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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100319

Dossier : T-174-09

Référence : 2010 CF 320

[Traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 19 mars 2010

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

CHANDER GROVER

demandeur

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur, un chercheur originaire de l’Est de l’Inde, était au service du Conseil national de recherches du Canada (le CNRC) de 1981 à 2007. Entre 1987 et 1994, il a présenté à la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP ou la Commission) quatre plaintes en matière de droits de la personne dans lesquelles il soutenait avoir été victime de la part de son employeur de discrimination fondée sur la race, la couleur et l'origine nationale ou ethnique.

 

[2]               En janvier 2009, le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) a rejeté les trois dernières plaintes du demandeur après avoir conclu que le retard qu’accusait l’instruction des plaintes en question avait sérieusement compromis la capacité du CNRC (l’intimé dans l’instance introduite devant le Tribunal) de présenter une défense pleine et entière en réponse aux allégations soulevées contre lui. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur (Grover c. C.N.R.C., 2009 TCDP 1).

 

I.          La genèse de l’instance

[3]               Le demandeur a saisi la Commission de sa première plainte de discrimination en septembre 1987. Dans cette plainte, il alléguait avoir été victime, de la part de son employeur, de discrimination fondée sur la race, la couleur et l'origine nationale entre septembre 1986 et août 1987. Le demandeur a modifié sa plainte à deux reprises pour ajouter des actes discriminatoires commis par le CNRC entre août 1987 et janvier 1991.

 

[4]               Le Tribunal a fait droit à cette plainte en 1992 en concluant que la direction du CNRC s’était livrée contre le demandeur à une série d’actes discriminatoires visant à nuire à l’avancement de sa carrière, à diminuer l’importance de sa qualité et sa réputation internationale de scientifique, à lui causer du stress et à l’humilier. Le Tribunal a estimé que l’attitude du CNRC « tenait de la manipulation », qu’elle était « dure », « flagrant[e] » et « visait à humilier et à rabaisser » le demandeur, et il a conclu que les hauts dirigeants du CNRC avaient continué à faire preuve de discrimination envers le demandeur pendant toute la durée de l’instance. Le Tribunal a par conséquent prononcé une ordonnance réparatrice par laquelle il ordonnait au CNRC de faire parvenir au demandeur une lettre d'excuses et de mettre fin immédiatement aux actes discriminatoires en question. Le Tribunal a par ailleurs condamné le CNRC à verser au demandeur des dommages-intérêts pour préjudice moral, ainsi qu’une indemnité pour la progression salariale qui lui avait été refusée et il a ordonné au CNRC de nommer le demandeur à un poste de chef de section ou de chef d'équipe.

 

[5]               Le CNRC a fait parvenir sans délai une lettre d’excuses au demandeur et à l’Optical Society of America et a versé au demandeur une indemnité de 5 000 $ majorée des intérêts pour le préjudice moral qu’il avait subi. Le CNRC a également offert au demandeur le poste de chef du Groupe de recherche sur les composants optiques, à l'Institut Herzberg d'astrophysique (IHA) du CNRC. Le demandeur a toutefois refusé cette offre en faisant valoir que ce poste ne convenait pas. Il a alors ramené l'affaire devant le Tribunal, qui avait expressément réservé sa compétence « pour le cas où l'intimé opposerait une résistance à la présente ordonnance quant à l'avancement ». Le CNRC a décliné la compétence du Tribunal au motif que celui-ci était functus officio, et il a introduit devant notre Cour deux instances distinctes qui se sont toutes les deux soldées, en 1994, par des décisions favorables au demandeur (Grover c. Canada (Conseil national de recherches du Canada), [1994] A.C.F. no 1000; 80 F.T.R. 256). Dans l’intervalle, le Tribunal a jugé que l’offre du CNRC était tout à fait inappropriée compte tenu de la compétence de M. Grover. Les négociations se sont donc poursuivies et le demandeur a finalement été nommé au poste de Directeur des normes de radioprotection et d’optique et il a obtenu une augmentation de salaire rétroactive à août 1992.

 

[6]               Le 23 décembre 1991, le demandeur a déposé une deuxième plainte de discrimination dans laquelle il accusait le CNRC d’actes discriminatoires commis entre 1987 et septembre 1991. La Commission a reçu en avril 1992 la réponse à cette plainte qu’elle avait sollicitée du CNRC en janvier 1992.

 

[7]               Le 14 juillet 1992, le demandeur a déposé une troisième plainte de discrimination concernant des actes discriminatoires qui auraient été commis par le CNRC entre juin 1991 et juin 1992. La Commission a accordé au CNRC une prorogation du délai qui lui était imparti pour répondre aux allégations contenues dans cette troisième plainte au motif que le demandeur avait déjà formulé les mêmes allégations dans une plainte soumise à la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la CRTFP). Peu de temps après que la CRTFP eut, en janvier 1994, ajourné la plainte sine die, le CNRC a déposé sa réponse à la troisième plainte. La Commission a alors enquêté conjointement sur la deuxième et la troisième plaintes.

 

[8]               En mars 1994, le demandeur a soumis à la Commission une quatrième plainte, qui portait sur des faits survenus entre juillet 1992 et mars 1994. La Commission a refusé de la recevoir tant que la première plainte n’aurait pas été réglée. Le demandeur a tenté une fois de plus de déposer sa quatrième plainte en juillet 1996, mais la Commission a de nouveau refusé de la recevoir tant que l’enquête menée au sujet de la deuxième et de la troisième plaintes ne serait pas terminée. La plainte a finalement été déposée le 27 juillet 1998.

 

[9]               En avril 1994, le demandeur a cherché à faire reporter des rencontres prévues avec la CCDP pour discuter de sa deuxième et de sa troisième plaintes, en attendant l’issue des pourparlers engagés en vue d’un règlement avec le CNRC au sujet de sa première plainte. Il semble que l’enquête n’ait repris qu’en avril 1995, à la suite de la nomination d’un nouvel enquêteur. La CCDP a terminé son enquête en avril 1997. L’enquêteur Kennedy a recommandé le rejet des plaintes. En février 1998, après un complément d’enquête et après un examen des observations des parties, la CCDP a décidé de rejeter la deuxième et la troisième plaintes. Elle a estimé que la preuve n’appuyait pas l’allégation du demandeur suivant laquelle il avait été traité différemment du fait de sa race, de sa couleur ou de son origine nationale ou ethnique.

