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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

 

Date : 20100304

Dossier : IMM-3079-09

Référence : 2010 CF 251

Toronto (Ontario), le 4 mars 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

 

ENTRE :

CRAIGTHUS LEVEL

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, introduite en application du paragraphe 72 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) et visant la décision défavorable au demandeur rendue le 4 mai 2009 à la suite de l’examen des risques avant renvoi (la Décision), par laquelle a été rejetée la demande présentée par le demandeur afin d’être réputé être un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Jamaïque pour lequel a été établi un diagnostic de schizophrénie paranoïde. En 2004, au Canada, il a été reconnu coupable sous deux chefs d’accusation d’agression sexuelle et condamné à deux ans d’emprisonnement moins un jour. Au moment du prononcé de la sentence, le demandeur avait déjà purgé sept mois en détention préventive.

 

[3]               En juin 2005, une mesure d’expulsion a été prise contre le demandeur. Celui-ci en a appelé de la mesure d’expulsion devant la Section d’appel de l’immigration (SAI), qui a rejeté l’appel. La SAI a en effet conclu que l’article 64 de la Loi lui interdisait d’instruire cet appel interjeté par un résident permanent interdit de territoire pour grande criminalité.

 

[4]               Le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) au motif que son retour en Jamaïque l’exposerait à de graves menaces à sa vie et à sa sécurité. En octobre 2006, la demande d’ERAR a été rejetée. Le demandeur a alors également présenté une demande fondée sur des considérations humanitaires. La date du renvoi a été fixée, mais le demandeur a obtenu sursis en mars 2007, en attendant que soit tranchée sa demande pour considérations humanitaires. Celle-ci a été rejetée ainsi que la demande d’autorisation à présenter une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

 

[5]               En mai 2008, le demandeur a présenté une seconde demande d’ERAR, qui a été rejetée en mai 2009.

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

 

[6]               L’agent n’a pas examiné la demande du demandeur fondée sur l’article 96 de la Loi, pour motif de grande criminalité en application de l’alinéa 112(3)b).

 

[7]               Par conséquent, dans la décision, l’agent s’est essentiellement penché sur la demande fondée sur l’article 97 du demandeur, et il a conclu qu’il fallait exclure, en application du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi, les « raisons médicales » avancées par le demandeur au soutien de sa demande.

 

[8]               L’agent a établi que [traduction] « les arguments s’appuient pour large part sur l’état du système de santé en Jamaïque et ne démontrent pas de manière suffisante que le demandeur ne pourrait se protéger d’actes de persécution ou de violence commis par des agents de l’État ou des citoyens ».

 

[9]               Après examen de la preuve, l’agent a établi que le risque allégué par le demandeur ne pouvait être évalué dans le cadre de la demande d’ERAR.

 

[10]           L’agent a également entrepris sa propre recherche documentaire sur la situation régnant en Jamaïque, et a conclu que ce pays était une démocratie parlementaire dotée d’un [traduction] « système judiciaire généralement indépendant ». Tout en reconnaissant que des membres des forces de sécurité avaient perpétré des meurtres illégalement ou gratuitement, l’agent a fait remarquer que [traduction] « le Bureau des enquêtes spéciales (Bureau of Special Investigation ou BSI) [avait fait] enquête sur bon nombre de ces cas ». En outre, par suite de certaines de ces enquêtes, des agents de police ont été inculpés de meurtre.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[11]           Le demandeur sollicite l’examen, dans le cadre de la présente demande, des questions de savoir si

1.                  l’agent a commis une erreur en invoquant l’alinéa 97(1)b)(iv) pour ne pas apprécier la demande fondée sur l’article 97;

2.                  l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve concernant les mauvais traitements infligés aux malades mentaux;

3.                  l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve concernant l’absence de protection de l’État;

4.                  l’agent a commis une erreur en évaluant uniquement les risques énoncés à l’article 97.

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

 

[12]           Les dispositions de la Loi reproduites ci-après sont applicables dans la présente instance.

64. (1) L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant.

 

 

 

[…]

 

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

 

[…]

 

 

112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

[…]

 

Restriction

(3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants :

 

[…]

 

b) il est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité au Canada punie par un emprisonnement d’au moins deux ans ou pour toute déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

 

64. (1) No appeal may be made to the Immigration Appeal Division by a foreign national or their sponsor or by a permanent resident if the foreign national or permanent resident has been found to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality.

