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Cour fédérale

 

 

 

Federal Court

Date : 20090930

Dossier : T-1094-08

Référence : 2009 CF 983

Montréal (Québec), le 30 septembre 2009

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

MICHAEL DIVITO

 

demandeur

 

 

et

 

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Après avoir passé dix ans en prison au Canada, Michael DiVito a été extradé vers les États-Unis en juin 2005, où un tribunal en Floride l’a condamné à 90 mois de prison. Il cherche à être transféré au Canada aux termes de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21, mais le ministre de la Sécurité publique, à l’époque l’honorable Stockwell Day, a refusé sa demande de transfèrement. Le Ministre a fondé sa décision sur le fait allégué que :

« le détenu a été identifié comme étant un membre du crime organisé condamné pour un délit comprenant une quantité importante de drogues. La nature du délit ainsi que les affiliations du détenu suggèrent que le retour du délinquant au Canada, pourrait constituer une menace pour la sécurité du Canada et la sûreté des canadiens. »

 

Voici le contrôle judiciaire de cette décision.

 

LES FAITS

[2]               En mars 1995, M. DiVito est condamné à 12 ans d’emprisonnement pour complot pour trafic de cocaïne et complot pour importation de stupéfiants, soit l’importation de 5 400 kilos de cocaïne par navire. Deux ans plus tard, les autorités américaines demandent l’extradition de M. DiVito. Elles l’accusent de complot pour possession de cocaïne avec l’intention d’en faire la distribution en Floride. Son émissaire en Floride aurait convenu d’acheter 300 kilos de cocaïne.

 

[3]               Il est « libéré » conditionnellement le 28 mars 2003, ayant purgé les deux tiers de sa peine canadienne. En fait, il demeure en prison en vertu d’une ordonnance d’extradition. Il est extradé aux États-Unis en juin 2005, puis il plaide coupable et est condamné à une peine d’emprisonnement de 90 mois.

 

[4]               La Loi précise les circonstances selon lesquelles les Canadiens qui purgent une peine à l’étranger peuvent être transférés pour purger ce qui reste de leur sentence au Canada. Elle permet aussi à des étrangers incarcérés au Canada d’être transférés. La Loi donne effet à un traité entre les États-Unis et le Canada.

 

 

[5]               Il s’agit d’un processus à trois étapes : le détenu doit faire une demande de transfert, les États-Unis doivent accepter cette demande et le Canada doit donner son accord. Le décideur canadien est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Celui-ci peut déléguer sa responsabilité. Dans le cas présent, l’honorable Stockwell Day a pris lui-même la décision.

 

[6]               M. DiVito soulève trois questions. Premièrement, que les articles de la Loi sur lesquels s’appuie le ministre sont inconstitutionnels parce qu’ils violent ses droits à la liberté de circulation et d’établissement garantis par l’article 6 de la Charte. Deuxièmement, que le ministre a mal interprété la Loi. Une fois qu’il est établi que M. DiVito est citoyen canadien, ce qui est le cas, le ministre n’avait aucun autre choix que de consentir au retour de ce dernier. Enfin, que la décision viole les principes de justice naturelle. Sur ce dernier point, le demandeur soumet que la décision du ministre était déraisonnable.

 

LA QUESTION CONSTITUTIONNELLE

[7]               M. DiVito a indiqué dans son Avis:

Le demandeur a l’intention de contester la validité (ou l’applicabilité ou l’effet) constitutionnel(le) des alinéas 8(1), 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants.

 

[8]               Le fondement juridique est :

En tant que citoyen canadien, le demandeur a le droit constitutionnel, en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte, d’entrer au Canada et le Ministre de la sécurité publique n’a pas le d[r]oit de lui refuser l’entrée au pays […]


 

[9]               Les articles 8(1)(a) et 10(2)(a) de la Loi prévoient que :

8. (1) Le transfèrement nécessite le consentement des trois parties en cause, soit le délinquant, l'entité étrangère et le Canada.

8. (1) The consent of the three parties to a transfer — the offender, the foreign entity and Canada — is required.