 

[10]           Le demandeur a contesté la décision de la Commission par voie de contrôle judiciaire. La Cour fédérale a instruit l’affaire en mars 2000 et, dans un jugement rendu le 21 juin 2001, la Cour a annulé la décision de la Commission au motif qu’elle avait commis une erreur en n’interrogeant pas un des témoins clés du CNRC, M. Vanier, faisant ainsi défaut de mener une enquête exhaustive (Grover c. Canada (Conseil national de recherches du Canada), 2001 CFPI 687, [2001] A.C.F. no 1012. L’affaire a été renvoyée à la Commission pour qu’elle procède à une enquête plus approfondie.

 

[11]           La Commission a ensuite regroupé la deuxième, la troisième et la quatrième plaintes. En mars 2002, la Commission a interrogé M. Vanier relativement à la deuxième et à la troisième plaintes. Un résumé de l’entretien a été transmis au demandeur en mai 2002. M. Grover n’a pas formulé d’observations au sujet de ces notes, tentant plutôt de faire suspendre l’examen de toutes ses autres plaintes en attendant l’issue du procès qu’il venait d’engager contre le CNRC devant la Cour supérieure de l’Ontario. Le CNRC n’a pas répondu à cette demande et la Commission a refusé de suspendre l’examen des dossiers.

 

[12]           Un nouveau rapport d’enquête a été publié. On y recommandait le renvoi des trois plaintes au Tribunal. La Commission a suivi cette recommandation et, en septembre 2003, elle a renvoyé la deuxième, la troisième et la quatrième plaintes du demandeur au Tribunal. Le CNRC a immédiatement introduit une instance en contrôle judiciaire de cette décision. Le 14 mai 2004, la Cour fédérale a fait droit à cette demande de contrôle judiciaire en estimant que la Commission n’avait pas suffisamment motivé sa décision pour justifier son renvoi de la deuxième et de la troisième plaintes, ajoutant que le renvoi de la quatrième plainte était prématuré étant donné que l’enquête était incomplète. La Cour a enjoint à la Commission de procéder à une évaluation neutre et exhaustive avant de rendre une décision au sujet de la quatrième plainte et elle a également ordonné à la Commission de fournir une décision mieux motivée en ce qui concerne la deuxième et la troisième plaintes (Canada (Procureur général) c. Grover, 2004 CF 704, [2004] A.C.F. no 865).

 

[13]           Après la décision de la Cour, la Commission a tenté sans succès d’engager des pourparlers en vue d’un règlement, et elle a finalement retenu en novembre 2005 les services d’une avocate exerçant en cabinet privé pour enquêter de nouveau sur les trois plaintes. Le 28 février 2007, l’enquêteure Cynthia Peterson a produit un rapport portant sur la deuxième et la troisième plaintes et, le 22 mars 2007, elle a soumis son rapport sur la quatrième plainte.

 

[14]           Le 31 juillet 2007, la Commission a décidé de soumettre des parties de la deuxième, de la troisième et de la quatrième plaintes au Tribunal, mais a également conclu que plusieurs des allégations devaient être rejetées parce qu’elles avaient déjà été examinées. Le CNRC a, le 1er septembre 2007, présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Dans l’intervalle, les mesures préparatoires à l’audience du Tribunal ont débuté.

 

[15]           Le CNRC a saisi le Tribunal de deux requêtes par lesquelles il contestait les allégations formulées par le demandeur dans son exposé des précisions. Le CNRC a tout d’abord présenté en juin 2008 une requête en radiation de certaines des allégations en invoquant le principe de l’autorité de la chose jugée et l’abus de procédure. Le Tribunal a fait droit en partie à la requête. Par directive datée du 21 août 2008, le Tribunal a radié les allégations en question, qu’il avait examinées dans sa décision de 1994, de même que certaines nouvelles allégations qui ne faisaient pas partie des deuxième, troisième et quatrième plaintes.

 

[16]           Le CNRC a ensuite présenté en septembre 2008 une requête préliminaire visant à obtenir une ordonnance rejetant les trois plaintes en question pour cause de retard administratif. Le 6 janvier 2009, le Tribunal a fait droit à la requête. Il a rejeté les trois plaintes au motif que le CNRC subirait un grave préjudice et qu’il n’était pas en mesure de se défendre comme il se doit en raison du délai. C’est cette décision qui est à l’examen en l’espèce.

 

II.         La décision contestée

[17]           Au moment de la décision rendue au sujet de la requête préliminaire du CNRC, il restait dix actes discriminatoires qui provenaient des trois plaintes toujours en instance. Tous les faits allégués s’étaient produits entre 1991 et 1994 et concernaient tant des cadres que des employés du CNRC. Les diverses allégations se rapportaient à des actes qui avaient eu pour effet d’entraver les possibilités d’avancement de la carrière du demandeur, à des gestes délibérément humiliants et harcelants, à des demandes déraisonnables de contrôle de la qualité et de l’évolution du travail du demandeur, à des actes et des comportements constituant un refus d’obtempérer à l’ordonnance prononcée par le Tribunal en 1992, à des manœuvres visant à indisposer les collègues du demandeur envers lui et à exacerber tout sentiment négatif à son égard, à un refus d’accorder des fonds pour des raisons de racisme et à des commentaires racistes visant les scientifiques asiatiques.

 

[18]           Se fondant sur l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, 2000 CSC 44, et sur le paragraphe 50(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R. 1985, ch. H-6 (la LCDP), le Tribunal a résumé le droit à une audience équitable conformément aux principes de justice naturelle en expliquant que ce droit comprenait la capacité pour le défendeur de présenter une défense pleine et entière en réponse aux allégations formulées contre lui. Le Tribunal a expliqué que cette capacité pouvait être compromise par un délai parce que les souvenirs seraient flous, des témoins essentiels seraient morts ou ne seraient plus disponibles ou des éléments de preuve auraient été perdus. Le Tribunal a également souligné qu’un délai ne justifiait pas, à lui seul, un sursis d’instance et qu’il fallait faire la preuve d’un préjudice.

 

[19]           Le Tribunal a ensuite résumé les dix autres actes discriminatoires ainsi que les éléments de preuve portant sur le préjudice dont le CNRC serait victime en raison du délai. Le CNRC a déposé neuf affidavits souscrits par d’anciens cadres et employés, et sept d’entre eux ont été contre-interrogés par le demandeur au sujet de leur affidavit. En résumé, tous les témoins du CNRC qui avaient déposé des affidavits ont affirmé, soit qu’ils n’avaient aucun souvenir personnel de faits précis entourant les présumés actes discriminatoires, soit qu’ils n’en avaient qu’un vague souvenir.

