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Date : 20100217

Dossier : IMM-2927-09

Référence : 2010 CF 159

Ottawa (Ontario), le 17 février 2010

En présence de monsieur le juge Crampton

 

 

ENTRE :

BEATRICE JEAN GILLES MICHEL

et

MAC ANTOINE JEAN GILLES

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 5 mai 2009 (la décision), de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (Section de la protection des réfugiés) (la Commission) rendue par le commissaire Marc Gobeil (le commissaire).

 

[2]               Dans sa décision, la Commission a conclu que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni celle de personnes à protéger au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), art. 96 et 97, respectivement.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, la décision est annulée et les demandes d’asile des demandeurs sont renvoyées à la Commission pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

 

a.                   Contexte

[4]               Les demandeurs, Mac Antoine Jean Gilles et Beatrice Jean Gilles Michel, sont citoyens haïtiens. Ils se sont mariés en 2005 et appartiennent à la « classe moyenne » du pays, un groupe minoritaire de personnes qui peuvent apparemment se permettre d’avoir une maison, une voiture et de voyager à l’extérieur.

 

[5]               Les demandeurs soutiennent qu’ils ne peuvent pas retourner en Haïti parce qu’ils craignent d’être persécutés par des gangs, particulièrement par les « Chimères » et par d’anciens militaires partisans de l’ancien président Aristide. Les gangs et d’anciens militaires en question persécuteraient les personnes qui sont considérées comme riches et, pour cette raison, comme des partisans pro‑américains du gouvernement actuel. Ces gangs persécuteraient également les femmes qui seraient principalement exposées au viol.

 

[6]               Les demandeurs habitaient une banlieue de Port-au-Prince et faisaient la navette pour aller travailler. Dans leurs observations présentées à la Commission et à la Cour, ils ont décrit plusieurs incidents survenus entre mai 2007 et novembre 2008 et qui constituaient le fondement de leurs prétentions selon lesquelles ils craignaient avec raison d’être persécutés du fait de leurs opinions politiques présumées. Les mêmes incidents constituaient également le fondement des prétentions des demandeurs selon lesquelles leur vie serait menacée ou qu’ils risquaient de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’ils étaient contraints de retourner en Haïti.

 

[7]               La Commission a conclu que le témoignage des demandeurs relatif aux incidents était crédible.

 

[8]                Le premier incident est survenu en mai 2007 lorsque les demandeurs se rendaient au travail en voiture. Des balles ont été tirées sur leur voiture par des agresseurs inconnus. Les demandeurs, qui ont réussi à échapper sains et saufs à leurs agresseurs, n’ont pas signalé l’incident à la police parce qu’ils croyaient que certains policiers avaient des liens avec des gangs et qu’il était inutile de porter plainte.

 

[9]               Le deuxième incident est survenu en août 2007, à leur retour des vacances. Au moment où ils quittaient l’aéroport de Port-au-Prince, quelques inconnus leur ont demandé de l’argent, les ont intimidés et insultés, et les ont traités de « bourgeois » et de « pro‑américains ». Au grand étonnement des demandeurs, les inconnus ont également appelé le demandeur par son nom et ont donné l’impression de le connaître. Deux jours plus tard, on a tiré de nouveau sur leur voiture lorsqu’ils rentraient du travail. Les demandeurs ont signalé ces deux incidents à la police. La police n’a pris cependant aucune mesure à cet égard.

 

[10]           Le 21 janvier 2008, les demandeurs ont été de nouveau victimes de coups de feu lorsqu’ils étaient en voiture à proximité de leur domicile. Ils ont également signalé cet incident à la police. Bien que la police ait confirmé que la voiture des demandeurs avait été frappée par des balles, elle n’a pris aucune mesure à cet égard. Par conséquent, sous l’effet de la peur, les demandeurs sont allés vivre chez la mère de M. Jean Gilles.

 

[11]           Le 12 février 2008, les demandeurs ont reçu un appel téléphonique d’un voisin qui signalait avoir entendu des bruits provenant de leur maison. Deux jours plus tard, M. Jean Gilles y est retourné pour voir ce qui s’était passé et a trouvé la maison pillée et saccagée. Il y avait des traces de balles dans les murs à l’intérieur de la maison ainsi que dans leur chambre.

 

[12]           À la suite de ces incidents, les demandeurs ont quitté Haïti le 16 février 2008.

