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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100216

Dossier : T-743-09

Référence : 2010 CF 154

Ottawa (Ontario), le 16 février 2010

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DES POSTES

demanderesse

 

et

 

LE Syndicat des travailleurs et travailleuses des Postes

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]   Il s'agit d'une plainte déposée par le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (le STTP) en vertu des dispositions sur la santé et la sécurité au travail de la partie II du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L‑2 (le Code). Le STTP a déposé une plainte alléguant que la Société canadienne des postes (Postes Canada) avait enfreint plusieurs dispositions du Code en excluant la participation des représentants en santé et sécurité du STTP à un processus mis en œuvre par Postes Canada pour évaluer la sécurité de la distribution du courrier dans les boîtes aux lettres rurales.

 

[2]   La question en litige dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si l'agent d'appel en cause a commis une erreur dans son interprétation du délai applicable aux appels en matière de santé et de sécurité au travail prévus au paragraphe 146(1) du Code. La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision interlocutoire de l’agent d'appel dans laquelle il a accueilli l'appel du STTP comme ayant été interjeté dans le délai prévu par le paragraphe 146(1). Pour les motifs qui suivent, j'ai conclu que l'agent d'appel a commis une erreur dans son interprétation de cette disposition.

 

I.          Les faits

 

[3]   La demanderesse, Postes Canada, est mandataire de Sa Majesté du chef du Canada, aux termes de l'article 23 de la Loi sur la Société canadienne des postes (L.R.C. 1985, ch. C‑10), et a compétence exclusive pour mettre sur pied et exploiter les services postaux au Canada. Elle sollicite le contrôle judiciaire d'une décision interlocutoire datée du 17 avril 2009 rendue par l'agent d'appel Richard Lafrance du Tribunal de santé et sécurité au travail Canada (le Tribunal).

 

[4]   Le défendeur STTP a déposé une plainte, datée du 20 septembre 2007, auprès d'un agent de santé et sécurité de Ressources humaines et Développement des compétences Canada en vertu de la partie II du Code. La plainte alléguait que Postes Canada enfreignait plusieurs dispositions du Code en excluant la participation des représentants en santé et sécurité du STTP à un processus mis en œuvre par Postes Canada pour évaluer la sécurité de la distribution du courrier dans quelque 845 000 boîtes aux lettres rurales au Canada.

 

[5]   La plainte a été renvoyée à l'agente de santé et de sécurité (ASS) Nicole Dubé pour enquête et décision. Le 8 décembre 2008, elle a conclu que Postes Canada avait violé certaines dispositions du Code et a donné des instructions à Postes Canada concernant certains endroits dans la région d'Ottawa et de l'Est de l'Ontario. Une copie de ces instructions devait être affichée, immédiatement, et remise au comité d'orientation en matière de santé et de sécurité et au comité local de santé et de sécurité au travail. Elle a également exigé d'être informée par écrit, au plus tard le 15 décembre 2008, des mesures prises pour respecter ses instructions et elle a ordonné à Postes Canada de fournir une copie de cette réponse écrite au comité d'orientation en matière de santé et de sécurité et au comité local de santé et de sécurité au travail. Finalement, elle a informé Postes Canada que cette dernière pouvait demander, dans les trente jours qui suivaient la date où les instructions étaient données ou confirmées par écrit, un examen par l’agent d'appel en vertu du paragraphe 146(1) du Code.

 

[6]   Le 23 décembre 2008, Mme Dubé a écrit au STTP, à son bureau national, pour l'informer qu'elle avait enquêté sur la plainte et avait constaté certaines violations du Code. Elle a également informé le STTP qu'elle avait donné des instructions à l'employeur le 8 décembre 2008 et que Postes Canada avait mis en place des mesures afin d'atténuer le problème, comme l'indiquait sa réponse datée du 19 décembre 2008. En conséquence, elle a mentionné que le dossier concernant la plainte allait être fermé et que le Programme du travail de Ressources humaines et Développement des compétences Canada [traduction] « ne peut donc plus prendre d'autres mesures pour votre compte », bien que des vérifications du respect des instructions seraient faites de façon suivie.

