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Cour fédérale

 

Federal Court



Date : 20100218

Dossier : IMM-3367-09

Référence : 2010 CF 173

Ottawa (Ontario), le 18 février 2010

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

MAXIMIN SEGASAYO

demandeur

 

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               M. Segasayo était ambassadeur du Rwanda au Canada de 1991 à 1995. Après son rappel par le nouveau gouvernement rwandais, sa famille et lui ont demandé, auprès de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), le statut de réfugié, lequel leur a été accordé en 1996. Il a soutenu qu’en tant que membre de l’intelligentsia hutue et en tant qu’ambassadeur au Canada nommé par l’ancien gouvernement, il craignait d’être persécuté par le nouveau gouvernement tutsi. Il fait maintenant l’objet d'une ordonnance d’expulsion parce qu’il a été déclaré interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux. Ceci est le contrôle judiciaire de cette décision.

 

[2]               En 1998, le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a désigné les deux gouvernements rwandais au pouvoir entre octobre 1990 et avril 1994 et entre avril 1994 et juillet 1994 comme régimes qui ont commis des crimes contre l’humanité et un génocide.

 

[3]               Cette désignation a été faite lorsque la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, était en vigueur. Cependant, il n’y a aucune différence fondamentale entre la loi à l’époque et le droit actuel tel que défini à l’alinéa 35(1)b) et au paragraphe 35(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et à l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (Règlement).

 

[4]               Les dispositions pertinentes de l'article 35 de la LIPR se lisent comme suit :

35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

 

[…]

 

b) occuper un poste de rang supérieur — au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;

 

[…]

 

(2) Les faits visés aux alinéas (1)b) et c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

35. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

 

[…]

 

(b) being a prescribed senior official in the service of a government that, in the opinion of the Minister, engages or has engaged in terrorism, systematic or gross human rights violations, or genocide, a war crime or a crime against humanity within the meaning of subsections 6(3) to (5) of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; or

 

 

 

[…]

 

(2) Paragraphs (1)(b) and (c) do not apply in the case of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

 

 

[5]               L’article 16 du Règlement, qui reflète l’alinéa 19(1.1)b) de l’ancienne Loi sur l’immigration, se lit comme suit :

16. Pour l’application de l’alinéa 35(1)b) de la Loi, occupent un poste de rang supérieur au sein d’une administration les personnes qui, du fait de leurs actuelles ou anciennes fonctions, sont ou étaient en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par leur gouvernement ou en tirent ou auraient pu en tirer certains avantages, notamment :

 

a) le chef d’État ou le chef du gouvernement;

 

b) les membres du cabinet ou du conseil exécutif;

 

c) les principaux conseillers des personnes visées aux alinéas a) et b);

 

d) les hauts fonctionnaires;

 

 

e) les responsables des forces armées et des services de renseignement ou de sécurité intérieure;

 

f) les ambassadeurs et les membres du service diplomatique de haut rang;

 

g) les juges.

 

[Je souligne.]

16. For the purposes of paragraph 35(1)(b) of the Act, a prescribed senior official in the service of a government is a person who, by virtue of the position they hold or held, is or was able to exert significant influence on the exercise of government power or is or was able to benefit from their position, and includes

 

 

 

(a) heads of state or government;

 

(b) members of the cabinet or governing council;

 

(c) senior advisors to persons described in paragraph (a) or (b);

 

(d) senior members of the public service;

 

(e) senior members of the military and of the intelligence and internal security services;

 

 

(f) ambassadors and senior diplomatic officials; and

 

 

(g) members of the judiciary.

 

[Emphasis added.]

 

[6]               M. Segasayo a sollicité une exemption ministérielle en vertu de ce qui est maintenant le paragraphe 35(2) de la LIPR au motif qu’il n’était aucunement complice dans les crimes commis pendant le génocide rwandais, et que sa résidence permanente au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Le ministre a refusé d’accorder cette exemption. Le contrôle judiciaire de cette décision a été rejeté par le juge Blais (tel était alors son titre) dans le jugement Segasayo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 585. L’objet de la présente demande de contrôle judiciaire est son ordonnance d'expulsion, car la Section de l’immigration de la CISR a déterminé que M. Segasayo était une personne visée par l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

 

[7]               Le Commissaire était d’avis que l’article 16 du Règlement crée une présomption irréfragable qu’un ambassadeur au service d’un gouvernement sur la liste du ministre est interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux. Autrement dit, une fois qu’il est démontré que M. Segasayo était l’ambassadeur d’un gouvernement désigné par le ministre (faits que M. Segasayo n’a jamais contesté), il est interdit de territoire et n’a aucune défense basée sur sa non-complicité dans des crimes contre l’humanité ou des violations de droits humains.