 

[13]           En novembre 2008, la mère de M. Jean Gilles a reçu une série d’appels de menace d’un ou de plusieurs inconnus qui demandaient où se trouvait son fils et qui menaçaient de lui faire du mal, à elle et aux autres membres de la famille qui habitaient avec elle. À la suite de ces appels, la mère de M. Jean Gilles est allée avec ses filles et deux petits-enfants vivre dans une région rurale d’Haïti.

 

[14]           Dans son témoignage devant la Commission, M. Jean Gilles a affirmé à plusieurs reprises qu’il ne savait pas exactement pourquoi il avait été ciblé. Compte tenu de ce qu’on lui avait dit à la sortie de l’aéroport en 2007, il a affirmé qu’il pensait avoir été ciblé parce qu’il est perçu comme une personne appartenant à la classe moyenne relativement riche d’Haïti, qui avait voyagé, particulièrement aux États‑Unis, et qui est ainsi perçu comme étant pro‑américain, et donc un partisan du gouvernement actuel. Il a dit également à plusieurs reprises qu’il ne pensait pas que les incidents mentionnés étaient le fruit du hasard, mais que ses agresseurs l’avaient expressément ciblé et l’avaient attendu à l’aéroport et à d’autres endroits où on lui avait tiré dessus, tous à proximité de son domicile.

 

[15]           M. Jean Gilles a affirmé que les Chimères croyaient que le gouvernement des États‑Unis avait joué un rôle dans le renversement et l’exil de l’ancien président. Il a dit aussi que les personnes appartenant à son groupe socio‑économique sont victimes de violence de la part des forces qui ont été démilitarisées après le premier coup d’État d’Aristide, au début des années 1990. Il a prétendu que ces dernières cherchent à déstabiliser le pays dans le cadre d’une campagne visant à obtenir du soutien pour la reconstitution des forces militaires.

 

[16]           Mme Jean Gilles Michel a ajouté très peu de détails au témoignage de son mari. En bref, elle prétendait craindre (i) d’être tuée par les personnes qui leur avaient tiré dessus et qui avaient attaqué leur domicile; ou (ii) d’être violée par ces personnes ou par d’autres personnes, en tant que femme, que membre de la classe moyenne et que personne ayant voyagé aux États‑Unis. Elle a confirmé qu’elle n’avait jamais été victime de viol ou d’autre agression et qu’elle n’a aucune appartenance politique.

 

II.         Dispositions législatives pertinentes

[17]           Les articles 96 et 97 de la LIPR énoncent ce qui suit :

Définition de « réfugié »

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

III.       La décision contestée

[18]           La Commission a conclu que le témoignage des demandeurs relatif aux incidents relatés était crédible. Leur témoignage était étayé, entre autres, par deux rapports de police au sujet des incidents survenus le 21 janvier 2008 et le 12 février 2008.

 

[19]           Toutefois, la Commission a rejeté les demandes d’asile des demandeurs fondées sur l’art. 96 de la LIPR ainsi que leur demande de protection fondée sur l’art. 97 de la LIPR.

 

[20]           La Commission a entamé son analyse des demandes fondées sur l’art. 96 par un paragraphe qui portait sur le témoignage des demandeurs relatif (i) à leur appartenance à la classe moyenne, « petite bourgeoisie », en Haïti, et (ii) à leur ignorance au sujet de l’identité de leurs persécuteurs en Haïti. Il n’y était pas fait mention du témoignage des demandeurs quant au fait qu’ils jugeaient avoir été ciblés en raison de leurs opinions politiques, c’est‑à‑dire qu’ils étaient perçus par leurs agresseurs comme étant pro‑américains et donc des partisans du gouvernement actuel.

 

[21]           Au début du paragraphe suivant de sa décision, la Commission a formulé sa conclusion selon laquelle la crainte de persécution des demandeurs est uniquement fondée sur leur richesse, et non sur l’appartenance à l’une des catégories au sens de la Convention énumérées à l’art. 96. Se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] A.C.S. no 74, [1993] 2 R. S. C. 689, et sur la décision de notre Cour Cius c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1, [2008] A.C.F. no  9, la Commission a affirmé que la richesse ne peut constituer le fondement d’un « groupe social » au sens de l’art. 96. Appliquant le cadre d’analyse énoncé au par. 70 de l’arrêt Ward, précité, la Commission a conclu ce qui suit :

