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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date :  20100126

Dossier :  T-329-09

Référence :  2010 CF 86

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2010

En présence de madame le juge Tremblay-Lamer

 

ENTRE :

FRÉDÉRIC PICARD

demandeur

et

 

LE COMMISSAIRE AUX BREVETS

et

L’OFFICE DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               La Cour est saisie d’un recours formé, en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, c. 31 (4e suppl.), par Frédéric Picard (« le demandeur ») à l’encontre de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (« l’Office ») et du Commissaire aux brevets (ensemble, « les défendeurs »).

 

 

LES FAITS ET LE CADRE LÉGISLATIF

[2]               Une personne souhaitant breveter une invention au Canada (un « inventeur ») doit déposer une demande de brevet, accompagnée d’une pétition, d’un abrégé résumant l’objet de l’invention et d’un mémoire descriptif qui comprend « une ou plusieurs revendications définissant distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif » auprès du Commissaire aux brevets, conformément à l’article 27 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, c. P-4. « [S]i la demande de brevet est déposée conformément à la [Loi sur les brevets] et si les autres conditions de celle-ci sont remplies », le Commissaire doit délivrer le brevet pour l’invention.

 

[3]               C’est l’inventeur ou un agent de brevets engagé par celui-ci qui prépare la demande de brevet. Il peut le faire en anglais ou en français.

 

[4]               Une fois la demande déposée, l’inventeur peut en requérir l’examen. Saisi d’une telle requête, le Commissaire aux brevets fait examiner la demande par un examinateur engagé par le Bureau des brevets (ibid., art. 35). Celui-ci doit s’assurer que l’invention visée par la demande de brevet respecte les exigences de la Loi sur les brevets en matière de brevetabilité.

 

[5]               Un examinateur peut communiquer avec l’inventeur au sujet d’irrégularités possibles dans la demande de brevet ou des documents l’accompagnant. L’inventeur peut amender sa demande en réponse à une telle communication, mais l’examinateur ne peut le faire lui-même.

 

[6]               En vertu de l’article 10 de la Loi sur les brevets, une demande de brevet demeure confidentielle pour une période de 18 mois, à l’expiration de laquelle elle peut être consultée, tout comme les documents s’y rapportant et les brevets.

 

[7]               Au terme de l’examen de la demande, un brevet est accordé si l’invention respecte les exigences de la Loi sur les brevets ; autrement, la demande est rejetée (ibid., article 40). Un appel à la Cour fédérale est possible d’une décision rejetant une demande de brevet (ibid., article 41).

 

[8]               Si un brevet est octroyé à un inventeur, celui-ci reçoit un certificat intitulé « Brevet canadien » et contenant certains renseignements, requis en vertu des articles 42 et 43 de la Loi sur les brevets (soit, notamment, le nom ou le titre de l’invention couverte, ainsi que les dates du dépôt de la demande à l’origine du brevet et de l’octroi de celui-ci). Ces renseignements sont dans les deux langues officielles. À ce certificat sont joints une copie de la pétition, de l’abrégé, du mémoire descriptif et des dessins, le tout tel que soumis par l’inventeur, ainsi qu’une page couverture, produite par le Bureau des brevets, contenant notamment le nom de l’inventeur et celui du propriétaire du brevet, un dessin représentant l’invention (tel que soumis par l’inventeur) et l’abrégé soumis par l’inventeur.

 

[9]               Le résultat est qu’une demande de brevet, même lorsqu’elle devient disponible pour consultation par le public, ne l’est que dans une langue officielle, soit celle dans laquelle elle a été déposée. Seuls quelques renseignements, dont aucun ne permet de comprendre le fonctionnement de l’invention couverte et l’étendue du monopole conféré, sont disponibles dans les deux langues officielles une fois le brevet octroyé.

[10]           À la demande du demandeur, le Commissariat aux langues officielles a fait enquête sur la compatibilité de cette situation avec la Loi sur les langues officielles, y compris notamment ses parties II, IV, et VII.

 

[11]           Le Commissariat a déposé son rapport final le 6 janvier 2009. Il a conclu que le Bureau des brevets ne violait pas les parties II (relative aux « actes législatifs ou autres ») et IV (relative aux « communications avec le public et [à la] prestation des services ») de la Loi. Il a, cependant, recommandé que l’Office établisse un plan d’action visant à rendre disponibles les abrégés des brevets dans les deux langues officielles, afin que le Bureau des brevets remplisse l’objectif de la promotion de l’égalité linguistique conformément à la partie VII de la Loi sur les langues officielles.

 

[12]           L’Office a approuvé trois projets en réponse aux recommandations du Commissariat. Il va rendre disponibles des abrégés bilingues des demandes de brevets provenant du système de demandes internationales dans le cadre du Traité de coopération sur les brevets, et peut-être fournir une traduction automatique non-officielle des abrégés de tous les autres brevets. De plus, l’Office va mettre à la disposition du public un système de recherche par mots-clés bilingue capable de retourner des résultats dans les deux langues en réponse à une recherche dans une seule.

 

[13]           Insatisfait du rapport du Commissariat et de la réponse de l’Office, le demandeur a intenté le présent recours.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[14]           Le demandeur soutient que les brevets et les demandes de brevet doivent être bilingues afin de respecter les exigences de la Loi sur les langues officielles. Il s’agit donc de déterminer si le fait que ces documents ne sont disponibles que dans l’une des deux langues officielles contrevient

1) À l’article 7 de la Loi sur les langues officielles ; ou

2) À son article 12 ; ou

3) À son article 22 ; ou

4) À sa partie VII (et particulièrement à l’article 41).

 

[15]           Au cas où la réponse à cette question est affirmative, la Cour devra examiner la réparation appropriée dans les circonstances.

