Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20100305

Dossier : T‑1054‑09

Référence : 2010 CF 260

Ottawa (Ontario), le 5 mars 2010

En présence de monsieur le juge Martineau

 

 

ENTRE :

COBALT BRANDS, LLC

demanderesse

et

 

GOWLING LAFLEUR HENDERSON LLP

défenderesse

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, Cobalt Brands LLC (Cobalt) interjette appel de la décision du registraire des marques de commerce (le registraire) de radier du registre des marques de commerce (le registre) l’enregistrement des marque de commerce et dessin USQUAEBACH (la marque USQUAEBACH) portant le numéro LMC219908 en raison du défaut de la demanderesse de fournir une preuve d’emploi conformément au paragraphe 45(3) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, modifiée (la Loi).

 

[2]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, l’appel sera accueilli, la décision du registraire sera annulée et il sera ordonné au registraire de réinscrire au registre la marque USQUAEBACH de la demanderesse portant le numéro LMC219908.

 

[3]               Aux termes de l’article 45 de la Loi, le registraire peut radier du registre toute marque de commerce enregistrée lorsque le propriétaire inscrit est incapable de fournir la preuve, à l’égard des marchandises ou des services spécifiés dans l’enregistrement, que la marque de commerce a été employée au Canada au cours des trois ans précédant la date de l’avis du registraire. L’article prévoit toutefois également que la marque de commerce enregistrée ne sera pas radiée s’il « apparaît » au registraire que l’absence d’emploi est attribuable à des circonstances spéciales.  

 

[4]               Pour en faciliter la consultation, l’article 45 de la Loi est rédigé comme suit :

45. (1) Le registraire peut, et doit sur demande écrite présentée après trois années à compter de la date de l’enregistrement d’une marque de commerce, par une personne qui verse les droits prescrits, à moins qu’il ne voie une raison valable à l’effet contraire, donner au propriétaire inscrit un avis lui enjoignant de fournir, dans les trois mois, un affidavit ou une déclaration solennelle indiquant, à l’égard de chacune des marchandises ou de chacun des services que spécifie l’enregistrement, si la marque de commerce a été employée au Canada à un moment quelconque au cours des trois ans précédant la date de l’avis et, dans la négative, la date où elle a été ainsi employée en dernier lieu et la raison de son défaut d’emploi depuis cette date.

 

(2) Le registraire ne peut recevoir aucune preuve autre que cet affidavit ou cette déclaration solennelle, mais il peut entendre des représentations faites par le propriétaire inscrit de la marque de commerce ou pour celui‑ci ou par la personne à la demande de qui l’avis a été donné ou pour celle‑ci.

 

(3) Lorsqu’il apparaît au registraire, en raison de la preuve qui lui est fournie ou du défaut de fournir une telle preuve, que la marque de commerce, soit à l’égard de la totalité des marchandises ou services spécifiés dans l’enregistrement, soit à l’égard de l’une de ces marchandises ou de l’un de ces services, n’a été employée au Canada à aucun moment au cours des trois ans précédant la date de l’avis et que le défaut d’emploi n’a pas été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient, l’enregistrement de cette marque de commerce est susceptible de radiation ou de modification en conséquence.

 

(4) Lorsque le registraire décide ou non de radier ou de modifier l’enregistrement de la marque de commerce, il notifie sa décision, avec les motifs pertinents, au propriétaire inscrit de la marque de commerce et à la personne à la demande de qui l’avis visé au paragraphe (1) a été donné.

 

 

 

(5) Le registraire agit en conformité avec sa décision si aucun appel n’en est interjeté dans le délai prévu par la présente loi ou, si un appel est interjeté, il agit en conformité avec le jugement définitif rendu dans cet appel.

 

45. (1) The Registrar may at any time and, at the written request made after three years from the date of the registration of a trade‑mark by any person who pays the prescribed fee shall, unless the Registrar sees good reason to the contrary, give notice to the registered owner of the trade‑mark requiring the registered owner to furnish within three months an affidavit or a statutory declaration showing, with respect to each of the wares or services specified in the registration, whether the trade‑mark was in use in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and, if not, the date when it was last so in use and the reason for the absence of such use since that date.

