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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20100215

Dossier : T-1936-08

Référence : 2010 CF 153

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 février 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MAINVILLE

 

 

ENTRE :

NICHOLAS BONAMY

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire par laquelle M. Nicholas Bonamy (le demandeur), qui n’est pas représenté par un avocat, conteste la décision du 29 octobre 2008 du commissaire adjoint, Politiques et recherche du Service correctionnel du Canada, et sollicite le jugement déclaratoire suivant : a) la procédure de grief actuelle du Service correctionnel du Canada n’est pas un substitut approprié au contrôle judiciaire; b) la Directive du commissaire n° 580 ne permet pas aux agents d’imposer des mesures disciplinaires informelles à un délinquant; et c) le demandeur n’aurait pas dû craindre des représailles parce qu’il a eu recours à la procédure de griefs des délinquants.

 

Contexte

 

[2]               Le 17 mai 2006, le demandeur a été condamné à 4 ans d’emprisonnement et il a ensuite été incarcéré au pénitencier de la Saskatchewan. Il a depuis été libéré d’office.

 

[3]               Durant son incarcération au pénitencier de la Saskatchewan, le demandeur est devenu le représentant d’un groupe de détenus dans le cadre d’un grief collectif alléguant le harcèlement subi par les détenus de la part des agents.

 

[4]               Ce grief collectif a suivi la procédure de grief et a finalement obtenu une réponse au troisième palier datée du 11 mars 2008 du sous-commissaire principal Don Head (maintenant le commissaire du Service correctionnel du Canada), lequel a rejeté la plupart des allégations formulées dans le grief. Toutefois, le sous-commissaire principal Head a confirmé une des questions soulevées dans le grief dans ces termes :

[traduction]

Question 5- Isolement cellulaire du 2007-07-12

 

Vous alléguez que le 2007-07-12, à 7 h 15, l’agent de correction Brown a refusé de libérer les quatre (4) détenus des cellules A4-24, 25, 26 et 27 pendant une période additionnelle de trente (30) minutes. Vous alléguez que l’agent de correction Brown ne vous a donné aucune explication pour justifier son comportement et a refusé de parler avec le représentant de rangée. Vous dites que l’agent de correction Brown a éventuellement indiqué que les quatre (4) délinquants ont été placés en isolement tardivement la veille, ce qui est faux selon vous.

 

L’alinéa 40a) de la LSCMLC [Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition] prévoit ce qui suit :

 

40. Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

                  a) désobéit à l’ordre légitime d’un agent;

r) contrevient délibérément à une règle écrite régissant la conduite des détenus;

 

41. (1) L’agent qui croit, pour des motifs raisonnables, qu’un détenu commet ou a commis une infraction disciplinaire doit, si les circonstances le permettent, prendre toutes les mesures utiles afin de régler la question de façon informelle.

      (2) À défaut de règlement informel, le directeur peut porter une accusation d’infraction disciplinaire mineure ou grave, selon la gravité de la faute et l’existence de circonstances atténuantes ou aggravantes.

 

Vous avez raison de dire que le matin du 2007-07-12, quatre (4) délinquants de votre unité ont été libérés plus tard. Ces délinquants ont été libérés plus tard parce qu’ils avaient été placés en isolement tardivement à plusieurs reprises. Les agents peuvent régler la question de façon informelle; toutefois, ils ne peuvent pas imposer des mesures disciplinaires informelles aux délinquants. S’il n’est pas possible de régler la question de façon informelle, le directeur de l’établissement peut alors décider d’imposer des mesures disciplinaires formelles. Comme cet agent a outrepassé ses pouvoirs en imposant des mesures disciplinaires aux délinquants de votre unité, cette partie de votre grief est maintenue.

 

[…]

 

Compte tenu des renseignements susmentionnés, votre grief est maintenu en partie.

 

Comme mesure corrective, le directeur du pénitencier de la  Saskatchewan rappellera à ses agents les moyens appropriés de régler les questions de façon informelle dans l’établissement.

 

 

 

[5]               Le demandeur soutient que, par suite de ce grief et de la réponse au troisième palier du sous-commissaire principal Head confirmant en partie le grief, il a subi des représailles, dont un transfèrement involontaire de l’unité du pénitencier de la Saskatchewan pour laquelle il était un représentant et un refus de l’autoriser à remplir les fonctions d’un coordonnateur des griefs des détenus.  De plus, le demandeur n’était pas satisfait de la façon dont la mesure corrective prévue dans la réponse susmentionnée du sous-commissaire principal Head avait été imposée.

 

[6]               Par conséquent, le 26 mai 2008, le demandeur a déposé un nouveau grief directement au troisième palier dans lequel il soulève diverses questions, y compris des allégations selon lesquelles la mesure corrective promise par le sous-commissaire principal Head n’avait pas été prise, et que le demandeur avait subi plusieurs représailles en raison de sa participation dans le grief collectif.  

 

[7]               Ce grief au troisième palier daté du 26 mai 2008 a été rejeté de fait le 14 août 2008 par le commissaire adjoint, Politiques et recherche du Service correctionnel du Canada (le commissaire adjoint). Ainsi, le commissaire adjoint a effectivement annulé la décision antérieure du sous-commissaire principal Head relativement au grief collectif. Voici les passages pertinents du document expliquant le rejet de fait :

[traduction]

Question 1 : Mesures correctives exigées par le troisième palier

 

Vous affirmez que la mesure corrective exigée par le grief au troisième palier (V50A00019438) n’a pas été complétée. Comme mesure corrective, le directeur du PS [pénitencier de la Saskatchewan] devait rappeler à ses agents les moyens appropriés de régler les questions de façon informelle au sein de l’établissement. Vous dites que ce rappel n’a pas été fait puisque les mesures disciplinaires informelles représentent encore un problème au PS. Vous donnez deux (2) exemples où d’autres délinquants auraient subi des mesures disciplinaires informelles.

 

Pendant l’analyse de ce grief, j’ai appris qu’il était permis de limiter les déplacements d’un délinquant à sa cellule, comme le prévoit le paragraphe 13 de la Directive du commissaire (DC) n° 580, Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus :

 

13. Limiter les déplacements à une cellule ou à un secteur en particulier est une façon de régler de façon informelle une infraction disciplinaire (article 41 de la LSCMLC). La restriction :

 

a. ne doit pas durer plus de huit (8) heures, à moins que la prolongation soit approuvée par le directeur de l’établissement;

b. doit être signalée immédiatement au surveillant correctionnel ou chef d’équipe adjoint, ou au gestionnaire d’unité ou chef d’équipe.

 

Votre réponse au troisième palier (V50A00019438) contenait des renseignements erronés, mais la mesure corrective a été prise. Pendant les réunions de début de quart de travail, le gestionnaire correctionnel a examiné et commenté les moyens appropriés de régler les questions de façon informelle énumérés dans la politique. Cela a été fait au moment où les agents correctionnels commençaient leur quart de travail du 2008-04-16 au 2008-04-23.

 

Le gestionnaire correctionnel des Opérations vous a rencontré pour discuter des conséquences du paragraphe 13 de la DC n° 580 et vous avez reconnu que le fait de limiter les déplacements des détenus à leur cellule était une forme de règlement informel conforme à cette politique. Comme des renseignements erronés vous ont été communiqués dans la réponse au troisième palier (V50A00019438), cette partie de votre grief est maintenue en partie.