 

[20]           Presque tous ceux qui avaient souscrit des affidavits ont quitté le CNRC ou ont pris leur retraite entre 1994 et 1997 et sont maintenant dans la soixantaine avancée ou plus. Ils ont affirmé que la plupart des incidents allégués étaient sans importance de leur point de vue. Outre MM. Reynolds, Andrew et Vanier, qui ont été interrogés par les enquêteurs de la Commission au sujet de questions connexes respectivement en 1997, 2000 et 2002, aucun des déclarants n’a été interrogé et personne ne s’est adressé à aucun d’eux avant 2007 au sujet des faits allégués, puisqu’ils avaient quitté le CNRC plusieurs années auparavant. MM. Andrew et Vanier ont donné des réponses détaillées au sujet de certaines des questions soulevées par le demandeur lorsqu’ils ont été interrogés il y a quelques années. Toutefois, dans leur affidavit récent, ils déclarent ne se souvenir personnellement que des faits qu’ils avaient relatés lors de leur interrogatoire précédent.

 

[21]           Le Tribunal a ensuite abordé la question de la capacité du CNRC de présenter une réponse et il a estimé que de nombreux facteurs avaient contribué à compromettre cette capacité. En premier lieu, il s’était écoulé une très longue période entre le dernier acte discriminatoire reproché (septembre 1994) et la date à laquelle la Commission a renvoyé les plaintes au Tribunal, en 2007. En deuxième lieu, tous les souscripteurs d'affidavit avaient déclaré dans leurs affidavits qu'ils avaient peu ou pas de souvenirs personnels des faits. La plupart de ces personnes avaient pris leur retraite ou cessé de travailler au CNRC depuis longtemps et elles avançaient en âge. Leur incapacité à se souvenir de ces incidents était donc compréhensible. Les souvenirs qu’elles pouvaient prétendre avoir après autant d’années seraient selon toute vraisemblance très peu fiables, d’autant plus que bon nombre des actes discriminatoires reprochés portaient sur des attitudes ou des comportements que le demandeur percevait comme une expression de sentiments de rancune envers lui. De plus, le fait que ces souscripteurs d'affidavit considéraient les incidents reprochés comme relativement mineurs expliquait en partie pourquoi ils n’arrivaient pas à se souvenir des faits allégués au cours des années qui ont suivi. Le Tribunal a également rejeté l’argument du demandeur selon lequel une partie du blâme de ces pertes de mémoire devait être attribuée au CNRC parce qu'il n'a pas tenté de préserver les souvenirs des témoins. Le Tribunal n’était pas convaincu que la capacité des témoins de se souvenir personnellement de faits précis remontant aussi loin aurait été différente si le CNRC avait communiqué avec tous ces témoins plus tôt. Quant au fait que la mémoire de MM. Bedford et Vanier s’était affaiblie depuis qu’ils avaient été reçus en entrevue en 2000 et en 2002, le Tribunal a estimé que cette situation s’expliquait par le fait que ces entrevues avaient eu lieu de nombreuses années auparavant et que ces deux témoins avaient maintenant plus de 70 ans et étaient à la retraite depuis un bon moment.

 

[22]           Un peu plus loin dans ses motifs, le Tribunal s’est penché sur l’argument du demandeur suivant lequel le délai doit être d'une certaine ampleur ou durée pour justifier le rejet de la plainte. Soulignant que la question en litige était une question de justice naturelle et d'équité, le Tribunal s’est dit d’avis que l’accent devait être mis sur le préjudice causé par le délai et non sur la nature même du délai. Quoi qu’il en soit, le Tribunal a estimé que, même si l’on devait appliquer un critère portant sur le caractère inacceptable ou indu du retard, le délai qui s’était écoulé en l’espèce était à ce point excessif qu’on pouvait le qualifier d’inacceptable. Quant aux raisons du délai, le Tribunal a souligné qu’il pouvait en partie être imputé au contrôle judiciaire, ajoutant que les neuf à douze dernières années étaient attribuables aux enquêtes complémentaires de la Commission et aux lacunes inexpliquées constatées dans le traitement des plaintes par la Commission. Ces causes du délai n'en diminuaient pas pour autant le caractère inacceptable.

 

[23]           Suivant le Tribunal, le délai inacceptable en question avait compromis la capacité du CNRC de présenter une défense pleine et entière à l’égard des allégations. Comme bon nombre des témoins du CNRC n’étaient plus en mesure de se rappeler personnellement des faits, le CNRC ne pouvait répondre pleinement aux allégations. De plus, les éléments de preuve présentés en l’espèce au sujet de l’existence d’un préjudice et de la perte de mémoire des témoins ne constituaient pas de vagues allégations. Le Tribunal n’a par ailleurs pas retenu les arguments par lesquels le demandeur contestait l'authenticité des présumées pertes de mémoire des témoins. Il est vrai que, dans la décision rendue en 1992 par le Tribunal au sujet de la première plainte, le Tribunal avait conclu que le témoignage de M. Vanier, ainsi que celui d'autres témoins du CNRC, était vague, contradictoire, pas assez détaillé et peu crédible. Mais le Tribunal a estimé qu’on ferait erreur si l’on évaluait la crédibilité des témoins en fonction des conclusions du Tribunal de 1992. Ce n’est pas parce qu’un témoin n’est pas jugé crédible dans une affaire qu’il le sera nécessairement dans une autre. Le Tribunal a conclu que le témoignage donné par M. Vanier et par les autres témoins à l’audience de 2008 était entièrement digne de foi, et il s’est dit persuadé par le témoignage de tous les souscripteurs d'affidavit au sujet de leurs pertes de mémoire et de leur manque de souvenirs personnel au sujet des faits allégués par le demandeur.

 

[24]           Quant au fait que plusieurs autres témoins éventuels du CNRC n’avaient pas témoigné, le Tribunal a estimé que ce fait ne tirait pas à conséquence. La plupart des témoins qui n’avaient pas souscrit d’affidavit n’avaient joué qu’un rôle secondaire dans les incidents relatés ou encore ne pouvaient pas être retracés. De plus, pour qu'une plainte soit rejetée, le défendeur n'a pas à démontrer qu'il lui est impossible de répondre à chaque aspect de la plainte. Le critère approprié consiste plutôt à déterminer si, au vu du dossier, la preuve de préjudice est telle qu'elle a des répercussions sur l'équité de l'audience. Suivant le Tribunal, ce critère était rempli en l'espèce.