D’abord, la richesse ne constitue pas une caractéristique innée ou immuable.  Ensuite, les personnes riches ou perçues comme étant riches en Haïti ne sont pas associées entre elles pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’elles ne devraient pas être contraintes à renoncer à cette association.  Le demandeur et la demanderesse n’ont fourni aucune preuve tendant à démontrer qu’en Haïti, les personnes considérées riches sont marginalisées ou qu’elles subissent des traitements discriminatoires.  Ces personnes sont cependant les cibles plus fréquentes d’activités criminelles. Le préjudice redouté est de nature criminelle.  Que les personnes considérées riches soient les cibles d’activités criminelles n’est cependant pas suffisant pour qu’elles constituent un groupe social au sens de l’article 96 de la LIPR, car la protection accordée par la Convention relative au statut des réfugiés vise des considérations discriminatoires et non pas des motifs de criminalité.  

 

[22]           La Commission s’est ensuite penchée sur la crainte de persécution de Mme Jean Gilles Michel fondée sur des motifs liés au sexe. Après avoir souligné que Mme Jean Gilles Michel craignait d’être violée si elle retournait en Haïti et qu’elle a présenté énormément de preuves démontrant la criminalité et le viol en Haïti, la Commission a cité quatre paragraphes de la décision rendue par la Commission et de celle de notre Cour dans Soimin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 218, [2009] A.C.F. n246. Dans cette affaire, la Commission a rejeté la demande d’asile de la demanderesse fondée sur des motifs liés au sexe en faisant valoir que la preuve documentaire démontrait que les femmes autant que les hommes sont susceptibles d’être victimes de gangs de criminels en Haïti, que [traduction] « tout le monde craint » d’être victime des gangs, et que les agressions ne visent pas particulièrement les femmes ou les personnes qui voyagent au Canada. Se fondant sur la preuve présentée dans cette affaire, notre Cour a conclu que la décision de la Commission était raisonnable et qu’elle devait être traitée avec déférence.

 

[23]           Après avoir cité les paragraphes susmentionnés de Soimin, précité, la Commission a simplement conclu que Mme Jean Gilles Michel n’avait pas démontré qu’advenant un retour en Haïti elle aurait une crainte raisonnable de persécution à cause de son appartenance au groupe social « des femmes ». La Commission n’a examiné aucun élément de preuve en particulier présenté par Mme Jean Gilles Michel, ni la prétention de cette dernière selon laquelle la Cour suprême du Canada a reconnu dans Ward, précité, au paragraphe 70, que l’appartenance à un sexe peut définir un « groupe social » au sens de ce qui est maintenant l’art. 96 de la LIPR.

 

[24]           La Commission s’est ensuite penchée sur la demande des demandeurs fondée sur l’art. 97 et a affirmé qu’il faut distinguer le risque généralisé d’une situation dans un pays et le risque probable d’une personne en raison d’une situation qui lui est propre.

 

[25]           En se fondant sur la décision de notre Cour Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, [2008] A.C.F. no 415, et Cius c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1, [2008] A.C.F. no 9, la Commission a fait remarquer que le risque que le demandeur et la demanderesse encourront, s’ils doivent retourner vivre dans leur pays, ne sera pas différent de celui de l’ensemble de la population haïtienne. La Commission a souligné que, selon la preuve écrite, la criminalité et particulièrement les enlèvements sont au cœur de l’insécurité en Haïti et que la police n’a toujours pas atteint le niveau de compétence nécessaire pour garantir la sécurité dans le pays.

 

[26]           La Commission a ensuite conclu, sans avoir examiné la preuve présentée par les demandeurs quant au risque personnalisé auquel ils seraient exposés en Haïti, que le risque qu’ils encourraient, s’ils devaient retourner vivre dans leur pays, ne sera pas différent de celui de l’ensemble de la population haïtienne. Autrement dit, la Commission a conclu que les demandeurs n’ont pas établi qu’il est plus probable que le contraire qu’ils seraient soumis à un risque particulier au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

 

IV.       Les questions en litige

[27]           Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision pour les motifs suivants :

                                                               i.      La Commission a commis une erreur en ne reconnaissant pas l’importance du témoignage, de la preuve documentaire et des observations qui lui ont été soumis;

                                                             ii.      La Commission a commis une erreur en omettant de faire concorder sa décision avec le raisonnement du commissaire énoncé dans une affaire récente et en s’appuyant plutôt sur une décision non publiée rendue par un autre commissaire et non divulguée aux demandeurs.