 

[7]   Le STTP allègue qu'il n'a reçu la lettre du 23 décembre 2008 que le 5 janvier 2009 en raison de la fermeture de ses bureaux pendant la période des Fêtes. Le STTP a déposé son appel de la décision de l'agente Dubé le 30 janvier 2009. Postes Canada s'est opposée à l'appel, alléguant qu'il avait été déposé au-delà du délai prévu par la loi des 30 jours qui suivent la date de la confirmation des instructions.

 

II.         La décision contestée

[8]   Dans une décision interlocutoire datée du 17 avril 2009, l'agent d'appel Lafrance a conclu que l'appel déposé par le STTP avait été interjeté à l'intérieur de la limite de 30 jours parce que la décision n’avait été portée à sa connaissance que le 5 janvier 2009. Le Tribunal a donc accueilli la demande d'appel du STTP.

 

[9]   L'agent d'appel a tout d'abord souligné que l'article 12 de la Loi d'interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑23, prévoit que les lois doivent s'interpréter de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de leur objet. Il a conclu que la question principale était l'interprétation de l'expression « confirmées par écrit » au paragraphe 146(1) du Code et a souligné que, selon le Black’s Law Dictionary, « confirmer » s’entend de [traduction] « vérifier ou corroborer ». Il a alors estimé que le fait que, dans le contexte du paragraphe 146(1) du Code, cela signifie que le délai de 30 jours commence soit à partir du moment où une partie reçoit les instructions de l'agent de santé et de sécurité, soit à partir du moment où une partie qui s'estime lésée par des instructions reçoit et vérifie que la confirmation écrite corrobore les instructions données auparavant. Compte tenu de ce raisonnement, il a conclu comme suit :

Dans le présent dossier, la confirmation écrite a été préparée par l'ASS le 23 décembre 2008; deux jours avant le congé des fêtes. J'en arrive à la conclusion qu'en raison de ce congé des fêtes, au cours duquel les livraisons de courrier peuvent être retardées et les lieux de travail, comme les bureaux de syndicats, peuvent être fermés, il est très plausible que le STTP n'ait reçu la confirmation écrite que le 5 janvier 2009. En conséquence, en présentant une demande d'appel à l'encontre de l'instruction le 30 janvier 2009, il a respecté le délai de 30 jours.

 

III.       Les questions en litige

[10]           La présente demande soulève les trois questions suivantes :

A.     Quelle est la norme de contrôle applicable?

B.     L'agent d'appel a-t-il commis une erreur dans son interprétation du paragraphe 146(1) du Code?

C.     La Cour devrait-elle refuser d'exercer son pouvoir discrétionnaire de contrôler la décision interlocutoire de l'agent d'appel?

 

IV.       Les dispositions légales pertinentes

[11]           Le paragraphe 146(1) du Code est rédigé comme suit :

Procédure

146. (1) Tout employeur, employé ou syndicat qui se sent lésé par des instructions données par l’agent de santé et de sécurité en vertu de la présente partie peut, dans les trente jours qui suivent la date où les instructions sont données ou confirmées par écrit, interjeter appel de celles-ci par écrit à un agent d’appel.

Appeal of direction

146. (1) An employer, employee or trade union that feels aggrieved by a direction issued by a health and safety officer under this Part may appeal the direction in writing to an appeals officer within thirty days after the date of the direction being issued or confirmed in writing.

 

[12]           La disposition antérieure, en vigueur avant 2000, était rédigée comme suit :

146.(1) Tout employeur, employé ou syndicat qui se sent lésé par des instructions données par l'agent de sécurité en vertu de la présente partie peut, dans les quatorze jours qui suivent, en demander la révision par un agent régional de sécurité dans le ressort duquel se trouve le lieu, la machine ou la chose en cause.

146.(1) Any employer, employee or trade union that considers himself aggrieved by any direction issued by a safety officer under this Part may, within fourteen days of the date of the direction, request that the direction be reviewed by a regional safety officer for the region in which the place, machine or thing in respect of which the direction was issued is situated.

 

[13]           Au moment de la modification du paragraphe 146(1), l'article 146.2 a été ajouté au Code. Il confère aux agents d'appel différents pouvoirs, notamment le pouvoir d’« abréger ou proroger les délais applicables à l'introduction de la procédure, à l'accomplissement d'un acte, au dépôt d'un document ou à la présentation d'éléments de preuve » (voir l’alinéa 146.2f)).