 

[25]           Le Tribunal a également jugé mal fondé l’argument du demandeur suivant lequel il était prématuré de rejeter les plaintes, étant donné que le CNRC n’avait pas encore signifié ses documents, de sorte que le Tribunal ne serait en mesure de déterminer si l'équité de la procédure avait été compromise que lorsque toute la preuve documentaire disponible aurait été divulguée. Le Tribunal a rejeté cet argument pour deux raisons. Premièrement, la plupart des documents pertinents quant au présent différend avaient très certainement déjà été communiqués aux parties au cours des nombreuses procédures judiciaires opposant les parties au sujet des mêmes faits. Deuxièmement, l'existence de nouveaux documents n'éliminerait ou ne diminuerait pas l'atteinte à l'équité du processus d'audience en raison du fait que les témoins n'auraient toujours pas de souvenirs personnels des faits allégués.

 

[26]           Enfin, le Tribunal a rejeté l’argument du demandeur suivant lequel le rejet de ses plaintes transmettrait un message inapproprié aux futures parties à un litige devant le Tribunal. Suivant M. Grover, les défendeurs comprendraient qu'il est dans leur intérêt de ralentir autant que possible le processus de la Commission et les plaignants hésiteraient à participer à tout effort de résolution de l'affaire par médiation ou par conciliation. Le Tribunal a toutefois estimé que ces questions ne justifiaient pas la tenue d'une audience qui serait fondamentalement injuste et qui constituerait un manquement à la justice naturelle. En outre, le Tribunal ne disposait d’aucun élément de preuve permettant de penser que c’étaient les démarches entreprises en vue d’un règlement qui avaient retardé pendant plus de treize ans le règlement de ce différend. De toute façon, le délai était tout à fait excessif et il était peu probable que les pourparlers en vue d’un règlement à l'amiable ou même les moyens dilatoires utilisés par un défendeur risquaient de créer un tel délai à l’avenir.

 

III.       Les questions en litige

[27]           Le demandeur a soulevé plusieurs questions, que le défendeur a, à son tour, abordées tant dans sa plaidoirie que dans ses observations écrites. Je vais donc les examiner telles qu’elles ont été formulées et comprises par les deux parties :

a.       Quelle est la norme de contrôle indiquée?

b.      Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ne tenant pas dûment compte de la nature et du contexte des différends, notamment de la décision rendue en 1992 par le Tribunal?

c.       Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en n’accordant aucune importance à l’attitude qu’a eue le CNRC lui-même en contribuant ou en renonçant au délai?

d.      Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en n’accordant aucune importance au défaut du CNRC de conserver la preuve, défaut par lequel le CNRC a de ce fait causé le délai ou y a contribué?

e.       Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en n’accordant aucune importance aux pièces documentaires versées au présent dossier?

f.        Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ne tenant pas dûment compte de conclusions tirées dans la décision de 1992 au sujet de certains des témoins?

 

IV.       L’analyse

            A.        Quelle est la norme de contrôle indiquée?

[28]           Le demandeur et le défendeur soutiennent tous deux que la norme de contrôle applicable aux questions soulevées en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Je suis du même avis. Les questions en litige sont des questions mixtes de droit et de fait, et c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique étant donné que les questions de droit et de fait s'entrelacent et ne peuvent aisément être dissociées.

 

[29]           Il est de jurisprudence constante que les principes de justice naturelle et l’obligation d’équité s’appliquent à toutes les procédures administratives. Il s’ensuit que tout délai inacceptable peut justifier un sursis d’instance s’il compromet la capacité d’une partie de pouvoir compter sur une audience impartiale. D’ailleurs, la Cour suprême était disposée à reconnaître, dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), précité, au paragraphe 115, qu’un délai inacceptable peut constituer un abus de procédure dans certaines circonstances, même lorsque l’équité de l’audience n’a pas été compromise. Mais nous n’avons pas à nous préoccuper de cette possibilité en l’espèce, puisque le Tribunal a suspendu l’instance sur un fondement restreint, à savoir que le retard qu’accusait l’instruction des plaintes avait sérieusement compromis la capacité du CNRC de présenter une défense pleine et entière.

 

[30]           Le simple écoulement du temps ne suffit pas à justifier un sursis d’instance; il faut également faire la preuve qu’un préjudice important a été causé. Lorsque ce préjudice résulterait de l’incapacité d’une partie d’obtenir une audience équitable, cette partie doit être disposée à présenter des éléments de preuve pour justifier ses prétentions. Ainsi que la Cour suprême l’affirme dans l’arrêt Blencoe :

102. Il n’y a aucun doute que les principes de justice naturelle et l’obligation d’agir équitablement s’appliquent à toutes les procédures administratives. Lorsqu’un délai compromet la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, notamment parce que ses souvenirs se sont estompés, parce que des témoins essentiels sont décédés ou ne sont pas disponibles ou parce que des éléments de preuve ont été perdus, le délai dans les procédures administratives peut être invoqué pour contester la validité de ces procédures et pour justifier réparation […] Il est donc reconnu que les principes de justice naturelle et l’obligation d’agir équitablement comprennent le droit à une audience équitable et qu’il est possible de remédier au délai injustifié dans des procédures administratives qui compromettent l’équité de l’audience.

 

 

[31]            C’est précisément l’évaluation que le Tribunal était appelé à faire en l’espèce. Le Tribunal a entendu de nombreux témoignages portant sur la question des délais et de la mémoire défaillante des témoins. Il a apprécié la crédibilité des témoins et a tiré des inférences dans le but de déterminer si le préjudice subi était « assez important pour nuire à l’équité de l’audience » (Blencoe, précité, au paragraphe 104), justifiant ainsi le rejet des plaintes. Appliquant le critère juridique susmentionné à ses conclusions de fait, le Tribunal a rejeté les plaintes pour cause de retard. Il s’agit donc d’une question mixte de droit et de fait.

 

[32]           Il convient d’établir une distinction entre le cas qui nous occupe et ceux dans lesquels l’organisme administratif a lui-même manqué aux principes de justice naturelle et à l’obligation d’agir avec équité. En pareil cas, la norme de contrôle est celle de la décision correcte (Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2005] A.C.F. 2056). C’est notamment le cas lorsqu’une partie a été privée de la possibilité de présenter des observations adéquates ou lorsque le tribunal est accusé de partialité. Aucune de ces situations n’existe en l’espèce.

 

[33]           En conséquence, la décision du Tribunal doit être confirmée à moins qu’il ne soit démontré qu’elle est déraisonnable. Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau- Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9, au paragraphe 47).

