que la décision rendue par le CEMD au sujet du grief est une question de fait et une question mixte de fait et de droit assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable.

 

[36]      La décision du CEMD doit pouvoir « résister à un examen assez poussé » (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c Southam Inc., [1997] 1 RCS 748 (CSC)). Elle doit également pouvoir cadrer aisément avec les principes de « justification, de transparence et d’intelligibilité » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

[37]      Enfin, les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404).

 

 

ANALYSE

 

Le CEMD a‑t‑il satisfait à l’exigence légale de motiver sa décision de s’écarter des conclusions et des recommandations du CGFC?

 

[38]      Le CGFC a produit son rapport le 29 avril 2006. Le CGFC a conclu que les Forces canadiennes avaient suivi tous les ordres et toutes les directives applicables lorsqu’elles avaient attribué une catégorie médicale permanente et des CERM à la demanderesse, mais a également déterminé que les CERM et la catégorie G5O5 attribuées à la demanderesse par le D Pol San ne trouvaient pas appui dans la preuve médicale. Le CGFC a jugé que des CERM moins contraignantes, qui auraient permis des accommodements au sein des Forces canadiennes, auraient été plus appropriées. Suivant le CGFC, la demanderesse n’avait pas été évaluée équitablement lors de l’examen de la question de savoir s’il était possible de trouver des accommodements. Le CGFC a recommandé que le CEMD accueille partiellement le grief.

 

[39]      Le CGFC a effectué un examen approfondi des antécédents médicaux de la demanderesse depuis 1999, en prenant plus précisément note des examens médicaux réalisés, des diagnostics posés et des recommandations formulées par les médecins ayant traité la demanderesse. Le Comité a passé en revue le processus par lequel le D Pol San avait attribué la catégorie permanente et les CERM à la demanderesse. Le Comité a pris en considération les deux tentatives infructueuses faites par les médecins de la demanderesse pour obtenir que les CERM et la catégorie permanente attribuées à la demanderesse soient réévaluées. Le Comité a également pris en considération un rapport déposé par le représentant de la patiente, et a également pris note du rapport du Dr Trudel, le psychiatre ayant examiné la demanderesse, qui avait notamment écrit ce qui suit, le 12 juin 2002 : « [traduction] En ce qui concerne ses contraintes à l’emploi, […] ses seules contraintes consisteraient à ne pas être déployée dans une unité isolée ou dans des missions de maintien ou d’établissement de la paix menées par les Nations Unies. Mis à part cela, elle peut travailler sans contraintes. »

 

[40]      Dans son analyse, le CGFC a tenu compte des ordres médicaux permanents, des ordres administratifs et des politiques médicales applicables. Il a constaté que le résumé préparé par le Quartier général du Groupe médical des Forces canadiennes ne tenait pas compte des opinions médicales formulées en juin et en juillet 2002 au sujet des troubles mentaux de la patiente et des catégories médicales. Le CGFC a indiqué ce qui suit :

[traduction] Bien que le Comité reconnaisse que le D Pol San est l’autorité de dernière instance en ce qui concerne les CERM pouvant être attribuées à un militaire, en l’espèce, la preuve médicale n’appuie pas la contrainte « incapable de tolérer le stress associé au travail dans un contexte militaire » ou la catégorie médicale G5O5. Tant le Dr Trudel que le consultant indépendant ont remis en question la catégorie G5, en ajoutant que la plaignante était apte à travailler dans certains contextes militaires et que la catégorie G4 serait appropriée. Par conséquent, le Comité considère que, étant donné la preuve médicale, le D Pol San aurait dû modifier les CERM et la catégorie médicale de la plaignante de façon à tenir compte des évaluations fournies par les Drs Trudel et Fisher. Une telle modification aurait fait en sorte que les CERM de la plaignante seraient passées de « incapable de tolérer le stress associé au travail dans un contexte militaire » à « incapable de travailler dans une unité isolée ou dans le cadre d’opérations d’établissement ou de maintien de la paix menées par les Nations Unies ».