 

[14]           Deux autres dispositions sont également pertinentes pour bien comprendre la question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire :

Caractère définitif des décisions

 

146.3 Les décisions de l’agent d’appel sont définitives et non susceptibles de recours judiciaires.

 

Interdiction de recours extraordinaires

 

146.4 Il n’est admis aucun recours ou décision judiciaire — notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto — visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l’action de l’agent d’appel exercée dans le cadre de la présente partie.

Decision final

 

 

146.3 An appeals officer’s decision is final and shall not be questioned or reviewed in any court.

 

No review by certiorari, etc.

 

 

146.4 No order may be made, process entered or proceeding taken in any court, whether by way of injunction, certiorari, prohibition, quo warranto or otherwise, to question, review, prohibit or restrain an appeals officer in any proceeding under this Part.

 

 

V.        Analyse

A. La norme de contrôle

[15]           Les parties ne contestent pas que la question à trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire est l'interprétation à donner au paragraphe 146(1) du Code et qu'elle est donc de nature juridique. Il est également bien établi, suivant l'arrêt de la Cour suprême dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.F. no 9 (aux paragraphes 54 et 55) que la déférence est habituellement de mise lorsqu'un tribunal interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat. Cela a été confirmé par la Cour et par la Cour d'appel fédérale dans le contexte du Code (voir Martin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 156, [2005] 4 R.C.F. 637, aux paragraphes 17 et 18; P&O Ports Inc. c. Syndicat international des débardeurs et magasiniers (Section locale 500), 2008 CF 846, [2008] A.C.F. no 1067).

 

[16]           Il existe donc une présomption selon laquelle l'interprétation, par un tribunal, de sa loi habilitante sera habituellement susceptible de contrôle selon la norme de raisonnabilité. Outre l'arrêt Dunsmuir, ceci a été confirmé par Association des courtiers et agents immobiliers du Québec c. Proprio Direct Inc., 2008 CSC 32, [2008] A.C.S. n32 (au paragraphe 21), et par Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] A.C.S. n12 (au paragraphe 25).

 

[17]           Cela dit, la Cour suprême a précisé que certaines questions devaient être tranchées selon la décision correcte. Cela sera le cas, par exemple, pour les questions constitutionnelles, pour les « véritables » questions de compétence, c'est-à-dire « lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 59), pour les questions concernant la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents (arrêt Dunsmuir, au paragraphe 61), et lorsque la question en cause est une question de droit générale « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre » (arrêt Dunsmuir, au paragraphe 60).

 

[18]           On ne peut contester que l'agent d'appel avait le pouvoir de mener une enquête et, ce faisant, d'interpréter et d'appliquer le paragraphe 146(1) du Code. Comme l'a déclaré le juge Evans dans l'arrêt Association des pilotes fédéraux du Canada c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 223, [2009] A.C.F. no 822, au paragraphe 51, « […] les tribunaux administratifs exerçant une fonction juridictionnelle [...] jouissent habituellement du pouvoir explicite ou implicite de statuer sur toute question de droit qui doit être tranchée pour rendre décision dans l’affaire dont ils sont saisis, y compris sur l’interprétation de leur loi habilitante ».

 

[19]           Ayant conclu que l'agent d'appel avait légalement le pouvoir d'interpréter le paragraphe 146(1) du Code, je dois maintenant me prononcer sur la norme de contrôle applicable à cette interprétation. Comme je l'ai mentionné précédemment, si les décisions de la Cour et de la Cour d'appel fédérale doivent servir de guide, la raisonnabilité doit être appliquée comme norme de contrôle lorsque l'agent d'appel interprète une disposition du Code. Certes, la Cour d'appel fédérale a appliqué la décision manifestement déraisonnable comme norme dans l'arrêt Martin, précité, mais cet arrêt a été prononcé avant l'arrêt Dunsmuir, précité. Cependant, les dispositions en cause, à la fois dans Martin et dans P&O Ports Inc, précités, étaient des dispositions de fond et donc différentes du paragraphe 146(1). En conséquence, on ne peut pas dire que l'analyse relative à la norme de contrôle a déjà été effectuée et je dois donc examiner les facteurs énoncés par la Cour suprême pour déterminer la norme de contrôle applicable.