 

B.         Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ne tenant pas dûment compte de la nature et du contexte des différends, notamment de la décision rendue en 1992 par le Tribunal?

 

[34]           Le demandeur soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des rapports de longue date que les parties ont entretenues ainsi que des conclusions déjà tirées au sujet de la discrimination dont le CNRC a fait preuve. Il ajoute que le Tribunal aurait à tout le moins dû tenir compte de la proximité des premières conclusions de discrimination avec les plaintes non encore résolues.

 

[35]           Contrairement à ce que prétend le demandeur, je suis d’avis que le Tribunal était bien conscient du contexte, de la complexité et de l’historique des procédures engagées entre les parties. Dans un exposé détaillé du contexte factuel et procédural, le Tribunal relate l’évolution des rapports entre les parties et mentionne le fait que le demandeur a obtenu gain de cause en ce qui concerne la première plainte en matière de droits de la personne qu’il a déposée contre le CNRC. Il était donc au courant du contexte dans lequel s’inscrivait la présente instance par rapport à ses conclusions antérieures. D’ailleurs, le Tribunal fait allusion à plusieurs reprises dans ses motifs à la genèse du différend, comme par exemple au paragraphe 117, où il déclare :

Premièrement, il est évident que les parties traitent les questions en l'espèce de façon contradictoire depuis plus d'une décennie et demie. Plusieurs autres procédures judiciaires ont découlé des conflits entre les parties, y compris au moins une décision arbitrale, un procès civil et plusieurs demandes de contrôle judiciaire.

 

 

[36]           Le demandeur se fonde sur une autre décision du Tribunal, Chopra c. Canada (Santé Canada), 2008 TCDP 39, pour affirmer que l’on peut effectivement tenir compte des conclusions de discrimination déjà tirées par la même entité pour établir prima facie qu'il y a eu discrimination. Dans le cas qui nous occupe, cette question ne se pose pas. La question que le Tribunal était appelé à trancher, était celle de savoir si le délai était à ce point important qu’il constituait une atteinte au droit du défendeur à une audience équitable. Même si la conclusion de discrimination tirée par le Tribunal en 1992 pouvait établir prima facie qu’il y avait eu discrimination en ce qui concerne les plaintes non résolues, le CNRC avait quand même droit à une audience équitable ainsi que le droit de se défendre.

 

[37]           Quoi qu’il en soit, je ne crois pas qu’on doive tenir compte du contexte pour décider si un délai compromet la capacité de répondre d’une partie contre qui la plainte est portée. Lorsqu’on a démontré l’existence d’un préjudice suffisamment grave pour nuire à l’équité de l’audience, il n’est pas nécessaire d’examiner les causes de ce délai. Dans son mémoire, le demandeur cite les paragraphes suivants de l’arrêt Blencoe, précité, à l’appui de sa thèse :

121.  Pour qu’il y ait manquement à l’obligation d’agir équitablement, le délai doit être déraisonnable ou excessif […] Le délai ne constitue pas en soi un abus de procédure. La personne visée par des procédures doit établir que le délai était inacceptable au point d’être oppressif et de vicier les procédures en cause. Bien que je sois disposé à reconnaître que le stress et la stigmatisation résultant d’un délai excessif peuvent entraîner un abus de procédure, je ne suis pas convaincu que le délai écoulé en l’espèce était « excessif ».

 

122.   La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire. Comme nous l’avons vu, la question de savoir si un délai est excessif et s’il est susceptible de heurter le sens de l’équité de la collectivité dépend non pas uniquement de la longueur de ce délai, mais de facteurs contextuels, dont la nature des différents droits en jeu dans les procédures.

 

 

[38]           Comme nous l’avons déjà mentionné, la présente analyse porte sur les situations dans lesquelles l’équité de l’audience n’a pas été compromise mais où le délai peut néanmoins constituer un abus de procédure. C’est ce qui ressort, à l’évidence, de la dernière phrase du paragraphe 121 précité, que le demandeur a omis à dessein de citer dans son mémoire. Dans le cas d’une allégation d’abus de procédure, où la question qui se pose est celle de savoir si la procédure est à ce point inéquitable qu’elle est contraire aux intérêts de la justice, il est sans doute essentiel d’examiner la conduite des parties. Mais lorsque, comme en l’espèce, l’accent est mis sur l’équité de l’audience, il n’est pas nécessaire de faire porter l’examen au-delà de la question de la capacité de l’intéressé de répondre aux allégations formulées contre lui.

 

[39]           Le demandeur soutient par ailleurs que le Tribunal a commis une erreur en ne tenant pas compte des délais qu’entraînait nécessairement la mise en place du régime législatif instauré par le législateur aux termes de la LCDP et de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., ch. F-7. Je ne suis pas de cet avis. Il est vrai qu’il existe un certain nombre de mécanismes qui sont susceptibles de ralentir le traitement d’une demande. Ainsi, la Commission est chargée de procéder à un examen préalable ou d’exercer un rôle de sentinelle qui lui permet d’empêcher l’examen des affaires sans intérêt (alinéa 44(3)b) de la LCDP). La Commission peut également tenter de régler une plainte en désignant un conciliateur (articles 47 et 48 de la LCDP). De plus, les principes de justice naturelle exigent que l’on accorde aux deux parties la possibilité d’examiner les documents à diverses étapes de la procédure et de prendre connaissance du rapport d’enquête. Et, évidemment, il est toujours loisible aux deux parties d’introduire une instance en contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Toutes ces démarches prennent du temps et le Tribunal était manifestement conscient de ces contraintes. Ceci étant dit, le Tribunal a conclu que le délai était tout à fait exceptionnel en l’espèce et qu’il dépassait de beaucoup ce à quoi il pouvait normalement s’attendre. Au paragraphe 121 de ses motifs, le Tribunal écrit fort judicieusement ce qui suit :

Il s'agit d'un délai extrêmement excessif. Il n'y a aucune raison pour que d'autres parties devant le Tribunal craignent que le délai normal, qui découle du fait que les parties travaillent de façon cohérente et raisonnable ensemble afin d'arriver à une résolution rapide de la plainte, s'étende au point où il compromet la capacité de l'intimé de répondre aux allégations qui ont été présentées contre lui.