 

10. (2) Il tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger :

a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d'organisation criminelle, au sens de l'article 2 du Code criminel;

10. (2) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian or foreign offender, the Minister shall consider the following factors:

(a) whether, in the Minister's opinion, the offender will, after the transfer, commit a terrorism offence or criminal organization offence within the meaning of section 2 of the Criminal Code; and

 

[10]           L’article 6(1) de la Charte se lit:

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.

6. (1) Every citizen of Canada has a right to enter, remain in and leave Canada.

 

[11]           Je réponds à la question constitutionnelle par la négative.

 

[12]           Comme je l’ai indiqué dans Kosarov c. Canada (ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 866, [2008] 2 R.C.F. No. 377 aux paragraphes 27 et 28 : « les limites actuelles imposées à la liberté de circulation et d’établissement » de monsieur DiVito, dans ce dossier, « découlent de ses propres actions et activités criminelles. Une conséquence prévisible et naturelle d’une déclaration de culpabilité […] »

[28]      Les autorités américaines ont toutefois prévu une condition au transfèrement de M. Kozarov, c’est-à-dire qu’il purge sa peine au Canada. Après son transfèrement, M. Kozarov ne pourrait pas invoquer immédiatement le droit que garantit la Charte à chaque citoyen de quitter le pays. Sa liberté serait à juste titre restreinte en application de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. J'en arrive donc à la conclusion que ni l'article 8 de la Loi sur le transfèrement international des délinquants qui exige le consentement du délinquant, de l'entité étrangère et du Canada, ni les alinéas 10(1) b) et c) qui prévoient que le ministre doit examiner si M. Kozarov a des liens sociaux ou familiaux au Canada ou s'il a quitté le Canada ou est demeuré à l'étranger avec l'intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente, ne portent atteinte à la liberté de circulation et d'établissement que la Charte garantit au demandeur.

 

 

[13]            En conséquence, je conclus que la Loi ne viole pas la liberté de circulation et d’établissement de M. DiVito. Dans le cas contraire, je trouve, comme le juge Kelen l’a fait dans l’arrêt Getkate c. Canada (ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 965, que la Loi constitue une limite raisonnable dont la justification peut être démontrée dans le cadre d’une société libre et démocratique (article 1 de la Charte).

 

[14]           M. DiVito s’appuie sur Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), [2002] 3 R.C.S. 519 et sur le récent jugement du juge Zinn dans Abdelrazik v. Canada (Minister of Foreign Affairs), 2009 FC 580. Ces arrêts soulignent l’importance de la citoyenneté et qu’un citoyen a un statut différent de celui d’un résident permanent ou d’un résident temporaire.  Je ne vois pas la pertinence d’Abdelrazik : il s’agissait de l’obligation du gouvernement d’émettre un titre de voyage d’urgence.

 

[15]           Sauvé a invalidé les dispositions de la Loi électorale du Canada qui interdisaient les détenus emprisonnés pour une peine de plus de deux ans de voter aux élections fédérales. Un des arguments présentés par le gouvernement était que la privation du droit de vote était une punition légitime (paragraphe 45). Cet argument a été rejeté.

 

[16]           Au paragraphe 47, cependant, la juge en chef McLachlin ajoute : « Il peut être justifié de restreindre certains droits, tels certains aspects des droits à la liberté et à la sécurité de sa personne, à la liberté de circulation et d'établissement, et à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies, pour des raisons pénales. »

 

[17]           Le cas de M. Kozarov illustre les limites de la liberté de circulation. M. Kozarov a fait appel de la décision, mais avant que l’appel soit entendu les autorités américaines l’ont libéré. La Cour d’appel a refusé d’entendre la cause en raison de sa nature théorique: Kozarov v. Minister of Public Safety and Emergency Preparedness, 2008 FCA 185. De même, si les autorités américaines graciaient M. DiVito demain, il aurait un droit absolu de rentrer au Canada. Il serait même expulsé vers le Canada.

 

L’INTERPRÉTATION DE LA LOI

[18]           Pour les motifs donnés dans l’arrêt Kozarov, je ne peux accepter que la responsabilité du ministre soit limitée, selon la Loi, à confirmer la citoyenneté de M. DiVito. La Loi lui donne un pouvoir discrétionnaire et l’oblige à considérer divers facteurs.

