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Cour fédérale

 

Federal Court


 Date : 20100128

 

Dossier : T-107-06

Référence : 2010 CF 102

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2010

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

SOCIÉTÉ CANADIENNE DE PERCEPTION DE LA COPIE PRIVÉE

demanderesse

 

et

 

J & E MEDIA INC., J & E MEDIA INC.,

MEDIA DISTRIBUTORS CANADA INC.,

2069152 ONTARIO LTD., 1477034 ONTARIO LTD.,

1657523 ONTARIO LTD., JACK HAGOP AYRANIAN,

ARAXIE BILAWEJIAN ET JOVAN FEBRUARY

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]   Les défendeurs et requérants, J & E Media Inc. (J&E USA), J & E Media Inc. (J&E Canada), Media Distributors Canada Inc. (MDCI), Jack Hagop Ayranian (Ayranian) et Araxie Bilawejian (Bilawejian) demandent, par voie d’avis de requête, un jugement sommaire, en application des articles 213 à 218 des Règles sur les Cours fédérales (les Règles) et des déclarations en application de l’article 220 des Règles. Plus particulièrement, les défendeurs et requérants demandent ce qui suit :

a.       une ordonnance accordant un jugement sommaire rejetant toutes les demandes contre la défenderesse Media Distributors Canada Inc. (MDCI), car ces demandes ne présentent aucune question en litige véritable;

b.      une ordonnance déclarant que la Cour n’a pas compétence pour accorder des dommages‑intérêts concernant le complot civil allégué présenté dans la déclaration;

c.       une ordonnance déclarant que l’article 82 de la Loi sur le droit d’auteur habilite uniquement la Cour à accorder des dommages‑intérêts à l’encontre d’entités qui sont jugées avoir fabriqué ou importé au Canada, en vue de la vente, des supports d’enregistrement audio vierges (produits);

d.      une ordonnance déclarant en droit que le pouvoir de la Cour de « lever le voile corporatif » permet à la Cour uniquement d’imposer une responsabilité à ceux qui sont propriétaires et qui contrôlent une société jugée s’être livrée à une conduite inappropriée, et n’autorise pas la Cour à imposer une responsabilité à des tiers qui ne sont pas propriétaires de cette société et qui n’en ont pas le contrôle;

e.       une ordonnance accordant un jugement sommaire rejetant les demandes contre les défendeurs et requérants liées aux produits importés au Canada et vendus par les codéfendeurs, car ces demandes ne présentent aucune question en litige véritable;

f.        une ordonnance accordant aux défendeurs et requérants toute autre mesure de redressement que l’avocat peut recommander et que la Cour peut estimer juste, y compris toute mesure de redressement accessoire décrite dans le projet d’ordonnance inclus dans les documents de requête des défendeurs et requérants.

 

[2]   La présente requête découle d’une poursuite intentée par la demanderesse demandant une ordonnance que certains défendeurs et requérants soient déclarés solidairement responsables des dommages‑intérêts équivalant aux redevances non payées, dues en vertu de la Loi sur le droit d’auteur (la Loi). La demanderesse demande à la Cour de lever le voile corporatif et a conclu que certains ou l’ensemble des défendeurs et requérants étaient personnellement responsables des redevances non payées des personnes morales qu’ils contrôlent, compte tenu de leur participation dans un complot et des actes pour éluder les obligations en matière de paiement de la redevance en vertu de la Loi.

 

[3]   La demanderesse allègue essentiellement les événements et les actes énumérés ci‑dessous.

a.       Les défendeurs et requérants, Ayranian et Bilawejian, ont établi J & E Canada. J & E Canada a acquis des supports d’enregistrement vierges auprès de J & E USA, une société détenue et exploitée par Ayranian en Californie. J & E Canada n’a pas payé la copie privée à l’importation du support vierge.

b.      La demanderesse a demandé à J & E Canada de payer les redevances de copie privée le 20 avril 2005.

c.       Les défendeurs et requérants, Ayranian et Bilawejian, ont cessé leurs activités sous J & E Canada et Bilawejian ont établi MDCI. Dans les semaines qui ont suivi, l’employé de J & E Canada, Matthew Boyce, a commencé à vendre des supports vierges à partir des locaux de MDCI, qui avaient été ceux de J & E Canada. Les défendeurs et requérants ont payé J & E USA à partir du produit de J & E Canada, laissant une somme excédentaire de 420 000 $ au titre des redevances de copie privée non payées.