 

Question 2 : Transfèrement involontaire à l’unité 4

 

Vous alléguez que, à cause de votre grief au troisième palier (V50A00019438), vous avez été transféré de l’unité 2 à l’unité 4. Vous dites avoir perdu votre affectation aux programmes à titre de nettoyeur de rangée et vous être vu refuser le poste de préposé aux griefs des détenus. Ce grief était considéré comme de la discrimination et a été présenté au premier palier (V50A00020559), lequel a été rejeté. Si vous n’êtes pas satisfait de la réponse au premier palier, vous pouvez déposer un grief au deuxième palier. Cette partie de votre grief est rejetée.

 

 

 

[8]               Le demandeur a répondu le 5 septembre 2008. Il alléguait qu’il y avait eu plusieurs irrégularités dans la décision de rejeter le grief rendue par le commissaire adjoint et demandait une réponse à propos de ces irrégularités. Le 29 octobre 2008, le commissaire adjoint a reconnu que, contrairement à ce qu’il avait indiqué dans sa première lettre, le demandeur n’avait pas convenu avec le gestionnaire correctionnel que le fait de limiter les déplacements des délinquants à leur cellule était une forme de règlement informel conforme à la politique applicable. Toutefois, à l’exception de cette correction, la réponse du 29 octobre 2008 réitérait la décision du 14 août 2008 du commissaire adjoint et informait le demandeur qu’il pouvait soumettre la question à la Cour fédérale, s’il choisissait de le faire.

 

Position du demandeur

 

[9]               Le demandeur, qui n’est pas représenté par un avocat, a produit un affidavit dans lequel il explique un grief qu’il a déposé pour contester le refus de le transférer du pénitencier de la Saskatchewan au pénitencier de Dorchester au Nouveau-Brunswick, comme l’avait recommandé le juge qui l’avait condamné à la suite de la négociation de plaidoyer. Ce grief a éventuellement été rejeté et rien au dossier n’indique que ce rejet était l’objet de la contestation devant notre Cour. Toutefois, le demandeur utilise ce grief comme exemple des longs délais inhérents à la procédure de grief des délinquants. Dans le cas de ce grief sur le transfèrement, une réponse au premier palier a été donnée plus de six mois après le dépôt de la plainte.

 

[10]           Le demandeur prétend donc que la procédure de grief des détenus actuelle n’est ni juste ni expéditive et, par conséquent, il sollicite un jugement déclaratoire selon lequel cette procédure n’est pas un substitut approprié puisqu’elle interdit tout contrôle judiciaire jusqu’à ce qu’elle soit complétée. Essentiellement, le demandeur cherche à obtenir un accès direct à la Cour fédérale en recourant au contrôle judiciaire des décisions du Service correctionnel du Canada relatives aux délinquants. Le demandeur soutient que la procédure de grief des délinquants constitue un système fondamentalement injuste pour les délinquants, dans le cadre duquel les délais exagérés empêchent les délinquants d’avoir accès aux tribunaux.

 

[11]           Le demandeur fonde son argument sur les arrêts de la Cour suprême du Canada May c. Établissement Ferndale, 2005 CSC 82, [2005] 3 R.C.S. 809, et Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, et dans les rapports annuels 2004‑2005, 2005-2006, 2006-2007 et 2007-2008 de l’enquêteur correctionnel du Canada.

 

[12]           De plus, le demandeur prétend qu’en raison de l’injustice innée de la procédure de grief des délinquants, notre Cour ne devrait manifester aucune déférence au moment d’examiner les décisions des autorités correctionnelles découlant de cette procédure.  

 

[13]           En ce qui concerne le grief collectif, le demandeur soutient que le sous-commissaire principal Head avait raison lorsqu’il a fait droit au grief en concluant que les agents ne peuvent pas discipliner les délinquants de façon informelle en leur imposant un isolement cellulaire involontaire. Il affirme que cette approche est conforme aux paragraphes 4 et 11 de la Directive du commissaire n° 580 selon laquelle le règlement informel est le recours à un autre moyen que le processus disciplinaire, lequel doit être approuvé par les deux parties visées.

 

[14]           Le demandeur ajoute que le commissaire adjoint n’avait pas le pouvoir d’infirmer la décision du sous-commissaire principal Head, un supérieur du Service correctionnel du Canada, sur ce point.  

 

[15]           Enfin, le demandeur soutient que, à cause du grief collectif, il a été transféré involontairement de l’unité pour laquelle il était le représentant, et il s’est vu refuser un poste lié à la procédure de grief. Il sollicite un jugement déclaratoire confirmant ces représailles. Il demande aussi [traduction] « l’autorisation d’introduire une action en responsabilité contre le commissaire du Service correctionnel du Canada ».

 

Position du défendeur

 

[16]           Le défendeur soutient que la décision du 28 octobre 2008 du commissaire adjoint, ainsi que la décision rendue le 14 août 2008 au troisième palier de la procédure de grief, doivent être contrôlées dans le cadre de la présente demande.

 

[17]           Le défendeur ajoute que la norme de contrôle applicable en l’espèce devrait être celle de la décision raisonnable, puisque cette norme est habituellement appliquée au contrôle des décisions au troisième palier de la procédure de grief des délinquants.

 

[18]           Le défendeur soutient également que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique puisque le demandeur a été libéré d’office le 15 janvier 2009. Le défendeur reconnaît que le demandeur purge sa peine jusqu’en mai 2010 et qu’il a été incarcéré quand il a déposé la présente demande de contrôle judiciaire. Toutefois, comme le demandeur a été libéré depuis, le défendeur affirme que les réparations que le demandeur demande à la Cour n’auraient aucun effet pratique sur les droits des parties, que les questions soulevées dans la demande pourraient facilement être soumises à la Cour par un autre détenu dans le contexte d’un litige actuel et que la demande ne soulève aucune question d’importance publique ou d’intérêt public.

 

[19]           En examinant le fond de la demande, le défendeur soutient que le demandeur a mal interprété l’arrêt May c. Établissement Ferndale, précité, lequel confirmait la compétence des tribunaux provinciaux en matière d’habeas corpus, et, par conséquent, ne laissait pas entendre que la procédure de grief des délinquants n’était pas un substitut approprié au contrôle judiciaire. Il est possible de demander le contrôle judiciaire devant la Cour fédérale si un plaignant n’est pas satisfait de la décision définitive découlant de la procédure de grief des délinquants. Le défendeur prétend donc que le contrôle judiciaire devant la Cour fédérale et la procédure de grief des délinquants sont exclusifs l’un de l’autre, mais sont appliqués conjointement. De plus, le défendeur souligne que le fondement factuel en l’espèce n’est pas suffisant pour appuyer la déclaration selon laquelle la procédure de grief ne saurait substituer le contrôle judiciaire.

 

[20]           Le défendeur reconnaît que les décisions rendues le 29 octobre 2008 et le 14 août 2008 par le commissaire adjoint vont directement à l’encontre de la réponse qui a été donnée le 11 mars 2008 au troisième palier par le sous-commissaire principal Head sur la question du pouvoir des agents de limiter les déplacements des prisonniers à une cellule ou à un secteur particulier comme forme de règlement informel. Toutefois, le défendeur affirme que la position exprimée par le commissaire adjoint est une interprétation raisonnable du paragraphe 13 de la Directive du commissaire n° 580 portant sur les Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus, lequel permet de limiter les mouvements jusqu’à un maximum de huit heures comme moyen de régler de façon informelle une infraction disciplinaire, et que, par conséquent, le commissaire adjoint n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en arrivant à cette conclusion.

 

[21]           Le défendeur ajoute que le commissaire adjoint n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en refusant de traiter, par voie de grief au troisième palier, les allégations de représailles subies par le demandeur à la suite de sa participation dans le grief collectif. Ces allégations ont été traitées de façon appropriée au premier palier de la procédure de grief.