 

[41]      Le CGFC a consulté la jurisprudence et a relevé une décision rendue en 2005, dans laquelle notre Cour avait accepté la conclusion du Tribunal selon laquelle les Forces canadiennes n’avaient pas évalué équitablement l’état de santé d’un demandeur, qui s’était vu attribuer des CERM et une catégorie médicale qui avaient conduit à sa libération des Forces canadiennes. Le CGFC a déterminé que l’on n’avait pas cherché à trouver un accommodement en raison de la catégorie G5O5 et des CERM attribuées à la demanderesse.

 

[42]      Le CGFC a émis l’opinion selon laquelle la demanderesse n’avait pas été évaluée équitablement par les Forces canadiennes, car la preuve médicale ne confirmait pas la nécessité de lui attribuer la catégorie G5O5 et les CERM connexes. Le Comité a ajouté ce qui suit : [traduction] « De plus, si la plaignante s’était vu attribuer la catégorie G4, plus appropriée et appuyée par les opinions médicales plus récentes des Drs Trudel et Fisher, les FC auraient dû chercher à l’accommoder. »

 

[43]      Le paragraphe 29.13(2) de la Loi oblige le CEMD à motiver sa décision de s’écarter des conclusions et des recommandations du CGFC.

 

[44]      Dans sa décision, le CEMD a répondu aux conclusions et aux recommandations du CGFC en déclarant : [traduction] « sans l’avis de médecins versés dans les questions relatives aux CERM et à l’attribution des catégories médicales, je ne peux que conclure que le CGFC n’était pas en mesure de déterminer que la preuve médicale figurant dans vos dossiers n’appuyait pas les CERM qui vous avaient été attribuées par le D Pol San. »

 

[45]      Le CEMD a accepté le résumé des faits du CGFC dans lequel on trouvait notamment un examen approfondi des divers rapports médicaux rédigés par les médecins traitants de la demanderesse, ainsi que l’avis médical du Dr Trudel et celui du Dr Fisher, le consultant médical indépendant engagé par le D Pol San. Le CEMD n’explique pas la raison pour laquelle il s’écarte des conclusions du CGFC reposant sur des faits qu’il acceptait par ailleurs.

 

[46]      De plus, l’affirmation du CEMD suivant laquelle le CGFC ne disposait pas de l’avis d’un médecin contredit le fait que le CGFC s’est fondé sur l’expert médical indépendant du D Pol San lui‑même, le Dr Fisher, qui a accepté l’avis psychiatrique professionnel du Dr Trudel suivant lequel les contraintes à l’emploi qui convenaient davantage dans le cas de la demanderesse consistaient à ne pas la déployer [traduction] « dans une unité isolée ou dans des missions de maintien ou d’établissement de la paix menées par les Nations Unies ».

 

[47]      Je conclus que le CEMD ne s’est pas conformé au paragraphe 29.13(2). Les explications qu’il a données pour motiver sa décision de s’écarter des conclusions et des recommandations du CGFC ne tenaient pas compte des conclusions du CGFC et des questions essentielles soulevées par ce dernier. Les explications que le CEMD a données ne constituaient pas une réponse aux questions posées et sont par conséquent déraisonnables.

 

Le CEMD a‑t‑il commis une erreur en concluant que le personnel du D Pol San avait procédé à une appréciation juste et objective de la preuve médicale pour se prononcer sur les contraintes à l’emploi pour raisons médicales de la demanderesse?

[48]      Je passe maintenant à l’examen, par le CEMD, de l’évaluation que le D Pol San a faite des CEMD et de la catégorie médicale permanente attribuée à la demanderesse.

 

[49]      Le défendeur affirme qu’il convient de faire preuve d’un degré élevé de retenue envers l’expertise du D Pol San, qui connaît bien toutes les facettes du contexte militaire lorsqu’il s’agit d’attribuer des contraintes à l’emploi pour raisons médicales et de procéder à des examens subséquents. Il affirme en outre, en se fondant sur l’affaire Morphy, que toute décision concernant les soins médicaux appropriés reçus par la demanderesse déborde le cadre de la compétence du CEMD et que l’évaluation des contraintes à l’emploi pour raisons médicales déborde également le cadre des compétences du CEMD et du CGFC.