 

V.        La norme de contrôle

[28]           Les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit qui sont en litige en l’espèce sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au par. 53). Toutefois, la question d’équité procédurale soulevée est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir, précité, aux par. 79 et 87, et Khosa, précité, au paragraphe 43).

 

[29]           Le juge Binnie a défini la norme de la raisonnabilité comme suit dans Khosa, au par. 59 :

Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, elle commande la déférence.  Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu’elles jugent ellesmêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celleci fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47).  Il peut exister plus d’une issue raisonnable.  Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable. [Non souligné dans l’original.]

 

[30]           En ce qui concerne le volet « justification » de la raisonnabilité, le juge Binnie a dit au par. 63 :

[…]

Dunsmuir accentue ainsi, en ce qui concerne les tribunaux administratifs, l’importance des motifs, qui constituent pour le décideur le principal moyen de rendre compte de sa décision devant le demandeur, le public et la cour de révision.  Certes, les juges majoritaires dans Dunsmuir citent et approuvent la proposition selon laquelle le bon degré de déférence « n’exige pas de la cour de révision [traduction] “la soumission, mais une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision” » (par. 48 (je souligne)).  Néanmoins, je ne crois pas que la mention des motifs « qui pourraient être donnés »  (mais ne l’ont pas été) doive être interprétée comme atténuant l’importance de motiver adéquatement une décision administrative, que la Cour a soulignée dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 43.  Cet arrêt portait justement sur une demande de réparation fondée sur des « motifs d’ordre humanitaire » concernant une mesure de renvoi.

 

VI.       Analyse

A.     Défaut de reconnaître l’importance du témoignage, de la preuve documentaire et des observations soumis à la Commission

 

[31]           En l’espèce, les demandes d’asile fondées sur l’art. 96 de la LIPR reposaient sur les prétentions des demandeurs de craindre avec raison d’être persécutés du fait : (i) de leurs opinions politiques, en tant que membres de la classe moyenne perçus comme étant des partisans pro‑américains du gouvernement actuel; (ii) de leur appartenance au groupe social de la classe moyenne des rapatriés haïtiens de l’Amérique du Nord; (iii) dans le cas de Mme Jean Gilles Michel, de son appartenance au groupe social des femmes, particulièrement à celui des femmes de la classe moyenne ayant voyagé aux États‑Unis.

 

[32]           En rejetant chacune de ces prétentions, la Commission n’a pas pris en compte, et encore moins examiné, les plus importants éléments de preuve présentés à l’appui par les demandeurs, bien qu’elle ait jugé que ces derniers étaient crédibles. Voici les éléments de preuve en question :

                                             i.         le fait que les inconnus qui les ont abordés en août 2007 à la sortie de l’aéroport après leur voyage aux États‑Unis ont appelé le demandeur par son nom, ont donné l’impression de le connaître et les ont traités de « pro‑américains »;

                                           ii.         la preuve documentaire à l’appui de la prétention des demandeurs selon laquelle les Haïtiens de la classe moyenne sont en général perçus comme étant des partisans pro‑américains du gouvernement actuel et des opposants de l’ancien président Aristide;

                                          iii.         la preuve documentaire à l’appui de la prétention selon laquelle les Haïtiens de la classe moyenne rapatriés de l’Amérique du Nord risquent particulièrement d’être enlevés et, dans le cas des femmes, d’être victimes de viol;

                                         iv.         la preuve documentaire à l’appui de la prétention de Mme Jean Gilles Michel selon laquelle les femmes risquent particulièrement d’être victimes de viol, surtout lorsqu’elles appartiennent à la classe moyenne des rapatriés de l’Amérique du Nord.

 

[33]           De plus, la Commission a omis de traiter expressément de l’argument avancé au nom de Mme Jean Gilles Michel, à savoir que l’arrêt Ward, précité, a reconnu explicitement que le sexe peut constituer une appartenance à un « groupe social » au sens de ce qui est maintenant l’art. 96 de la LIPR. De fait, la Commission n’a pas vraiment pris en compte les Directives n4 du président, intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, données en application du paragraphe 65(3) de la LIPR. Ces Directives énoncent notamment ce qui suit (à la page 8) : « Le sexe est une caractéristique innée; par conséquent, les femmes peuvent constituer un groupe social visé par la définition de réfugié au sens de la Convention. Il faut déterminer si la revendicatrice, en tant que femme, craint avec raison d’être persécutée dans son pays de nationalité du fait de son appartenance à ce groupe ». (Souligné dans l’original. Renvoi omis.) La Commission a simplement souligné qu’elle avait examiné la demande de Mme Jean Gilles Michel en conformité avec ces Directives.