d.      MDCI n’a pas payé de redevances de copie privée sur les ventes de supports vierges, faisant valoir qu’il avait acquis les supports vierges auprès de deux fournisseurs tiers indépendants, les codéfenderesses, 2069152 Ontario Ltd. et 1657523 Ontario Ltd., exploitées par Jovan February, qui était le dirigeant d’une autre société défenderesse, 1477034 Ontario Ltd. (collectivement appelées les sociétés February). February est un associé de Matthew Boyce et a eu des rapports avec les défendeurs et requérants Ayranian et Bilawejian. Les sociétés February ont occupé un bureau dans les locaux de J & E Canada et de MDCI. Les sociétés February avaient une entente en vue d’acquérir des supports vierges auprès de J & E USA et de les fournir à J & E Canada et ultérieurement à MDCI. Les supports d’enregistrement vierges ont été fournis à des prix inférieurs que les redevances de copie privée l’auraient permis. Les ventes de redevances non payées par l’intermédiaire de MDCI donnent lieu à une somme d’au moins 900 000 $ au titre des redevances non payées.

 

[4]   La demanderesse cherche à tenir MDCI responsable des redevances de copie privée non payées en qualité de société remplaçante de J & E Canada et également responsable des redevances à l’égard des supports vierges vendus par la suite par MDCI. La demanderesse fait valoir que le voile corporatif devrait être levé afin de tenir Ayranian et Bilawejian responsables des obligations des sociétés.

 

[5]   La demanderesse demande également à ce que les défendeurs et requérants soient déclarés solidairement responsables des redevances non payées au motif d’un complot et que des mesures soient prises par les défendeurs afin d’éluder le paiement de la redevance due sur les supports vierges importés en vertu de l’article 82 de la Loi.

 

 

[6]   Les défendeurs et requérants déclarent que MDCI ne fabrique ni importe des supports vierges au Canada et n’est pas responsable de payer les redevances de copie privée en application de l’article 82 de la Loi. Ils soutiennent que les sociétés February sont les uniques responsables du paiement des redevances de copie privée et que les défendeurs et requérants ne sont pas responsables d'obligations des sociétés February. Les défendeurs et requérants font valoir que l’argument de la demanderesse concernant le voile corporatif doit être rejeté, car ni Ayranian ni Bilawejian ne contrôlent ou n’ont une participation quelconque dans les sociétés importatrices February.

 

[7]   De plus, les défendeurs et requérants font valoir qu’il n’existe aucune preuve de conspiration.

[8]   Enfin, les défendeurs et requérants font valoir que la Cour n’a pas compétence pour accorder des dommages‑intérêts concernant un complot délictuel de common law, car il s’agit d’une affaire délictuelle provinciale et il n’y a ni aucune attribution légale par le législateur ni par aucune autre organisation existante, compte tenu de la compétence de notre Cour.

 

[9]   Les défendeurs et requérants font valoir qu’ils ont droit à un jugement sommaire rejetant la demande contre MDCI et rejetant également la demande contre Ayranian et Bilawejian. Ils demandent également des déclarations de droit qui, essentiellement, appuieraient le rejet de la poursuite de la demanderesse à leur encontre.

 

Dispositions législatives

[10]                       La présente requête porte sur l’examen des Règles des Cours fédérales ainsi que sur les articles 82 et 88 de la Loi sur le droit d’auteur.

 

[11]           Les Règles sur les Cours fédérales (DORS/98-106) (les règles ont depuis été modifiées) disposent :

215. La réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée uniquement sur les allégations ou les dénégations contenues dans les actes de procédure déposés par le requérant. Elle doit plutôt énoncer les faits précis démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse.

 

216. (1) Lorsque, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

 

(2) Lorsque, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue que la seule véritable question litigieuse est :

a) le montant auquel le requérant a droit, elle peut ordonner l’instruction de la question ou rendre un jugement sommaire assorti d’un renvoi pour détermination du montant conformément à la règle 153;

b) un point de droit, elle peut statuer sur celui-ci et rendre un jugement sommaire en conséquence.