 

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

 

 

112. (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

 

 

Restriction

(3) Refugee protection may not result from an application for protection if the person

 

 

 (b) is determined to be inadmissible on grounds of serious criminality with respect to a conviction in Canada punished by a term of imprisonment of at least two years or with respect to a conviction outside Canada for an offence that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years;

 

LA NORME DE CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[13]           La Cour suprême du Canada a statué dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse pour arrêter la bonne norme de contrôle. En effet, lorsque la norme de contrôle applicable à la question précise en jeu est bien établie en jurisprudence, la cour de révision pourra adopter cette norme. Ce n’est que lorsque cette démarche s’avère infructueuse que la cour de révision entreprendra l’analyse des quatre éléments permettant d’établir la norme de contrôle applicable.

 

[14]           Le demandeur a saisi la Cour de questions liées au traitement et à l’appréciation de la preuve par l’agent. La question de savoir si ce dernier a commis une erreur en faisant abstraction d’éléments de preuve est tributaire des faits et, à ce titre, appelle la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir, précité, paragraphe 51).

 

[15]           S’agissant de savoir si l’agent a commis une erreur en invoquant le sous-alinéa 97(1)b)(iv) pour ne pas apprécier la demande fondée sur l’article 97 du demandeur, c’est là une question touchant l’application par l’agent du critère juridique aux faits d’espèce. C’est donc une question mixte de fait et de droit à laquelle s’applique la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir, précité, paragraphe 47).

 

[16]           Lorsqu’est analysée une décision en fonction de la norme de la raisonnabilité, le caractère raisonnable tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, paragraphe 47). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision était déraisonnable, en ce sens qu’elle échappe « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, paragraphe 47).

 

[17]           La question à trancher en définitive est de savoir si l’agent a commis une erreur en n’appliquant pas l’article 96 aux faits d’espèce, et s’il devait examiner la demande fondée sur cet article. Et cela met en cause une question de compétence. C’est la norme de la décision correcte qui est applicable à ces questions (Dunsmuir, précité).

 

L’ARGUMENTATION DES PARTIES

            Les arguments du demandeur

                        L’application du sous-alinéa 97(1)b)(iv)

 

[18]           L’objet du sous-alinéa 97(1)b)(iv) n’est pas de soustraire à toute protection les personnes exposées à un traitement sévère ou à de la persécution en raison de leur maladie mentale. L’agent a commis une erreur en qualifiant le traitement sévère des malades mentaux en Jamaïque, pouvant même mettre leur vie en danger, de question liée aux soins médicaux ou de santé adéquats au sens  du sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi. La preuve documentaire révèle plutôt que les malades mentaux sont exposés en Jamaïque au risque de persécution, de torture et de traitements cruels et inusités. À ce titre, la question est de savoir en l’espèce si le demandeur sera la cible de violence extrême et de persécution en raison de sa maladie mentale. Or, selon la preuve documentaire, il faut répondre par l’affirmative à cette question.

 

[19]           Le demandeur soutient qu’en présentant ses observations dans le cadre de l’ERAR, il a voulu inscrire en contexte ce que serait sa situation à son retour en Jamaïque. Si le demandeur n’était pas traité pour sa maladie mentale, il se ferait remarquer sous un jour défavorable, à cause de celle-ci, par la police et par la collectivité, et il s’en trouverait exposé à une menace à sa vie et à un risque de torture et de peines cruelles et inusitées. Tant les représentants de l’État que les membres de la collectivité font subir des mauvais traitements aux malades mentaux en Jamaïque.

 

[20]           Il ressort clairement de la preuve présentée à l’agent d’ERAR que des malades mentaux sont victimes en Jamaïque, de la part de policiers, de mauvais traitements, d’actes de violence, voire de meurtres. Dans bien des cas, en outre, les actes perpétrés par des policiers contre des malades mentaux – comme du tabassage et des meurtres – sont demeurés impunis.

 

[21]           Les sans-abri risquent également d’être très mal traités en Jamaïque. Il y a des cas, selon la preuve documentaire, où on les a rassemblés puis expulsés hors de la ville. Dans d’autres cas, on les a ligotés, conduits à l’extérieur de la ville, vaporisés avec du gaz poivré puis abandonnés.

 

[22]           Les malades mentaux en prison sont également éprouvés en Jamaïque. Ils y subissent des mauvais traitements, des actes de torture et des viols en bandes. Ils sont la cible d’autres détenus et d’agents de correction en vue d’actes sexuels forcés. On soutient que les malades mentaux détenus sont victimes de viols en bandes et de constants sévices. Nombre d’entre eux sont maintenant séropositifs. Dans certains cas, en outre, les directeurs de prison considèrent que le viol constitue une sorte de peine et ferment les yeux à son endroit.