 

Preuve médicale et rapports médicaux contradictoires

[50]      Le D Pol San a toujours maintenu que l’évaluation initiale relative aux CERM était valide. Cette évaluation, qui figure dans un document intitulé EXAMEN ADMINISTRATIF (Contraintes à l’emploi pour raisons médicales) (EA/CERM), est ainsi libellée :

[traduction]

La militaire s’est vu attribuer des contraintes à l’emploi en raison d’une affection médicale chronique.

 

Ces contraintes sont les suivantes :

 

‑   doit être suivie par un spécialiste de façon régulière;

 

‑   nécessite une médication quotidienne, sans quoi, après une interruption de quelques jours, la militaire pourrait subir une crise liée à son problème de santé chronique;

 

‑   incapable de soulever un poids au‑dessus de la tête, d’utiliser ses épaules de façon répétitive ou en forçant contre une résistance;

 

‑   doit porter des verres correcteurs sur ordonnance;

 

‑   incapable de tolérer le stress associé au travail dans un contexte militaire.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[51]      Les médecins ayant traité et examiné Mme Smith n’étaient pas d’accord avec cette évaluation des CERM.

 

[52]      Le CEMD a rejeté catégoriquement l’allégation de Mme Smith selon laquelle l’opinion médicale des médecins qu’elle avait consultés n’avait pas été prise en considération. Le CEMD a indiqué que : « [traduction] [l’]approbation concernant votre libération découlait de l’examen de l’ensemble de vos antécédents médicaux par trois médecins, lesquels ont confirmé les CERM qui vous avaient été attribuées en novembre 2001. » La preuve étayant cette affirmation se trouve dans une communication du DAGRCM datée du 19 février 2002, dans laquelle on peut notamment lire le passage suivant :

 

[traduction]

1.   LA DÉCLARATION DU LTV SMITH (RÉF D) A ÉTÉ TRANSMISE AU D POL SAN À DES FINS D’EXAMEN, ET LES CONCLUSIONS SUIVANTES ONT ÉTÉ FOURNIES AU DAGRCM EN VUE D’UN SUIVI : CITATION

ÉTANT DONNÉ L’ABSENCE DE NOUVEAUX RENSEIGNEMENTS MÉDICAUX, DONT CE BUREAU N’ÉTAIT PAS DÉJÀ AU COURANT, LES CONTRAINTES MÉDICALES IMPOSÉES LE 13 NOVEMBRE 2001 PAR LE D POL SAN DEMEURENT VALIDES.

‑ TROIS MÉDECINS AGISSANT POUR LE COMPTE DU D POL SAN SE SONT PENCHÉS SUR LE CAS, ONT EXAMINÉ ATTENTIVEMENT LE DOSSIER MÉDICAL DE LA MILITAIRE DEPUIS SON ENRÔLEMENT ET ONT JUGÉ QUE LES CERM ÉTAIENT APPROPRIÉES.

 

[…]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[53]      Il ressort de la preuve qu’entre le 13 novembre 2001 et le 19 février 2002, Mme Smith a été examinée (le 18 décembre 2002) par son orthopédiste, le Dr Marshall. Son psychothérapeute, le Dr Y. Labelle, a remis son rapport le 14 janvier 2002. Un autre examen médical a été effectué par son médecin traitant, le Dr Brownlee, le 30 janvier 2002. Enfin, le psychiatre Girvin a donné son avis le 31 janvier 2002. Tous les rapports en question constituent de nouveaux renseignements médicaux qui ont été versés au dossier médical de la demanderesse. La capitaine Kluke a expliqué dans son témoignage qu’elle avait été informée par le responsable des dossiers médicaux que personne, au bureau du D Pol San, n’avait examiné le dossier médical de Mme Smith au cours des semaines précédant le rapport du 19 février 2002 du DAGRCM.

 

[54]      Le CEMD a accepté le résumé des faits du CGFC, qu’il a considéré comme complet. L’examen de ce résumé des faits ne permet pas de penser que le D Pol San aurait, à quelque moment que ce soit, examiné les rapports médicaux des médecins traitants de la demanderesse. Comme cette absence de preuve confirme les dires de la demanderesse, le CEMD devait déterminer si le D Pol San avait à quelque moment que ce soit examiné les rapports médicaux plus favorables établis au sujet de la demanderesse.