 

(3) Lorsque, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour conclut qu’il existe une véritable question litigieuse à l’égard d’une déclaration ou d’une défense, elle peut néanmoins rendre un jugement sommaire en faveur d’une partie, soit sur une question particulière, soit de façon générale, si elle parvient à partir de l’ensemble de la preuve à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit.

 

(4) Lorsque la requête en jugement sommaire est rejetée en tout ou en partie, la Cour peut ordonner que l’action ou les questions litigieuses qui ne sont pas tranchées par le jugement sommaire soient instruites de la manière habituelle ou elle peut ordonner la tenue d’une instance à gestion spéciale.

 

220. (1) Une partie peut, par voie de requête présentée avant l’instruction, demander à la Cour de statuer sur :

a) tout point de droit qui peut être pertinent dans l’action;

b) tout point concernant l’admissibilité d’un document, d’une pièce ou de tout autre élément de preuve;

c) les points litigieux que les parties ont exposés dans un mémoire spécial avant l’instruction de l’action ou en remplacement de celle-ci.

215. A response to a motion for summary judgment shall not rest merely on allegations or denials of the pleadings of the moving party, but must set out specific facts showing that there is a genuine issue for trial.

 

216. (1) Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

 

(2) Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that the only genuine issue is

(a) the amount to which the moving party is entitled, the Court may order a trial of that issue or grant summary judgment with a reference under rule 153 to determine the amount; or

(b) a question of law, the Court may determine the question and grant summary judgment accordingly.

 

(3) Where on a motion for summary judgment the Court decides that there is a genuine issue with respect to a claim or defence, the Court may nevertheless grant summary judgment in favour of any party, either on an issue or generally, if the Court is able on the whole of the evidence to find the facts necessary to decide the questions of fact and law.

 

(4) Where a motion for summary judgment is dismissed in whole or in part, the Court may order the action, or the issues in the action not disposed of by summary judgment, to proceed to trial in the usual way or order that the action be conducted as a specially managed proceeding.

 

220. (1)  A party may bring a motion before trial to request that the Court determine

(a) a question of law that may be relevant to an action;

(b) a question as to the admissibility of any document, exhibit or other evidence; or

(c) questions stated by the parties in the form of a special case before, or in lieu of, the trial of the action.

 

 

 

[12]                       L’article 82, le paragraphe 83(8) et l’article 88 de la Loi disposent :

82. (1) Quiconque fabrique au Canada ou y importe des supports audio vierges à des fins commerciales est tenu :

a) sous réserve du paragraphe (2) et de l’article 86, de payer à l’organisme de perception une redevance sur la vente ou toute autre forme d’aliénation de ces supports au Canada;

b) d’établir, conformément au paragraphe 83(8), des états de compte relatifs aux activités visées à l’alinéa a) et aux activités d’exportation de ces supports, et de les communiquer à l’organisme de perception.

(2) Aucune redevance n’est toutefois payable sur les supports audio vierges lorsque leur exportation est une condition de vente ou autre forme d’aliénation et qu’ils sont effectivement exportés.

82. (1) Every person who, for the purpose of trade, manufactures a blank audio recording medium in Canada or imports a blank audio recording medium into Canada

(a) is liable, subject to subsection (2) and section 86, to pay a levy to the collecting body on selling or otherwise disposing of those blank audio recording media in Canada; and

(b) shall, in accordance with subsection 83(8), keep statements of account of the activities referred to in paragraph (a), as well as of exports of those blank audio recording media, and shall furnish those statements to the collecting body.

(2) No levy is payable where it is a term of the sale or other disposition of the blank audio recording medium that the medium is to be exported from Canada, and it is exported from Canada.

 

En ce qui concerne la perception, le paragraphe 83(8) :

83(8) Au terme de son examen, la Commission :

d) désigne, à titre d’organisme de perception, la société de gestion ou autre société, association ou personne morale la mieux en mesure, à son avis, de s’acquitter des responsabilités ou fonctions découlant des articles 82, 84 et 86.

83(8) On the conclusion of its consideration of the proposed tariff, the Board shall...

(d) designate as the collecting body the collective society or other society, association or corporation that, in the Board's opinion, will best fulfil the objects of sections 82, 84 and 86,

 

En ce qui concerne la perception, le paragraphe 88 dispose :

88. (1) L’organisme de perception peut, pour la période mentionnée au tarif homologué, percevoir les redevances qui y figurent et, indépendamment de tout autre recours, le cas échéant, en poursuivre le recouvrement en justice

(2) En cas de non-paiement des redevances prévues par la présente partie, le tribunal compétent peut condamner le défaillant à payer à l’organisme de perception jusqu’au quintuple du montant de ces redevances et ce dernier les répartit conformément à l’article 84.