 

[23]           Les conditions de vie en prison des malades mentaux sont épouvantables. Ils doivent notamment dormir sur des guenilles ou du carton, et il manque de produits pharmaceutiques et de matériel médical de base pour leur prodiguer des soins. La preuve documentaire révèle que les malades mentaux peuvent également faire l’objet de [traduction] « peines [d’emprisonnement] exagérément plus longues » que les autres citoyens, un malade mental ayant ainsi passé 29 ans en prison pour avoir brisé une vitre. Celui-ci ne dispose en Jamaïque, malheureusement, [traduction] « d’aucun défenseur ni d’aucune base de données, et nulle loi n’exige le réexamen de son cas par le tribunal ».

 

[24]           Les malades mentaux sont également victimes de membres de la collectivité, et certains d’entre eux, sans abri, auraient même été immolés et torturés. Dans ces situations, la cause des mauvais traitements infligés aux malades mentaux ce n’est pas le manque de soins médicaux, mais plutôt [traduction] « ceux qui font subir à ces personnes une violence extrême et des atteintes aux droits de la personne ».

 

[25]           Le demandeur est atteint de schizophrénie paranoïde, et ainsi des policiers, des gardiens de prison et des membres de la collectivité risquent de porter atteinte de manière extrême et grave aux droits de la personne dont il devrait bénéficier. En l’espèce, ce qui portera atteinte au demandeur ce n’est pas le manque de médicaments, mais ce sont plutôt les personnes qui le soumettront à des actes de violence en raison de sa maladie mentale. L’agent a commis une erreur en ne comprenant pas cette distinction essentielle.

 

La preuve non prise en compte

 

[26]           En concluant que le demandeur, pour soutenir qu’il serait exposé à des risques, faisait valoir le caractère inadéquat des soins de santé en Jamaïque, l’agent a fait abstraction d’une preuve accablante quant aux [traduction] « mauvais traitements importants subis de manière généralisée par les malades mentaux en Jamaïque ». L’agent en outre, en invoquant le sous-alinéa 97(1)b)(iv) pour exclure l’application de l’article 97, a omis de reconnaître les éléments de preuve démontrant que les malades mentaux sont soumis à des peines cruelles et inusitées. L’agent a plutôt mis l’accent sur les soins de santé dispensés.

 

[27]           L’agent n’a pas expliqué pour quel motif il avait si peu pris en compte la preuve dont il était saisi et qui portait sur autre chose que [traduction] « les questions de soins et de santé ». L’agent a manifestement commis une erreur en faisant abstraction de ces éléments de preuve.

 

[28]           L’agent a également commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve relative à l’absence de protection de l’État. L’agent a interprété erronément les renseignements figurant dans le Rapport de 2008 du Département d’État des États-Unis sur la situation des droits de la personne en Jamaïque (2008 U.S. Department of State Report on Human Rights Practices in Jamaica (le Rapport du DOS)). Alors que l’agent a souligné que certains crimes avaient fait l’objet d’enquête et que des accusations avaient été portées contre des policiers ayant commis des meurtres illégalement, le Rapport du DOS mentionne que, si plus de 250 meurtres sont commis chaque année, seulement 14 enquêtes (dont certaines remontant à 1999) ont été rapportées. En outre, ce rapport ne fait état d’aucune condamnation de policier pour l’un ou l’autre de ces meurtres, et on y signale que l’impunité des policiers est un problème persistant.

 

[29]           Selon le Rapport du DOS, les forces de sécurité jamaïcaines sont inefficaces et elles commettent illégalement des meurtres en toute impunité. En outre, le rapport confirme la gravité du problème de la violence dans les prisons. Au vu des renseignements figurant dans ce rapport, c’est erronément que l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

 

[30]           C’est également à tort que l’agent a fait valoir les enquêtes menées et les accusations portées par le BSI sans mentionner la preuve qui lui avait été présentée au sujet de l’impunité des policiers, comme le rapport de l’organisme Jamaicans for Justice intitulé Pattern of Impunity: A report on Jamaica’s investigation and prosecution of deaths at the hands of agents of state (rapport présenté à la Commission interaméricaine des droits de l’homme). L’agent n’a pas pris en compte cette preuve qui contredisait directement sa conclusion. Qui plus est, l’agent a commis une erreur en s’appuyant sur une partie de la preuve documentaire tout en passant sous silence les éléments de preuve contradictoires (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. n° 1425, paragraphe 17).