 

[20]           Premièrement, les décisions des agents d'appel sont protégées par une disposition privative stricte et ne peuvent faire l'objet d'un appel (voir les articles 146.3 et 146.4 du Code). Ce facteur milite clairement en faveur d'une grande retenue, car le législateur a ainsi indiqué son intention de soustraire les décisions rendues par les agents d'appel à l'immixtion des tribunaux.

 

[21]           L'objet de la partie II du Code est énoncé à l'article 122.1 : « La présente partie a pour objet de prévenir les accidents et les maladies liés à l'occupation d'un emploi régi par ses dispositions. » Selon les termes de mon collègue le juge Russell : « On a considéré que l’exhaustivité du régime prévu à la partie II du Code indique qu’il convient d’accorder une grande déférence aux décisions ou aux instructions prises en vertu de cette partie […] » (P&O Ports Inc., au paragraphe 16)

 

[22]           Le facteur le plus important à examiner pour déterminer la norme de contrôle applicable est l'expertise relative du tribunal. Conforme à l'objet de la partie II du Code, l'expertise des agents d'appel consiste à déterminer si les circonstances dans un lieu de travail violent les objets du Code. Il s'agit d'une question principalement factuelle, comme le reflètent les vastes pouvoirs d'enquête conférés aux agents d'appel par l'article 146.2 de réunir des éléments de preuve. C'est en raison de cette responsabilité d'établir les faits, qui est au cœur de leur compétence de déterminer si le lieu de travail est sécuritaire, qu'on a conclu que les agents d'appel ont une expertise relativement plus étendue que celle de la Cour.

 

[23]           Mais la nature de la question en cause ne vise pas la dangerosité d’un lieu de travail et, par voie de conséquence, ne fait pas intervenir l'expertise des agents d'appel. L'interprétation de l'article 146.1, et plus particulièrement la détermination du moment où le délai de trente jours commence à courir, n'est pas une question qui tient au contexte. Elle est essentiellement une question juridique, à l'égard de laquelle les agents d'appel ne détiennent pas un avantage particulier sur le plan de l'expertise ou de l'expérience vis-à-vis la Cour.

 

[24]           En effet, la question soulevée dans la demande en cause comporte une grande ressemblance avec la question que la Cour d'appel fédérale a récemment examinée dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Mowat, 2009 CAF 309, [2009] A.C.F. no 1359. La question en litige dans cette affaire était la conclusion du Tribunal canadien des droits de la personne selon laquelle il avait le pouvoir d'adjuger des dépens en vertu du paragraphe 53(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6. S'exprimant au nom de la Cour d'appel, unanime, la juge Carolyn Layden-Stevenson a déclaré ce qui suit :

43. Il n’est pas contesté que le Tribunal est un organisme spécialisé dans le domaine des droits de la personne. Toutefois, ce n’est pas son expertise générale ou particulière qui est en cause, mais plutôt son expertise à l’égard de la question précise dont il était saisi. Je ne crois pas que la nature de la question qui se pose en l’espèce relève du domaine des droits de la personne dans lequel est spécialisé le Tribunal.

 

44. Il ne s’agit pas d’un contexte spécifique. L’analyse ne comporte aucune composante factuelle. L’expertise dans le domaine des droits de la personne n’est pas requise et n’est pas utile pour l’interprétation de la question précise découlant de la disposition en cause. Le pouvoir du Tribunal d’accorder des dépens afférents à une procédure judiciaire au plaignant qui a gain de cause n’a rien à voir avec le domaine des droits de la personne. Le Tribunal doit plutôt trancher une pure question de droit, à savoir une question sur les limites de ses pouvoirs. Le Tribunal ne bénéficie d’aucun avantage lié à son statut institutionnel ou à son expérience par rapport à la Cour et il n’est pas mieux placé que la Cour à cet égard.

 

 

[25]           De plus, je suis également d’avis que l'interprétation qu'il convient de donner au paragraphe 146(1) requiert certitude et cohérence. En d'autres mots, il est difficile d'accepter que deux manières opposées de calculer le délai de trente jours puissent être jugées raisonnables (voir Canada (Procureur général) c. Mowat, précité, au paragraphe 45, citant avec approbation Abdoulrab c. Ontario (Commission des relations de travail), 2009 ONCA 491, [2009] O.J. no2524, au paragraphe 48. Les employeurs, les employés et les syndicats qui s'estiment lésés par des instructions données par un agent de santé et de sécurité en vertu de la partie II du Code ont le droit de connaître avec précision le délai dont ils disposent pour interjeter appel de ces instructions ou, autrement dit, à quel moment les instructions deviendront définitives. À ce titre, je conclus donc que l'interprétation du paragraphe 146(1) du Code est non seulement une question qui est étrangère au domaine d'expertise des agents d'appel, mais qu'elle est également une question de droit général.