(3) L’organisme de perception peut, en sus de tout autre recours possible, demander à un tribunal compétent de rendre une ordonnance obligeant une personne à se conformer aux exigences de la présente partie

(4) Lorsqu’il rend une décision relativement au paragraphe (2), le tribunal tient compte notamment des facteurs suivants :

a) la bonne ou mauvaise foi du défaillant;

b) le comportement des parties avant l’instance et au cours de celle-ci;

c) la nécessité de créer un effet dissuasif en ce qui touche le non-paiement des redevances.

88. (1) Without prejudice to any other remedies available to it, the collecting body may, for the period specified in an approved tariff, collect the levies due to it under the tariff and, in default of their payment, recover them in a court of competent jurisdiction.

(2) The court may order a person who fails to pay any levy due under this Part to pay an amount not exceeding five times the amount of the levy to the collecting body. The collecting body must distribute the payment in the manner set out in section 84.

(3) Where any obligation imposed by this Part is not complied with, the collecting body may, in addition to any other remedy available, apply to a court of competent jurisdiction for an order directing compliance with that obligation.

(4) Before making an order under subsection (2), the court must take into account

(a) whether the person who failed to pay the levy acted in good faith or bad faith;

(b) the conduct of the parties before and during the proceedings; and

(c) the need to deter persons from failing to pay levies.

 

Discussion

[13]                       En vertu de la Loi sur le droit d’auteur, les auteurs et les artistes‑interprètes étaient les titulaires exclusifs de leurs œuvres créatives. L’aisance technologique et l’utilisation répandue des supports de reproduction, notamment pour l’enregistrement de la musique, ont porté atteinte aux droits d’auteur des créateurs. En 1998, la Loi a été modifiée afin de s’adapter à la tendance croissante concernant la copie d’œuvres créatives sur des supports d’enregistrement vierges. Un compromis a été conclu, qui permet la copie de musique faisant l’objet de droits d’auteur aux fins d’usage privé sur le support vierge, en retour d’une redevance à l’égard de tous les supports vierges fabriqués ou importés au Canada. Le produit est redistribué aux auteurs et artistes‑interprètes admissibles. Société canadienne de perception de la copie privée c. Z.E.I. Media Plus Inc. et Zann CD/DVD Inc. et Joseph Lemme, 2006 CF 1546, aux paragraphes 4 à 6.

 

[14]                       Le processus d’établissement d’un tarif et de perception de la redevance a été décrit par la juge Anne Mactavish dans Société canadienne de perception de la copie privée c 9087-0718 Québec Inc., 2006 CF 283, aux paragraphes 7 à 10 :

« Le tarif de la redevance est fixé chaque année par homologation d’un Tarif sur la copie privée par la Commission du droit d’auteur, conformément à la Partie VIII de la Loi. Depuis décembre 1999, la Commission a homologué quatre tarifs établissant les supports audio vierges qui sont assujettis à des redevances, les montants des redevances ainsi que les modalités et conditions applicables au paiement des redevances.

La SCPCP est une société sans capital-actions et sans but lucratif, dont les membres sont les sociétés de gestion qui exercent le droit à rémunération sur la copie à usage privé pour le compte des titulaires de droits. La SCPCP a été désignée par la Commission du droit d’auteur comme l’organisme de perception, conformément à l’alinéa 83(8)d) de la Loi.

Les redevances perçues par la SCPCP sont ensuite réparties entre les sociétés de gestion admissibles, qui en font la redistribution aux titulaires de droits.

Selon les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur et des Tarifs pour la copie privée, les fabricants et les importateurs de supports audio vierges sont tenus de suivre les activités de vente et d’en faire rapport à la SCPCP. Ils doivent également tenir des registres à partir desquels la SCPCP peut rapidement établir, par une vérification, les sommes à payer. Les Tarifs prescrivent également aux fabricants et aux importateurs de payer des intérêts sur les sommes en souffrance dues à la SCPCP. »

 

[15]                       La question importante en l’espèce consiste à trancher si un jugement sommaire doit être accordé. La Cour d’appel fédérale a exprimé la nécessité de faire preuve de prudence au moment de rendre un jugement sommaire.