 

[31]           Dans ses motifs, l’agent n’a aucunement analysé la preuve documentaire dont il était saisi ni expliqué pourquoi il estimait insuffisante la preuve documentaire du demandeur. Il n’a d’ailleurs fourni aucune [traduction] « justification valable » pour sa conclusion. Faute de comprendre les motifs de l’agent, le demandeur ne peut se fonder sur quoi que ce soit pour contester la décision de l’agent (se reporter, par exemple, à Adu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, [2005] A.C.F. n° 693, paragraphes 10 et 11).

 

[32]           La Cour fédérale a établi que, pour être estimée suffisante, la protection assurée par l’État devait être adéquate sur le terrain (se reporter, par exemple, à Wisdom-Hall c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 685, [2008] A.C.F. n° 851, paragraphes 8 et 9). Or, la preuve présentée à l’agent démontrait que le demandeur risquait d’être victime de mauvais traitements tant de la part de la collectivité en général, que des autorités de manière plus particulière. La conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur pouvait se réclamer de la protection de l’État ne reposait, par conséquent, sur aucun fondement.

 

L’application du paragraphe 112(3)

 

[33]           Selon le demandeur, l’agent a commis une erreur en incluant dans la durée de sa peine son temps de détention préventive, et en appliquant de ce fait le paragraphe 112(3) aux faits d’espèce. Et l’application de ce paragraphe a fait obstacle à la demande fondée sur l’article 96 du demandeur.

 

[34]           Le demandeur soutient que la Cour suprême du Canada a précisé dans le récent arrêt R c. Mathieu, 2008 CSC 21, [2008] 1 R.C.S. 723 que la détention provisoire ne faisait pas partie de la peine. La Cour suprême a plutôt statué que les termes « emprisonnement maximal de deux ans » renvoyaient à la peine infligée, après prise en compte de la période de détention provisoire, lors du prononcé de la sentence. La Cour suprême a établi qu’à ce titre, « une peine de moins de deux ans ne se transforme pas […] en une peine de plus de deux ans du simple fait que le juge du procès, en infligeant la peine de moins de deux ans, a pris en compte la période déjà passée sous garde par suite de l’infraction » (Mathieu, paragraphe 17).

 

[35]           Après examen du contexte entourant la détention provisoire, la Cour suprême du Canada a en outre tiré la conclusion suivante (au paragraphe 18 de l’arrêt) :

[L’]emprisonnement provisoire fait généralement référence à la détention avant verdict, alors que l’accusé est présumé innocent. Dans le contexte qui nous concerne ici, cette détention est en principe préventive plutôt que punitive. Une telle détention ne peut guère être qualifiée de « peine ».

 

 

[36]           Bref, la Cour suprême a établi au paragraphe 6 de l’arrêt Mathieu que « la peine infligée est celle que prononce le juge au moment de la sentence ».

 

[37]           Selon le demandeur, le résultat est manifeste si on suit l’arrêt Mathieu en l’espèce : sa peine était de deux ans moins un jour et, à ce titre, l’alinéa 112(3)b) de la Loi ne doit pas recevoir  application. L’agent a par conséquent commis une erreur en invoquant l’alinéa 112(3)b) pour ne pas examiner la demande fondée sur l’article 96 du demandeur.

 

Les arguments du défendeur

 

[38]           Le défendeur prétend pour sa part que l’appréciation par l’agent de la preuve était raisonnable, et étayée de motifs.

 

L’application du sous-alinéa 97(1)b)(iv)

 

[39]           Le demandeur soutient qu’une distinction est à faire entre les violations des droits de la personne auxquelles sa maladie mentale pourrait l’exposer et l’incapacité de la Jamaïque de fournir des soins de santé adéquats. Toutefois, selon le défendeur, cet argument va à l’encontre de la décision Covarrubias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365, [2007] 3 R.C.F. 169, où la Cour d’appel fédérale a établi que l’alinéa 97(1)b) devait recevoir une interprétation large. Le demandeur présuppose dans son argumentation que son état se détériorera s’il n’a pas accès à des soins de santé mentale adéquats en Jamaïque. Or, le demandeur a lui-même laissé de côté cette supposition et minimisé l’importance du lien existant entre le risque allégué et le caractère adéquat des ressources en Jamaïque en soins de santé mentale.