 

[8]               Le Commissaire a aussi rejeté l’argument que les dispositions en question étaient inconstitutionnelles car contraires à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il était d’avis que la question devant lui était de déterminer si M. Segasayo était interdit de territoire ou non. Son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne n’était pas en cause, parce que d’autres voies de recours restaient ouvertes à M. Segasayo contre son retour au Rwanda. En conséquence, l’argument fondé sur la Charte était prématuré.

 

LES QUESTIONS

[9]               Dans ce contrôle judiciaire, M. Segasayo maintient que l’arrêt de principe sur ce qui est maintenant l’article 35 de la LIPR, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Adam, [2001] 2 C.F. 337 (C.A.), était erroné. L’interprétation correcte de la loi se retrouverait dans l’opinion dissidente du juge Isaac.

 

[10]           Une fois cette prémisse établie, les principes de justice naturelle ont été violés parce qu’il n’a pas eu la possibilité de présenter son argument que, bien qu’il ait occupé le poste d’ambassadeur, il n’était aucunement complice de crimes contre l’humanité.

 

[11]           À titre subsidiaire, si les tribunaux ont, jusqu’à présent, correctement interprété l’article 35 de la LIPR ainsi que l’article 16 du Règlement, ces dispositions sont inconstitutionnelles, car elles violent l’article 7 de la Charte. Il est illusoire de penser qu’il est prématuré de soulever l’argument constitutionnel à ce stade, avant que d’autres voies de recours qui s’offrent à lui pour rester au Canada ne soient épuisées.

 

L’ANALYSE

[12]           Comme les questions soulevées sont des questions de droit et de justice naturelle, je n’ai aucun devoir de réserve envers le décideur administratif : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539.

 

[13]           L’arrêt Adam, précité, est pour le moins un cas particulier. Mme Adam tentait de parrainer son mari qui avait été ministre dans le gouvernement somalien de Siad Barre. En conséquence, il était visé par l’alinéa 19(1.1)b) de l’ancienne Loi, qui se trouve maintenant à l’article 16 du Règlement.

 

[14]           Au nom des juges majoritaires, le juge Stone, avec qui le juge Evans était en accord, a conclu que la présomption que contient la Loi n’est pas réfutable. Dans un jugement fortement dissident, le juge Isaac a estimé que cette interprétation était incompatible avec les dispositions d'équité de la Charte et contraire aux objectifs de la Loi sur l'immigration. Il était d’avis, et il a pris comme exemple le cas d’un ambassadeur, qu’une personne devrait avoir la possibilité de démontrer qu’elle n’était pas en mesure d’influencer sensiblement l’exercice du pouvoir par son gouvernement. C’est une erreur d’exclure automatiquement de telles personnes du fait que leur occupation est sur la liste.

 

[15]           Il convient également de noter que l'inconstitutionnalité de cet article de la Loi sur l'immigration n’avait pas été mise en cause directement, et que l’appelant était le ministre. Personne n’avait comparu pour les Adam.

 

[16]           Lors de l’audience, j’ai demandé comment le Commissaire et moi pouvions choisir de nous appuyer sur le jugement du juge Isaac au lieu de celui de la majorité de la Cour d’appel fédérale. Le principe du stare decisis s’applique. Me Beauchemin, avocat pour M. Segasayo, n’était pas très loquace; peut-être réserve-t-il cet argument pour la Cour d’appel. Il maintient que, de toute façon, l’arrêt Adam se distingue du cas en l’espèce, car, dans cet arrêt, comme dans toutes les autres décisions citées par le ministre, les personnes en question n’avaient pas obtenu le statut de réfugié. Cette distinction ne peut être justifiée. Les articles 44 et suivants de la LIPR signifient qu’un demandeur d’asile qui s’est vu reconnaître le statut de réfugié, comme tout autre étranger ou résident permanent, peut être déclaré interdit de territoire à tout moment, même s’il n’était pas interdit de territoire quand le statut de réfugié lui a été conféré.