 

 

[40]           Le demandeur reconnaît lui-même dans son mémoire que [traduction] « ce cas particulier démontre à quel point les délais inhérents au régime créé par la loi peuvent devenir excessifs » (au paragraphe 35). Il est évident qu’un délai de plus de 15 ans déborde du cadre des délais inhérents au régime prévu par la loi; le Tribunal était donc en droit de qualifier ce délai de délai tout à fait exceptionnel et d’estimer qu’il ne pouvait être considéré comme caractéristique de ceux qu’entraîne le traitement habituel d’une plainte.

 

C.        Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en n’accordant aucune importance à l’attitude qu’a eue le CNRC lui-même en contribuant ou en renonçant au délai?

 

[41]           Le demandeur affirme qu’ayant introduit une demande de contrôle judiciaire et engagé des pourparlers en vue d’un règlement relativement à la deuxième, à la troisième et à la quatrième plaintes, le CNRC ne devrait pas être autorisé à prétendre que ces délais portent atteinte à ses droits, puisque, par ses propres actes, il a effectivement renoncé à invoquer ces délais. Le Tribunal a de toute évidence examiné cet argument et a expliqué les raisons pour lesquelles il l’écartait :

[97] M. Grover laisse entendre qu'il faut examiner attentivement les sources du délai avant de tirer une conclusion. Une partie du délai peut être attribuée au processus de contrôle judicaire (qui a duré environ quatre ans - trois ans en ce qui a trait à la demande de contrôle judiciaire de M. Grover et un an découlant de la demande du CNRC). Cela laisse encore une période de neuf à 12 ans et demi, selon la plainte. M. Grover soutient que même pendant cette période, la situation n'en était pas une de statu quo. À certains moments, les parties se sont tellement occupées de la plainte no 1 que la Commission a ralenti ou a suspendu son enquête au sujet des autres plaintes. La première décision de la Commission au sujet des plaintes no 2 et no 3 a été rendue en 1998, environ six ans après leur dépôt, ce qui est un long moment, mais qui n'est pas nécessairement excessif par rapport à d'autres plaintes qui ont été présentées au Tribunal (voir Cremasco, précitée, au paragraphe 107; Gagné, précitée, au paragraphe 12.). Une partie du délai était attribuable aux enquêtes additionnelles de la Commission, qui ont été tenues conformément aux ordonnances de la Cour fédérale. Cependant, comme le CNRC le note, ces prolongations ont eu lieu parce que la Commission n'avait pas effectué son enquête correctement en premier lieu.

 

[...]

 

[119] M. Grover soutient que si ses plaintes sont rejetées en raison du délai, un message inapproprié sera lancé aux futures parties à un litige devant le Tribunal. Les intimés comprendront qu'il est dans leur intérêt de ralentir autant que possible le processus de la Commission avant le renvoi d'une plainte au Tribunal, afin de créer une possibilité de présenter une demande pour que la plainte soit rejetée en raison du préjudice causé par le délai. Les plaignants, quant à eux, hésiteront à participer à tout effort de résolution de l'affaire par médiation ou par conciliation, de peur de rallonger la période avant le renvoi au point tel que leurs plaintes pourraient être rejetées en raison d'un délai injuste. Certains plaignants pourraient aussi douter de la motivation réelle des intimés quant à la participation à des discussions de règlement à l'amiable, en particulier si ces discussions sont prolongées.

 

[120] À mon avis, ces questions ne justifient pas la tenue d'une audience qui est fondamentalement injuste et qui constitue un manquement à la justice naturelle. De toute façon, l'argument de M. Grover au sujet des répercussions possibles sur les efforts de règlement à l'amiable implique qu'il y a eu des négociations continues en l'espèce au cours des 13 à 16 ans et demi qui se sont écoulés avant que les plaintes soient renvoyées au Tribunal. On ne m'a présenté aucune preuve à ce sujet. Il semble qu'il y ait eu des discussions au cours de ces périodes, mais rien qui n'explique ou qui ne justifie une telle période de temps excessive. La source plus probable du délai semble venir de la décision de suspendre les plaintes no 2, no 3, et no 4 jusqu'à ce que le conflit au sujet de la plainte no 1 se rende au Tribunal et passe par la procédure judiciaire.

 

 

[42]           Ce raisonnement est à mon avis inattaquable. Le Tribunal a bien évalué les causes du délai et a conclu que le délai extraordinairement long n’était pas attribuable principalement au CNRC, mais à la façon dont la Commission avait mené son enquête au sujet des plaintes. D’ailleurs, l’instance en contrôle judiciaire introduite par le CNRC n’a retardé la procédure que d’environ une année, comme l’a souligné le Tribunal qui aurait également pu ajouter qu’on ne peut reprocher au CNRC d’avoir exercé ses droits, à défaut d’éléments de preuve tendant à démontrer la mauvaise foi ou un abus de procédure. Si l’on devait suivre cette logique, le demandeur lui-même ne serait pas à l’abri de tout reproche. Après tout, le demandeur a déposé quatre plaintes différentes auprès de la Commission, a engagé simultanément une procédure d’arbitrage et un procès civil, de même qu’une instance en contrôle judiciaire. Ces diverses procédures ont sans aucun doute contribué à la complexité de l’affaire et aux délais qui en ont résulté. Quant aux pourparlers en vue d’un règlement, loin de retarder la procédure, ils ont facilité le règlement de la première plainte. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent en eux-mêmes expliquer un délai de plus de 13 ans.

 

[43]           Compte tenu de tous ces faits, je ne suis pas convaincu que le Tribunal a commis une erreur en rejetant les arguments invoqués par le demandeur à cet égard. Même si l’on devait accepter l’assertion du demandeur suivant laquelle la Commission a effectivement exercé son jugement en mettant en suspens l’examen de la deuxième et de la troisième plaintes en attendant que la première plainte soit résolue (un aspect au sujet duquel des doutes planent toujours, puisqu’il semble que la Commission a effectivement entrepris l’examen des plaintes no 2 et no 3 avant que la plainte no 1 ne soit finalement réglée en 1996), le Tribunal a néanmoins conclu qu'il existait des lacunes dans l'historique de l'affaire, qui n’avaient été expliquées ou justifiées ni par le demandeur ni par la Commission. Vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que le CNRC avait subi un préjudice en raison du délai excessif qu’accusait le renvoi de trois dernières plaintes par la Commission. En bout de ligne, il ne faut jamais oublier que l’accent doit être mis sur le préjudice causé par le délai, et non sur la nature ou la cause du délai lui-même, lorsque quelqu’un affirme que le délai a compromis sa capacité de répondre pleinement à une plainte.

 

D.        Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en n’accordant aucune importance au défaut du CNRC de conserver la preuve, défaut par lequel le CNRC a de ce fait causé le délai ou y a contribué?