 

Les risques hypothétiques

 

[40]           Les allégations de risque du demandeur se fondent sur des hypothèses. Dans l’affaire Beaumont c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 787, [2007] A.C.F. n° 1044, de manière analogue, le demandeur, atteint de maladie mentale, alléguait qu’il serait exposé à un risque parce qu’il cesserait de prendre ses médicaments et serait astreint aux conditions difficiles régnant dans le pays en cause. L’agent d’ERAR a conclu que les arguments du demandeur étaient hypothétiques, et la Cour fédérale a entériné cette conclusion.

 

[41]           En l’espèce, le risque avancé que le demandeur puisse être victime d’un acte de violence aveugle posé par un policier ou un membre de la collectivité est de nature hypothétique, et suppose que se produisent une série d’événements hypothétiques intermédiaires. Et si l’un de ces événements devait survenir, selon le défendeur, le demandeur pourrait obtenir à son endroit la protection de l’État.

 

La prise en compte de l’ensemble de la preuve

 

[42]           Le demandeur a également soutenu que l’agent avait fait abstraction de ses éléments de preuve concernant les mauvais traitements infligés aux malades mentaux en Jamaïque. L’agent déclare toutefois dans ses motifs avoir passé en revue les observations du demandeur. Il a démontré avoir procédé à l’examen de la preuve, en outre, en donnant l’aperçu des renseignements figurant dans bon nombre de documents dont il était saisi.

 

La protection de l’État

 

[43]           La conclusion de l’agent au sujet de la protection de l’État était raisonnable, comme le demandeur n’a pu mentionner [traduction] « un risque non hypothétique non exclu par le sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la [Loi] ». Elle était également raisonnable compte tenu des efforts consentis par la Jamaïque pour assurer la protection de ses citoyens. Il ne suffit pas pour le demandeur de démontrer, d’ailleurs, que son gouvernement n’a pas toujours réussi à protéger les personnes dans sa situation (Ndikumana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1056, 299 F.T.R. 124, paragraphe 15; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, 99 D.L.R. (4th) 334, [1992] A.C.F. n° 1189).

 

L’application du paragraphe 112(3)

 

[44]           Le défendeur appuie la conclusion de l’agent selon laquelle celui-ci, par application de l’alinéa 112(3)b), ne pouvait examiner la demande fondée sur l’article 96 du demandeur.

 

[45]           La SAI a de même conclu ne pas avoir compétence, du fait de l’article 64 de la Loi, pour instruire l’appel du demandeur. À cet égard, la SAI a tiré la conclusion qui suit : « il est clair que l’appelant a reçu une peine d’emprisonnement de deux ans moins un jour et que les sept mois qu'il a passés en prison avant la tenue du procès, ont été pris en considération. En conséquence, l'appelant a reçu une peine de bien plus de deux ans ». La durée de la peine obtenue par le demandeur n’est pas sujette à débat, comme la SAI a déjà examiné cette question.

 

[46]           L’arrêt Mathieu, précité, n’a pas changé l’interprétation à donner à l’expression « [période d’]emprisonnement » au sens de la Loi. En vertu de celle-ci, la détention préventive est comprise dans la période d’emprisonnement infligée.

 

[47]           La Cour a établi que faire abstraction de la période de détention préventive serait contraire à l’intention du législateur lorsque cette période a été expressément prise en compte dans la détermination de la peine d’emprisonnement (se reporter, par exemple, à Magtouf c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 483, [2007] A.C.F. n° 646, paragraphes 19 à 24; Cheddesingh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 667, [2005] A.C.F. n° 847, paragraphe 14; Jamil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 758, 277 F.T.R. 163, paragraphe 23).

 

[48]           Dans deux décisions récentes, la Cour fédérale a statué que la détention préventive constituait une partie de « l’emprisonnement » au sens de la Loi (Brown c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 660, 81 Imm. L.R. (3d) 90, paragraphes 18 à 22; Ariri c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 834, [2009] A.C.F. n° 964, paragraphe 18).

 

[49]           On déclare dans la décision Brown que le demandeur a fait fausse route en s’appuyant sur l’arrêt Mathieu, comme celui-ci portait sur des questions différentes concernant les définitions de la « peine » et de l’« emprisonnement ». La Cour a en outre fait remarquer dans la décision Brown que l’arrêt Mathieu n’avait pas infirmé l’arrêt R. c. Wust, 2000 CSC 18, [2000] 1 R.C.S. 455, où la Cour suprême a conclu que la détention préventive pouvait être réputée constituer une partie de la peine infligée à la suite d’une déclaration de culpabilité.

