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Date : 20091218

Dossier : T-2221-07

Référence : 2009 CF 1294

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 18 décembre 2009

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HENEGHAN

 

 

ENTRE :

PFIZER CANADA INC.

et PHARMACIA AKTIEBOLAG

 

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

et PHARMASCIENCE INC.

 

défendeurs

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Introduction

[1]        Pfizer Canada Inc. et Pharmacia Aktiebolag (les demanderesses) demandent, sous le régime du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement AC), une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Pharmascience Inc. (PMS, Pharmascience ou la défenderesse), conformément à l’article C.08.004 du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, jusqu’à l’expiration des lettres patentes canadiennes 1,339,132 (le brevet 132). Le brevet 132 est intitulé [traduction] « Dérivés de la prostaglandine pour le traitement de glaucome ou de l’hypertension oculaire ». Une liste de brevets concernant la solution ophtalmique de 50 microgrammes/ml de latanoprost et faisait référence au brevet 132 a été soumise au ministre de la Santé (le Ministre). Le Ministre a délivré des avis de conformité à Pfizer pour la solution ophtalmique de 50 microgrammes/ml de latanoprost à diverses dates, dont le 6 octobre 2003. La solution ophtalmique de 50 microgrammes/ml de latanoprost est commercialisée au Canada sous la marque déposée XalatanMD.

 

[2]               La demande a été présentée en réponse à un avis d’allégation daté du 2 novembre 2007 et signifié aux demanderesses le même jour. Dans son avis d’allégation, la défenderesse soutenait que le brevet 132 était invalide pour divers motifs, notamment l’antériorité, l’évidence, l’absence d’utilité, l’absence d’une prédiction valable, la portée excessive et l’insuffisance. La défenderesse a aussi allégué qu’elle ne contreferait pas le brevet 132 en produisant sa version de la solution ophtalmique de 50 microgrammes/ml de latanoprost, ci‑après appelé « PMS‑latanoprost ».

 

A. Le brevet

[3]               La demande de brevet 132 a été déposée le 12 septembre 1989. Le brevet a été délivré le 29 juillet 1997. Il concerne l’utilisation de certains dérivés de la prostaglandine utilisés dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[4]               Les prostaglandines sont des substances présentes naturellement dans les tissus humains et animaux, qui contiennent 20 atomes de carbone et dont la structure moléculaire de base est l’acide prostanoïque. La PGF est un composé naturel qui peut être estérifié en isopropylester de la PGF, aussi appelé IE de la PGF. La composition chimique de la PGF est la suivante :

 

 

 

 

[5]               Le latanoprost est un dérivé de la prostaglandine ayant la formule chimique suivante : isopropylester de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl‑18,19,20‑trinor‑PGF ou IE de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl-18,19,20‑trinor‑PGF. Sa structure chimique est la suivante :

 

 

 

[6]               Pour obtenir le latanoprost, il faut modifier ainsi la PGF :

                                                               i.      enlever les 3 derniers atomes de carbone sur la chaîne oméga (18,19,20‑trinor);

                                                             ii.      attacher un cycle phényle en C17 (17‑phényl);

                                                            iii.      changer la double liaison en une simple liaison entre le 13e et le 14e atome de carbone (13,14‑dihydro);

                                                           iv.      estérifier l’acide carboxylique en un isopropylester.

 

[7]               Le brevet 132 renferme 38 revendications, mais seules les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 sont en litige dans la présente instance. En gros, la revendication 19 est une revendication pour un composé en soi qui est dépendante de la revendication 18. Les revendications 31, 37 et 38 sont des revendications pour des utilisations. La revendication 12 est une revendication pour une utilisation de portée plus étroite et dépend de la revendication 1. Les revendications pertinentes se lisent comme suit :

[traduction]