 

[22]           Le défendeur ajoute que la Cour fédérale n’a pas le pouvoir de tirer une simple conclusion de fait relativement aux prétendues représailles. Il affirme, sur le fondement de l’arrêt Grenier c. Canada, 2005 CAF 348, [2005] A.C.F. n° 1778 (QL), qu’une action en dommages‑intérêts qui est fondée sur l’illégalité ou le caractère injustifié d’une décision d’un organisme fédéral ne peut être accueillie à moins que cette décision ait d’abord été déclarée nulle ou illégale, un jugement déclaratoire qui n’est pas sollicité par le demandeur en l’espèce puisqu’il a plutôt choisi de limiter sa réparation à une conclusion factuelle de représailles.

 

Le cadre législatif

 

[23]           Selon l’article 3 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi), le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité à la réinsertion sociale des délinquants à titre de citoyens respectueux des lois. À ces fins, des principes directeurs sont énoncés à l’article 4 de la Loi, y compris les principes suivants qui sont pertinents dans le cadre du présent contrôle judiciaire :

d) les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible;

 

 

e) le délinquant continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée;

 

[…]

 

g) ses décisions doivent être claires et équitables, les délinquants ayant accès à des mécanismes efficaces de règlement de griefs;

(d) that the Service use the least restrictive measures consistent with the protection of the public, staff members and offenders;

 

 

(e) that offenders retain the rights and privileges of all members of society, except those rights and privileges that are necessarily removed or restricted as a consequence of the sentence;

 

 

[…]

 

(g) that correctional decisions be made in a forthright and fair manner, with access by the offender to an effective grievance procedure;

 

 

[24]           La Loi établit une distinction entre les détenus et les délinquants. Selon l’article 2 de la Loi, les détenus sont notamment des personnes qui se trouvent dans un pénitencier par suite d’une condamnation, d’un ordre d’incarcération, d’un transfèrement ou encore d’une condition tandis que les délinquants comprennent les détenus qui se trouvent dans un pénitencier et les personnes qui se trouvent à l’extérieur du pénitencier par suite d’une libération conditionnelle ou d’office.

 

[25]           Les articles 38 à 44 de la Loi prévoient un régime disciplinaire pour les détenus. Voici les dispositions de la Loi qui sont pertinentes pour les fins qui nous concernent :

 

38. Le régime disciplinaire établi par les articles 40 à 44 et les règlements vise à encourager chez les détenus un comportement favorisant l’ordre et la bonne marche du pénitencier, tout en contribuant à leur réadaptation et à leur réinsertion sociale.

 

 

 

 

39. Seuls les articles 40 à 44 et les règlements sont à prendre en compte en matière de discipline.

 

40. Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

 

a) désobéit à l’ordre légitime d’un agent;

 

[…]

 

r) contrevient délibérément à une règle écrite régissant la conduite des détenus;

 

41. (1) L’agent qui croit, pour des motifs raisonnables, qu’un détenu commet ou a commis une infraction disciplinaire doit, si les circonstances le permettent, prendre toutes les mesures utiles afin de régler la question de façon informelle.

 

(2) À défaut de règlement informel, le directeur peut porter une accusation d’infraction disciplinaire mineure ou grave, selon la gravité de la faute et l’existence de circonstances atténuantes ou aggravantes.

 

 

42. Le détenu accusé se voit remettre, conformément aux règlements, un avis d’accusation qui mentionne s’il s’agit d’une infraction disciplinaire mineure ou grave.

 

 

43. (1) L’accusation d’infraction disciplinaire est instruite conformément à la procédure réglementaire et doit notamment faire l’objet d’une audition conforme aux règlements.

 

(2) L’audition a lieu en présence du détenu sauf dans les cas suivants :

 

 

a) celui-ci décide de ne pas y assister;

 

b) la personne chargée de l’audition croit, pour des motifs raisonnables, que sa présence mettrait en danger la sécurité de quiconque y assiste;

 

 

c) celui-ci en perturbe gravement le déroulement.

 

(3) La personne chargée de l’audition ne peut prononcer la culpabilité que si elle est convaincue hors de tout doute raisonnable, sur la foi de la preuve présentée, que le détenu a bien commis l’infraction reprochée.

 

44. (1) Le détenu déclaré coupable d’une infraction disciplinaire est, conformément aux règlements pris en vertu des alinéas 96i) et j), passible d’une ou de plusieurs des peines suivantes :

a) avertissement ou réprimande;

 

b) perte de privilèges;

 

c) ordre de restitution;

 

d) amende;

 

e) travaux supplémentaires;

 

 

f) isolement pour un maximum de trente jours, dans le cas d’une infraction disciplinaire grave.

38. The purpose of the disciplinary system established by sections 40 to 44 and the regulations is to encourage inmates to conduct themselves in a manner that promotes the good order of the penitentiary, through a process that contributes to the inmates’ rehabilitation and successful reintegration into the community.

 

39. Inmates shall not be disciplined otherwise than in accordance with sections 40 to 44 and the regulations.

 

40. An inmate commits a disciplinary offence who

 

(a) disobeys a justifiable order of a staff member;

 

[…]

 

(r) wilfully disobeys a written rule governing the conduct of inmates;

 

 

41. (1) Where a staff member believes on reasonable grounds that an inmate has committed or is committing a disciplinary offence, the staff member shall take all reasonable steps to resolve the matter informally, where possible.

 

(2) Where an informal resolution is not achieved, the institutional head may, depending on the seriousness of the alleged conduct and any aggravating or mitigating factors, issue a charge of a minor disciplinary offence or a serious disciplinary offence.

 

42. An inmate charged with a disciplinary offence shall be given a written notice of the charge in accordance with the regulations, and the notice must state whether the charge is minor or serious.

 

43. (1) A charge of a disciplinary offence shall be dealt with in accordance with the prescribed procedure, including a hearing conducted in the prescribed manner.

 

 

(2) A hearing mentioned in subsection (1) shall be conducted with the inmate present unless

 

(a) the inmate is voluntarily absent;

 

(b) the person conducting the hearing believes on reasonable grounds that the inmate’s presence would jeopardize the safety of any person present at the hearing; or

 

(c) the inmate seriously disrupts the hearing.

 

(3) The person conducting the hearing shall not find the inmate guilty unless satisfied beyond a reasonable doubt, based on the evidence presented at the hearing, that the inmate committed the disciplinary offence in question.

 

44. (1) An inmate who is found guilty of a disciplinary offence is liable, in accordance with the regulations made under paragraphs 96(i) and (j), to one or more of the following:

 

(a) a warning or reprimand;

 

(b) a loss of privileges;

 

(c) an order to make restitution;

 

(d) a fine;

 

(e) performance of extra duties; and

 

(f) in the case of a serious disciplinary offence, segregation from other inmates for a maximum of thirty days.

 

 

[26]           Le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 (le Règlement) fournit d’autres détails sur le régime disciplinaire applicable aux détenus dans les articles 24 à 33, y compris des dispositions portant sur l’avis d’accusation d’infraction disciplinaire destiné au détenu concerné, sur l’audition relative à une infraction mineure tenue par un cadre ou relative à une infraction grave tenue par un président indépendant, sur le droit du détenu qui est accusé d’interroger des témoins et de présenter ses observations et sur les enregistrements des auditions disciplinaires devant être conservés.

 

[27]           Les articles 34 à 41 du Règlement portent sur les peines infligées par suite de la perpétration d’infractions disciplinaires par des détenus et prévoient diverses peines maximales applicables aux infractions mineures et graves. En ce qui concerne les infractions mineures, un détenu peut perdre un maximum de sept jours de privilèges, payer une amende maximale de 25 $ et effectuer un maximum de 10 heures de travaux supplémentaires.