 

[16]                       Les faits contestés, les questions relatives à la crédibilité ainsi que la nécessité de tirer des conclusions qui soulèvent des questions au procès empêchent le recours à un jugement sommaire pour trancher les cas de contestation. Dans MacNeil Estate v. Canada, [2004], 2004 CAF 50, aux paragraphes 32, 33 et 37, la Cour d’appel fédérale a déclaré qu’« [e]n l’absence de témoignages de vive voix, le juge des requêtes qui fait face à une véritable question litigieuse ne peut pas apprécier la crédibilité de la façon appropriée ou encore examiner à fond la preuve et la soupeser ». La Cour a poursuivi en affirmant que l’article 215 des Règles exige uniquement que la partie qui répond à une requête présente sa cause sous son meilleur jour et que, lorsqu’une question relative à la crédibilité est soulevée ou lorsqu’une question de fait sérieuse ou de droit repose sur des inférences, l’affaire ne soit pas tranchée par voie de jugement sommaire, mais fasse l’objet d’une instruction.

 

[17]                       Enfin, le critère pour les requêtes en jugement sommaire a été résumé par le juge Allen Linden dans Premakumaran c. Canada, 2006 CAF 213, [2007] 2 R.C.F. 191, au paragraphe 8 :

La défenderesse a présenté une requête pour obtenir un jugement sommaire rejetant la demande des appelants en vertu de l’article 213 des Règles des Cours fédérales, qui permet à la Cour d’agir ainsi lorsqu’il « n’existe pas de véritable question litigieuse ». Le critère que le juge des requêtes doit appliquer consiste à savoir si l’affaire est douteuse au point « de ne pas mériter d’être examinée par le juge des faits lors d’une instruction ultérieure ». Il n’est pas nécessaire de démontrer que le demandeur « n’a aucune chance d’avoir gain de cause ». (mon soulignement)

 

Questions de fait sérieuses

[18]                       Les défendeurs et requérants et la demanderesse présentent une preuve contradictoire pour appuyer leurs observations en faveur et à l’encontre d’un jugement sommaire. Ils signalent différents faits et différentes conclusions à tirer de ces faits pour appuyer leurs arguments. La demanderesse et les défendeurs et requérants ne s’entendent pas sur la preuve à examiner, les conclusions pouvant être tirées et la question de savoir si la preuve justifie de lever le voile corporatif des différentes sociétés défenderesses.

[19]                       Les défendeurs et requérants soutiennent que les demandes de la demanderesse à l’encontre de MDCI devraient être rejetées, car l’article 82 de la Loi limite l’obligation de payer des redevances de copie privée à la première entité pour disposer des supports vierges importés. Ils soutiennent également que la preuve n’appuie aucune conclusion quant à la participation ou au contrôle d’Ayranian et de Bilawejian à l’égard des sociétés February pour justifier de lever le voile corporatif des sociétés défenderesses.

 

[20]                       À mon avis, la demanderesse a montré que la présente espèce porte sur des questions relatives à la crédibilité et des questions de fait sérieuses qui devraient être débattues en première instance.

 

Questions de fait

[21]                       Les faits allégués par la demanderesse et démontrés dans sa preuve comprennent de nombreuses coïncidences douteuses entre J & E Canada et MDCI, dont :

a.       J & E Canada a cessé ses activités après avoir reçu une demande de paiement concernant des redevances de copie privée non payée et MDCI a commencé ses activités peu après dans le même domaine;

b.      le dirigeant de MDCI, Bilawejian, ainsi que l’employé principal de MDCI, avait occupé des postes similaires chez J & E Canada;

c.       le même fournisseur, les sociétés February, fournissait J & E Canada et MDCI;

d.      MDCI exploitait une entreprise dans les mêmes locaux que J & E Canada;

e.       une tendance similaire quant au non‑paiement des redevances de copie privée a été observée chez J & E Canada et MDCI.