                                             i.                        Une composition thérapeutique pour le traitement topique du glaucome ou de l’hypertension oculaire, contenant une prostaglandine PGA, PGB, PGD, PGE ou PGF en quantité suffisante pour réduire la pression intraoculaire sans irritation oculaire importante, ainsi qu’un véhicule ophtalmologiquement compatible, la chaîne oméga de la prostaglandine ayant la formule suivante :

(13)            (14)                   (15-24)

C   -   B   -   C             -           D         -           R2

                                    où

C est un atome de carbone (le nombre est indiqué entre parenthèses);

                                    B est une liaison simple, une liaison double ou une liaison triple;

D est une chaîne contenant de 1 à 10 atomes de carbone, pouvant être interrompue par des atomes hétéro O, S, ou N, les substituants sur chaque atome de carbone étant l’H, des groupes alkyle, des groupes alkyle inférieurs ayant 1 à 5 atomes de carbone, une fonctionnalité oxo ou un groupe hydroxyle;

R2 est une structure cyclique choisie parmi le groupe comprenant le phényle et le phényle ayant au moins un substituant, ledit substituant étant choisi parmi les groupes alkyle en C1‑C5, les groupes alkoxy en C1‑C4, les groupes trifluorométhyle, les groupes acylamino aliphatique en C1‑C3, les groupes nitro, les atomes d’halogène et le groupe phényle; ou un groupe hétérocyclique aromatique contenant de 5 à 6 atomes cycliques, choisi parmi le groupe formé du thiazole, de l’imidazole, de la pyrrolidine, du thiopène et de l’oxazole; ou un cycloalcane ou un cycloalcène contenant de 3 à 7 atomes de carbone dans le cycle, pouvant être substitué par des groupes alkyle inférieurs contenant de 1 à 5 atomes de carbone.

12.       Une composition ophtalmique selon la revendication 1, où le dérivé de la prostaglandine est l’isopropylester de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl‑18,19,20‑trinor‑PGF.

18.       Ester alkylique de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl‑18,19,20‑trinor‑PGF, où le groupe alkyle contient 1 à 10 atomes de carbone.

19.       Composé de la revendication 18, où le groupe alkyle est l’isopropyle.

31.       L’utilisation de l’isopropylester de la 13,14-dihydro‑17‑phényl-18, 19,20‑trinor-PGF dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

37.       L’utilisation de l’ester alkylique de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl-18,19,20‑trinor‑PGF, où le groupe alkyle contient de 1 à 10 atomes de carbone pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

38.       L’utilisation de l’isopropyl‑ester de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl‑18,19,20‑trinor‑PGF dans le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire.

 

B. La preuve

[8]               Chacune des parties a produit une preuve par affidavit de plusieurs témoins, dont certains ont fourni une preuve factuelle et d’autres des avis.

 

i) Les témoins des demanderesses

[9]               La Dre Yvonne M. Buys est une ophtalmologiste qui exerce à Toronto, Ontario. Elle fait de la pratique clinique tout en étant professeure agrégée au Département d’ophtalmologie de l’Université de Toronto. La Dre Buys a été invitée à donner un bref aperçu du glaucome et de l’hypertension oculaire ainsi que du traitement de ces maladies avant l’introduction du latanoprost, et à discuter de l’usage clinique et des avantages de ce médicament, notamment de son mécanisme d’action.

 

[10]           La Dre Buys a ensuite été invitée à décrire les qualités de la personne versée dans l’art à laquelle s’adresse le brevet 132, à donner son opinion sur le brevet, en particulier les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 en date du 29 juillet 1997 et à indiquer si le latanoprost présente l’utilité promise dans le brevet 132.

 

[11]           Le Dr Robert D. Fechtner est un ophtalmologiste clinicien qui exerce au New Jersey. Il est également professeur au Department of Ophthalmology and Visual Science, New Jersey Medical School, University of Medicine and Dentistry of New Jersey. Il occupe ce poste depuis 2002. On lui a demandé de donner un petit cours de base sur l’œil et la pression intraoculaire (PIO), le glaucome, l’hypertension oculaire et le traitement de ces affections et de décrire les connaissances générales courantes en date du 12 septembre 1989 en ce qui concerne le traitement de l’hypertension oculaire et du glaucome et les prostaglandines.