 

 

(2) The Registrar shall not receive any evidence other than the affidavit or statutory declaration, but may hear representations made by or on behalf of the registered owner of the trade‑mark or by or on behalf of the person at whose request the notice was given.

 

 

 

(3) Where, by reason of the evidence furnished to the Registrar or the failure to furnish any evidence, it appears to the Registrar that a trade‑mark, either with respect to all of the wares or services specified in the registration or with respect to any of those wares or services, was not used in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and that the absence of use has not been due to special circumstances that excuse the absence of use, the registration of the trade‑mark is liable to be expunged or amended accordingly.

 

(4) When the Registrar reaches a decision whether or not the registration of a trade‑mark ought to be expunged or amended, he shall give notice of his decision with the reasons therefor to the registered owner of the trade‑mark and to the person at whose request the notice referred to in subsection (1) was given.

 

(5) The Registrar shall act in accordance with his decision if no appeal therefrom is taken within the time limited by this Act or, if an appeal is taken, shall act in accordance with the final judgment given in the appeal.

 

I.          CONTEXTE

[5]               La demanderesse, Cobalt, est une société par actions à responsabilité limitée constituée en vertu des lois de l’État du New Jersey, aux États‑Unis, qui a été créée aux fins de gérer la production, la mise en marché, l’embouteillage, l’étiquetage, la livraison, l’importation et l’exportation de scotch whiskey mélangé. En 2007, Cobalt a acheté tous les droits de propriété et la survaleur associés à la marque mondiale USQUAEBACH, dont l’enregistrement de la marque au Canada.

 

[6]               La marque USQUAEBACH a été originellement enregistrée au Canada le 7 avril 1977 par Twelve Stone Flagons Ltd. (Twelve Stone), un fabricant et détaillant de scotch whiskey mélangé ayant son siège en Pennsylvanie, aux États‑Unis. La marque de commerce a été enregistrée en vue de son emploi en liaison avec le scotch whiskey mélangé. Entre 1976 et 1977, Twelve Stone a enregistré la marque USQUAEBACH dans plus de vingt pays.

 

[7]               En 2003, après les décès de M. et Mme Stankiwicz, qui étaient collectivement les propriétaires de 95 % de Twelve Stone, la production et la vente des produits associés à la marque USQUAEBACH ont été suspendues. En avril 2003, tous les droits et intérêts mondiaux dans la marque USQUAEBACH ont été cédés à une compagnie d’alcools néerlandaise créancière de Twelve Stone, Van Caem International, B.V. (Van Caem) par suite d’une ordonnance de la cour de district des États‑Unis pour l’ouest de la Pennsylvanie. Van Caem a cédé tous ses droits à sa filiale belge, Van Caem Belgium, BVBA (Van Caem Belgium).

 

[8]               Le 7 mai 2003, le registraire a modifié le registre pour y inscrire Van Caem Belgium comme nouveau propriétaire de la marque USQUAEBACH au Canada.

 

[9]               En raison de circonstances imprévues, soit la mort du propriétaire principal de Van Caem vers la fin de 2003, Van Caem et ses filiales ont été contraintes à la liquidation au début de 2004. À partir de 2005, M. Shai Perry, président de Cobalt, a négocié avec les liquidateurs de Van Caem en vue de l’achat de la marque USQUAEBACH. Après avoir constitué Cobalt en personne morale en 2006, M. Perry a dûment présenté, en janvier 2007, une entente écrite intitulée [traduction] « Convention d’achat des actifs et acte de vente » visant la marque USQUAEBACH. Cette convention comprenait l’achat de l’enregistrement canadien en cause et, le 28 mars 2007, les liquidateurs responsables des actifs de Van Caem ont signé ladite convention et l’ont fait notarier conformément aux lois néerlandaises et belges applicables. La convention a pris effet le 5 avril 2007 lorsque M. Perry l’a acceptée pour le compte de Cobalt, mais, en raison d’un privilège sur la marque de commerce, Cobalt n’a pas obtenu avant la mi‑septembre 2007 le contrôle exclusif de la marque USQUAEBACH.

 

[10]           Le 23 mai 2007, cette deuxième cession a été communiquée au registraire qui a inscrit Cobalt comme propriétaire de la marque USQUAEBACH portant le numéro d’enregistrement LMC219908.