 

[22]                       La demanderesse a également présenté des éléments de preuve concernant des opérations commerciales liant les défendeurs individuels, M. Ayranian et M. Bilawejian, à February. La preuve de February, en tant que propriétaire ou exploitante des sociétés tierces, revêt une importance particulière dans le débat. A-t-il, comme le soutiennent les défendeurs et requérants, mené une opération indépendante en ayant recours à ses sociétés pour importer des supports vierges et les vendre à J & E et, ultérieurement, à MDCI, assumant ainsi l’entière responsabilité pour le non‑paiement des redevances de copie privée? Subsidiairement, a-t-il comploté avec les défendeurs et requérants, comme le fait valoir la demanderesse, pour employer un stratagème conçu pour aider J & E Canada et MDCI à éluder le paiement des redevances?

 

[23]                       Bien des choses dépendent de la crédibilité de M. February, qui peut uniquement être établie à l’audition de la preuve au procès.

 

[24]                       Ces faits donnent à MDCI l’apparence d’une société remplaçante de J & E Canada. Lorsqu’on ajoute la participation des sociétés February il est possible qu’ils tentent de « jeter un flou sur la frontière » entre les sociétés d’une manière semblable à celle constatée par le juge Konrad von Finckenstein dans Société canadienne de perception de la copie privée c. Fuzion Technology Corp., 2006 CF 1284, au paragraphe 27. Les faits liés à ce changement de société et les relations entre toutes les parties font l’objet d’importantes controverses et ne peuvent être réglés en jugement sommaire. Il s’agit de questions de fait sérieuses qui doivent être tranchées par un juge des faits au procès.

 

La levée du voile corporatif

[25]                       Les défendeurs et requérants soutiennent que les demandes de la demanderesse à l’encontre de MDCI devraient être rejetées, car l’article 82 de la Loi limite l’obligation de payer des redevances de copie privée à la première entité pour disposer des supports d’enregistrement audio vierges importés ou fabriqués et que MDCI n’a jamais importé ou fabriqué de supports vierges.

 

[26]                       La levée du voile corporatif est justifiée lorsqu’une société [traduction] « est utilisée à des fins frauduleuses ou inappropriées ou comme "marionnette" au détriment d’un tiers ». Lockharts Ltd. v. Excalibur Holdings Ltd. [1987] N.S.J. No. 450, 83 N.S.R. (2d) 181.

 

[27]                       Dans Canadian Copyright Licensing Agency (c.o.b. Access Copyright) v. Apex Copy Centre, 2006 CF 470, le juge Robert Barnes suggère de lever le voile corporatif pour détecter le marionnettiste qui a recours à la société marionnette pour dissimuler ses actions.

 

[28]                       En conséquence, si l’on devait conclure, vu les faits, à une utilisation frauduleuse des sociétés February comme « marionnettes », le voile corporatif pourrait être levé et MDCI pourrait être responsable des actions des sociétés February si un certain degré de contrôle à l’égard de ces dernières peut être prouvé. De manière semblable, Ayranian et Bilawejian pourraient faire face à des questions de responsabilité si, par l’intermédiaire de MDCI ou de February, ils contrôlent effectivement les sociétés d’importation.

 

Questions de droit sérieuses

[29]                       Les défendeurs et requérants font valoir que notre Cour n’a pas compétence pour accorder des dommages‑intérêts pour un complot délictuel de common law, car il s’agit d’une affaire provinciale de droits civils. Ils font valoir qu’il n’existe ni attribution de compétence par le législateur ni autre organisme qui confère compétence à notre Cour.

 

[30]                       La question du complot avancée par la demanderesse a déjà été examinée dans cette poursuite. Le protonotaire Morneau a entendu et approuvé une requête de la demanderesse en vue de modifier sa déclaration dans le but d’inclure une allégation de complot par les défendeurs et requérants visant à éluder le paiement des redevances de copie privée. Dans ses motifs prononcés le 18 février 2008, il a déclaré ce qui suit :

[traduction]

 

Étant donné que la preuve par affidavit et les extraits des examens produits par la demanderesse soutiennent suffisamment à ce stade l’essentiel des modifications proposées, qui sont que les défendeurs proposés Bilawejian, Ayranian et February (les défendeurs proposés) étaient non seulement les âmes dirigeantes derrière les sociétés défenderesses existantes, mais qui nous échappent, mais que se sont livrés à titre personnel à un effort concerné en vue d’importer des supports vierges au Canada et d’en disposer sans payer les redevances requises. Je suis d’avis que les modifications proposées plaident de manière suffisamment claire les exigences de la thèse de complot allégué de manière à permettre aux défendeurs proposés de plaider en réponse à celles‑ci d’une manière intelligente (voir Niagara Falls (City) c. Mingle, 1998 CarswellOnt 3895, page 7, paragraphe 18). Laisserons‑nous tomber la thèse du complot lorsque la preuve sera entendue sur le fond? Il s’agit d’une tout autre question.