 

[50]           Dans la décision Ariri, la Cour s’est dite convaincue d’avoir recouru, dans ses décisions sur l’interprétation de l’expression « emprisonnement », à la méthode fondée sur l’objet utilisée par la Cour suprême dans l’arrêt Mathieu. Cette interprétation, en outre, est compatible avec le principe énoncé par la Cour suprême, dans ce dernier arrêt, selon lequel il est permis, exceptionnellement, de considérer que la durée de la détention provisoire s’ajoute à la peine d’emprisonnement infligée (Ariri, précitée, paragraphe 19).

 

[51]           Par suite, l’agent n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur était une personne visée à l’alinéa 112(3)b) de la Loi.

 

L’ANALYSE

            Restriction des questions à trancher

           

[52]           Lorsqu’elle a accordé l’autorisation d’introduire la présente demande le 5 novembre 2009, la juge Simpson semble avoir restreint comme suit les motifs de contrôle :

[traduction]

L’autorisation est accordée uniquement à l’égard de la décision rendue en application de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 parce qu’il est permis de croire que l’arrêt R. c. Mathieu, 2008 CSC 21 de la Cour suprême est applicable en l’espèce.

 

 

 

[53]           Faute de motifs, il est difficile de savoir pourquoi la juge Simpson a estimé nécessaire d’assortir son autorisation de pareille restriction. Les parties diffèrent toutefois d’opinion quant à l’incidence des termes employés par la juge Simpson sur la portée du présent contrôle, et je dois dès lors m’attaquer à cette question à titre de question préjudicielle.

 

[54]           Selon mon interprétation de l’article 72 de la Loi, on doit présenter une demande en vue d’obtenir une autorisation et l’autorisation octroyée vaut pour la demande.

 

[55]           Rien dans le libellé de l’article 72, ni dans l’esprit de la Loi, ne me laisse croire que le juge qui siège en révision devrait restreindre la portée de son contrôle et examiner moins que la décision visée en son entier. Tel d’ailleurs que je le comprends – ce que m’a confirmé l’avocat du défendeur à l’audience en révision –, le juge qui siège en révision peut soulever d’office des questions non soulevées dans la demande et qui ressortent du dossier. Après examen du dossier, cela me préoccuperait beaucoup que ce qui touche les risques dans la décision ne soit pas soumis à contrôle, en raison de la preuve sur les risques dont l’agent était saisi, et des graves conséquences pour le demandeur de son éventuel retour en Jamaïque sans qu’on ait examiné les risques auxquels il y serait exposé. En raison de la structure même de la décision, et du fait que l’agent a fermé la porte à  l’examen approfondi des risques en se fondant sur le sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi, le demandeur, qui est vulnérable au plan psychologique, pourrait devoir retourner en Jamaïque et y être éventuellement torturé et tué sans qu’aient été examinés les risques auxquels il a déclaré être exposé.

 

[56]           En ce qui concerne le rôle du juge lors d’une audience en vue de trancher une demande d’autorisation, la Cour a déclaré ce qui suit dans la décision Wu c. Canada, [1989] A.C.F. n° 29 :

 La Cour n'a pas à déterminer, au moment de la présentation d'une demande d'autorisation d'introduire une instance, quelles allégations seront retenues à la suite d'une audience. Elle doit établir si les requérants ont une cause défendable, une question importante à faire trancher. Dans l'affirmative, on doit accorder l'autorisation et permettre aux requérants de se faire entendre.

 

 

[57]           J’estime également pertinents sur la question les conclusions de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Krishnapillai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 378, [2002] 3 C.F. 74, selon lesquelles une décision quant au rejet d’une demande de contrôle judiciaire ne constitue pas une décision au fond sur les questions soulevées par les parties à la demande et ne confère pas l’autorité de la chose jugée.

 

[58]           Alors que le juge saisi de la demande d’autorisation établit s’il y a une question sérieuse à trancher, c’est le juge siégeant en révision qui a l’occasion d’examiner la demande de manière approfondie et d’en apprécier le bien-fondé. Tel qu’on l’a déclaré dans la décision Wu, précitée, lorsqu’une demande d’autorisation d’introduire une instance est présentée, on ne se penche pas sur le bien-fondé des allégations des parties. C’est plutôt pendant le contrôle judiciaire lui-même qu’on reconnaît ou non l’importance de ces allégations et qu’on en apprécie le bien-fondé. On irait à l’encontre de ce principe, à mon avis, si le juge siégeant en révision pouvait se voir empêcher par le juge saisi de la demande d’autorisation d’examiner sur le fond la décision en son entier.