 

[44]           Le CNRC a déposé les affidavits de plusieurs témoins qui ont tous affirmé qu’ils se souvenaient peu des événements. En contre-interrogatoire, ils ont tous admis que le CNRC n’était jamais entré en contact avec eux pour les informer des plaintes ou pour leur demander de donner leur version des faits survenus depuis le dépôt des plaintes. Le demandeur affirme donc que le Tribunal a commis une erreur en n’accordant aucune importance au défaut du CNRC de conserver la preuve, dans la mesure où tout préjudice causé par une mémoire défaillante est en partie attribuable à l’inertie du CNRC lui-même.

 

[45]           Cet argument est mal fondé. Premièrement, indépendamment de la question de savoir si le CNRC avait auparavant pris contact avec les témoins au sujet des plaintes non résolues en question, il ressort des éléments de preuve non contestés que la Commission les avait déjà mis au courant de ces allégations. Ainsi, la Commission a mené des entrevues au milieu des années quatre-vingt-dix au sujet de la deuxième et de la troisième plaintes et a par la suite publié deux rapports d’enquête le 28 avril 1997. Les témoins clés ont été reçus en entrevue par la Commission relativement à la quatrième plainte entre 1998 et 2000. Certains témoins ont été réinterrogés en 2000 et 2002 par la Commission au sujet des plaintes non réglées, avant que la Commission ne publie son troisième rapport d’enquête portant sur la deuxième, la troisième et la quatrième plaintes le 22 mai 2003.

 

Le Tribunal a expressément rejeté l’argument du demandeur suivant lequel une partie du blâme des pertes de mémoire des témoins devait être attribuée au CNRC lui-même parce qu'il n'avait pas tenté de préserver les souvenirs des témoins. Malgré le fait que bon nombre des témoins aient affirmé que le CNRC n'avait pas communiqué avec eux au cours des années au sujet des allégations du demandeur, le Tribunal a néanmoins conclu que « la capacité des témoins de se souvenir de façon indépendante des événements particuliers qui remontent aussi loin [n’]aurait [pas] été différente si le CNRC avait communiqué avec ces témoins plus tôt ». Ainsi, le Tribunal a fait observer ce qui suit, au paragraphe 90 :

[90] […] Une enquêteuse de la Commission a reçu M. Reynolds en entrevue en 1997, environ six ans après l'incident portant sur l'affichage holographique allégué dans la plainte de M. Grover. D'après le rapport de l'enquêteuse, il semble que M. Reynolds avait des souvenirs plus précis de l'affaire à l'époque. Pourtant, le fait qu'il ait subi une entrevue à l'époque ne l'a pas aidé à se souvenir de façon indépendante des détails aujourd'hui.

[91] Dans un même ordre d'idées, M. Bedford et M. Vanier ont été incapables de se souvenir des incidents allégués dans les plaintes avec le même détail que lorsque la Commission les a reçus en entrevue en 2000 et en 2002, respectivement. M. Grover se demande comment leur mémoire a pu s'affaiblir autant depuis. Cependant, ces entrevues n'ont pas eu lieu récemment, elles ont eu lieu il y a six ou huit ans. Il n'est pas du tout déraisonnable que ces deux témoins, qui, il convient de le répéter, ont plus de 70 ans et sont à la retraite depuis un bon moment, ont perdu beaucoup de souvenirs au sujet de ces vieux événements, même par rapport à leurs souvenirs d'il y a six ou huit ans.

 

 

[46]            Vu ces faits, il n’était nullement déraisonnable de la part du Tribunal de conclure que les souvenirs des témoins n’auraient pas été meilleurs si le CNRC leur avait parlé après le dépôt des plaintes.

 

[47]           Quoi qu’il en soit, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’argument du demandeur est mal fondé en droit. Il n’existe pas d’obligation de conserver des témoignages. D’ailleurs, il est significatif que le demandeur n’ait cité aucune décision lui permettant d’affirmer que le défendeur est tenu de rafraîchir régulièrement la mémoire des témoins pour veiller à ce qu’ils se rappellent de tout jusqu’au moment de l’audience.

 

 

[48]           Si une telle obligation de conserver la preuve existe, elle ne vaut que pour la preuve documentaire, et non pour les témoignages. Dans toutes les affaires importantes portant sur la question de la conservation et de la détérioration de la preuve, la question centrale portait sur la destruction de documents par l’une des parties (voir, par exemple les affaires St. Louis c. Canada, (1896) 25 R.C.S. 649; Spasic Estate c. Imperial Tobacco Ltd., (2000), 49 O.R. (3d) 699). On pourrait même soutenir que le CNRC aurait mal agi s’il avait parlé à ses employés, car on aurait alors pu croire qu’il aurait cherché à influencer le processus. Il est de loin préférable de laisser l’enquête de la Commission suivre son cours, précisément pour éviter ce piège.

 

E.         Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en n’accordant aucune importance aux pièces documentaires versées au présent dossier?

 

[49]           Le demandeur affirme que, malgré les souvenirs des témoins qui s’estompent, une audience en bonne et due forme aurait pu avoir lieu, au cours de laquelle certaines des allégations auraient pu être établies au moyen d’éléments de preuve documentaires.

 

[50]           Le Tribunal a estimé que bon nombre des actes discriminatoires reprochés se rapportaient à des attitudes ou un comportement des témoins du CNRC qui, selon le demandeur, se voulaient l’expression d’un sentiment « négatif » ou d’un ressentiment à son égard. Le Tribunal a par conséquent estimé que les éléments de preuve se rapportant aux actes discriminatoires reprochés dépendaient de nuances dans le discours, l'attitude ou le comportement des témoins. Il a estimé qu’il était « fort probable que tout souvenir que [les témoins] puissent avoir au sujet des événements après autant d'années soit peu fiable » (Grover c. C.N.R.C., précité, au paragraphe 87), une remarque que la Cour de l'Ontario (Division générale) a également exprimée, selon le Tribunal :

[traduction]

Je doute qu'un tribunal puisse se fier aux souvenirs de témoins qui portent sur des événements qui ont eu lieu il y a si longtemps, en particulier lorsque l'importance de certains des événements peut dépendre de nuances dans le discours, l'attitude ou le comportement.  

Ontario (Ministry of Health) c. Ontario Human Rights Commission, [1993] O.J. no 1528, 105 D.L.R. (4th), cité dans la décision Grover c. C.N.R.C., précité, au paragraphe 87.