 

[55]      Le CEMD devait examiner les éléments de preuve contraires susmentionnés présentés par la demanderesse. Or, il ne l’a pas fait. Il déclare d’ailleurs que le grief et les dossiers médicaux ne renferment aucun élément de preuve permettant de corroborer l’allégation que le D Pol San n’avait pas tenu compte des avis médicaux des médecins traitants de la demanderesse.

 

Avis médical du CEMD

[56]      Le CEMD a rejeté l’affirmation de Mme Smith selon laquelle elle n’avait jamais souffert de l’affection chronique sur laquelle reposait la décision prise à son sujet en ce qui concerne les CERM et la CatP. Il a reconnu que plusieurs médecins avaient indiqué qu’ils n’avaient trouvé aucune indication de dépression chronique ou qu’ils étaient en désaccord avec la gravité des CERM ou de la CatP. Le CEMD a ensuite fait deux affirmations :

[traduction]

Cependant, la question n’est pas de déterminer si votre dépression est chronique, mais plutôt de déterminer s’il est probable qu’il y ait récurrence, en particulier à la lumière des situations stressantes auxquelles vous pourriez être confrontées au cours de votre vie. Aucun des médecins, y compris les spécialistes, n’a indiqué qu’il n’y aurait pas de récurrence. […]

 

Par conséquent, après avoir examiné attentivement votre grief et vos dossiers médicaux, y compris toutes les opinions et évaluations médicales vous concernant, je considère que le D Pol San avait raison de vous attribuer ces CERM et cette CatP, peu importe que l’on ait déterminé par la suite que vous étiez en rémission.

 

 

[57]      Comme le D Pol San n’a jamais modifié sa conclusion suivant laquelle la demanderesse souffrait d’une affection chronique plutôt que d’un problème de santé récurrent, le CEMD a pris sur lui‑même de s’aventurer dans un domaine médical dans lequel il ne possédait aucune connaissance spécialisée, offrant un avis médical sur les probabilités que la demanderesse souffre à nouveau de dépression (décision Morphy).

 

Preuve psychiatrique

[58]      Il y a également la question de l’expertise médicale. L’état de santé mentale de la demanderesse et sa vulnérabilité à la dépression sont des éléments centraux de la décision négative à la suite de laquelle le D Pol San lui a attribué des CERM. À ce propos, on préférera normalement l’avis médical de psychiatres, qui sont des spécialistes dans le domaine de la santé mentale.

 

[59]      Voici ce que le Dr Trudel déclare dans son rapport du 26 avril 2002 :

[traduction] […] J’ai aussi souligné que j’estimais également qu’elle ne devrait pas être déployée dans une zone de guerre ou dans une zone isolée étant donné que ce genre d’affectation augmenterait probablement les risques de rechute. De plus, elle devrait servir dans une région où elle pourrait à tout le moins compter sur les services d’un omnipraticien [...]

 

Et, le 12 juin 2002, le Dr Trudel a ajouté ce qui suit :

 

[traduction] […] En ce qui concerne ses contraintes à l’emploi, elle m’a dit que le document qu’elle avait reçu indiquait qu’elle était inapte au service militaire dans quelque région géographique que ce soit. Si c’est bien le cas, je crois qu’il s’agit d’une exagération, car, à mon avis, et comme je le lui ai dit, ses seules contraintes consisteraient à ne pas être déployée dans une unité isolée ou dans des missions de maintien ou d’établissement de la paix menées par les Nations Unies. Mis à part cela, elle peut travailler sans contraintes.

 

 

[60]      Les Dr Girvin et Trudel, les deux psychiatres qui ont examiné Mme Smith, ont estimé qu’il convenait d’attribuer des contraintes à l’emploi pour raisons médicales moins sévères que celles attribuées par les médecins militaires du D Pol San.