 

[31]                       Les défendeurs ont interjeté appel de l’ordonnance du protonotaire. Le 21 mai 2008, le juge James Hugessen a rejeté l’appel en déclarant, en partie, ce qui suit :

[traduction]

 

L’argument de l’avocat en appel consistait principalement en une attaque à savoir si la demanderesse avait réussi à prouver ou non l’existence du complot allégué.

Ce n’est pas là le critère.

Il suffisait à la demanderesse de montrer que les nouvelles allégations n’étaient pas fallacieuses ou, en d’autres termes, qu’elles n’étaient pas vouées à l’échec.

La protonotaire a trouvé que l’« essentiel » de la nouvelle cause d’action alléguée était justifié par la preuve produite par la demanderesse.

Il ne s’agissait pas d’une erreur de droit.

La demanderesse peut réussir ou non à prouver la nouvelle cause d’action au procès.

 

[32]                       Le 8 juillet 2009, le protonotaire Morneau a rendu une ordonnance établissant les questions litigieuses, tel que convenu par les parties. Celles‑ci comprenaient en outre :

[traduction]

 

Si la Cour n’a pas déjà statué sur cette question, la Cour fédérale a-t-elle compétence pour accorder des dommages‑intérêts relativement à une allégation civile de complot civil et, le cas échéant, y avait-il un complot susceptible de faire l’objet d’une poursuite en l’espèce?

 

 

[33]                       Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que la question du complot a été examinée et qu’il a été conclu qu’il s’agissait d’une question litigieuse.

 

[34]                       Il y a une autre raison pour laquelle la question relative au complot devrait être instruite. Les défendeurs et requérants font valoir que la Cour n’a pas compétence pour entendre une demande de dommages‑intérêts relative à un complot civil lorsqu’il n’est pas présenté en application de la Loi sur la concurrence (L.R.C. 1985, ch. C-34). Ils font valoir que l’allégation de complot civil est fondée sur le droit de la responsabilité délictuelle, qui est une affaire qui relève des tribunaux supérieurs provinciaux et à l’égard de laquelle la Cour fédérale n’a pas compétence.

 

[35]                       Les défendeurs et requérants affirment que cette question a été tranchée dans Kealey c. Canada, 2003 CFPI 754, qui portait sur une allégation selon laquelle des ministres fédéraux de la Couronne avaient comploté en vue de falsifier les dossiers du demandeur. Une telle question ne relève manifestement pas de la compétence de notre Cour. Cependant, l’affaire en l’espèce est considérablement plus nuancée et concerne des éléments supplémentaires, de sorte que la décision dans Kealey n’est pas particulièrement utile.

 

[36]                       Les défendeurs et requérants mentionnent également la décision Eli Lily and Co. c. Apotex Inc., 2002 CFPI 1007. La protonotaire Aronovitch a jugé que, si Apotex avait maintenu les demandes de dommages‑intérêts à l’égard des violations du contrat et en matière délictuelle, celles‑ci auraient outrepassé la compétence de la Cour. Cependant, elle a poursuivi en affirmant que « les faits se rapportant à l’accord d’approvisionnement et à la conspiration alléguée visant à violer l’accord ne sont pas plaidés en vue d’obtenir l’exécution du contrat ».

 

[37]                       En l’espèce, la demande concerne l’exécution de la Loi plutôt que l’exécution d’un contrat. L’allégation de complot est avancée par la demanderesse en vue d’établir une violation de la Loi et de demander la mesure de redressement prévue en application de celle‑ci.

 

[38]                       Dans Blacktop Ltd. c. Artec Equipment Co., [1991] A.C.F. no 1046, le juge Paul Rouleau a examiné le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, qui se lit comme suit :

(2) Propriété industrielle : compétence concurrente – Elle a compétence concurrente dans tous les autres cas de recours sous le régime d’une loi fédérale ou de toute autre règle de droit non visés par le paragraphe (1) relativement à un brevet d’invention, à un certificat de protection supplémentaire délivré sous le régime de la Loi sur les brevets, à un droit d’auteur, à une marque de commerce, à un dessin industriel ou à une topographie au sens de la Loi sur les topographies de circuits intégrés. (mon soulignement)

 

Le juge Rouleau a confirmé que « [l]a Cour a compétence lorsque le droit au redressement existe ». Il convient de souligner que l’article 88 de la Loi contient des dispositions en matière de redressement en ce qui a trait aux violations du droit d’auteur.