 

[28]           L’article 90 de la Loi établit une procédure de règlement des griefs des délinquants conforme au Règlement :

90. Est établie, conformément aux règlements d’application de l’alinéa 96u), une procédure de règlement juste et expéditif des griefs des délinquants sur des questions relevant du commissaire.

 

90. There shall be a procedure for fairly and expeditiously resolving offenders’ grievances on matters within the jurisdiction of the Commissioner, and the procedure shall operate in accordance with the regulations made under paragraph 96(u).

 

 

[29]            Les articles 74 à 82 du Règlement énoncent les paramètres de la procédure de règlement des griefs des délinquants. L’article 74 prévoit d’abord une procédure de plainte écrite selon laquelle un délinquant insatisfait d’une action ou d’une décision d’un agent peut tenter de régler la question de façon informelle :

74. (1) Lorsqu’il est insatisfait d’une action ou d’une décision de l’agent, le délinquant peut présenter une plainte au supérieur de cet agent, par écrit et de préférence sur une formule fournie par le Service.

 

 

(2) Les agents et le délinquant qui a présenté une plainte conformément au paragraphe (1) doivent prendre toutes les mesures utiles pour régler la question de façon informelle.

 

 

(3) Sous réserve des paragraphes (4) et (5), le supérieur doit examiner la plainte et fournir copie de sa décision au délinquant aussitôt que possible après que celui-ci a présenté sa plainte.

74. (1) Where an offender is dissatisfied with an action or a decision by a staff member, the offender may submit a written complaint, preferably in the form provided by the Service, to the supervisor of that staff member.

 

(2) Where a complaint is submitted pursuant to subsection (1), every effort shall be made by staff members and the offender to resolve the matter informally through discussion.

 

(3) Subject to subsections (4) and (5), a supervisor shall review a complaint and give the offender a copy of the supervisor’s decision as soon as practicable after the offender submits the complaint.

 

 

[30]           Le Règlement énonce ensuite une procédure de règlement des griefs en trois étapes pour les cas où la plainte n’est pas réglée de façon informelle ou que la décision du supérieur n’est pas jugée satisfaisante. Premièrement, le grief est présenté au directeur. Deuxièmement, le grief peut être transmis au responsable de la région. La troisième et dernière étape de la procédure a lieu devant le commissaire ou son représentant. Les dispositions pertinentes du Règlement sont ainsi rédigées :

75. Lorsque, conformément au paragraphe 74(4), le supérieur refuse d’examiner la plainte ou que la décision visée au paragraphe 74(3) ne satisfait pas le délinquant, celui-ci peut présenter un grief, par écrit et de préférence sur une formule fournie par le Service :

 

a) soit au directeur du pénitencier ou au directeur de district des libérations conditionnelles, selon le cas;

 

b) soit, si c’est le directeur du pénitencier ou le directeur de district des libérations conditionnelles qui est mis en cause, au responsable de la région.

[…]

 

78. La personne qui examine un grief selon l’article 75 doit remettre copie de sa décision au délinquant aussitôt que possible après que le détenu a présenté le grief.

 

[…]

 

 

80. (1) Lorsque le délinquant est insatisfait de la décision rendue au sujet de son grief par le directeur du pénitencier ou par le directeur de district des libérations conditionnelles, il peut en appeler au responsable de la région.

 

(2) Lorsque le délinquant est insatisfait de la décision rendue au sujet de son grief par le responsable de la région, il peut en appeler au commissaire.

 

 

 

(3) Le responsable de la région ou le commissaire, selon le cas, doit transmettre au délinquant copie de sa décision motivée aussitôt que possible après que le délinquant a interjeté appel.

75. Where a supervisor refuses to review a complaint pursuant to subsection 74(4) or where an offender is not satisfied with the decision of a supervisor referred to in subsection 74(3), the offender may submit a written grievance, preferably in the form provided by the Service,

 

(a) to the institutional head or to the director of the parole district, as the case may be; or

 

 

(b) where the institutional head or director is the subject of the grievance, to the head of the region.

 

 

[…]

 

78. The person who is reviewing a grievance pursuant to section 75 shall give the offender a copy of the person’s decision as soon as practicable after the offender submits the grievance.

 

[…]

 

80. (1) Where an offender is not satisfied with a decision of the institutional head or director of the parole district respecting the offender’s grievance, the offender may appeal the decision to the head of the region.

 

(2) Where an offender is not satisfied with the decision of the head of the region respecting the offender’s grievance, the offender may appeal the decision to the Commissioner.

 

(3) The head of the region or the Commissioner, as the case may be, shall give the offender a copy of the head of the region’s or Commissioner’s decision, including the reasons for the decision, as soon as practicable after the offender submits an appeal.

 

[31]           Le Règlement prévoit également que cette procédure de règlement des griefs n’empêche pas les délinquants de prendre d’autres recours judiciaires. En effet, l’article 81 du Règlement est ainsi libellé :

81. (1) Lorsque le délinquant décide de prendre un recours judiciaire concernant sa plainte ou son grief, en plus de présenter une plainte ou un grief selon la procédure prévue dans le présent règlement, l’examen de la plainte ou du grief conformément au présent règlement est suspendu jusqu’à ce qu’une décision ait été rendue dans le recours judiciaire ou que le détenu s’en désiste.

 

(2) Lorsque l’examen de la plainte ou au grief est suspendu conformément au paragraphe (1), la personne chargée de cet examen doit en informer le délinquant par écrit.

81. (1) Where an offender decides to pursue a legal remedy for the offender’s complaint or grievance in addition to the complaint and grievance procedure referred to in these Regulations, the review of the complaint or grievance pursuant to these Regulations shall be deferred until a decision on the alternate remedy is rendered or the offender decides to abandon the alternate remedy.

 

(2) Where the review of a complaint or grievance is deferred pursuant to subsection (1), the person who is reviewing the complaint or grievance shall give the offender written notice of the decision to defer the review.

 

 

[32]           Enfin, les articles 97 et 98 de la Loi permettent au commissaire du Service correctionnel du Canada d’établir des règles dans le but d’appliquer la partie I de la Loi et le Règlement et de faire en sorte que ces règles fassent l’objet de directives. Deux directives particulièrement pertinentes aux fins du présent contrôle judiciaire ont été prises en vertu du pouvoir du commissaire, à savoir la Directive n° 081 portant sur les Plaintes et griefs des délinquants et la Directive n° 580 portant sur les Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus, dont il sera largement question plus loin.

 

 

Questions en litige

 

[33]           Les questions en litige en l’espèce peuvent être formulées ainsi :

a.       La demande de contrôle judiciaire est-elle devenue théorique?

b.      Quelle est la norme de contrôle applicable?

c.       La Cour devrait-elle déclarer que la procédure de règlement des griefs des délinquants n’est pas un  substitut approprié au contrôle judiciaire?

d.      Le commissaire adjoint a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que les mesures disciplinaires informelles comprennent la restriction des déplacements d’un détenu à une cellule, sans son consentement, pendant une période maximale de huit heures?

e.       La Cour devrait-elle déclarer que le demandeur a fait l’objet de représailles en raison de sa participation à la procédure de règlement des griefs?

 

 

La demande est-elle devenue théorique?

 

[34]           Le défendeur soutient que la présente demande est devenue théorique puisque le demandeur est maintenant libéré d’office et ne se trouve donc plus dans un pénitencier.