 

[11]           Le 21 novembre 2008, la défenderesse a, dans une lettre, demandé au registraire qu’un avis soit donné à la demanderesse en vertu de l’article 45 de la Loi. Le 15 décembre 2008, le registraire aurait donné un avis en vertu du paragraphe 45(1) de la Loi à la demanderesse et à ses représentants canadiens, Blaney McMurtry LLP, enjoignant à la demanderesse, à titre de propriétaire inscrite, de fournir dans les trois mois un affidavit ou une déclaration solennelle indiquant, à l’égard des marchandises énumérées en liaison avec la marque USQUAEBACH, si celle‑ci a été employée au Canada à un moment quelconque au cours des trois années précédentes.

 

[12]           La demanderesse et ses représentants font valoir qu’ils n’ont pas reçu ledit avis.

 

[13]           Dans une lettre datée du 28 avril 2009, le registraire a notifié la demanderesse et ses représentants que l’enregistrement de la marque USQUAEBACH allait être radié du registre, en application du paragraphe 45(4) de la Loi, en raison du défaut de fournir une preuve d’emploi ou une preuve de circonstances spéciales justifiant le défaut d’emploi. La demanderesse ainsi que ses représentants canadiens ont accusé réception de ce deuxième avis. En conséquence, la demanderesse a présenté la présente demande en vertu de l’article 56 qui prévoit le droit d’interjeter appel de toute décision du registraire rendue sous le régime de la Loi :

56. (1) Appel de toute décision rendue par le registraire, sous le régime de la présente loi, peut être interjeté à la Cour fédérale dans les deux mois qui suivent la date où le registraire a expédié l’avis de la décision ou dans tel délai supplémentaire accordé par le tribunal, soit avant, soit après l’expiration des deux mois.

 

(2) L’appel est interjeté au moyen d’un avis d’appel produit au bureau du registraire et à la Cour fédérale.

 

(3) L’appelant envoie, dans le délai établi ou accordé par le paragraphe (1), par courrier recommandé, une copie de l’avis au propriétaire inscrit de toute marque de commerce que le registraire a mentionnée dans la décision sur laquelle porte la plainte et à toute autre personne qui avait droit à un avis de cette décision.

 

(4) Le tribunal peut ordonner qu’un avis public de l’audition de l’appel et des matières en litige dans cet appel soit donné de la manière qu’il juge opportune.

 

 

(5) Lors de l’appel, il peut être apporté une preuve en plus de celle qui a été fournie devant le registraire, et le tribunal peut exercer toute discrétion dont le registraire est investi.

56. (1) An appeal lies to the Federal Court from any decision of the Registrar under this Act within two months from the date on which notice of the decision was dispatched by the Registrar or within such further time as the Court may allow, either before or after the expiration of the two months.

 

 

(2) An appeal under subsection (1) shall be made by way of notice of appeal filed with the Registrar and in the Federal Court.

 

(3) The appellant shall, within the time limited or allowed by subsection (1), send a copy of the notice by registered mail to the registered owner of any trade‑mark that has been referred to by the Registrar in the decision complained of and to every other person who was entitled to notice of the decision.

 

(4) The Federal Court may direct that public notice of the hearing of an appeal under subsection (1) and of the matters at issue therein be given in such manner as it deems proper.

 

(5) On an appeal under subsection (1), evidence in addition to that adduced before the Registrar may be adduced and the Federal Court may exercise any discretion vested in the Registrar.

 

[14]           La demanderesse a déposé de consentement une requête visant à faire radier l’avis de comparution de la défenderesse. La requête a été accueillie aux termes d’une ordonnance datée du 21 septembre 2009 rendue par la protonotaire Milczynski. Quoiqu’elle demeure partie à la présente instance, la défenderesse ne s’est pas opposée à l’appel et n’a ni comparu devant la Cour ni déposé d’observations.

 

II          QUESTION EN LITIGE

[15]           La demanderesse ne conteste pas que la marque en cause a cessé d’être employée. La question dont la Cour est saisie est plutôt celle de savoir s’il existe des circonstances spéciales qui justifient le défaut d’emploi de la marque USQUAEBACH aux fins de l’article 45 de la Loi.