 

ANALYSE

1) L’article 7 de la Loi sur les langues officielles

 

[16]           L’article 7 de la Loi sur les langues officielles se lit :

 

Textes d’application

7. (1) Sont établis dans les deux langues officielles les actes pris, dans l’exercice d’un pouvoir législatif conféré sous le régime d’une loi fédérale, soit par le gouverneur en conseil ou par un ou plusieurs ministres fédéraux, soit avec leur agrément, les actes astreints, sous le régime d’une loi fédérale, à l’obligation de publication dans la Gazette du Canada, ainsi que les actes de nature publique et générale. Leur impression et leur publication éventuelles se font dans les deux langues officielles.

 

 

 

Prérogative

(2) Les actes qui procèdent de la prérogative ou de tout autre pouvoir exécutif et sont de nature publique et générale sont établis dans les deux langues officielles. Leur impression et leur publication éventuelles se font dans ces deux langues.

Legislative instruments

7. (1) Any instrument made in the execution of a legislative power conferred by or under an Act of Parliament that

(a) is made by, or with the approval of, the Governor in Council or one or more ministers of the Crown,

(b) is required by or pursuant to an Act of Parliament to be published in the Canada Gazette, or

(c) is of a public and general nature

shall be made in both official languages and, if printed and published, shall be printed and published in both official languages.

Instruments under prerogative or other executive power

(2) All instruments made in the exercise of a prerogative or other executive power that are of a public and general nature shall be made in both official languages and, if printed and published, shall be printed and published in both official languages.

 

Prétentions des parties

[17]           Selon le demandeur, cette disposition est applicable aux brevets. En effet, ceux-ci auraient un caractère législatif, s’apparentant à celui de règlements, auxquels l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, dont l’article 7 de la Loi sur les langues officielles reprend les exigences, s’applique, comme l’a expliqué la Cour suprême dans son arrêt Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312, 123 D.L.R. (3d) 15.  

 

[18]           Le demandeur soutient qu’un brevet satisfait aux critères proposés par la Cour suprême dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1992] 1 R.C.S. 212, pour déterminer si les décrets du gouvernement sont « de nature législative », si bien que l’exigence constitutionnelle de bilinguisme s’y applique. Selon lui, les brevets satisfont au critère formel, soit l’exigence que le texte en question soit adopté par le gouvernement ou soumis à son approbation, parce que le Commissaire aux brevets, qui approuve les demandes de brevets, est nommé par le gouverneur en conseil et son sceau est semblable au grand sceau du Canada. Les brevets satisferaient également aux critères de contenu parce qu’ils poseraient des normes de conduite, en l’occurrence une interdiction de fabriquer le produit couvert par un brevet; ont force de loi parce qu’ils portent le sceau du Commissaire; et s’appliquent à un nombre indéterminé de personnes.

 

[19]           Il s’appuie sur l’arrêt Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067, au paragraphe 49, où le juge Binnie, au nom de la Cour, explique qu’un brevet, une fois délivré, est un « règlement » au sens de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I21.

 

[20]           Le demandeur invoque aussi l’arrêt de la Cour suprême dans Sinclair c. Québec (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 579, 89 D.L.R. (4th) 500, où la Cour a conclu qu’ « [o]n ne peut se soustraire aux exigences de l’art. 133 au moyen de la fragmentation artificieuse du processus législatif en une série d’étapes distinctes, pour ensuite prétendre que chaque étape, étudiée séparément, n’est pas de nature législative ». La Cour a donc statué que des lettres patentes d’une corporation municipale, que le demandeur estime être semblables aux brevets, devaient être publiées dans les deux langues officielles.

 

[21]           Finalement, le demandeur prétend que les brevets sont visés par les dispositions précises de l’article 7 de la Loi sur les langues officielles, parce que ce sont des lettres patentes et qu’ils relèvent de la prérogative de l’exécutif.

 

[22]           Les défendeurs pour leur part soutiennent que l’article 7 de la Loi sur les langues officielles ne s’applique pas aux brevets. Selon eux, un brevet n’est pas un « acte pris dans l’exercice d’un pouvoir législatif conféré sous le régime d’une loi fédérale », mais plutôt un titre de propriété définissant des droits privés. Malgré la publicité de ces droits, le brevet est un document privé.

 

[23]           De l’avis des défendeurs, les brevets ne remplissent aucun des critères relatifs au contenu et à l’effet que doit remplir un texte pour être qualifié de « législatif » proposés par la Cour suprême dans le Renvoi relatif au droits linguistiques au Manitoba, ci-dessus mentionné au par.18. Selon eux, un brevet n’a pas force de loi, bien qu’il produise, comme tout document délimitant des droits privés, des effets juridiques. Pour avoir « force de loi », une règle doit être unilatérale, ce qui n’est pas le cas d’un brevet, puisque c’est l’inventeur qui en établit le texte. De plus, un brevet ne s’applique pas à un nombre indéterminé de personnes, puisqu’il n’est accordé qu’à un inventeur. C’est la Loi sur les brevets qui le rend opposable aux tiers.

 

[24]           Par ailleurs, les défendeurs font une analogie entre un brevet et un titre de propriété, afin d’établir que le premier, pas plus que le second, n’est un acte législatif. Ainsi, La Loi sur les brevets établit la marche à suivre pour l’obtenir et le publier, ainsi que les privilèges exclusifs de son détenteur et les recours que celui-ci peut exercer pour faire respecter ces derniers. De même, la loi fixe les droits du propriétaire et empêche les tiers d’y porter atteinte. Les règles relatives aux titres de propriété ont force de loi et s’appliquent à un nombre indéterminé de personnes, mais chaque titre de propriété n’est octroyé qu’à un individu.

 

[25]           Selon eux, des dispositions du Livre neuvième du Code civil du Québec (intitulé « De la publicité des droits ») ont la même relation avec les titres de propriété immobilière que la Loi sur les brevets a avec les documents soumis par l’inventeur. Ils en régissent la forme et les rendent opposables aux conditions prévues par la loi. Cependant, les titres de propriété ne doivent pas être disponibles dans les deux langues officielles. Tout comme les brevets, ils reflètent des transactions privées, et ni l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 ni la Loi sur les langues officielles ne s’y appliquent.