 

[26]           Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d'avis que la norme de contrôle applicable est la décision correcte. Il s'ensuit que la Cour n'a pas à faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation de l'agent d'appel. Si la Cour est en désaccord, elle doit substituer sa propre interprétation à la sienne.

 

B. L'agent d'appel a-t-il commis une erreur dans son interprétation du paragraphe 146(1) du Code?

[27]           L'avocat du défendeur a prétendu que la décision de l'agent d'appel est étayée par le principe énoncé dans l'article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, selon lequel les lois doivent s'interpréter de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de leur objet. En l'espèce, on soutient que le paragraphe 146(1) devrait s'interpréter de manière à fournir au STTP une occasion utile d'examiner et d'évaluer si les instructions de l'agente de santé et de sécurité respectent les obligations imposées par le Code au comité d'orientation en matière de santé et de sécurité et au comité local de santé et de sécurité au travail.

 

[28]           Le problème que soulève cet argument est qu'il repose sur l'hypothèse qu'il existe une ambiguïté dans le libellé du paragraphe 146(1) quant au moment où le délai de 30 jours commence à courir. Mais, à mon avis, il n'existe aucune ambiguïté. Le paragraphe 146(1) prévoit « dans les trente jours qui suivent la date où les instructions sont données ou confirmées par écrit ». Contrairement à l'interprétation de l'agent d'appel, rien ne donne aucunement à penser que la confirmation est liée à la réception ou à la communication des instructions aux parties intéressées. Les mots « données » et « confirmées par écrit » renvoient tous deux aux actions de la personne donnant les instructions. Cela signifie qu'il peut y avoir appel des instructions dans les 30 jours qui suivent la date où l'agent de santé et de sécurité les donne ou dans les 30 jours qui suivent la date à laquelle l'agent de santé et de sécurité les confirme par écrit.

 

[29]           La question pertinente n'est pas le moment où les instructions ont été confirmées par écrit au syndicat, mais plutôt la date à laquelle elles ont été données ou confirmées par écrit par l'agente de santé et de sécurité donnant les instructions. Il ne fait aucun doute que les instructions ont été à la fois données et confirmées par écrit le 23 décembre 2008. En effet, le STTP savait que la décision de l’ASS Dubé devait être rendue sous peu. Le 19 décembre 2008, l’ASS Dubé a transmis un courriel aux parties les avisant que [traduction] « la plainte avait été réglée ». Bien que l'omission de voir des instructions puisse, dans certaines circonstances, être un facteur pris en compte par le Tribunal dans l'exercice de son pouvoir de réparation pour proroger les délais en vertu de l'alinéa 146.2f), en droit, la prorogation ne retarde pas le moment où le délai de prescription de 30 jours commence à courir.

 

[30]           Si le législateur avait voulu que le délai commence à courir à compter de la communication de la décision par l'office fédéral à la partie visée, il aurait pu utiliser un libellé à cette fin. À titre d'exemple, le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, prévoit que le délai de trente jours commence à courir à compter de la première « communication » de la décision ou de l'ordonnance « par » l'office fédéral au bureau du sous-procureur général du Canada ou à la partie concernée. Dans cet article, l'accent est clairement mis sur la partie concernée par la décision. De plus, les mots « communication, par [...] à » est un libellé qui vise nécessairement un expéditeur et un destinataire, alors que les mots « données ou confirmées par écrit », s'agissant des instructions, ne renvoient qu'à la personne qui rend la décision et non à la personne concernée par la décision.