 


LA NORME DE CONTRÔLE

[19]           Kozarov a été décidé lorsqu’il y avait trois normes de contrôle : la décision correcte, la décision raisonnable, et la décision manifestement déraisonnable. En m’appuyant sur Maple Lodge Farms c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, j’avais conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision manifestement déraisonnable. Depuis, la Cour suprême a rendu sa décision dans l’arrêt Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190. Dans cette optique, la norme de contrôle est maintenant celle de la décision raisonnable (Getkate, au para. 11).

 

[20]           Le ministre Day, qui a personnellement pris la décision, avait devant lui un résumé examiné et approuvé par la Directrice de la Division des opérations de réinsertion sociale en établissements, qui indiquait que M. DiVito n’avait pas quitté le Canada avec l'intention d'abandonner ce pays comme son lieu de résidence permanente, qu'il avait des liens sociaux et familiaux ici et qu’il ne constituerait pas une menace à la sécurité du Canada.

 

[21]           Il y avait aussi des renseignements provenant de la GRC suggérant que M. DiVito est un membre du crime organisé traditionnel. Il était noté que son père a reçu une peine d’emprisonnement de 18 ans au Canada et qu’il a ensuite été extradé aux États-Unis, où il demeure toujours incarcéré.

 

[22]           Le rapport des autorités américaines ne contenait aucune information négative. Dans le rapport d’“enquête communautaire” préparé par le Service correctionnel du Canada, la criminologue qui a rencontré la sœur de M. DiVito a conclu que :« nous n’avons donc aucun motif nous permettant de ne pas recommander le transfert de monsieur DiVito des États-Unis vers le Canada et au contraire, nous croyons que ce serait extrêmement bénéfique tant pour le sujet ou la personne ressource ». Cela aurait été raisonnable si le ministre avait consenti au transfert. La question, cependant, est de savoir s’il était déraisonnable de refuser le transfert. Dans son affidavit M. DiVito déclare:

21. Je ne fais, et n’ai jamais fait partie, d’une quelconque organisation criminelle;

 

22. Je n’ai jamais eu de liens ou de contacts avec une organisation criminelle ou un réseau courriel.

 

[23]           Le ministre disposait d’informations contraires. Certaines de ces informations sont confirmées par les dossiers publics : par exemple, voir Her Majesty the Queen v. Rumbaut, [1998] N.B.R. (2d) (Supp.) No. 61, 1998 CanLII 9816 (B.R.), le procès de M. Carlos Rumbaut qui était accusé d’avoir conspiré illégalement avec M. DiVito, son père Pierino et d’autres avec but d’importer de la cocaïne au Canada.

 

[24]           On peut se demander si M. DiVito, incarcéré depuis quinze ans, dont quatre en dehors du Canada, a perdu ses contacts dans le monde du crime organisé. Cependant, la Directive du commissaire du Service correctionnel du Canada 568-3 intitulée « Identification et gestion des organisations criminelles » liste, parmi d’autres objectifs du Service,  « empêcher des membres d’organisations criminelles et les individus associés à celle-ci d’exercer une influence et un pouvoir dans les établissements et dans la collectivité. » Il n’est pas déraisonnable pour le ministre de craindre que M. DiVito renoue ces contacts une fois revenu dans une prison canadienne.

 

[25]           Tel qu’énoncé dans Dunsmuir au paragraphe 47 :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l'origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n'appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d'opter pour l'une ou l'autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[26]           Bien qu’il a été suggéré que la décision avait été prise de mauvaise foi, j’ai porté « une attention respectueuse aux motifs donnés » (Dunsmuir, au para. 48) et je suis arrivé à la conclusion que la décision était raisonnable et ne doit pas être mise de côté.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que :

  1. L’affaire est rejetée avec dépens.
  2. Les alinéas 8(1), 10(1)a) et 10(2)a) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants sont constitutionnellement valides et applicables.
  3. Une copie des présents motifs et ordonnance est placée au dossier T-1093-08.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1094-08

 

INTITULÉ :                                       Michael DiVito v. MSPPC

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 21 septembre 2009

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      le 30 septembre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Clément Monterosso

 

POUR LE DEMANDEUR

Éric Lafrenière

Marc Ribeiro

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Monterosso Giroux, s.e.n.c.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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