 

[26]           De plus, les brevets ne satisfont pas aux autres critères d’application de l’article 7 de la Loi sur les langues officielles. Ainsi, un brevet n’est ni adopté en vertu d’une loi ni assujetti à l’approbation d’un ou de plusieurs ministres ou à celle du gouvernement (l’alinéa 7(1)(a) du texte anglais de la Loi sur les langues officielles), mais délivré par le Commissaire et, dès lors, valide. Un brevet ne doit pas être publié dans la Gazette du Canada (alinéa 7(1)(b)). Il n’est pas de nature générale puisqu’il ne crée pas de norme de conduite applicable à un grand nombre de cas.

 

[27]           Finalement, les défendeurs rejettent l’applicabilité en l’espèce des arrêts de la Cour suprême sur lesquels s’appuie le demandeur. Ils soutiennent que la définition de la Loi d'interprétation, selon laquelle un brevet est un « règlement », à laquelle faisait référence le juge Binnie dans Whirlpool, ne signifie pas qu’un brevet résulte de « l’exercice d’un pouvoir législatif ». Or, la condition qu’un acte soit « pris dans l’exercice d’un pouvoir législatif » est une condition essentielle de l’application de l’article 7 de la Loi sur les langues officielles. Quant à l’affaire Sinclair, ci-dessus mentionnée, le cadre législatif qui y était en cause était bien différent de celui en l’espèce. Les lettres patentes dont on y contestait l’unilinguisme fournissaient tout le cadre juridique dans lequel devait fonctionner une nouvelle municipalité créée par ce que la Cour suprême a qualifié de « loi ‘creuse’ ». Les défendeurs soutiennent que la Loi sur les brevets n’est pas une loi « creuse », et que la participation de l’inventeur et du Commissaire dans la délivrance d’un brevet n’est pas comparable à un processus législatif. Ainsi, contrairement aux lettres patentes en cause dans l’affaire Sinclair, un brevet n’est pas une étape dans le cadre d’un tel processus et n’est pas assujetti à l’obligation de bilinguisme législatif.

 

Application en l’espèce

[28]           À mon avis, un brevet ne satisfait pas au critère formel développé par la Cour suprême dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, ci-dessus mentionné, à la p. 224, car il n’est ni adopté par le gouvernement ni soumis à l’approbation de celui-ci, et aucune action positive du gouvernement n’est nécessaire pour lui insuffler la vie. La Cour suprême a déterminé que l’exigence du bilinguisme s’applique aux actes dont on peut dire « qu’une action positive du gouvernement est nécessaire pour leur insuffler la vie » dans l’arrêt Blaikie, ci-dessus mentionné, à la p. 329. À la lecture de cet arrêt, il est clair qu’en parlant du « gouvernement », la Cour suprême faisait référence au cabinet, et non à l’ensemble de la branche exécutive (voir notamment les pp. 319-21). Or, aucune « action positive » du cabinet fédéral n’est nécessaire pour « insuffler la vie » à un brevet. Celui-ci est effectif dès sa délivrance par le Commissaire.

 

[29]           Un brevet ne satisfait pas non plus au critère relatif au contenu parce qu’il n’a pas « force » de loi, dans le sens où la Cour suprême utilise cette expression, puisqu’il n’est pas une règle unilatérale. Le texte d’un brevet est proposé par l’inventeur. Le Commissaire ne peut ni créer un brevet de son propre chef ni même modifier le moindre mot dans une demande de brevet.

[30]           L’exigence qu’un acte soit « pris dans l’exercice d’un pouvoir législatif » est essentielle pour que le paragraphe 7(1) de la Loi sur les langues officielles trouve son application. Les brevets n’y satisfont pas, et cette disposition est donc inapplicable en l’espèce.

 

[31]           Quant à l’argument du demandeur concernant le paragraphe 7(2) de la Loi sur les langues officielles, lequel rend obligatoire la publication dans les deux langues officielles « [l]es actes qui procèdent de la prérogative ou de tout autre pouvoir exécutif et sont de nature publique et générale », il ne peut, non plus, être retenu. Il est vrai que l’origine des brevets, en droit anglais, « rests in the royal prerogative of granting letters patent » (Adam Mossoff, « Rethinking the Development of Patents: An Intellectual History, 1550-1800 », 52 Hastings L.J. 1255 à la p. 1259), et qu’un brevet était donc, au départ, un « acte qui procède de la prérogative ».

 

[32]           Toutefois, les règles relatives à la prérogative de la couronne ne sont que des règles de common law, susceptibles d’être déplacées par la législation. Donc, dès qu’une loi occupe un champ autrefois laissé à la prérogative royale, c’est de cette loi que procède le pouvoir de l’exécutif de faire ce qu’autorisait auparavant la prérogative. La Loi sur les brevets crée un régime législatif complet qui remplace, au Canada, la prérogative royale d’accorder un brevet pour une invention. Ainsi, le paragraphe 7(2) de la Loi sur les langues officielles ne s’applique pas aux brevets.

 

2) L’article 12 de la Loi sur les langues officielles

[33]           L’article 12 de la Loi sur les langues officielles se lit :

 

Actes destinés au public

12. Les actes qui s’adressent au public et qui sont censés émaner d’une institution fédérale sont établis ou délivrés dans les deux langues officielles.

 

Instruments directed to the public

12. All instruments directed to or intended for the notice of the public, purporting to be made or issued by or under the authority of a federal institution, shall be made or issued in both official languages.

 

Prétentions des parties

[34]           D’une part, le demandeur soutient que cette disposition s’applique aux brevets, dont il insiste sur le caractère public. Selon lui, en tant que lettres patentes, les brevets sont des « actes » ou des « legal instruments ». De plus, un brevet « s’adresse au public », car il sert à divulguer les informations en contrepartie desquels le public octroie un monopole à l’inventeur. 