 

[61]      On trouve ce qui suit dans l’Ordre du Service de santé des Forces canadiennes 26‑15 (OSSFC) :

3b) [s]i le militaire ne peut toujours pas reprendre toutes ses tâches militaires après avoir reçu un traitement approprié, son cas doit être présenté au psychiatre militaire et l’on doit imposer une restriction à l’emploi et un profil médical permanents […]

 

On se serait attendu à ce que le CEMD vérifie si la procédure prescrite avait été suivie. Or, le CEMD n’a pas abordé la question de savoir si l’OSSFC 26‑15, qui exige qu’un psychiatre militaire soit consulté, avait été suivi ou non. Les seuls psychiatres qui ont donné des avis médicaux sont les deux médecins qui ont examiné la demanderesse et qui ont donné un avis plus favorable que celui du D. Pol San au sujet des CERM. Pourtant, le CEMD ne s’est pas demandé si le D Pol San avait tenu dûment compte de l’avis des deux psychiatres traitants conformément à l’OSFC 26‑15.

 

Consultation et éclaircissements

[62]      Le D Pol San a établi les « Trésors de sagesse », qui sont des directives s’appliquant à l’évaluation des contraintes à l’emploi pour raisons médicales. Selon ce document, il faut disposer de renseignements suffisants et entreprendre une discussion transparente sur les conclusions tirées à partir de ces renseignements. Je cite la directive « Trésors de sagesse » du D Pol San :

[traduction]

        en cas de controverse, le D Pol San demandera à obtenir davantage de renseignements et tiendra dûment compte des rapports médicaux;

        le D Pol San reconnaît que chaque cas doit être étudié de façon individuelle;

        le D Pol San est ouvert à la discussion, et l’encourage, lorsque des difficultés surgissent au sujet de contraintes à l’emploi pour raisons médicales.

 

 

[63]      Le D Pol San a attribué des CERM « létales » à Mme Smith sans se reporter aux évaluations médicales effectuées par les médecins ayant traité et examiné Mme Smith, qui offraient un avis contraire. Il n’y a rien dans le résumé accepté qui indique que le D Pol San aurait consulté les médecins ayant traité la demanderesse ou qu’il aurait cherché à obtenir des éclaircissements auprès de ceux‑ci.

 

[64]      Le D Pol San n’a pas suivi ses propres politiques et directives, énoncées dans les « Trésors de sagesse », afin de résoudre les difficultés soulevées par les opinions médicales divergentes. Le D Pol San n’a pas non plus cherché à obtenir des clarifications. Le D Pol San avait plusieurs occasions d’amorcer des discussions, lorsque les opinions et recommandations médicales contradictoires ont été portées à sa connaissance par l’entremise de nouveaux rapports médicaux ou de réévaluations des recommandations relatives aux CERM.

 

[65]      Le CEMD ne cherche pas à déterminer quelles discussions le D Pol San a entamées ou quels éclaircissements il a demandés pour résoudre les difficultés soulevées par les opinions médicales divergentes formulées par les médecins ayant traité la demanderesse.

 

Opinion médicale indépendante

[66]      Enfin, il y a lieu de présumer que, comme il connaît bien les questions de CERM, le D Pol San a choisi un médecin qui pouvait lui donner une opinion médicale compétente et indépendante pour attribuer des CERM appropriés à la demanderesse. Or, le D Pol San a examiné l’opinion médicale indépendante, mais n’en a pas accepté la conclusion finale.

 

[67]      Le CEMD ignore la raison pour laquelle le D Pol San a demandé au Dr Fisher de donner une opinion médicale indépendante, pour ensuite l’écarter une fois qu’il l’a eu en main. Il a à son tour choisi d’écarter la conclusion du CGFC qui était fondée sur la conclusion du Dr Fisher.