 

[59]           Selon le défendeur, c’est sur le fondement de l’alinéa 15(1)e) des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, selon le défendeur, que le juge saisi de la demande d’autorisation dispose du pouvoir de restreindre les motifs de contrôle. À mon avis, toutefois, le paragraphe 15(1) des Règles n’a pas trait aux motifs d’autorisation, mais plutôt uniquement aux questions procédurales à régler en vue de l’audition de la demande de contrôle judiciaire lorsqu’il est fait droit à une demande d’autorisation. Dans l’arrêt Aldana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 176, [2008] A.C.F. n° 725, la Cour d’appel fédérale a statué qu’une ordonnance autorisant l’introduction d’une demande de contrôle judiciaire ne donne pas au demandeur le droit de voir la Cour fédérale trancher chacune des questions soulevées afin d’obtenir l’autorisation lorsqu’elle se prononce sur cette demande de contrôle, et qu’une fois l’autorisation accordée, la question à trancher est la validité de la décision à l’égard de laquelle cette autorisation est accordée. Conformément à la décision Aldana, ainsi, je m’estime tenu d’examiner la validité de la décision, et non la validité de la ou des questions qui ont persuadé la juge saisie de la demande d’autorisation d’accorder une telle autorisation.

 

[60]           Par conséquent, je ne considère pas que l’ordonnance de la Juge Simpson accordant l’autorisation restreint la portée de mon examen de la « demande » en application de l’article 72 de la Loi. En outre, selon moi, l’alinéa 74c) de la Loi m’oblige à statuer sur la « demande », de sorte que je m’estime tenu d’examiner la demande en son entier, plutôt qu’un aspect particulier quelconque de celle-ci.

 

Les questions liées au risque

 

[61]           Quant à la question concernant l’application par l’agent du sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi, et à la question de savoir si l’agent a fait abstraction d’éléments de preuve relatifs aux mauvais traitements infligés aux malades mentaux en Jamaïque et à l’absence à leur endroit de protection de l’État, je souscris aux arguments du demandeur.

 

[62]           La qualification par l’agent des risques mentionnés par le demandeur – [traduction] « Le demandeur craint, si on ne lui fournit pas en Jamaïque les soins de santé qu’il requiert, la possibilité d’acquérir un comportement excentrique ou violent » – ne constitue pas un énoncé fidèle du risque décrit dans les observations du demandeur. Cela, en effet, ressort très clairement des observations de ce dernier :

[traduction]

«Même si nous sommes véritablement inquiets de l’état des soins de santé en Jamaïque et de ses répercussions sur M. Level s’il devait y être renvoyé, nous ne prétendons pas que le caractère inadéquat des ressources en santé mentale constitue en lui-même la source du risque. Nous soutenons plutôt que cela rend M. Level incapable de se protéger lui-même des agents de l’État et des citoyens qui pourraient vouloir le persécuter, le maltraiter ou le torturer en raison de sa maladie mentale.

 

 

[63]           L’agent a traité comme suit de cette question :

[traduction]

Je relève que, selon l’avocate, même s’il y a matière à inquiétude quant à l’état des soins de santé en Jamaïque et à ses répercussions sur le demandeur advenant son retour dans ce pays, elle n’a pas prétendu que le caractère inadéquat des ressources en santé mentale constituait en lui-même la source du risque. L’avocate déclare que la maladie du demandeur le rend incapable de se protéger des agents de l’État et des citoyens qui pourraient vouloir le persécuter, le maltraiter ou le torturer en raison de sa maladie mentale. J’estime, malgré tout, que les observations tournent fortement autour de l’état des soins de santé en Jamaïque, et ne permettent pas suffisamment de démontrer que le demandeur ne pourrait se protéger des actes de persécution ou de violence commis par les agents de l’État ou les citoyens. On y mentionne fréquemment la pénurie de ressources médicales en Jamaïque ou l’accès restreint aux ressources médicales permettant de répondre aux besoins médicaux du demandeur. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[64]           La conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « les observations tournent fortement autour de l’état des soins de santé en Jamaïque, et ne permettent pas suffisamment de démontrer que le demandeur ne pourrait se protéger des actes de persécution ou de violence commis par les agents de l’État ou les citoyens » constitue une appréciation déraisonnable des observations et de la preuve du demandeur. En tirant cette conclusion, l’agent a en fait passé sous silence les arguments et les éléments de preuve du demandeur concernant le risque, les mauvais traitements infligés aux malades mentaux par les représentants de l’État et la collectivité en général en Jamaïque ainsi que  l’insuffisance de la protection de l’État contre ces risques.