 

[35]           Il s’appuie également sur le texte anglais de l’article 12 de la Loi sur les langues officielles, car selon lui, la formulation « intended for the notice of the public » fait référence à une publication passive, ce qui correspond à ce que fait le Bureau des brevets en rendant les brevets disponibles pour inspection par des membres du public sans toutefois les publier « activement », par exemple dans la Gazette du Canada.

 

[36]           D’autre part, les défendeurs soutiennent que l’article 12 de la Loi sur les langues officielles ne s’applique pas aux brevets, car ils ne s’adressent pas au public dans le but de l’aviser et n’émanent pas d’une institution fédérale.

 

[37]           Selon eux, les brevets ne s’adressent pas au public, mais – comme l’a reconnu le commissariat aux langues officielles – aux inventeurs, bien qu’ils soient disponibles pour consultation par le public. Comme le commissariat aux langues officielles, les défendeurs distinguent les actes « mis à la disposition du public », auxquels s’applique la partie IV de la Loi sur les langues officielles, de ceux qui « s’adressent » au public et qui sont régis par l’article 12 de celle-ci. Pour s’adresser au public, un acte doit « être porté de façon active à son attention », comme l’est, par exemple, un avis affiché dans un lieu ou sur un objet pour informer le public, ce qui n’est pas le cas d’un brevet.

 

[38]           C’est l’inventeur, et non le Commissaire, qui avise le public au moyen du brevet, ce qu’établiraient les dispositions de la Loi sur les brevets et des Règles sur les brevets régissant le contenu d’une demande de brevet. Puisque c’est l’inventeur qui choisit chaque mot des revendications, qui fournit les dessins et qui, de façon générale, garde la propriété et le contrôle de sa demande, c’est de lui qu’émane le brevet. Ils citent l’arrêt Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, où la Cour suprême a adopté l’opinion du juge Thorson dans Minerals Separation North American Corp. c. Noranda Mines, Ltd., [1947] R.C. de l’É. 306 à la p. 352.

 

[39]           Selon celui-ci, « [e]n formulant ses revendications, l’inventeur érige une clôture autour des champs de son monopole et met le public en garde contre toute violation de sa propriété » (le texte français est tiré du jugement de la Cour suprême). Les termes précis choisis par l’inventeur déterminent l’étendue des « champs de son monopole », et quiconque cherche à interpréter un brevet doit les interpréter dans le sens voulu par celui-ci. Les défendeurs soumettent que la traduction des termes choisis par un inventeur rendrait le processus de délivrance des brevets plus incertain à cause de la multiplicité de sens possibles d’un seul et même mot, soulignée par la Cour suprême dans Free World, ci-dessus, au par. 58.

 

Application en l’espèce

[40]           À mon avis, un brevet est un acte hybride, à la fois privé et public. Il tire son autorité de l’approbation d’une institution publique, le Commissaire, mais son contenu est fixé par une personne privée, l’inventeur. En échange de la divulgation de ce contenu, l’inventeur obtient un droit qu’on qualifie à la fois de monopole et de droit de propriété privé. Autrefois un privilège résultant de la faveur royale, un brevet est aujourd’hui un titre confirmant un droit créé par la loi.

 

[41]           Je ne suis pas persuadée de la validité de la distinction que font les parties entre une publication « active » et une publication « passive » d’un document. Le demandeur semble dire, que la publication des brevets dans la Gazette du Canada serait « active », mais que leur publication dans un registre tenu par le Bureau des brevets ne l’est pas parce qu’il faut faire un effort pour les y consulter. Pourtant, la consultation d’un document publié dans la Gazette du Canada demande, elle aussi, un certain effort de recherche.

 

[42]           Les défendeurs, quant à eux, suggèrent qu’un avis affiché « dans un lieu ou sur un objet » s’adresserait au public, alors qu’un avis publié dans un registre ne serait qu’à la disponibilité de celui-ci. Encore là, dans les deux cas, il faut faire un certain effort pour consulter l’avis. La différence, s’il en est une, est de degré. (Je note également que l’exemple proposé par les défendeurs n’appartiendrait sûrement pas à la catégorie d’ « actes » ou « instruments », la seule à laquelle s’applique l’article 12 de la Loi sur les langues officielles.)

 

[43]           Contrairement aux prétentions des défendeurs, je suis d’opinion que les brevets sont des documents publics. Même si leur délivrance est désormais autorisée par une loi et se fait aux conditions prévues par celle-ci, les brevets n’en demeurent pas moins des lettres patentes. Or, Blackstone expliquait que celles-ci sont des « open letters, literae patentes: so called, because they are not sealed up, but exposed to open view, with the great seal pendant at the bottom; and are usually directed or addressed by the king to all his subjects at large » (William Blackstone, Commentaries on the Laws of England: a Facsimile of the First Edition 1765 – 1769, Chicago, University of Chicago Press, 1979, vol. 2 à la p. 346; je souligne). Le fait qu’un brevet, comme d’ailleurs les lettres patentes confirmant tout autre octroi royal (royal grant), soit ostensiblement destiné à son titulaire n’en change pas la nature publique.

 

[44]           Il est du reste aisé de comprendre l’importance de la publicité d’un brevet. Un brevet est différent d’un titre de propriété sur un bien meuble ou immeuble, en ce qu’il est un monopole, ce qui veut dire qu’il confère « la faculté et le privilège exclusif de fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres, pour qu’ils l’exploitent, l’objet de l’invention » (Loi sur les brevets, article 42). Il crée donc une exception aux principes généraux de liberté du commerce et même de liberté tout court, en vertu desquels on devrait être libre de « fabriquer, construire, exploiter et vendre à d’autres » tout ce dont aucune règle de droit n’interdit pas de faire le commerce. Il faut donc qu’un citoyen puisse savoir ce qu’il n’a pas le droit de « fabriquer, construire, exploiter ou vendre », alors que, par hypothèse, il peut le faire de tout bien qui n’est pas soustrait au commerce par la loi.