 

[31]           Le défendeur s'est également appuyé sur l'historique législatif du paragraphe 146(1). Il est vrai que le législateur a modifié le libellé concernant le point de départ du délai, qui était le suivant : « dans les quatorze jours qui suivent [les instructions données] », par « dans les trente jours qui suivent la date où les instructions sont données ou confirmées par écrit ». Cependant, cette modification de libellé n'appuie pas la position du défendeur selon laquelle le législateur avait l'intention de modifier le point de départ du délai, de la date des instructions à la date à laquelle les parties les recevaient réellement. Si telle avait été l'intention du législateur, elle aurait pu être énoncée de manière plus explicite, comme je l'ai déjà mentionné. De plus, il existe une explication beaucoup plus satisfaisante concernant la modification apportée en 2000. Comme l'illustre la décision de la Cour dans Brink’s Canada Ltée c. Canada (Travail, agent régional de sécurité) (1994), 84 F.T.R. 142, [1994] A.C.F. no 1328, il existe une ambiguïté dans la version antérieure du paragraphe 146(1) concernant la question de savoir si le délai commence à courir à compter de la date à laquelle les instructions étaient données oralement ou données par écrit. Dans le cas de la version actuelle de cette disposition, il est maintenant clair que le délai commence à compter du dernier de ces deux faits à se produire.

 

[32]           L'interprétation que propose le défendeur rendrait également l'alinéa 146.2f) redondant. Ajoutée en 2000, cette disposition permet, au besoin, à un agent d'appel de proroger le délai de prescription. Cette disposition a été évidemment incluse pour alléger la rigueur d'une application stricte du délai de 30 jours. Si l'on devait interpréter le paragraphe 146(1) de manière à permettre à un agent d'appel de proroger le délai lorsque des circonstances extérieures ont empêché une partie d'interjeter appel au cours de ce délai de 30 jours, le pouvoir de réparation prévu à l'alinéa 146.2f) serait inutile.

 

[33]           L'avocat du défendeur a également fait valoir que tous les appelants devraient avoir une possibilité réelle de bénéficier du délai de trente jours pour évaluer les instructions d'un ASS et interjeter appel. Selon lui, il serait injuste et inéquitable, si le délai d'appel de certains appelants était amputé en raison d'un retard dans la notification des instructions d’un ASS. Mais cela est précisément la raison pour laquelle l'alinéa 146.2f) a été adopté. Si, pour quelque raison qui ne dépend pas d'une partie – un retard dans la distribution du courrier, par exemple – le droit d'appel ne peut être exercé à l'intérieur du délai de 30 jours, un agent d'appel a le pouvoir de proroger ce délai.

 

[34]           Le défendeur a raison de déclarer que les objets généraux du Code, et plus particulièrement ceux de la partie II, sont la protection, la prévention et la promotion de la santé et de la sécurité au travail. Cela ne suffit toutefois pas pour étayer l'interprétation de l'agent d'appel. Le législateur a sans aucun doute souhaité promouvoir ces intérêts et a créé différents mécanismes pour le faire, dont l'un est le droit d'appel. Une des règles régissant ce droit est le délai de prescription. Le paragraphe 146(1) vise à fournir une certaine prévisibilité à l'égard de cette procédure et à énoncer clairement le moment où des instructions données par un agent de santé et sécurité deviennent définitives. Le délai de prescription lorsqu'il s'agit d'interjeter appel, à l'instar du délai de prescription du droit de déposer une demande de contrôle judiciaire, existe pour protéger l'intérêt public relativement au caractère définitif des décisions.

 

[35]           L'interprétation de l'agent d'appel concernant le paragraphe 146(1) annulerait l'objet du délai de prescription quant à la prévisibilité. Si telle était l'interprétation correcte du droit, une partie pourrait artificiellement proroger ses délais en empêchant volontairement, par inadvertance ou négligence, la livraison d’instructions. L'interprétation de l'agent d'appel donnerait également lieu à la possibilité que deux parties aient des échéances d'appel différentes, en raison des actions de la partie en défaut. Aucune partie ne devrait être autorisée à contourner les délais prévus par la loi par des actions qui dépendent exclusivement de sa volonté.

 

[36]           En conséquence, je suis d'avis que l'interprétation du paragraphe 146(1) par l'agent d'appel est incorrecte. En effet, interpréter l'expression « confirmées par écrit » comme désignant le moment où les instructions sont confirmées et reçues par le STTP est une interprétation qu'il est déraisonnable de donner au Code et qui ne fait pas partie des interprétations possibles et acceptables. Ainsi, la décision ne répond ni à la norme de raisonnabilité ni à la décision correcte.