 

[39]                       D’après ce qui précède, la question de savoir si la demanderesse peut faire valoir ou non une allégation de complot entre les défendeurs en vue d’éluder le paiement des redevances de copie privée dans le cadre de sa preuve visant à prouver une violation de la Loi est une question de droit sérieuse. Il est préférable de l’instruire au procès.

 

Procédure relative aux pures questions de droit

[40]                       Les défendeurs et requérants demandent des déclarations :

a.       que la cour n’a pas compétence pour accorder des dommages‑intérêts pour le complot civil allégué présenté dans la déclaration;

b.      que l’article 82 de la Loi sur le droit d’auteur habilite uniquement la Cour à accorder des dommages‑intérêts à l’encontre d’entités qui sont jugées avoir fabriqué ou importé au Canada en vue de la vente des supports d’enregistrement audio vierges (produits);

c.       que, en droit, le pouvoir de la Cour de « lever le voile corporatif » permet à la Cour uniquement d’imposer une responsabilité à ceux qui sont propriétaires et qui contrôlent une société jugée s’être livrée à une conduite inappropriée, et n’autorise pas la cour à imposer une responsabilité à des tiers qui ne sont pas propriétaires de cette société et qui n’en ont pas le contrôle.

 

[41]                       Même si la compétence de la Cour l’autorise à entendre de pures questions de droit en vertu de la règle du jugement sommaire, les Règles prévoient également une procédure pour trancher de telles questions.

 

[42]                        L’article 220 des Règles dispose qu’une partie peut présenter une requête avant l’instruction pour demander à la Cour de statuer sur un point de droit qui peut être pertinent dans l’action. Le mécanisme prévu à l’article 220 est un processus en deux étapes. La Cour doit d’abord examiner une requête que des questions de droit soient tranchées avant l’instruction. Si la Cour accorde une ordonnance selon laquelle il sera statué sur les questions de droit, alors la Cour tient une autre audience et tranche les questions de droit. Perera c. Canada, [1998] 3 C.F. 381, 158 D.L.R. (4e) 381.

 

[43]                       En l’espèce, les défendeurs et requérants demandent à la Cour de prononcer une déclaration de droit dans le cadre d’une seule audience. Cependant, ce n’est qu’avec le consentement des parties que la procédure prévue à l’article 220 peut être regroupée en une seule audience : Way c. Canada (1993), 63 F.T.R. 24 (1re inst.). La demanderesse n’a pas donné son consentement à l’examen des questions de droit dans le cadre d’une seule requête.

 

[44]                       Étant donné que les défendeurs et requérants n’ont pas respecté la procédure prévue à l’article 220 et la jurisprudence existante, je refuse de statuer sur la demande de déclarations des défendeurs et requérants au motif de pures questions de droit.

 

Conclusion

[45]                       Je conclus que les défendeurs et requérants n’ont pas établi que l’allégation de la demanderesse à l’encontre des défendeurs et requérants est douteuse au point « de ne pas mériter d’être examinée par le juge des faits lors d’une instruction ultérieure ». Je conclus qu’il existe des questions de fait sérieuses, des questions de crédibilité, un examen des conclusions possibles et une question de droit sérieuse qu’il est préférable d’instruire au procès.

 

[46]                       La requête en jugement sommaire et en vue d’obtenir des déclarations de droit des défendeurs et requérants est rejetée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La requête en jugement sommaire et en vue d’obtenir des déclarations de droit des défendeurs et requérants est rejetée.

2.                  Les dépens suivront l’issue de la cause.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-107-06

 

INTITULÉ :                                       SOCIÉTÉ CANADIENNE DE PERCEPTION DE LA COPIE PRIVÉE et J & E MEDIA INC. ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 30 JUIN 2009

 

MOTIFS DE JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 28 JANVIER 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Randy C. Sutton

Me Dana Hirsh

 

POUR LA DEMANDERESSE

Me Jim Holloway

Me Rob Kittredge

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Baker & McKenzie LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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