 

[45]           Cependant, bien qu’il s’adresse au public, un brevet n’émane pas d’une institution fédérale, mais bien de l’inventeur. Malgré ses origines dans l’exercice discrétionnaire de la prérogative royale, le brevet représente, aujourd’hui, la reconnaissance d’un droit plutôt que l’expression de la faveur du souverain. Le rôle du Commissaire aux brevets se limite à vérifier si la demande de brevet présentée par l’inventeur remplit les conditions posées par la Loi sur les brevets et les règlements faits sous l’autorité de celle-ci. L’article 27 de la Loi sur les brevets ne lui accorde aucune discrétion à cet égard : si les conditions sont respectées, il doit délivrer le brevet (voir Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), 2002 CSC 76, [2002] 4 R.C.S. 45, au par. 144).

 

[46]           En délivrant un brevet, le Commissaire aux brevets confirme le droit de l’inventeur, mais c’est celui-ci qui définit la portée de son droit en formulant les revendications. Le texte d’un brevet – y compris lorsqu’il résulte d’amendements apportés à une demande de brevet – est proposé par l’inventeur, et celui-ci en porte la responsabilité. S’il propose un texte trop restrictif, il devra assumer la perte potentielle de profits résultant de ce que le « champ » du monopole qui lui est conféré est trop étroit; s’il propose un texte trop vague, il risque l’invalidation subséquente de son brevet par un tribunal. Un brevet « émane » donc véritablement de l’inventeur, et non du Commissaire aux brevets. En conséquence, l’article 12 de la Loi sur les langues officielles ne s’applique pas.

 

[47]           Par ailleurs, la traduction de brevets par le Bureau des brevets engendrerait de sérieuses tensions entre les divers objectifs du système de brevets canadien et de la Loi sur les langues officielles, ce qui me fait croire que le Parlement n’a jamais contemplé l’application de celle-ci aux brevets.

 

[48]           D’une part, dans cette situation, un demandeur de brevet sera obligé, s’il veut garder le contrôle de sa demande, de comprendre et d’approuver la traduction qui en est faite. Cela est en contradiction directe avec l’objectif de la Loi sur les langues officielles de mettre en œuvre la garantie constitutionnelle du droit de chacun de communiquer, à sa faculté, avec les institutions fédérales dans l’une ou l’autre des langues officielles.

 

[49]           D’autre part, si l’inventeur est tenu d’approuver la traduction de sa demande sans la comprendre, l’objectif du système de brevets de donner à l’inventeur le contrôle de sa demande et de lui faire porter l’entière responsabilité pour le brevet qui en résulte serait compromis. De plus, en cas de contradiction entre les deux versions du brevet, une interprétation du brevet en fonction des objectifs de l’inventeur, telle que préconisée par la Cour suprême dans l’arrêt Free World, ci-dessus mentionné, deviendrait impossible, à moins de reconnaître que la version « originale » du brevet – celle dans la langue de la demande de l’inventeur – prime sur la traduction. Or, le reconnaître aurait pour effet d’annuler tout bénéfice pour l’égalité linguistique résultant de ce que les deux versions d’un instrument bilingue font également autorité conformément à l’article 13 de la Loi sur les langues officielles.

 

[50]           Vu toutes ces difficultés, on peut faire un parallèle avec le raisonnement du juge Bastarache et de la majorité de la Cour suprême, dans l’arrêt Harvard College, ci-dessus mentionné, au par. 167, et conclure que le fait que, dans leur état actuel, la Loi sur les langues officielles et la Loi sur les brevets ne permettent pas de traiter adéquatement la traduction des brevets est un signe que le législateur n’a jamais voulu que les termes « actes qui s’adressent au public et qui sont censés émaner d’une institution fédérale » visent ces derniers.

 

3) L’article 22 de la Loi sur les langues officielles

[51]           L’article 22 de la Loi sur les langues officielles se lit :

 

Langues des communications et services

 

22. Il incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que le public puisse communiquer avec leur siège ou leur administration centrale, et en recevoir les services, dans l’une ou l’autre des langues officielles. Cette obligation vaut également pour leurs bureaux — auxquels sont assimilés, pour l’application de la présente partie, tous autres lieux où ces institutions offrent des services — situés soit dans la région de la capitale nationale, soit là où, au Canada comme à l’étranger, l’emploi de cette langue fait l’objet d’une demande importante.

Where communications and services must be in both official languages

22. Every federal institution has the duty to ensure that any member of the public can communicate with and obtain available services from its head or central office in either official language, and has the same duty with respect to any of its other offices or facilities

(a) within the National Capital Region; or

(b) in Canada or elsewhere, where there is significant demand for communications with and services from that office or facility in that language.

 

Prétentions des parties

[52]           Selon le demandeur, le Bureau des brevets contrevient à l’article 22 de la Loi sur les langues officielles, ainsi qu’à l’article 20 de la Charte canadienne des droits et libertés, lequel confère au public canadien le droit dont l’obligation imposée aux institutions fédérales par l’article 22 de la Loi sur les langues officielles assure la mise en œuvre. Il soutient qu’en rendant le texte des revendications et des abrégés des brevets disponible, y compris en format texte  « cherchable », sur sont site web, le bureau des brevets le publie et se retrouve donc à communiquer avec le public dans une seule langue officielle.

 

[53]           Les défendeurs soulignent qu’un inventeur peut soumettre sa demande de brevet et communiquer avec le Bureau des brevets dans la langue officielle de son choix. Le Bureau émet alors, avec chaque certificat de brevet, une page couverture dont tous les éléments créés par le Bureau sont dans les deux langues officielles. Le Bureau satisfait ainsi aux obligations de bilinguisme en matière de communications et de prestation de services qui lui incombent en vertu de la Loi sur les langues officielles et de la Charte. La disponibilité de brevets sur le site web du Bureau des brevets ne serait ni une « communication » ni un « service » de celui-ci. Les défendeurs font un parallèle avec une demande d’accès à l’information, dans le cadre de laquelle le gouvernement doit rendre un document public, mais n’a aucune obligation de le traduire.