 

[17]           M. Segasayo se plaint de ne pas avoir eu l’occasion de présenter son argument qu’il n’était aucunement complice dans les atrocités commises par les gouvernements rwandais et n’avait aucune influence sur eux. Même les criminels comme M. Chiarelli ont eu l’occasion de se défendre devant un tribunal compétent avant d’être déportés (Canada (M.E.I.) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711).

 

[18]           Cependant, je ne vois pas le bien-fondé de cet argument qui va au cœur de l'équité procédurale. En vertu de l’alinéa 103(1)a) de la LIPR, une affaire devant la Section de la protection des réfugiés est suspendue lorsqu’un agent chargé de l’exécution du paragraphe 44(1) de la LIPR décide de déférer le cas d’un demandeur à la Section de l’immigration pour constat d’interdiction de territoire. Il s’ensuit que, si les ambassadeurs des gouvernements rwandais désignés étaient devenus interdits de territoire avant qu’une décision ait été rendue à l’égard de la demande d’asile de M. Segasayo, l’étude de sa demande aurait été suspendue pendant qu’il subissait une enquête, comme celle qui a eu lieu en l’espèce, pour déterminer s’il est interdit de territoire. Cette enquête mènerait inévitablement, en se basant sur l’arrêt Adam, précité, à la conclusion que M. Segasayo était interdit de territoire. En vertu de l’alinéa 104(2)a) de la LIPR, cela mettrait fin à sa demande d’asile, et ce dernier n’aurait aucunement la possibilité de plaider sa cause à la SPR.

 

[19]           Notre Cour est liée par l’arrêt Adam, précité, qui a été suivi dans des décisions telles que Hussein c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 759, et Lutfi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1391.

 

[20]           Il ne m’appartient pas de dire si une autre formation de la Cour d’appel fédérale aurait pu ou pourrait en arriver à une conclusion différente. Dans l’arrêt Kremikovtzi Trade c. Phoenix Bulk Carriers Ltd., 2006 CAF 1, [2006] 3 R.C.F. 475, la Cour d’appel a dû interpréter une disposition de l’article 43 de la Loi sur les Cours fédérales. La formation était d’avis que, si la question n’avait pas déjà été décidée, elle serait arrivée à une conclusion différente de celle d’une autre formation dans l’arrêt Paramount Enterprises International Inc. c. An Xin Jiang (Le), [2001] 2 C.F. 551 (C.A.). La Cour a fait savoir qu’elle n’infirmerait pas une de ses décisions antérieures à moins qu’elle ne soit manifestement erronée. Elle s’est appuyée sur l’arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370. Cependant, l’affaire s’est rendue à la Cour suprême : Phoenix Bulk Carriers Ltd. c. Kremikovtzi Trade, 2007 CSC 13, [2007] 1 R.C.S. 588. La Cour suprême a accepté l’analyse de Phoenix Bulk Carriers et a refusé d’appliquer Paramount Enterprises : « [q]ue la Cour d'appel fédérale ait été fondée ou non d’appliquer la règle » de ne pas renverser ses propres décisions, l’interprétation de la loi proposée par la formation dans Phoenix Bulk Carriers Ltd. était correcte.

 

EST-CE QUE L’ARTICLE 7 DE LA CHARTE ENTRE EN JEU?

[21]           L’article 7 se lit :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

 

À cette étape de l’analyse, la constitutionnalité de l’alinéa 35(1)b) doit être examinée. M. Segasayo s’appuie fortement sur des arrêts de la Cour suprême, soit Singh c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] 1 R.C.S. 177, et Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350.

 

[22]           L’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que :

57. (1) Les lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d’application, dont la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale ou un office fédéral, sauf s’il s’agit d’un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n’aient été avisés conformément au paragraphe (2).

 

 

 

 

(2) L’avis est, sauf ordonnance contraire de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour fédérale ou de l’office fédéral en cause, signifié au moins dix jours avant la date à laquelle la question constitutionnelle qui en fait l’objet doit être débattue.

 

(3) Les avis d’appel et de demande de contrôle judiciaire portant sur une question constitutionnelle sont à signifier au procureur général du Canada et à ceux des provinces.