 

[35]           Selon la doctrine relative au caractère théorique, un tribunal peut refuser de trancher une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. La question du caractère théorique s’applique quand une décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre une controverse qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Toutefois, même lorsqu’une affaire devient théorique, un tribunal peut toujours décider de rendre un jugement dans certaines circonstances. L’arrêt clé sur le sujet est Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342.

 

[36]           J’estime que la doctrine relative au caractère théorique ne s’applique pas en l’espèce.  

 

[37]           Certes, la Loi et le Règlement prévoient une procédure de règlement des griefs des délinquants, c’est-à-dire les délinquants qui sont détenus dans un pénitencier et ceux qui ne se trouvent plus dans un pénitencier par suite d’une libération conditionnelle ou d’office. Par conséquent, aux termes de la procédure de règlement des griefs, le fait de passer de délinquant détenu à délinquant libéré d’office n’affecte en rien la procédure. De plus, le paragraphe 65 de la Directive du commissaire n° 081 portant sur les Plaintes et griefs des délinquants exige expressément que la procédure de règlement des griefs soit complétée même dans les cas où le délinquant a purgé toute sa peine :

65. Si la peine que purge un délinquant prend fin avant que le grief qu’il a déposé soit réglé, le Service doit poursuivre normalement le traitement du grief et lui envoyer la réponse. Si l’on ne peut trouver son adresse, on doit verser la réponse originale dans le dossier du plaignant et l’y laisser jusqu’à ce que ce dernier fasse une demande à l’Unité de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels.

 

65. When an offender completes his/her sentence after having submitted a grievance during his/her sentence, the Service shall complete the grievance as required and forward the response to the offender. If a forwarding address cannot be located, the original response shall be placed on the griever’s file until such time as an Access to Information and Privacy request has been completed by the griever.

 

 

 

[38]           Ces dispositions s’appliquent à la procédure de règlement des griefs, mais elles doivent aussi être interprétées comme s’appliquant au contrôle judiciaire des décisions prises conformément à la procédure vu le paragraphe 30 de la Directive du commissaire n° 081, lequel prévoit expressément le contrôle judiciaire des décisions finales en matière de grief, lesquelles comprennent de façon implicite les décisions rendues une fois la peine purgée et, à plus forte raison, les décisions portant sur les détenus qui bénéficient d’une libération d’office. Il s’agit là d’une indication claire que la doctrine relative au caractère théorique ne s’applique pas dans des circonstances, comme en l’espèce, où un détenu qui a présenté un grief obtient sa libération conditionnelle ou d’office avant que soient menés à terme la procédure de règlement des griefs et le contrôle judiciaire subséquent.

 

[39]           De plus, il existe toujours un litige actuel entre les parties. En effet, en vertu du paragraphe 128(1) de la Loi, le délinquant qui bénéficie d’une libération d’office continue de purger sa peine jusqu’à l’expiration de celle-ci. De plus, une libération d’office peut être suspendue ou révoquée aux termes du paragraphe 135(1) de la Loi.

 

[40]           Par conséquent, la présente demande ne soulève pas de questions théoriques. Le demandeur est clairement un délinquant auquel s’applique la procédure de règlement des griefs, et il court toujours le risque de retourner au pénitencier comme détenu par l’effet de la Loi. De plus, le demandeur cherche à obtenir des jugements déclaratoires qui pourraient lui permettre de donner suite à son action en dommages-intérêts contre le défendeur.

 

Norme de contrôle

 

[41]           L’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 62, a établi un processus en deux étapes pour déterminer la norme de contrôle. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

[42]            La présente demande soulève trois questions essentiellement différentes. Premièrement, elle soulève des préoccupations quant à l’équité fondamentale de la procédure de règlement des griefs, et pour cette raison, un jugement déclaratoire portant que la procédure actuelle n’est pas un substitut approprié au contrôle judiciaire est demandé. Cela soulève des questions sur les principes de justice naturelle et d’équité procédurale.  

 

[43]           Deuxièmement, elle attaque directement les décisions du commissaire adjoint portant sur les deux points suivants : a) le pouvoir de limiter les déplacements d’un prisonnier contre sa volonté pendant une période maximale de huit heures à titre de mesure disciplinaire involontaire, et b) la démarche suivie pour traiter les allégations de représailles pour avoir participé à une procédure de grief.  Ces deux points soulèvent seulement des questions relatives à l’interprétation de la Loi, du Règlement et des Directives du commissaire n° 081 et n° 580 sur les Plaintes et griefs des délinquants et les Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus.

 

[44]           Troisièmement, un jugement déclaratoire est demandé au sujet des « représailles » qu’aurait subies le demandeur à cause de sa participation au grief collectif. Cela soulève des questions de fait.

 

[45]           En règle générale, les principes de justice naturelle et d’équité procédurale doivent être examinés par un tribunal judiciaire selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 43. Cela s’applique également aux questions de justice naturelle et d’équité procédurale soulevées dans le contexte d’une procédure de règlement des griefs des délinquants : Sweet c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 51, [2005] A.C.F. n° 216 (QL), par. 16.

 

[46]           Avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, la jurisprudence a établi que, dans les cas de contrôle judiciaire de décisions rendues sous le régime de la procédure de grief des délinquants, la norme de la décision correcte s’appliquait aux questions de droit, comme celle de l’interprétation qu’il convient de donner à la Loi; que la norme de la décision raisonnable simpliciter s’appliquait aux questions mixtes de droit et de fait; et que la norme de la décision manifestement déraisonnable s’appliquait aux questions purement factuelles : Tehrankari c. Canada (Service correctionnel), (2000) 188 F.T.R. 206, [2000] A.C.F. n° 495 (QL), par. 44; Mennes c. Établissement Warkworth, 2001 FCT 1349, [2001] A.C.F. n° 1830 (QL), par. 13-14; Ennis c. Canada (Procureur général), 2003 FCT 461, [2003] A.C.F. n° 633 (QL), par. 17 à 21; Sweet c. Canada (Procureur général), précité, par. 14-15; Bégin c. Canada (Procureur général), 2008 CF 89, [2008] A.C.F. n° 205 (QL), par. 16 à 18.

 

[47]           Après l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, la Cour fédérale a conclu que la norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale et que la norme de la raisonnabilité s’applique aux questions de fait et aux questions mixtes de droit et de fait : Dutiaume c. Canada (Procureur général), 2008 CF 990, [2008] A.C.F. n° 1230 (QL), par. 27 à 29; Johnson c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1357, [2008] A.C.F. n° 1763 (QL), par. 35 à 39; Lemoy c. Canada (Procureur général), 2009 CF 448, [2009] A.C.F. n° 589 (QL), par. 13 à 15; Yu c. Canada (Procureur général), 2009 CF 1201, [2009] A.C.F. n° 1495 (QL), par. 22.

 

[48]           Les questions de droit, comme celles soulevées en l’espèce, doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Cette approche est compatible avec la jurisprudence antérieure et avec l’analyse relative à la norme de contrôle.  

 

[49]           Certes, aucune clause privative ne protège les décisions rendues dans le cadre de la procédure de grief des délinquants, la procédure en soi est administrative et les décisions ne sont pas prises par des arbitres indépendants; les questions en litige portent sur l’interprétation adéquate de la loi et les décideurs prenant part à cette procédure n’ont aucune expertise particulière en matière d’interprétation législative. Cela indique clairement que les questions de droit soulevées en l’espèce doivent être examinées en fonction de la norme de la décision correcte.