 

Application en l’espèce

[54]           Je conviens avec les défendeurs que la publication de certaines composantes de brevets sur le site web du Bureau des brevets n’est pas un « service » distinct qui doit, en soi, être rendu dans les deux langues officielles. Le Bureau ne fait que reproduire (partiellement) le texte des brevets, tels qu’ils existent. La question d’une violation de l’article 22 de la Loi sur les langues officielles distincte d’une violation de l’article 12 se poserait si les brevets étaient bilingues, mais le Bureau ne publiait sur son site web qu’une de leurs deux versions. Ce n’est pas le cas, et je suis donc d’avis que le Bureau ne contrevient ni l’article 22 de la Loi sur les langues officielles ni à la Charte.

4) Partie VII de la Loi sur les langues officielles

[55]           La disposition la plus pertinente en l’espèce de la partie VII de la Loi sur les langues officielles (« la partie VII ») est l’article 41 qui se lit :

 

Engagement

41. (1) Le gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement, ainsi qu’à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne.

 

 

 

Obligations des institutions fédérales

(2) Il incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que soient prises des mesures positives pour mettre en œuvre cet engagement. Il demeure entendu que cette mise en œuvre se fait dans le respect des champs de compétence et des pouvoirs des provinces.

 

Government policy

41. (1) The Government of Canada is committed to

(a) enhancing the vitality of the English and French linguistic minority communities in Canada and supporting and assisting their development; and

(b) fostering the full recognition and use of both English and French in Canadian society.

 

Duty of federal institutions

(2) Every federal institution has the duty to ensure that positive measures are taken for the implementation of the commitments under subsection (1). For greater certainty, this implementation shall be carried out while respecting the jurisdiction and powers of the provinces.

 

Prétentions des parties

[56]           Le demandeur soutient que le fait qu’une part disproportionnée de brevets canadiens est en langue anglaise, démontre que les francophones canadiens sont exclus du « processus de brevets », en contravention à l’article 41 de la Loi sur les langues officielles. Le demandeur note que la disponibilité des brevets dans les deux langues favoriserait la diffusion de l’information mise à la disponibilité du public par les inventeurs et permettrait d’éviter la contrefaçon.

 

[57]           Bien que le Commissariat aux langues officielles partage cette préoccupation, le demandeur est insatisfait de la solution proposée par celui-ci, qui consiste à rendre disponibles dans les deux langues officielles les abrégés, mais pas nécessairement les revendications, des brevets. Selon lui, la compréhension des revendications est cruciale pour éviter la contrefaçon. Par conséquent, les revendications, tant des brevets que des demandes de brevet, doivent  être disponibles dans les deux langues officielles.  

 

[58]           De plus, la disponibilité des brevets dans les deux langues officielles donnerait le choix linguistique aux inventeurs francophones qui n’auraient pas, ainsi, à s’assimiler. Le demandeur cite un passage des motifs du juge Charron rédigeant au nom d’une Cour suprême unanime dans DesRochers c. Canada (Industrie), 2009 CSC 8, [2009] 1 R.C.S. 194 au par. 55, ouvrant la porte, en obiter, à la possibilité que des « services […] de qualité égale dans les deux langues, mais inadéquats, ou même de mauvaise qualité, et [qui ne satisfont] pas aux besoins de l’une ou l’autre communauté linguistique en matière de développement économique communautaire » soient considérés comme un « manquement à des obligations découlant de la partie VII ».

 

[59]           Selon les défendeurs, la partie VII est distincte des parties I à V de la Loi sur les langues officielles en ce qu’elle ne met pas en œuvre une exigence de la Charte, et constitue donc plutôt une addition aux droits linguistiques protégés par la Constitution. De plus, ses dispositions ne confèrent pas de droits individuels aux Canadiens, mais imposent au gouvernement l’obligation d’œuvrer au bénéfice de communautés de langues anglaise et française.

 

[60]           La façon dont le gouvernement remplit cette obligation serait laissée à sa discrétion et, lorsqu’appelés à l’examiner dans le cadre d’un litige, les tribunaux ne pourraient pas limiter leur analyse aux circonstances factuelles relatives à une décision précise, comme celle ne pas traduire les brevets. Ils devraient, au contraire, tenir compte de l’ensemble de l’action du gouvernement concernant les langues officielles, tout en accordant une grande déférence aux choix discrétionnaires du gouvernement. En particulier, cette déférence devrait se traduire par une réticence à ordonner ou diriger des dépenses de deniers publics, ce qui est du ressort des élus.

 

[61]           Ils affirment qu’ils respectent la partie VII, parce que le gouvernement fédéral prend des mesures positives destinées à favoriser l’épanouissement des communautés linguistiques et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne. Dès lors, le seul fait que les brevets ne sont pas traduits ne constitue pas un manquement à l’obligation des défendeurs de promouvoir l’usage du français et de l’anglais. La partie VII n’impose pas d’obligations précises aux institutions fédérales. Elle reflète plutôt un engagement permanent du gouvernement fédéral et le fait que des mesures doivent être prises, à la discrétion de celui-ci, pour le mettre en œuvre. Cette discrétion fait en sorte qu’un demandeur n’a pas un droit, en vertu de cette partie, à des mesures spécifiques.

 

[62]           Par ailleurs, les défendeurs soulignent qu’ils ont proposé des mesures destinées à promouvoir l’égalité linguistique dans le système de brevets canadien en réponse au rapport du Commissariat aux langues officielles. Ainsi, les abrégés de brevets provenant de demandes internationales, qui existent déjà en anglais et en français, seront disponibles dans ces deux langues. Pour les autres brevets, l’Office envisage de s’abonner à un système de traduction automatisée. De plus, un système de recherche permettant d’obtenir des résultats dans une langue officielle en réponse à un mot-clé dans l’autre sera également disponible sur son site web.