 

III        ANALYSE

[16]           Dans la présente affaire, la demanderesse n’a présenté aucune preuve au registraire. À ses dires, elle ne l’a pas fait parce que ni elle ni ses représentants canadiens n’ont reçu l’avis du registraire en vertu du paragraphe 45(1). Le paragraphe 56(5) permet à la demanderesse de présenter à la Cour fédérale une preuve en plus de celle qui a été fournie devant le registraire. La jurisprudence établit clairement que la demanderesse ne se verra pas refuser le droit de présenter une preuve à la Cour fédérale simplement parce qu’aucune preuve n’a été produite devant le registraire, d’autant plus qu’aux termes du paragraphe 45(3), le propriétaire inscrit d’une marque de commerce peut voir celle‑ci radiée en raison du « défaut de fournir une telle preuve ». Pour qu’un droit d’appel véritable soit donné au propriétaire inscrit, le paragraphe 56(5) doit être interprété de façon à permettre au propriétaire inscrit de présenter une preuve à la Cour tout comme il en avait la possibilité devant le registraire. Cette interprétation est également conforme au principe selon lequel la Cour fédérale peut exercer toute discrétion dont le registraire est investi (Austin Nichols & Co., Inc. c. Cinnabon Inc., [1998] 4 C.F. 569 aux paragraphes 11 et 13 (C.A.) (Austin Nichols)).

 

[17]           Aux termes de l’article 45 de la Loi, le propriétaire inscrit de la marque de commerce enregistrée a l’obligation de fournir un affidavit à l’appui de sa position. Cela dit, le propriétaire inscrit a le droit de présenter plus d’un affidavit et aucune règle n’interdit que ces affidavits soient souscrits par des tiers (Canada (Registraire des marques de commerce) c. Harris Knitting Mills Ltd. (1985), 60 N.R. 380, à la page 383, [1985] A.C.F. no 226 (C.A.F.) (QL) (Harris Knitting)). Par conséquent, pour trancher le présent appel, la Cour a examiné tous les éléments de preuve présentés par la demanderesse, lesquels comprennent les quatre affidavits suivants ainsi que les pièces qui leur correspondent :

1.      l’affidavit de Shai Perry, président de la demanderesse

2.      l’affidavit d’Arien Kroon, ancien administrateur de Van Caem Belgium

3.      l’affidavit de Colin Halpern, vice‑président de Halpern Imports Limited (Halpern)

4.      l’affidavit d’Aroujan Arman, étudiant en droit travaillant à Blaney McMurtry

 

[18]           Comme les éléments de preuve qui constituent le dossier présenté à la Cour n’ont pas été soumis au registraire, la norme de contrôle normale qui appelle une grande retenue judiciaire ne s’applique pas. Normalement, lorsque de nouveaux éléments de preuve susceptibles d’affecter d’une manière significative la décision du registraire sont présentés à la Cour, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Brasseries Molson c. John Labatt Ltée, [2000] 3 C.F 145, au paragraphe 51 (C.A.)). Comme le registraire n’était pas saisi des éléments de preuve présentés à la Cour, la même norme s’applique dans la présente demande (3082833 Nova Scotia Co. c. Lang Michener LLP, 2009 CF 928, au paragraphe 29).

 

[19]           La procédure prévue à l’article 45 vise à débarrasser le registre du « bois mort », car elle constitue une « procédure simple, sommaire et expéditive pour éliminer du registre des marques de commerce les marques qui ne sont plus employées » (Osler, Hoskin & Harcourt c. United States Tobacco Co. (1997), 139 F.T.R. 64, [1997] A.C.F. n1671, au paragraphe 21 (QL) (Osler)). La procédure ne vise pas à régler des questions litigieuses, comme le démontre le fait que la partie requérante n’a pas le droit de présenter des éléments de preuve ni de contre‑interroger le propriétaire inscrit à propos de ses affidavits (Osler, précité, au paragraphe 17). De même, la procédure prévue à l’article 45 n’impose pas un lourd fardeau au propriétaire inscrit. Bien qu’une simple affirmation ne suffise pas, le propriétaire inscrit peut simplement démontrer au registraire ou à la Cour que la marque de commerce en cause a été employée au cours de la période pertinente ou que toute cessation d’emploi est due à des circonstances spéciales (Osler, précité, au paragraphe 16; Swabey Ogilvy Renault c. Golden Brand Clothing (Canada) Ltd., 2002 CFPI 458, au paragraphe 7).