 

[50]           J’ajouterais également que, pour ce qui est de la question relative aux mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus par le règlement informel, les positions du commissaire adjoint et du sous-commissaire principal Head sont clairement contradictoires.  Lorsque des fonctionnaires du même ministère se contredisent dans le cadre du processus de règlement des différends prévu par la loi, la norme de la décision correcte devrait s’appliquer : voir par analogie SITBA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, page 327; Produits Pétro-Canada Inc. c. Moalli (C.A.), [1987] R.J.Q. 261, pages 267-268; Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385, par. 61; Canada (Procureur général) c. Mowat, 2009 CAF 309, 312 D.L.R. (4th) 294, [2009] A.C.F. n° 1359 (QL), par. 45; Abdoulrab c. Ontario (Labour Relations Board), 2009 ONCA 491, [2009] O.J. n° 2524 (QL), par. 48.

 

[51]           Par conséquent, j’examinerai les questions de justice naturelle et d’équité procédurale ainsi que les questions de droit soulevées par la présente demande en fonction de la norme de la décision correcte. Les questions de fait portant sur les « représailles » alléguées seront examinées, au besoin, en fonction de la norme de la raisonnabilité.

 

La Cour devrait-elle déclarer que la procédure de grief des délinquants n’est pas un substitut approprié au contrôle judiciaire?

 

[52]           Le demandeur demande à la Cour de rendre un jugement déclaratoire général portant que la procédure de grief des délinquants actuelle n’est pas un substitut approprié au contrôle judiciaire. Il prétend, comme fondement à ce jugement déclaratoire général, que divers rapports annuels de l’enquêteur correctionnel du Canada ont été déposés devant le Parlement par le ministre responsable en vertu de l’article 192 de la Loi. L’enquêteur correctionnel du Cananda est nommé en vertu de la partie III de la Loi à titre d’ombudsman des délinquants. Dans ses divers rapports annuels, il a sévèrement critiqué l’application et la gestion de la procédure de grief des délinquants par le Service correctionnel du Canada.

 

[53]           L’enquêteur correctionnel indique dans ses rapports annuels que la procédure de grief actuelle provient d’un examen approfondi du système pénitentiaire du Canada appliqué en 1976 et 1977 par le Comité permanent de la justice et des questions juridiques. Cette procédure semble avoir accusé, dès le départ, de longs retards dans le traitement des griefs, remettant en question l’efficacité et la crédibilité de la procédure. Depuis nombre d’années, ces problèmes sont régulièrement soulignés par l’enquêteur correctionnel, qui a décrié l’absence d’engagement et de responsabilité de la part du Service correctionnel du Canada.

 

[54]           L’enquêteur correctionnel fait aussi référence au rapport de la Commission Arbour de 1996 (Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston), dans lequel on faisait remarquer « […] une absence troublante d’engagement de la part du Service correctionnel à l’égard des idéaux de la justice » (à la page 198 du rapport Arbour) ainsi que des carences dans la procédure de griefs des délinquants et des améliorations recommandées (aux pages 150-151 du rapport Arbour).

 

[55]           Certaines corrections ont été apportées à la procédure de grief des délinquants à la suite du rapport rédigé par la juge Arbour, mais l’enquêteur correctionnel signale constamment des problèmes importants associés principalement à l’intemporalité de la procédure. Dans son rapport annuel 2007-2008, il a fait part (page 37) de ses préoccupations en ce qui concerne les  responsabilités législatives du Service correctionnel, c’est-à-dire prévoir une procédure de règlement juste et expéditif des griefs des délinquants, comme le prescrit l’article 90 de la Loi.

 

[56]           Bien que cela soit intéressant, la difficulté en l’espèce est que le demandeur, qui n’était pas représenté par un avocat, n’ait pas présenté beaucoup d’éléments de preuve à l’appui du jugement déclaratoire qu’il cherche à obtenir. Bien entendu, les rapports annuels de l’enquêteur correctionnel n’ont pas été déposés avec le dossier du demandeur à l’appui de sa demande, mais plutôt avec le recueil de jurisprudence du demandeur présenté le jour même de l’audition de la demande. Par conséquent, les documents sur lesquels le demandeur appuie en grande partie son argumentation n’ont jamais été versés au dossier, ce qui empêche le défendeur de contester ces documents ou d’y répondre et de déposer des éléments de preuve quant aux questions soulevées. De plus, le demandeur n’a présenté aucun renseignement statistique sur les retards actuels dans la procédure de grief des délinquants ni aucun rapport d’expert expliquant les problèmes allégués.

 

[57]           Dans ces circonstances, je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve en l’espèce pour que la Cour examine la demande de jugement déclaratoire général du demandeur. La présente affaire n’a simplement pas suffisamment d’éléments de preuve pour permettre à la Cour d’arriver à une décision éclairée sur les allégations du demandeur à propos de l’équité globale de la procédure de grief des délinquants et sur la question de savoir si elle est conforme aux responsabilités énoncées à l’article 90 de la Loi.

 

[58]           Je remarque également que l’article 81 du Règlement reproduit ci-dessus, et les paragraphes 75 à 77 de la Directive du commissaire n° 081 reconnaissent que la procédure de grief n’est pas un obstacle à l’introduction d’une instance par les délinquants. Ces dispositions indiquent qu’un délinquant peut décider de prendre un recours judiciaire concernant sa plainte ou son grief, auquel cas la procédure de grief est suspendue jusqu’à la fin de l’instance.

 

[59]           Toutefois, une demande de contrôle judiciaire est habituellement examinée qu’une fois la procédure de grief des délinquants épuisée. Comme le juge Lemieux l’a récemment fait remarquer dans Ewert c. Canada (Procureur général), 2009 CF 971, [2009] A.C.F. n° 1532 (QL), par. 32 :

Il a été bien établi par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale que, en adoptant la Loi et le Règlement, le législateur et le gouverneur en conseil ont institué un régime complet régissant le traitement des griefs déposés par les détenus incarcérés dans des établissements fédéraux, et ce régime de règlement des griefs constitue un autre recours valable, qui conduira en général la Cour fédérale à se déclarer incompétente pour entendre une demande de contrôle judiciaire tant que le détenu n’aura pas épuisé cet autre recours (voir Condo c. Canada (Procureur général), [2003] A.C.F. n° 310; Giesbrecht c. Canada, [1998] A.C.F. n° 621 (Giesbrecht); Marek c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 224; Collin c. Canada (Procureur général), [2006] A.C.F. n° 729; McMaster c. Canada (Procureur général), 2008 CF 647 (McMaster)). Il n’est pas nécessaire que l’autre recours soit parfait; il doit être approprié (voir Froom c. Canada (Ministre de la Justice), 2004 CAF 352).

 

 

[60]           Cette approche est raisonnable et elle vise l’économie des ressources judiciaires. Par contre, cela ne signifie pas qu’un délinquant ne peut jamais solliciter le contrôle judiciaire avant la fin de la procédure de grief. Chaque situation doit être examinée dans son contexte particulier et le contrôle judiciaire, ou une autre forme d’intervention judiciaire, peut être demandé avant la fin de la procédure de grief si la situation l’exige, comme dans les cas d’urgence ou lorsqu’il y a une inadaptation manifeste de la procédure suivie dans le cadre d’un grief particulier.

 

Le commissaire adjoint a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que les mesures disciplinaires informelles comprennent la restriction des déplacements d’un détenu à une cellule, sans son consentement, pendant une période maximale de huit heures?

 

[61]           Le paragraphe 13 de la Directive du commissaire n° 580 portant sur les Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus est ainsi rédigé :

13. Limiter les déplacements à une cellule ou à un secteur en particulier est une façon de régler de façon informelle une infraction disciplinaire (article 41 de la LSCMLC). La restriction :

 

a. ne doit pas durer plus de huit (8) heures, à moins que la prolongation soit approuvée par le directeur de l’établissement;

b. doit être signalée immédiatement au surveillant correctionnel ou chef d’équipe adjoint, ou au gestionnaire d’unité ou chef d’équipe.