 

C. La Cour devrait-elle refuser d'exercer son pouvoir discrétionnaire de contrôler la décision interlocutoire de l'agent d'appel?

[37]           L'avocat du défendeur a soutenu que la Cour devrait refuser d'exercer son pouvoir discrétionnaire de contrôler la décision interlocutoire de l'agent d'appel parce qu'il était approprié pour lui d'exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger le délai dans cette affaire s'il avait conclu que l'appel n'avait pas été interjeté en temps opportun au terme du paragraphe 146(1). Il a également fait valoir que la Cour devrait refuser d'intervenir, parce qu'il serait prématuré de le faire.

 

[38]           Le premier argument est sans fondement. Malgré l'invitation du STTP, par la voie d’un argument subsidiaire, à examiner la possibilité de proroger le délai en raison de l'importance de l'appel et des questions juridiques pour les parties, du court délai en cause et de l'existence d'une preuve prima facie, l'agent d'appel a refusé de s'appuyer sur l'alinéa 146.2f) et a préféré fonder sa décision uniquement sur son interprétation du paragraphe 146(1). Le STTP ne peut pas maintenant défendre la décision de l'agent d'appel en invoquant un motif que l'agent n'a même pas pris en compte. Lors d’un contrôle judiciaire, la cour de révision se préoccupe uniquement de la décision réellement rendue et de sa conformité avec le droit et les faits et devrait s'abstenir de se prononcer sur l'opportunité d'une autre décision qu’un tribunal aurait pu rendre.

 

[39]           Le deuxième argument du STTP doit également échouer. Il est bien établi en droit que le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires ne devrait être entrepris que dans des circonstances exceptionnelles. Plusieurs raisons militent en faveur de ne pas intervenir jusqu'à ce qu'un tribunal rende une décision définitive, entre autres, le risque de fragmentation du processus et la probabilité qu'une telle intervention entraînera des frais et des retards supplémentaires. De même, le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires comporte le risque du gaspillage des ressources judiciaires, puisque les demandes de contrôle judiciaire peuvent devenir inutiles à la suite de la décision d'un tribunal sur le fond (voir par exemple Aéroport International Du Grand Moncton c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, [2008] A.C.F. no 312; Canada (Procureur général) c. Brar, 2007 CF 1268, [2007] A.C.F. no1629.

 

[40]           Dans la présente affaire, j'estime qu'il existe des circonstances spéciales qui justifient le contrôle judiciaire de la décision de l'agent d'appel, malgré sa nature interlocutoire. Premièrement, si l’agent d'appel décide d'entendre un appel qui est prescrit, la poursuite de l'instance coûtera cher en argent et en temps à Postes Canada et au système dans son ensemble, et ce gaspillage de temps et de ressources ne pourra être compensé. De plus, le contrôle judiciaire de la décision définitive ne pourra examiner aucune erreur possiblement commise dans la décision préliminaire d'accepter l'appel comme ayant été interjeté en temps opportun. Dans les circonstances, les facteurs défavorables à l'intervention immédiate de la Cour ne l'emportent pas sur les conséquences néfastes potentielles du refus de la Cour d'intervenir. Le principe d'économie des ressources judiciaires est mieux servi s'il est mis fin à la procédure d'appel dès maintenant.

 

[41]           Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie et les dépens sont adjugés à la demanderesse et calculés selon la partie médiane de la colonne III du tarif B.


ordonnance

 

LA COUR ORDONNE : la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision interlocutoire de l'agent d'appel Lafrance datée du 17 avril 2009 est annulée. La demanderesse a droit à ses dépens, calculés selon la partie médiane de la colonne III du tarif B.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 


cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-743-09

 

Intitulé :                                       société canadienne des postes

                                                            c.

                                                            Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               le 14 décembre 2009

 

Motifs de l'ordonnance

et ordonnance :                       le juge de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      le 16 février 2010

 

 

 

Comparutions :

 

Stephen Bird

 

Pour la demanderesse

David I. Bloom

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stephen Bird

Bird Richard

130, rue Albert, bureau 508

Ottawa (ON)  K1P 5G4

 

Pour la demanderesse

David I. Bloom

Cavalluzzo Hayes Shilton McIntyre & Cornish, s.r.l.

474, rue Bathurst, bureau 300

Toronto (Ontario)  M5T 2S6

Pour le défendeur

                                                                                   

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