 

[63]           Comme nous l’avons vu précédemment, l’accessibilité des brevets aux citoyens est importante car tout brevet soustrait certaines activités, pourtant interdites par aucune règle de droit, à la liberté d’action de chaque personne au Canada. De plus, parmi les considérations de politique publique qui justifient cette restriction, on retrouve la diffusion des connaissances scientifiques et techniques à l’origine des inventions brevetées.

 

[64]           Le juge Binnie, dissident mais non sur ce point, explique dans Harvard College, ci-dessus, au par. 64, que « la Loi sur les brevets a essentiellement pour effet d’empêcher les autres d’exploiter l’invention comme ils pourraient le faire n’était-ce le monopole conféré par le brevet. En contrepartie de la divulgation publique, le brevet empêche, pendant une période déterminée, l’utilisation non autorisée de l’information divulguée ». Comme l’explique également le juge Binnie, au nom de la Cour suprême, dans Free World, ci-dessus, au paragraphe 42, « [l]e régime de concession de brevets vise à favoriser la recherche et le développement et à encourager l’activité économique en général ».

 

[65]           Cet objectif ne peut être qu’entravé par la non-accessibilité de l’information scientifique et technique contenue dans un brevet à la partie de la population canadienne qui ne parle pas la langue dans laquelle le brevet en question a été rédigé. En somme, le fait que les brevets n’existent que dans une langue officielle prive donc les Canadiens ne parlant pas cette langue d’informations importantes tant sur le plan juridique que sur le plan scientifique.

[66]           La Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2004 CAF 263, [2004] 4 R.C.F. 276, au par. 17, insistait sur le fait qu’en créant le recours en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, le Parlement a voulu s’assurer que celle-ci « ait des dents, que les droits ou obligations qu’elle reconnaît ou impose ne demeurent pas lettres mortes, et que les membres des minorités linguistiques officielles ne soient pas condamnés à se battre sans cesse et sans garantie au seul niveau politique ».

 

[67]           C’est pourquoi, avec égards, je ne partage pas l’opinion des défendeurs que la non-disponibilité de brevets dans les deux langues officielles ne saurait constituer une violation de la partie VII, vu tous les efforts du gouvernement fédéral en matière de politiques linguistiques.

 

[68]           J’estime cependant que les tribunaux doivent se limiter aux circonstances factuelles relatives à une décision particulière plutôt qu’examiner l’ensemble de la politique linguistique du gouvernement à chaque fois qu’ils sont saisis d’un recours fondé sur la partie VII. Les tribunaux ne sont tout simplement pas équipés pour évaluer l’ensemble de la politique linguistique gouvernementale : une telle évaluation est de nature politique. Le Parlement est mieux situé que les tribunaux pour l’émettre. Par contre, les tribunaux ont l’habitude de se prononcer sur les circonstances factuelles relatives à une décision particulière, et il est logique de supposer qu’en créant un recours juridique pour des atteintes à la partie VII, le Parlement voulait justement faire appel à leur expertise en la matière.

 

[69]           Je conclus donc que les mesures proposées à ce jour par le Bureau des brevets ne sont pas suffisantes pour rencontrer l’obligation qui lui incombe, en tant qu’institution fédérale, de promouvoir l’usage de ces deux langues. Cela dit, les conséquences d’une violation de la partie VII la Loi sur les langues officielles et de ses autres dispositions ne sont pas les mêmes.

 

5) La réparation convenable et juste eu égard aux circonstances

[70]           Lorsque la Cour est d’avis qu’une institution fédérale ne se conforme pas à la Loi sur les langues officielles, le paragraphe 77(4) de celle-ci l’autorise à octroyer une réparation qu’elle « estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». Puisque je suis d’avis que la non-disponibilité des brevets dans les deux langues officielles contrevient à la partie VII de la Loi sur les langues officielles, la question de la réparation s’impose.

 

Prétentions des parties

[71]           Le demandeur ne fait aucune distinction entre la réparation appropriée pour une violation de la partie VII et celle d’autres dispositions de la Loi sur les langues officielles. Il recherche une série de déclarations visant à obliger le Bureau des brevets à rendre disponibles certaines parties des brevets (soit le titre, l’abrégé, les revendications, les dessins et le mémoire descriptif) et certaines parties des demandes de brevet (soit le titre, l’abrégé et les revendications) dans les deux langues officielles. Il demande également une déclaration d’invalidité de tous les brevets disponibles dans une seule langue officielle, suspendue afin de permettre aux défendeurs de rendre les demandes de brevet et les brevets ainsi invalidés disponibles dans les deux langues. De plus, à l’avenir, la date d’accessibilité au public devrait être celle à laquelle un brevet ou une demande de brevet est devenu accessible au public dans les deux langues officielles.

[72]           Le demandeur reconnaît que l’imposition du bilinguisme dans le système de brevets canadien serait très coûteuse. Cependant, il s’appuie sur les décisions dans le Renvoi: Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, 19 D.L.R. (4th) 1 et dans Devinat c. Canada (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 C.F. 212, 181 D.L.R. (4th) 441 (C.A.F.), exigeant la traduction, respectivement de l’ensemble de la législation manitobaine et des décisions de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, malgré les dépenses que cela imposerait.

 

[73]           Selon les défendeurs, puisque les tribunaux ne peuvent se fonder sur la partie VII de la Loi sur les langues officielles pour ordonner au gouvernement de corriger un problème spécifique, aucune réparation n’est possible ou appropriée dans les circonstances. Ces dispositions ne conférant aucun droit à ce qu’une mesure particulière ne soit prise, il appartiendrait au gouvernement de choisir ses priorités en matière de la promotion de l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne. Le Commissaire aux langues officielles serait allé trop loin en recommandant la traduction des abrégés, et la Cour n’aurait pas le pouvoir d’ordonner une telle réparation. Le rôle de la Cour se limiterait plutôt à constater que « des mesures positives » sont prises pour promouvoir l’égalité linguistique.