 

[20]           Récemment, dans Scott Paper Ltd. c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 129 (Scott Paper), la Cour d’appel fédérale a clarifié la signification des mots « circonstances spéciales ». La Cour d’appel a indiqué, au paragraphe 22 de sa décision, que la règle générale est que le défaut d’emploi est sanctionné par la radiation. Quoiqu’il existe une exception à la règle générale lorsque le défaut d’emploi est attribuable à des circonstances spéciales, celles-ci sont des circonstances qui ne se retrouvent pas dans la majorité des cas de défaut d’emploi de la marque. Enfin, les circonstances spéciales qui justifient le défaut d’emploi de la marque doivent être les circonstances auxquelles le défaut d’emploi est attribuable. Il importe de souligner que, selon la Cour d’appel fédérale, la question de savoir si des circonstances spéciales existent exige de s’interroger sur les raisons du défaut d’emploi et que l’intention de reprendre l’emploi ne peut fonder une conclusion de circonstances spéciales (paragraphes 25 et 35).

 

[21]           Dans Scott Paper, la Cour d’appel fédérale a expliqué sa décision antérieure dans l’affaire Harris Knitting, précitée. Dans ce dernier arrêt, la Cour a statué que, bien qu’il ne soit pas possible d’énumérer les circonstances qui constituent des « circonstances spéciales », pour arriver à une telle conclusion, le décideur doit considérer la durée du défaut d’emploi et la probabilité qu’il perdure, ainsi que la mesure dans laquelle le défaut d’emploi est dû seulement à une décision délibérée du propriétaire inscrit ou à des facteurs indépendants de sa volonté.

 

[22]           Ayant ce qui précède à l’esprit et n’ayant aucun motif de mettre en doute les éléments de preuve soumis par la demanderesse, je crois que celle‑ci a démontré que des circonstances spéciales justifiaient le défaut d’emploi de la marque de commerce USQUAEBACH.

 

[23]           D’abord et avant tout, il convient de déterminer la période de défaut d’emploi afin d’en examiner les raisons. Il est clair que la demanderesse n’a pas obtenu les droits sur la marque USQUAEBACH au Canada avant le 5 avril 2007. La demanderesse fait valoir que, dans le cas de la cession d’une marque de commerce, la période de non‑emploi, en ce qui  concerne le propriétaire inscrit actuel, devrait être déterminée à partir de la date de l’acquisition de la marque de commerce par le propriétaire (Re Rainbow Jeans Co. Ltd., [1994]  T.M.O.B. No.152 (QL). Aux fins de la présente demande, je ne pense pas qu’il soit important que la Cour tienne compte de la date de l’acquisition de la marque USQUAEBACH par la demanderesse ou la date du dernier emploi de la marque au Canada.

 

[24]           La dernière utilisation de la marque USQUAEBACH au Canada est probablement attribuable aux affaires faites par Twelve Stone. Au moment où la preuve a été déposée par la demanderesse, Cobalt n’avait pas encore repris l’emploi de la marque USQUAEBACH au Canada. De plus, selon la preuve soumise, il n’y a jamais eu d’affaires ayant trait à la vente de scotch whiskey mélangé portant la marque USQUAEBACH entre Van Caem Belgium et un grossiste quelconque ou toute autre entité détenant une licence au Canada. Quoique la preuve au dossier démontre que jusqu’en septembre 2003 la Régie des alcools de l’Ontario (la LCBO) avait inscrit dans sa liste de marchandises en vente les produits de scotch whiskey mélangé portant la marque USQUAEBACH, aucune preuve ne démontre que de telles marchandises ont été reçues dans le cadre d’une transaction d’affaires avec Van Caem Belgium. Au contraire, selon M. Halperrn, vice‑président de Halpern Imports Limited, qui agissait à titre d’agent importateur pour Twelve Stone relativement aux divers produits de scotch whiskey mélangé USQUAEBACH importés dans la province d’Ontario, la dernière livraison de produits portant la marque USQUAEBACH consistait en 75 boîtes de scotch whiskey mélangé qui avait été commandées par la LCBO en 2001. Par conséquent, les marchandises énumérées par la LCBO faisaient vraisemblablement partie de la dernière vente effectuée alors que Twelve Stone était le propriétaire inscrit de la marque USQUAEBACH, ce qui signifie que le dernier emploi de la marque aurait eu lieu vers 2001.