 

[34]           De plus, en rejetant les prétentions des demandeurs, à savoir qu’ils étaient des personnes à protéger en vertu de l’art. 97 de la LIPR, la Commission a ignoré la preuve produite par les demandeurs pour étayer leur prétention selon laquelle ils avaient été ciblés personnellement et qu’ils seraient exposés à un risque personnel pour leur vie ainsi qu’à un risque de traitements cruels et inusités s’ils étaient contraints de retourner en Haïti. La preuve en question comprenait les éléments suivants :

                                                   i.      les fait que les inconnus qui les ont abordés en août 2007 à la sortie de l’aéroport après leur voyage aux États Unis ont appelé le demandeur par son nom, ont donné l’impression de le connaître et les ont traités de « pro‑américains »;

 

                                                 ii.      le fait qu’en novembre 2008, la mère de M. Jean Gilles a reçu une série d’appels de menace d’un ou plusieurs inconnus qui lui demandaient où se trouvait son fils et qui menaçaient de lui faire du mal, à elle et aux autres membres de la famille qui habitaient avec elle;

 

                                                iii.      le fait que le 12 février 2008, la maison des demandeurs a été pillée, saccagée et endommagée par les balles qui avaient été tirées dans plusieurs chambres;

 

                                               iv.      le fait que les demandeurs se sont fait tirer dessus trois fois à proximité de leur domicile;

 

                                                 v.      le témoignage de M. Jean Gilles qu’il croyait que sa femme et lui avaient été expressément ciblés par les personnes qui leur ont tiré dessus, ont pillé leur maison et les ont attendus à l’aéroport.

 

[35]           Dans les affaires que la Commission a citées dans sa décision au regard de la prétention des demandeurs fondée sur l’art. 97, il ne semble pas y avoir eu d’éléments de preuve semblables relativement au ciblage personnalisé. (Voir Cius, précité, et Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, [2008] A.C.F. no 415, confirmée par 2009 CAF 31.)

 

[36]           L’omission de la Commission d’examiner dans ses motifs les éléments de preuve les plus importants soumis à l’appui des demandes fondées sur les articles 96 et 97 de la LIPR, ainsi que son omission de traiter de l’argument juridique invoqué à l’appui de l’allégation de Mme Jean Gilles Michel selon laquelle elle craignait avec raison d’être persécutée en raison de son sexe, rendent la décision de la Commission déraisonnable (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.S. no 39, [1999] 2 R.C.S. 817, au par. 73, et Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] A.C.S. no 3, aux par. 37 à 39).

 

[37]           En ce qui concerne l’argument juridique susmentionné, la Commission aurait dû traiter précisément de la question de savoir s’il existait au dossier une preuve documentaire ou autre sur l’existence d’une persécution généralisée en Haïti envers les femmes. De plus, la Commission aurait dû examiner si, en général, les femmes en Haïti de même que celles qui reviennent en Haïti de l’étranger constituent des groupes sociaux particuliers (Bastien c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 FC 982, [2008] A.C.F. no 1218, au par. 12).

 

[38]           Contrairement à la décision qui faisait l’objet du contrôle judiciaire dans Khosa, précité, les motifs de la Commission en l’espèce n’« indiquent [pas] clairement les considérations à l’appui de leurs deux points de vue et les raisons de leur désaccord quant à l’issue » (Khosa, au paragraphe 64).

 

[39]           La Commission a donc omis de justifier raisonnablement sa décision (Dunsmuir, précité, au par. 47, et Khosa, au paragraphe 63), et tombe de ce fait sous le coup de l’al. 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 (la Loi) pour avoir rendu sa décision « sans tenir compte des éléments dont [elle] dispose ».