 

[65]           L’agent a écarté le principal risque invoqué par le demandeur. Ainsi, il a totalement fait abstraction de la preuve pertinente présentée quant au risque visé à l’article 97 et à l’insuffisance de la protection de l’État. Cela était déraisonnable. Pour ce seul motif, l’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen.

 

[66]           L’avocat du défendeur a tenté de me persuader à l’audience que, même si le demandeur craint ce que les représentants de l’État et les citoyens feraient à quelqu’un atteint de sa maladie en Jamaïque, ce risque tombe néanmoins sous le coup du sous-alinéa 97(1)b)(iv) puisqu’il découle des carences du système de soins de santé de la Jamaïque. Tel n’est toutefois pas le cas selon moi. Le demandeur ne soutient pas que l’article 97 doit recevoir application du fait de ces carences. Il dit plutôt craindre les autorités gouvernementales et les citoyens de la Jamaïque en général parce qu’ils tuent et torturent des personnes vulnérables atteintes de son type de maladie.

 

L’arrêt Mathieu

 

[67]           Je conclus, bien que cela ne soit pas nécessaire pour rendre ma décision, que sont indéfendables les arguments du demandeur quant à l’application aux faits de l’espèce de l’arrêt  Mathieu.

 

[68]           Comme le défendeur le fait remarquer, dans un bon nombre de décisions, la Cour a maintenant statué que la détention préventive constituait, aux fins de la Loi, une partie de la période d’emprisonnement. La Cour a confirmé dans les récentes décisions Brown et Ariri que l’arrêt  Mathieu n’avait pas modifié ce principe. Malgré l’argumentation adroite de l’avocate du demandeur quant au fait que cette jurisprudence ne s’applique pas à une décision rendue par suite d’un ERAR, je ne vois aucun motif de m’écarter, par principe ou en raison des faits de l’espèce, de la solution établie par la Cour.

 

Certification

 

[69]           Le demandeur a proposé les deux questions qui suivent en vue de leur certification.

       [traduction]

                                       i.                              L’arrêt  R. c. Mathieu, où la Cour suprême du Canada a statué que « la détention provisoire ne fait pas partie de la peine », s’applique-t-il à l’alinéa 112(3)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

 

                                     ii.                              Le juge saisi d’une demande d’autorisation peut-il restreindre les questions à examiner dans le cadre du contrôle judiciaire?

 

[70]           Le défendeur s’oppose à la certification de la première question au motif que la jurisprudence concernant l’alinéa 112(3)b) est bien établie et que l’arrêt Mathieu n’est pas applicable.

 

[71]           Le défendeur convient que la seconde question devrait être certifiée, mais propose pour cette question le libellé qui suit :

[traduction]

Lorsque, de manière expresse, un juge de la Cour fédérale n’accorde qu’à l’égard d’une seule question l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, le juge de la Cour fédérale qui instruit la demande de contrôle doit-il se restreindre à décider de cette seule question?

 

[72]           Il me semble que si le juge saisi de la demande d’autorisation dispose du pouvoir de restreindre à une seule question la portée du contrôle judiciaire, il dispose vraisemblablement du pouvoir de restreindre le contrôle à tout nombre donné de questions. Ce qu’il importe de savoir c’est si ce juge peut ou non restreindre les motifs de contrôle. J’estime par conséquent le libellé de la question proposée par le demandeur plus utile pour faire de ce point une question de portée et d’application générale. Cela mis à part, je suis d’avis, comme les avocats des deux parties, que ce point satisfait au critère énoncé dans Liyanagamage et que la question devrait être certifiée.

 

[73]           En ce qui concerne l’application de l’arrêt Mathieu, j’estime tout comme le défendeur que le droit semble bien établi sur le sujet, et que la certification de la question n’est donc pas indiquée.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande est accueillie et l’affaire renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvel examen.

2.                  La question suivante est certifiée :

Le juge saisi d’une demande d’autorisation peut-il restreindre les questions à examiner dans le cadre du contrôle judiciaire?

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3079-09

 

INTITULÉ :                                       CRAIGTHUS LEVEL c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 3 FÉVRIER 2010

                                                           

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 4 MARS 2010

 

 

COMPARUTIONS :   

 

 

Aviva Basman                                                                          POUR LE DEMANDEUR

 

                                                                

Tamrat Gebeyehu                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

                                   

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :   

 

 

Aviva Basman                                                                          POUR LE DEMANDEUR

Avocate

Toronto (Ontario)

                                                                                                                  

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

                                                                          

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