 

Circonstances spéciales

[25]           Comme je l’ai déjà mentionné, M. Stankiwicz et son épouse, qui étaient collectivement propriétaires d’environ 95 % de Twelve Stone, sont décédés en 2001, ce qui a entraîné la suspension de toutes les ventes de scotch whiskey mélangé USQUAEBACH. Le décès des associés responsables de l’entreprise satisfait aux critères des circonstances spéciales (Re I.D. Fashions Ltd., [1998] T.M.O.B. No. 109, au paragraphe 12). Quoique ce seul événement ne constitue pas une circonstance spéciale pouvant justifier le défaut d’emploi de la marque USQUAEBACH au cours des neuf dernières années, comme on le verra plus loin, l’historique de la propriété de la marque abonde en événements malheureux.

 

[26]           La marque USQUAEBACH a été cédée à Van Caem, puis à Van Caem Belgium, en vertu d’une ordonnance d’un tribunal américain en 2003. À la fin de 2003, le principal propriétaire de Van Caem est mort, ce qui a entraîné la suspension de toutes les affaires puis à un long processus de liquidation qui a commencé en 2004 et a duré, selon la demanderesse, de nombreuses années. Quoiqu’il soit déclaré dans l’affidavit de M. Kroon que des efforts ont été faits pour trouver un producteur de scotch whiskey en Écosse, la mort du principal propriétaire a mis fin à toute possibilité de mise en marché, de production ou de distribution de scotch whiskey mélangé USQUAEBACH au Canada.

 

[27]           Le défaut d’emploi entre la dernière livraison de produits USQUAEBACH en Ontario en 2001 et la date de l’acquisition de la marque USQUAEBACH par la demanderesse (5 avril 2007) a duré environ six ans. Étant donné le fait qu’au cours de ces six ans deux propriétaires inscrits de la marque USQUAEBACH ont été contraints d’interrompre leurs affaires en raison du décès de leurs principaux propriétaires, je pense que l’on peut dire que le défaut d’emploi au cours de cette période était dû à des circonstances spéciales. Comme le requiert la décision Scott Paper, la preuve démontre que le défaut d’emploi par les propriétaires inscrits était directement lié aux décès en question. De plus, ces événements constituent des circonstances qui ne se retrouvent pas dans la plupart des cas de défaut d’emploi d’une marque de commerce et on ne peut pas dire qu’elles résultent d’une décision délibérée de la part du propriétaire inscrit.

 

[28]           En ce qui a trait à la date d’acquisition de la marque USQUAEBACH par Cobalt, M. Perry fait valoir qu’il a immédiatement pris des mesures afin de reprendre la production et la distribution de produits de scotch whiskey mélangé USQUAEBACH au Canada. Ces mesures comprenaient notamment : la recherche d’une entreprise de distillation écossaise qui serait à la hauteur de la qualité des produits USQUAEBACH vendus par les propriétaires antérieures; la vérification que toutes les étiquettes associées aux différentes variétés de scotch whiskey mélangé soient conformes aux règlements sur l’étiquetage; la négociation d’ententes de distribution dans chaque province dans laquelle Cobalt souhaitait faire affaire, soit le Québec, l’Ontario, la Nouvelle‑Écosse et le Nouveau‑Brunswick; la vérification que Cobalt se conforme aux règlements locaux sur l’alcool dans les différentes provinces où elle désire faire affaires (ce qui au Canada exigeait que Cobalt s’assure de la conformité avec les règlements sur l’alcool de chacune des provinces); la recherche d’un importateur licencié au Canada. Comme la production et l’étiquetage du scotch whiskey doit être conforme à la loi écossaise, il n’est pas étonnant que ce processus soit très long.