 

 

[51]           Dans ces conditions, il n’a pas été démontré que le Tribunal a commis une erreur en concluant que les souvenirs des témoins étaient cruciaux et qu’ils étaient nécessaires pour situer dans leur contexte les allégations formulées. Ayant dûment examiné les documents pertinents, le Tribunal pouvait raisonnablement juger qu’il y avait amplement d’éléments de preuve pour démontrer que le CNRC n’était plus en mesure de répondre aux allégations formulées contre lui.

 

[52]           De plus, c’est à juste titre que le Tribunal a affirmé que « pour qu'une plainte soit rejetée, l'intimé n'a pas à démontrer qu'il lui est impossible de répondre à chaque aspect de la plainte » (Grover c. C.N.R.C., au paragraphe 114). Dans l’arrêt Blencoe, précité, la Cour suprême a bien précisé que l’accent doit être mis sur l’ampleur du préjudice et non sur l’impossibilité de répondre à chacune des allégations de la plainte. Lorsque, comme en l’espèce, des témoins clés ont de vagues souvenirs personnels au sujet des faits pertinents, la défense éventuelle aux allégations est dans une large mesure tributaire de ces témoignages, et si le délai est important, il n’est certainement pas déraisonnable de conclure que le préjudice est grave au point de compromettre la capacité du CNRC de se défendre.

 

F.         Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en ne tenant pas dûment compte de conclusions tirées dans la décision de 1992 au sujet de certains des témoins?

 

[53]           Enfin, le demandeur reproche au Tribunal d’avoir décidé de ne pas procéder à une appréciation de la crédibilité en se fondant sur les conclusions qu’il avait déjà tirées en 1992 au sujet des mêmes témoins, étant donné que les conclusions de discrimination tirées en 1992 étaient intimement liées avec les deuxième, troisième et quatrième plaintes.

 

[54]           Le Tribunal a abordé de front cet argument et a exposé les raisons pour lesquelles il rejetait la thèse du demandeur et ne tirait ses conclusions au sujet de la crédibilité que sur le fondement des éléments de preuve portés à sa connaissance :

[103] Cependant, je ferais erreur si j'évaluais la crédibilité des témoins en fonction des conclusions du Tribunal de 1992. La même question, au sujet du même témoin (M. Vanier), a été tranchée par la Cour fédérale dans le jugement de 2004 qui ordonnait à la Commission de présenter des motifs supplémentaires (pour les plaintes no 2 et no 3) et de terminer son enquête (pour la plainte no 4) (Canada (Procureur général) c. Grover, 2004 CF 204, au paragraphe 44). La Cour a conclu que la Commission aurait clairement commis une erreur de droit si elle avait déterminé qu'elle ne pouvait pas évaluer la crédibilité de M. Vanier parce que cette crédibilité avait déjà été mise en doute par le Tribunal en 1992. La Cour s'est fondée sur la décision de la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan dans l'affaire Huziak c. Andrychuk (1977), 1 C.R. (3d) 132 (Sask. Q.B.), qui précisait :

[traduction]

Le fait qu'un juge ne croit pas un témoin dans une affaire ne signifie pas nécessairement qu'il ne croira pas le même témoin s'il comparait dans une autre affaire. [...] Chaque affaire est un cas d'espèce.

 

 

[55]           Ce moyen d’opposition est par conséquent mal fondé et doit être écarté. Le demandeur ajoute que les souvenirs de deux témoins en particulier, en ce qui concerne les faits qui se seraient produits au début des années quatre-vingt-dix, se sont estompés à tel point entre 2002 et 2008 qu’il n’en restait plus aucun alors qu’au départ ils avaient été entiers, ce qui paraît peu crédible. Comment, demande-t-il, ces témoins pouvaient-ils se souvenir des faits en question avec force détails lorsqu’ils ont été interrogés par la Commission en 2000 et 2002, pour ensuite prétendre en 2008 qu’ils n’avaient plus aucun souvenir personnel de ces mêmes faits?  Le demandeur laisse entendre que ces témoins avaient intérêt à exagérer leur perte de mémoire pour éviter l’ennui de devoir subir une audience relativement aux deuxième, troisième et quatrième plaintes.

 

[56]           L’appréciation de la crédibilité des témoins est le rôle même du Tribunal, qui est mieux placé pour évaluer la crédibilité et la fiabilité que ne l’est la juridiction saisie d’une demande de contrôle judiciaire. Le Tribunal a exposé les motifs sous-jacents pour lequel il trouvait convaincant le témoignage donné par les témoins au sujet de leur perte de mémoire et de leur manque de souvenirs personnels au sujet des faits en question. Il a relevé que les entrevues précédentes avaient eu lieu il y a six ou huit ans, que les témoins avaient plus de 70 ans et qu’ils étaient à la retraite depuis un bon moment, et que M. Vanier avait répondu sans équivoque qu'il n'y avait aucun lien entre son désir de ne pas participer à cette affaire « déplaisante » une fois de plus, et l'honnêteté de son témoignage. Le Tribunal avait le droit, pour apprécier la crédibilité, de se fonder sur des critères comme la logique et le bon sens. Ses conclusions n’étaient ni arbitraires, ni abusives, ni déraisonnables et le Tribunal a donc droit à la déférence en ce qui concerne les conclusions qu’il a tirées au sujet de la crédibilité.

 

[57]           Pour tous les motifs qui ont été exposés, la présente demande de contrôle judiciaire doit par conséquent être rejetée. Bien que la Cour comprenne la déception que M. Grover peut éprouver du fait de cette décision, laquelle met effectivement un terme à ce conflit interminable avec le CNRC, elle ne constitue pas une raison d’annuler la décision du Tribunal. La conclusion du Tribunal suivant laquelle les plaintes du demandeur devaient être rejetées parce que le retard qu’accusait le traitement des plaintes en question avait sérieusement compromis la capacité du CNRC de fournir une réponse pleine et entière est une conclusion inattaquable qui était raisonnable au vu du dossier dont le Tribunal disposait. Aussi dur qu’il puisse l’être, ce résultat est tout à fait compatible avec les principes de justice naturelle et d’équité.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée et que les dépens soient adjugés au défendeur.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-174-09

 

INTITULÉ :                                       Chander Grover

                                                            c.

                                                            Procureur général du Canada

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 16 décembre 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      le 19 mars 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Paul Champ

 

POUR LE DEMANDEUR

Sanderson Graham et Ronald Snyder

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Champ & Associates

Avocats

43, rue Florence

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                   

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