 

[74]           De façon subsidiaire, les défendeurs soutiennent que les mesures qu’ils ont proposées en réponse au rapport du Commissaire aux langues officielles sont suffisantes. Ils insistent sur les coûts exorbitants d’une traduction de tous les brevets, qui seraient de l’ordre de 825 000 000 $. Ordonner une réparation aussi coûteuse reviendrait à substituer la Cour au parlement dans la détermination de la politique budgétaire.

[75]           Comme je l’affirmais ci-haut, à mon avis, une violation de la partie VII de la Loi sur les langues officielles ne peut entraîner les mêmes réparations que celles des parties I à V de celle-ci. Décider autrement reviendrait à anéantir la différence entre ces dispositions et à nier l’effet des limites précises que les parties I à V posent aux obligations du gouvernement en matière de bilinguisme. De plus, je conviens avec les défendeurs que les décisions des institutions fédérales destinées à donner suite à l’engagement du gouvernement en vertu de la partie VII ont droit à une certaine déférence des tribunaux.

 

[76]           Cependant, elles ne sauraient être déterminantes; autrement, pourquoi le Parlement aurait-il rendu ces dispositions justiciables? Décider que les tribunaux n’ont pas le pouvoir de rendre des ordonnances forçant le gouvernement à prendre des mesures spécifiques pour rectifier des manquements aux obligations qui lui incombent de par la partie VII rendrait le choix fait par le Parlement de lui « donner des dents » en la rendant justiciable inutile et sans effet.

 

[77]           Les réparations suggérées par le demandeur ne tiennent aucun compte de la différence entre la partie VII de la Loi sur les langues officielles et les autres dispositions de celles-ci. Puisque je ne trouve pas que le Commissaire est tenu de délivrer des brevets bilingues en vertu des articles 7, 12 ou 22 de la Loi sur les langues officielles, je ne saurais déclarer qu’il doit le faire pour respecter les obligations qui lui incombent en vertu de la partie VII.

 

[78]           Dans DesRochers, ci-dessus, au par. 37, la Cour suprême a adopté la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans Forum des maires, ci-dessus, au par. 20, à l’effet que dans un recours porté en vertu de l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, « [l]e remède variera selon que la violation perdure ou non ». En l’espèce, la violation de la partie VII perdure, et la Cour doit donc ordonner une réparation en conséquence.

 

[79]           Je rappelle qu’un brevet est un document qui s’adresse au public et l’informe. Si la traduction complète de tous les brevets, est difficilement réalisable, le Bureau des brevets doit à tout le moins rendre disponibles dans les deux langues officielles les abrégés des brevets, comme l’avait proposé le Commissariat aux langues officielles.

 

[80]           Il s’agira, bien entendu d’une traduction non-officielle. Cependant, sa disponibilité constituera une « réparation convenable et juste eu égard aux circonstances », au sens que la Cour suprême a donné à cette expression dans l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3 aux pars. 55 à 58. Ainsi, elle permettra de défendre utilement les droits linguistiques du demandeur et de tous les Canadiens en leur donnant une bonne idée du contenu des brevets valides en effectuant une recherche préliminaire dans la langue officielle de son choix. Obliger le Commissaire à rendre disponibles les abrégés bilingues ne dépasse ni le mandat de la Cour dans notre système constitutionnel ni les limites de son expertise. De plus cette mesure n’imposera pas de grandes difficultés au Commissaire, puisqu’il ne s’agit, en somme, que d’une confirmation des mesures qu’il affirme lui-même avoir l’intention de prendre.

 

LES DÉPENS

[81]           Le paragraphe 81(1) de la Loi sur les langues officielles prévoit que, normalement, dans un recours en vertu de l’article 77, les dépens suivent l’issue de la cause. Cependant, le paragraphe 81(2) dispose que « dans les cas où il estime que l’objet du recours a soulevé un principe important et nouveau quant à la présente loi, le tribunal accorde les frais et dépens à l’auteur du recours, même s’il est débouté ».

 

[82]           S’appuyant sur cette disposition, le demandeur réclame les dépens de cette cause peu importe son issue. Il soutient que les enjeux qu’elle a permis de soulever, notamment concernant l’effet de la partie VII de la Loi sur les langues officielles et l’étendue de l’obligation de bilinguisme en matière de législation déléguée (catégorie à laquelle appartiennent, selon lui, les brevets), sont nouveaux et importants.

 

[83]           Les défendeurs s’opposent à l’octroi des dépens au demandeur, mais reconnaissent la discrétion de la Cour à cet égard.

 

[84]           Malgré le succès très partiel du demandeur, il a droit à ses dépens dans cette cause en vertu du paragraphe 81(2). Au-delà de tous les détails techniques, l’unilinguisme des brevets octroyés par un pays qui se veut bilingue est une question importante. Bien que l’on ait marqué cette année le 40e anniversaire de la Loi sur les langues officielles, cette question ne s’est jamais posée jusqu’à maintenant, et le demandeur a rendu un service aux Canadiens en la faisant l’objet d’un débat public.

 

CONCLUSION

[85]           Pour ces motifs, le recours du demandeur est accordé en partie, avec dépens, pour la seule fin de déclarer que le Commissaire ne se conforme pas aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 41 de la  Loi sur les langues officielles, et que pour le faire, il doit rendre disponible une traduction non-officielle de l’abrégé de tous les brevets qu’il délivre.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que :

Le recours du demandeur est accordé en partie, avec dépens, pour la seule fin de déclarer que le Commissaire ne se conforme pas aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 41 de la Loi sur les langues officielles, et que pour le faire, il doit rendre disponible une traduction non-officielle de l’abrégé de tous les brevets qu’il délivre.

 

 

“Danièle Tremblay-Lamer”

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-329-09

 

INTITULÉ :                                       FRÉDÉRIC PICARD c. L’OFFICE DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal

 

DATE DE L’AUDIENCE :               15 décembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                      26 janvier 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Frédéric Picard

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Pierre Salois

Me. Mariève Sirois-Vaillancourt

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Frédéric Picard

Montréal(Québec)

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal(Québec)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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