 

[40]           Une longue série de décisions de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale ont établi de façon constante que la Commission n’a pas à mentionner chaque élément de preuve soumis; cependant, elle doit examiner les éléments de preuve importants dont elle est saisie. (Voir, par exemple, les décisions Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Ryjkov, 2005 CF 1540, [2005] A.C.F. no 1925, et Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1076, [2004] A.C.F. no 1296, aux par. 13 à 15. Parmi les décisions plus récentes il y a Surajnarain c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1165, [2008] A.C.F. no 1451, aux par. 6 et 7, et Uluk c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 122, [2009] A.C.F. no 149, aux par. 16 et 32).

 

[41]           Comme le faisait remarquer le juge John M. Evans dans Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425, « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait]” », comme le prévoit l’al. 18.1(4)d) de la Loi.

 

[42]           Si la Commission avait analysé les éléments de preuve susmentionnés et l’argument fondée sur Ward, précité, et qu’elle avait tiré les mêmes conclusions après avoir justifié son raisonnement, sa décision aurait très bien pu être raisonnable. Toutefois, son omission d’analyser les éléments de preuve et l’argument en question et de justifier ensuite le rejet des demandes des demandeurs fondées sur les articles 96 et 97 de la LIPR a été fatale.

 

B. Omission de faire concorder la décision du commissaire avec son raisonnement énoncé dans une affaire récente, et le fait de s’appuyer plutôt sur une décision non publiée rendue par un autre commissaire qui n’avait pas été divulguée aux demandeurs.

 

1) La décision du commissaire rendue dans une affaire récente

[43]           Notre Cour a toujours dit que chaque décision de la Commission repose sur des faits et des éléments de preuve qui lui sont propres. (Voir, par exemple, Cius, précité, Rahmatizedeh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 578, Sellathurai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1235, [2003] A.C.F. no 1630, Marinova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 178, [2001] A.C.F. no 345, et Casetellanos c. Canada (Procureur général), [1994] A.C.F. no 1926, [1995] 2 C.F. 190.) Par conséquent, l’argument des demandeurs selon lequel le commissaire a commis une erreur lorsqu’il a omis de faire concorder sa décision avec son propre raisonnement dans une autre affaire, alors qu’il aurait pu être saisi de faits différents, est rejeté.

 

2) Raisonnement fondé sur une décision importante non publiée

[44]           Comme il a été souligné aux paragraphes 22 et 23, la décision de la Cour et celle de la Commission dans Soimin, précité, semblent avoir joué un rôle important dans la décision de la Commission de rejeter l’allégation de Mme Jean Gilles Michel selon laquelle elle craignait avec raison d’être persécutée du fait de son appartenance au groupe social des femmes, particulièrement le groupe des femmes de la classe moyenne ayant voyagé en Amérique du Nord. Les longs extraits de ces décisions que la Commission a cités ont constitué pour ainsi dire son analyse de cette allégation.

 

[45]           La Cour retient l’argument des demandeurs selon lequel si on leur avait accordé la possibilité de traiter de cette question, particulièrement la décision apparemment non publiée de la Commission, ils auraient très bien (i) pu la distinguer des faits et des éléments de preuve devant la Commission en l’espèce, et donc, (ii) pu influencer la conclusion finale de la Commission relative à l’allégation de Mme Jean Gilles Michel.

 

[46]           Dans ces circonstances, la Commission a commis une erreur lorsqu’elle n’a pas accordé aux demandeurs la possibilité de traiter de cette décision et de celle de notre Cour dans Soimin, précité.

 

VII.      Conclusion

[47]           La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision rejetant les demandes des demandeurs en vue de se voir reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention sera annulée, et l’affaire sera renvoyée devant un tribunal différemment constitué de la Commission.  Il n’y a aucune question à certifier.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision rejetant les demandes des demandeurs en vue de se voir reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention est annulée et l’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué de la Commission pour qu’il détermine, conformément à la loi et compte tenu des motifs qui précèdent, si les demandeurs ont qualité de réfugiés au sens de la Convention, selon l’art. 96 de la LIPR ou s’ils ont qualité de personnes à protéger selon l’art. 97 de la LIPR.

 

 

« Paul S. Crampton »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2927-09

 

INTITULÉ :                                                   Mac Antoine Jean Gilles et al.

                                                                        c.

                                                                        MCI

                                                                       

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 3 février 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   Le juge Crampton

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :                         Le 17 février 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raoul Boulakia

 

POUR LES DEMANDEURS

Sharon Stewart Guthrie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia

Avocat

31, avenue Prince Arthur

Toronto (ON)  M5R 1B2

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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