13. Restriction of movement to a particular area or cell may be used as a type of informal resolution of a disciplinary infraction (section 41 of the CCRA) and shall:

 

 

a. not exceed eight (8) hours unless approved by the Institutional Head; and

 

b. be immediately reported to the Correctional Supervisor/Assistant Team Leader or Unit Manager/Team Leader.

 

 

[62]           Dans ses décisions du 29 octobre 2008 et du 14 août 2008, le commissaire adjoint soutient que les agents peuvent limiter les déplacements des détenus à leur cellule comme une forme de règlement informel même si cette restriction disciplinaire n’est pas volontaire, c.-à-d. qu’elle n’est pas acceptée par le détenu. Cette position va directement à l’encontre de celle exprimée par le sous-commissaire principal Head dans sa réponse au troisième palier datée du 11 mars 2008 au grief collectif du demandeur, qui était plutôt d’avis que les agents ne peuvent pas imposer des mesures disciplinaires aux détenus contre leur volonté hors du cadre du processus disciplinaire formel applicable aux détenus.

 

[63]           Pour les motifs qui suivent, la position du sous-commissaire principal Head est correcte et, par conséquent, la Cour conclut que le commissaire adjoint a fait des erreurs susceptibles de contrôle en infirmant sa décision.

 

[64]           Premièrement, le commissaire adjoint n’avait pas le pouvoir d’infirmer la décision du sous-commissaire principal Head.  Le paragraphe 29 de la Directive du commissaire n° 081 prévoit que la décision du commissaire ou de son représentant à la troisième étape du processus de règlement des griefs « constitue l’étape finale du processus de règlement des plaintes et griefs ». Rien dans la Loi, le Règlement ou la Directive du commissaire n° 081 ne permet d’infirmer une décision au troisième palier autrement que dans le cadre d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

 

[65]           Le commissaire adjoint répondait à un grief au troisième palier, mais il était question de l’application des mesures correctives exigées par la décision du sous-commissaire principal datée du 11 mars 2008. Le paragraphe 82 de la Directive du commissaire n° 081 permet exceptionnellement de présenter un grief au troisième palier si le litige porte sur la réalisation d’une mesure corrective exigée par le troisième palier. Le grief devant le commissaire adjoint portait donc sur l’allégation selon laquelle les mesures correctives prévues dans la décision du sous-commissaire Head n’ont pas été prises; il ne portait pas sur le bien-fondé de cette décision.

 

[66]           Par conséquent, le commissaire adjoint a outrepassé son pouvoir en infirmant la décision du sous-commissaire principal Head.  

 

[67]           En outre, la position du sous-commissaire principal était conforme à la Loi, au Règlement et à la Directive du commissaire n° 580 sur les Mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus; le commissaire adjoint n’aurait donc pas dû l’infirmer .

 

[68]           La Directive du commissaire n° 580 définit « Règlement informel » de la façon suivante au paragraphe 4 [je souligne] :

4. Règlement informel:

Recours à d’autres moyens raisonnables que le processus disciplinaire, approuvés par les deux parties, pour traiter la conduite inappropriée du détenu dans le but d’éviter qu’elle se reproduise. Il peut s’agir d’interventions comme les cercles de résolution, la négociation, la médiation, le counseling, la résolution des problèmes axée sur la coopération, la formulation d’avertissements et la prestation de conseils.

4. Informal resolution: Reasonable alternatives to the disciplinary process agreed to by both parties to address inappropriate inmate conduct with a view to preventing its recurrence. Informal resolution includes responses such as resolution circles, negotiation, mediation, counselling, cooperative problem solving, warnings and advice

 

 

[69]           Le règlement informel est également traité comme une solution à laquelle ont consenti les parties en cause à l’alinéa 11a) de la Directive du commissaire n° 580 [je souligne] :

11. Le règlement informel et les tentatives en ce sens doivent :

a. être envisagés par l’agent témoin comme une possibilité à tout moment du processus, avec l’accord des parties en cause, car les circonstances peuvent changer pendant ou après un incident ou une accusation;

11. Informal resolution or attempts shall:

a. be considered by the witnessing officer as an option, at any point in the process, with the agreement of the parties involved, since circumstances may change during or following an incident or charge;

 

 

[70]           Je souligne que le paragraphe 74(2) du Règlement traite aussi le règlement informel comme une discussion.  Ce paragraphe prévoit que lorsque le délinquant présente une plainte, « les agents et le délinquant […] doivent prendre toutes les mesures utiles pour régler la question de façon informelle ». Cela est conforme avec l’approche selon laquelle le règlement informel exige l’accord des parties en cause.

 

[71]           Le paragraphe 13 de la Directive du commissaire n° 580 ne permet donc pas à l’agent de limiter les déplacements d’un détenu à sa cellule, sans le consentement de ce dernier, comme mesure disciplinaire informelle. Cela indique simplement que limiter les déplacements à une cellule pendant une période maximale de huit heures est une forme de règlement informel pouvant être utilisée seule ou en plus d’autres formes de règlement informel. Toutefois, cette forme de règlement informel exige tout de même l’accord des parties en cause, comme cela est précisé au paragraphe 4 et à l’alinéa 11a) de la Directive du commissaire n° 580.

 

[72]           Cette approche est conforme à la Loi et au Règlement ainsi qu’aux principes juridiques généraux concernant les mesures disciplinaires prévues à l’endroit des détenus établis par la Cour suprême du Canada.  

 

[73]           Certes, les alinéas 4d), e) et g) de la Loi, reproduits précédemment, prévoient les principes selon lesquels les mesures les moins restrictives devraient servir à discipliner les délinquants, que les délinquants continuent de jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée et que les décisions correctionnelles, y compris les décisions disciplinaires, doivent être claires et équitables.  

 

[74]           En matière disciplinaire, les articles 41 à 44 de la Loi et les articles 25 à 33 du Règlement, aussi reproduits précédemment, exigent expressément le règlement informel, et lorsque cela n’est pas possible, un processus officiel d’accusations d’infraction disciplinaire, d’avis et d’auditions, donnant aux détenus l’occasion de se faire entendre sur les procédures disciplinaires et les peines qui en résultent. L’interprétation du paragraphe 13 de la Directive du commissaire n° 580 doit être compatible avec ces dispositions de la Loi et du Règlement. Il est utile de souligner dans ce contexte que la Directive du commissaire n° 580 prévoit une audience disciplinaire lorsque les peines consistent en un simple avertissement ou une réprimande ou une amende maximale de 25 $.

 

[75]           La question fondamentale en l’espèce est celle de savoir si la liberté résiduelle d’un détenu se trouvant dans un pénitencier fédéral peut être restreinte pendant une période allant jusqu’à 8 heures à titre de mesure disciplinaire, sans son consentement et sans audience disciplinaire.

 

[76]           Dans Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602, le juge Dickson a fait remarquer qu’une décision qui a pour effet de priver une personne de sa liberté en l’incarcérant dans une « prison au sein d’une prison » était assujettie à une certaine protection procédurale au motif que « [l]e principe de la légalité doit régner à l’intérieur des murs d’un pénitencier » (page 622). De plus, dans May c. Établissment Ferndale, précité, les juges Lebel et Fish ont écrit ce qui suit au par. 77 :

La privation de liberté n’est légale que si elle relève de la compétence du décideur. En l’absence d’une disposition expresse au contraire, les décisions administratives doivent être conformes à la Charte. Les décisions administratives prises en violation de la Charte sont nulles pour défaut de compétence : Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1078. L’article 7 de la Charte énonce qu’il ne peut être porté atteinte à la liberté qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Les décisions administratives doivent également être rendues dans le respect de l’obligation d’équité procédurale de la common law et des obligations légales applicables. Les décisions relatives au transfèrement qui ont des incidences sur la liberté des détenus doivent donc respecter toutes ces exigences.