 

[68]      La Cour doit tenir compte de plusieurs principes pour se prononcer sur le caractère raisonnable d’une décision. Le décideur est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve dont il disposait et il n’a pas l’obligation d’énumérer chacun des éléments de preuve qu’il a examinés (Ozdemir c Canada, 2001 CAF 331, au paragraphe 10). Toutefois, plus la preuve revêt d’importance pour la cause du demandeur, plus il importe que le décideur l’apprécie. Lorsque le décideur passe sous silence des éléments de preuve importants ou contradictoires, il y a lieu d’inférer qu’il ne les a pas examinés (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17). Enfin, pour déterminer si une décision est raisonnable, il y a lieu de tenir compte des motifs dans leur ensemble (Hristova c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 132, au paragraphe 22). Ces principes guident avec précision la Cour quant à la façon de procéder au contrôle des motifs du décideur. Le test du caractère raisonnable comporte, selon l’arrêt Dunsmuir, l’exigence primordiale que la décision cadre bien « avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité ».

 

[69]      Le CEMD a passé sous silence les éléments de preuve qui contredisaient sa conclusion. Il n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui appuyaient le grief de la demanderesse, notamment les rapports médicaux qui contestaient l’évaluation du D Pol San. Le CEMD n’a pas tenu compte du défaut du D Pol San de se conformer à l’OSFC et aux politiques régissant les avis médicaux contradictoires. Le CEMD s’est aventuré à formuler son propre avis médical sur la question de la récurrence de la dépression de la demanderesse, un domaine dans lequel il n’a aucune expertise. Enfin, le CEMD n’a pas avancé d’explications convaincantes pour justifier sa décision de s’écarter des conclusions et des recommandations du CGFC. Ces omissions minent la justification, la transparence et l’intelligibilité de sa décision.

 

[70]      J’estime que la décision du CEMD de confirmer l’évaluation que le D Pol San avait faite des CERM de la demanderesse est déraisonnable.

 

Le retard qui accusait le processus d’examen du grief constitue‑t‑il un manquement à la justice naturelle et à l’équité procédurale ainsi qu’un abus de procédure?

[71]      Après avoir conclu que le CEMD a rendu une décision déraisonnable parce qu’il ne s’est pas conformé au paragraphe 29.13(2) de la Loi et que cette décision est également déraisonnable en ce qui concerne la question de fond soulevée par le grief, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’aborder la question de l’équité procédurale découlant du délai.

 

DISPOSITIF

[72]      La demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens.

 

[73]      La décision du 15 juillet 2006 par laquelle le vice‑amiral J.A.D. Rouleau, chef d’état‑major de la défense par intérim, a rejeté le grief de la demanderesse est annulée.

 

[74]      Mme Smith a été libérée des Forces canadiennes le 3 septembre 2002. Elle nous a informés qu’elle travaille maintenant comme infirmière pour le Cumberland Health Authority au Service des urgences et des soins de longue durée. À mon avis, il n’est pas possible de réexaminer de façon satisfaisante le grief de Mme Smith en reprenant l’examen de son grief en raison du temps considérable qui s’est écoulé et de l’évolution de sa situation.

 

[75]      Je retiens en partie la recommandation du CGFC. Le chef d’état‑major de la défense doit renvoyer le grief à l’autorité compétente pour qu’elle détermine si le versement d’une indemnité pour compenser la perte de salaire, la perte d’avantages et la perte de possibilités de carrière constitue une réparation appropriée.

 

[76]      L’affaire est renvoyée au chef d’état‑major de la défense pour qu’il rende une nouvelle décision conformément aux présents motifs.


JUGEMENT

LA COUR :

1.                  ACCUEILLE la présente demande de contrôle judiciaire, avec dépens;

2.                  ANNULE la décision par laquelle le vice‑amiral J.A.D. Rouleau, chef d’état‑major de la défense par intérim (le CEMD), a rejeté le grief par lequel la demanderesse contestait la décision de lui attribuer des contraintes à l’emploi pour raisons médicales (CERM) et une catégorie médicale permanente qui ont mené à sa libération des Forces canadiennes;

3.                  RENVOIE l’affaire au chef d’état‑major de la défense pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

 

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑1571‑08

 

 

INTITULÉ :                                      LIEUTENANT CATHERINE ANN SMITH et CHEF D’ÉTAT‑MAJOR DE LA DÉFENSE ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              HALIFAX (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 16 JUILLET 2009

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE MANDAMIN

 

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 19 MARS 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jane O’Neill

 

POUR LA DEMANDERESSE

Kathleen McManus

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

McInnes Cooper

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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