 

(4) Le procureur général à qui un avis visé aux paragraphes (1) ou (3) est signifié peut présenter une preuve et des observations à la Cour d’appel fédérale ou à la Cour fédérale et à l’office fédéral en cause, à l’égard de la question constitutionnelle en litige.

 

 

(5) Le procureur général qui présente des observations est réputé partie à l’instance aux fins d’un appel portant sur la question constitutionnelle.

57. (1) If the constitutional validity, applicability or operability of an Act of Parliament or of the legislature of a province, or of regulations made under such an Act, is in question before the Federal Court of Appeal or the Federal Court or a federal board, commission or other tribunal, other than a service tribunal within the meaning of the National Defence Act, the Act or regulation shall not be judged to be invalid, inapplicable or inoperable unless notice has been served on the Attorney General of Canada and the attorney general of each province in accordance with subsection (2).

 

(2) The notice must be served at least 10 days before the day on which the constitutional question is to be argued, unless the Federal Court of Appeal or the Federal Court or the federal board, commission or other tribunal, as the case may be, orders otherwise.

 

 (3) The Attorney General of Canada and the attorney general of each province are entitled to notice of any appeal or application for judicial review made in respect of the constitutional question.

 

(4) The Attorney General of Canada and the attorney general of each province are entitled to adduce evidence and make submissions to the Federal Court of Appeal or the Federal Court or the federal board, commission or other tribunal, as the case may be, in respect of the constitutional question.

 

(5) If the Attorney General of Canada or the attorney general of a province makes submissions, that attorney general is deemed to be a party to the proceedings for the purpose of any appeal in respect of the constitutional question.

 

[23]           Un tel avis a été donné avant l’audience devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Quatre provinces ou territoires ont répondu. Tous les quatre ont indiqué qu’ils ne participeraient pas. Cependant, les procureurs généraux de l’Ontario et de Terre-Neuve et Labrador se sont réservé le droit de recevoir des avis supplémentaires si l’affaire était portée en appel ou devait faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

 

[24]           Le Commissaire a décidé que l’argument constitutionnel était prématuré, car ce qui était en cause n’était pas l’article 7 de la Charte, mais plutôt l’interdiction de territoire de M. Segasayo. Celui-ci aurait l’occasion de présenter son argument constitutionnel plus tard.

 

[25]           Dans le présent contrôle judiciaire de cette décision, les procureurs généraux avaient droit à un avis conformément au paragraphe 57(3) de la Loi sur les Cours fédérales. Cet avis n’a pas été donné.

 

[26]           Il aurait pu être remédié à ce manquement en ajournant l’audience pour donner à M. Segasayo la possibilité de signifier un avis de question constitutionnelle et pour donner aux procureurs généraux la possibilité de participer à l’instance s’ils le souhaitaient. Cependant, comme le Commissaire, je suis d’avis qu’il  n’est pas nécessaire de répondre à la question constitutionnelle maintenant, car elle est prématurée. M. Segasayo n’est pas en détention et d’autres voies de recours lui sont ouvertes avant qu’il ne soit expulsé. En exerçant ces recours, il aura l’occasion de présenter son argument fondé sur la Charte.

 

[27]           Ce raisonnement suit celui de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487 sur une question certifiée concernant l’interdiction de territoire d’une personne considérée comme étant membre d’une organisation terroriste en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Écrivant au nom de la Cour d’appel, le juge Rothstein (tel était alors son titre) a conclu que l’article 7 de la Charte n’entrait pas en jeu. Au paragraphe 63, il a dit :

Ici, ce qu’il faut décider, c’est le point de savoir si M. Poshteh est interdit de territoire au Canada en raison de son appartenance à une organisation terroriste. Selon la jurisprudence, une conclusion d’interdiction de territoire ne met pas en cause le droit conféré par l'article 7 de la Charte (voir par exemple l'arrêt Barrera c. Canada (MCI) (1992), 99 D.L.R. (4th) 264 (C.A.F.).) Plusieurs procédures pourraient encore se dérouler avant qu’il n’arrive au stade où il sera expulsé du Canada. Par exemple, M. Poshteh peut invoquer le paragraphe 34(2) pour tenter de convaincre le ministre que sa présence au Canada n’est pas préjudiciable à l’intérêt national. Par conséquent, les principes de justice fondamentale dont parle l'article 7 de la Charte n'entrent pas en jeu dans la décision qui doit être prise en vertu de l'alinéa 34(1)f) de la Loi.