 

[29]           Il ressort clairement de la preuve que M. Perry n’avait pas affaire à l’acquisition d’une entreprise en cours d’exploitation avec des réseaux d’approvisionnement et de commercialisation en fonctionnement. En raison de l’historique semé d’embûches de la propriété de la marque USQUAEBACH, M. Perry était dans la nécessité de repartir à zéro la production ainsi que la distribution du scotch whiskey USQUAEBACH.

 

[30]           Le dossier présenté à la Cour démontre que, dès juillet 2008, M. Perry correspondait avec la Société des alcools du Québec (la SAQ) par courriel. Dans un courriel daté du 11 mai 2009, la SAQ a convenu d’acheter un total de 50 boîtes de produits de scotch whiskey mélangé USQUAEBACH. Au moment de la présentation de la preuve à la Cour, M. Perry a déclaré que ces livraisons étaient censées avoir lieu en octobre ou novembre 2009. 

 

[31]            Quoiqu’il ressorte clairement de Scott Paper, précité, que l’intention de reprendre l’emploi ne peut servir à étayer une conclusion de circonstances spéciales, ce n’est pas l’intention démontrée par les actions de la demanderesse qui justifie le défaut d’emploi en l’espèce. Il convient de souligner que la reprise immédiate de l’emploi de la marque USQUAEBACH par Cobalt a été empêchée par la nature de l’industrie de l’alcool, plus précisément par les régimes réglementaires qui s’appliquent dans chaque province canadienne. Qui plus est, en raison des deux décès entre 2001 et 2007, la production de scotch whiskey mélangé USQUAEBACH a cessé pendant six ans, ce qui a contraint la demanderesse à recommencer du début. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il est justifié de conclure que le défaut d’emploi de la marque USQUAEBACH depuis avril 2007 était également attribuable à des circonstances spéciales qui ne se retrouvent pas normalement dans les circonstances de non‑emploi et qui ne résultent pas d’une décision délibérée du propriétaire inscrit.

 

[32]           La preuve démontre par ailleurs que Cobalt a l’intention de reprendre l’emploi de la marque USQUAEBACH et, bien que cela ne justifie pas le défaut d’emploi, cela constitue une bonne indication que la période de non‑emploi se terminera probablement bientôt. 

 

[33]           Comme l’objet de l’article 45 de la Loi est de fournir un moyen de radier du registre les marques de commerce qui n’ont pas été employées et pour lesquelles il est raisonnable de croire qu’elles ne seront pas employées (Rideout & Maybee c. Sealy Canada Ltd. (1999), 87 C.P.R. (3d) 307, au paragraphe 50), la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu de radier la marque USQUAEBACH du registre.

 

[34]           Compte tenu de ce qui précède, l’appel sera accueilli, la décision du registraire sera annulée et la marque USQUAEBACH portant le numéro d’enregistrement LMC219908 sera réinscrite au registre.

 

[35]           La demanderesse n’a pas demandé que lui soient adjugés les dépens, mais elle a demandé à la Cour de préciser que l’ordonnance rendue ne constitue pas une renonciation de la part des parties et ne porte pas atteinte aux recours qu’elles pourraient avoir l’une contre l’autre, notamment pour les dépens relatifs à la présente instance. Je rendrai une telle ordonnance.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE :

1.                  L’appel est accueilli sans frais.

2.                  La décision du registraire des marques de commerce, en date du 29 avril 2009, visant la marque USQUAEBACH portant le numéro d’enregistrement LMC219008 est annulée.

3.                  Il est ordonné au registraire des marques de commerce de réinscrire l’enregistrement de la marque de commerce de la demanderesse portant le numéro LMC219908 au registre des marques de commerce.

4.                  L’ordonnance sur les dépens qui précède ne constitue pas une renonciation de la part des parties et ne porte pas atteinte aux recours qu’elles pourraient avoir l’une contre l’autre, notamment pour le recouvrement des dépens relatifs à la présente instance.

 

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑1054‑09

 

INTITULÉ :                                       COBALT BRANDS, LLC

et GOWLING LAFLEUR HENDERSON, LLP

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 3 mars 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 5 mars 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Peter Kappel                                                          POUR LA DEMANDERESSE

 

Aucune comparution                                                     POUR LA DÉFENDERESSE

 

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

 

Blaney McMurtry LLP                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

 

Fasken Martineau DuMoulin LLP                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Toronto (Ontario)

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.