 

 

 

[77]           La façon dont le sous-commissaire principal Head a abordé la question en l’espèce respecte les principes énoncés par la Cour suprême du Canada et doit donc être privilégiée.

 

[78]           Je souligne que cette approche ne signifie pas que les agents ne peuvent pas limiter les déplacements des détenus à leur cellule pour assurer l’ordre dans le pénitencier ou pour garantir la bonne gestion de l’institution. Cette approche vise plutôt à éviter que des agents décident unilatéralement d’imposer et d’appliquer après coup des mesures disciplinaires en limitant les déplacements aux cellules sans respecter le processus disciplinaire prévu par la Loi, le Règlement et les Directives du commissaire. En l’espèce, les déplacements ont été limités aux cellules à titre de mesure disciplinaire bien après la présumée infraction disciplinaire.

 

La Cour devrait-elle déclarer que le demandeur a fait l’objet de représailles en raison de sa participation à la procédure de règlement des griefs?

 

[79]           Le 9 avril 2008, le demandeur a déposé un grief au premier palier concernant les « représailles » alléguées suivant la réception de la décision au troisième palier du sous-commissaire principal Head datée du 11 mars 2008, laquelle accueillait en partie le grief collectif. Ce grief portant sur les « représailles » a été rejeté au premier palier le 3 mai 2008 et le demandeur n’a pas porté l’affaire au second palier, choisissant plutôt de déposer son grief au troisième palier le 26 mai 2008 en ce qui concerne l’absence de mesures correctives dans le cadre du grief collectif et ses allégations de « représailles ».  

 

[80]           L’article 91 de la Loi prévoit clairement que tout délinquant a libre accès à la procédure de règlement des griefs « sans crainte de représailles ».

 

[81]           Le droit d’accès à la procédure de règlement des griefs sans crainte de représailles est expressément prévu par la loi, mais la procédure en soi ne prévoit aucun moyen particulier de  résoudre les allégations de « représailles ». La Directive du commissaire n° 081 portant sur les Plaintes et griefs des délinquants traite une plainte comportant des allégations de « représailles » comme une plainte de harcèlement ou de discrimination devant être considérée comme un grief au premier palier. Toutefois, un tel grief est automatiquement considéré comme un grief prioritaire et doit être acheminé immédiatement au directeur de l’établissement.

 

[82]           Les paragraphes 83 et 84 de la Directive du commissaire n° 081 sont clairs à ce sujet :

83. Un délinquant qui croit être victime de harcèlement, de harcèlement sexuel ou de discrimination peut présenter un grief au premier palier.

 

 

84. Lorsqu’une plainte ou un grief contient des allégations de harcèlement, de harcèlement sexuel ou de discrimination, ou encore de tout comportement qui pourrait constituer du harcèlement, du harcèlement sexuel ou de la discrimination, il doit être :

 

a. jugé de nature délicate;

 

b. désigné prioritaire;

 

c. considéré comme un grief au premier palier;

 

d. acheminé immédiatement au directeur de l’établissement dans une enveloppe scellée, aux fins d’examen.

83. An offender may submit a first level grievance where he/she believes that he/she is being subjected to harassment, sexual harassment or discrimination.

 

84. When a complaint or grievance includes allegations of harassment, sexual harassment or discrimination, or any behaviour that could constitute harassment, sexual harassment or discrimination, it must be:

 

a. deemed sensitive;

 

b. designated as a high priority;

 

c. entered as a first level grievance; and

 

d. immediately brought to the attention of the Institutional Head in a sealed envelope for his/her review.

 

 

 

[83]           Par conséquent, le commissaire adjoint n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en refusant de traiter la plainte comportant des allégations de « représailles » dans le cadre d’un grief direct au troisième palier.

 

[84]           Cependant, le demandeur va plus loin et sollicite un jugement déclaratoire de la Cour selon lequel il n’aurait pas dû subir de représailles pour avoir eu recours à la procédure de grief des délinquants. Il faudrait que la Cour arrive d’abord à la conclusion que le demandeur a effectivement subi des « représailles ». Comme le demandeur n’a pas déposé un grief au deuxième palier fondé sur ses allégations de « représailles », aucune décision sur le bien-fondé de ces allégations ne fait l’objet d’un contrôle judiciaire devant notre Cour. Par conséquent, dans de telles circonstances, le jugement déclaratoire sollicité par le demandeur ne peut être accordé dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[85]           Enfin, dans ses observations écrites, le demandeur a ajouté comme conclusion subsidiaire que cette Cour lui a donné l’autorisation d’introduire une action en responsabilité contre le commissaire du Service correctionnel du Canada à cause des allégations de « représailles ». Le demandeur n’a pas besoin d’une autorisation pour introduire une action s’il le juge opportun. Cela dit, la Cour ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si une telle action pouvait reposer sur des motifs d’ordre procédural ou de fond, ni sur celle de savoir si les principes énoncés dans Grenier c. Canada, précité, pouvaient faire obstacle. Il s’agit de questions qui doivent être appréciées dans le contexte d’une telle action quand elle est intentée.

 

Conclusions

 

[86]           Compte tenu de ce qui précède, la demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.

 

[87]            Le demandeur sollicite des jugements déclaratoires, mais sa demande porte véritablement sur le contrôle judiciaire de la décision du commissaire adjoint exposé dans sa lettre du 29 octobre 2008 confirmant sa décision antérieure du 14 août 2008.

 

[88]           Je ne crois pas qu’un jugement déclaratoire général est la réparation qu’il convient d’accorder en l’espèce. La réparation appropriée dans les circonstances consiste à déclarer invalide et annuler la décision du commissaire adjoint dans la mesure où elle infirme la décision antérieure du sous-commissaire principal Head exposée dans sa réponse donnée au grief au troisième palier en date du 11 mars 2008.  De plus, l’affaire sera renvoyée au commissaire du Service correctionnel du Canada pour qu’il s’assure que les mesures correctives énumérées dans la décision rendue au troisième palier de la procédure de grief le 11 mars 2008 ont été correctement appliquées.

 

[89]           Le demandeur n’ayant pas sollicité de dépens dans la présente demande; il n’en sera pas adjugé. 

 

 

 

 


 

JUGEMENT

 

 

LA COUR STATUE QUE :

 

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie;

 

2. La décision du commissaire adjoint, Politiques et recherche du Service correctionnel du Canada, exposée dans les lettres du 29 octobre 2008 et du 14 août 2008 infirmant la décision rendue au troisième palier de la procédure des griefs par le sous-commissaire principal Head le 11 mars 2008, est déclarée invalide et annulée;

 

3. L’affaire est renvoyée au commissaire du Service correctionnel du Canada pour qu’il puisse s’assurer que les mesures correctives énumérées dans la décision rendue au troisième palier de la procédure de grief le 11 mars 2008 ont été correctement appliquées.

 

 

 

« Robert M. Mainville »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1936-08

 

 

INTITULÉ :                                       NICHOLAS BONAMY c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                   

                                                                                   

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 18 janvier 2010

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE MAINVILLE

 

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 15 février 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nicholas Bonamy

DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Gregory Tzemenakis

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nicholas Bonamy

DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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