 

Voir également Arica c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 670 (C.A.).

 

[28]           M. Segasayo soutient cependant que la Charte entre maintenant en jeu. Il fait valoir que les deux recours possibles afin qu’il puisse rester au Canada, une demande de résidence permanente de l’intérieur du Canada pour motifs humanitaires  en vertu de l’article 25 de la LIPR, et un examen des risques avant renvoi (ÉRAR) conformément aux articles 112 et suivants, sont illusoires.

 

[29]           En ce qui concerne la demande pour motifs humanitaires, M. Segasayo suggère que le résultat est présumable étant donné que le ministre a déjà adopté la position selon laquelle il n’est pas dans l’intérêt national qu’il reste ici. Cependant, les motifs en cause à l’article 25 de la LIPR sont de nature très générale. Son épouse et ses enfants ont obtenu le statut de résidents permanents, et le ministre peut lever tout ou partie des critères et obligations de la LIPR, y compris ceux appuyés par une décision déjà prise en vertu du paragraphe 35(2).

 

[30]           Quant à l’ÉRAR, les droits de M. Segasayo sont certes restreints en vertu de l’alinéa 112(3)a) de la LIPR étant donné qu’il a été déclaré interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux. Conséquemment, si le ministre est d’avis que les circonstances concernant un sursis de renvoi ont changé, il peut, en vertu du paragraphe 114(2), réexaminer le dossier et annuler le sursis. De plus, le principe du « non-refoulement » visé à l’article 115, qui fait que le Canada ne renverra pas une personne « dans un pays où elle risque la persécution, …la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités », ne s’applique pas à une personne qui est interdite de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux si le ministre est d’avis que la personne ne devrait pas être présente au Canada « en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’elle constitue pour la sécurité du Canada ».

 

[31]           Il me semble que si l’affaire en arrive là, et si M. Segasayo risque toujours d’être persécuté au Rwanda, il aura la chance de présenter son argumentation concernant la nature et gravité des actes, s’il y en a, qu’il a commis et concernant le danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

 

[32]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

LA QUESTION CERTIFIÉE

[33]           Ma décision ne peut faire l’objet d’un appel à la Cour d’appel à moins que, conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR, je certifie et énonce une question grave de portée générale.

 

[34]           Les questions soulevées sont importantes, et on ne peut pas dire avec certitude que mon propre point de vue est correct. Je suis en outre conscient que le litige tranché dans l’arrêt Adam, précité, a été plaidé devant la Cour d'appel fédérale de façon ex parte.

 

[35]           Je vais certifier la question suivante fondée sur celle qui a été suggérée par M. Segasayo :

Est-ce que l’article 35 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés sont conformes aux principes énoncés par la Cour suprême dans les arrêts Singh c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] 1 R.C.S. 177 et Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, ainsi qu’à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, alors que la personne visée par ces dispositions a déjà obtenu au Canada le statut de réfugié ou celui de personne protégée et n’aurait pas le droit de se défendre contre les allégations portées contre elle en vertu des dites dispositions?

 

[36]           Étant d’avis que l’ordonnance qui accompagne mes motifs statue sur un point de droit présentant de l’intérêt ou de l’importance pour le public, mes motifs sont simultanément mis à la disposition de celui-ci dans les deux langues officielles, conformément à l’article 20 de la Loi sur les langues officielles.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  La question grave de portée générale suivante est certifiée :

Est-ce que l’article 35 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et l’article 16 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés sont conformes aux principes énoncés par la Cour suprême dans les arrêts Singh c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] 1 R.C.S. 177 et Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, ainsi qu’à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, alors que la personne visée par ces dispositions a déjà obtenu au Canada le statut de réfugié ou celui de personne protégée et n’aurait pas le droit de se défendre contre les allégations portées contre elle en vertu des dites dispositions?

 

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3367-09

 

INTITULÉ :                                       Segasayo c. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 20 janvier 2010

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS ET DE

L’ORDONNANCE :                         le 18 février 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jacques Beauchemin

Mitchell Goldberg

 

POUR LE DEMANDEUR

Michel Pépin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Beauchemin, Paquin, Jobin, Brisson, Philpot

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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