 

[12]           Le Dr Fechtner a également été invité à décrire les qualités de la personne versée dans l’art à laquelle s’adresse le brevet 132 et à donner son opinion sur le brevet 132, notamment les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 en date du 29 juillet 1997. On lui a également demandé de décrire l’utilité révélée par le brevet 132 et de dire si le latanoprost présente une utilité. Il a été prié de décrire l’utilité du brevet 132 et d’indiquer si le latanoprost présente cette utilité. On lui a aussi demandé de déterminer si le mémoire descriptif du brevet 132, notamment les revendications 12, 19, 31, 37 et 38, décrit pleinement et correctement, en date du 29 juillet 1997, à la personne versée dans l’art, l’objet de l’invention et son fonctionnement ou son utilisation tels que l’inventeur les envisage. En plus d’examiner les documents pertinents, notamment le brevet 132, le Dr Fechtner a été invité à examiner certains affidavits déposés par la défenderesse.

 

[13]           Le Dr Johan W. Stjernschantz d’Uppsala, Suède, est l’un des inventeurs du brevet 132. Il a rappelé les faits entourant la découverte du latanoprost, retraçant notamment les efforts déployés par les concurrents, qui tentaient de découvrir un médicament permettant de traiter le glaucome et l’hypertension oculaire.

 

[14]           Le Dr Stjernschantz a présenté un témoignage d’opinion sur plusieurs questions : la personne versée dans l’art en date du 12 septembre 1989, la notion d’évidence de l’invention revendiquée dans le brevet 132 compte tenu de l’état de la technique, la suffisance du brevet 132 en ce qui a trait aux données des tests dans le brevet et à la preuve présentée par la défenderesse, et l’utilité du brevet 132.

 

[15]           Je constate que le Dr Stjernschantz, qui est l’un des inventeurs du brevet 132, est très bien placé pour témoigner au sujet de l’invention. À mon avis, cependant, son témoignage doit être soigneusement pesé quand il est question de l’interprétation et de la validité des revendications vu qu’il est presque impossible pour une personne « intéressée », même si cet intérêt est purement intellectuel, d’être tout à fait objective par rapport à ses propres travaux. À cet égard, je renvoie à la décision Emmanuel Simard & Fils (1983) Inc. c. Raydan Manufacturing Ltd. (2005), 41 C.P.R. (4th) 385 (C.F.).

 

[16]           Le Dr Kirk M. Maxey est un chimiste médicinal expert dans le domaine des prostaglandines qui compte plus de 30 ans d’expérience dans l’étude et la synthèse des prostaglandines. Bien qu’il soit titulaire d’un diplôme en médecine, il n’a jamais exercé comme médecin. Il est le fondateur et le président du conseil d’administration du Cayman Biomedical Research Institute, institut sans but lucratif qui effectue des recherches dans les domaines des maladies rares et des malformations génétiques.

 

[17]           Le Dr Maxey a été invité à présenter un bref exposé sur les prostaglandines. On lui a également demandé de décrire les qualités de la personne versée dans l’art et de donner son opinion sur le brevet 132, en particulier les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 en date du 29 juillet 1997.

 

[18]           Le Dr Maxey a été également invité à déterminer si le latanoprost avait été divulgué dans l’état de la technique, si la personne versée dans l’art aurait été amenée à découvrir le latanoprost compte tenu de l’état de la technique en date du 12 septembre 1989 et du 29 juillet 1997 et si les revendications en litige ont une portée plus large que l’invention créée ou divulguée dans le brevet 132.

 

[19]           Le Dr Arthur H. Neufeld est professeur d’ophtalmologie et directeur du Laboratory for the Investigation of the Aging Retina à la Northwestern University School of Medicine. Il a présenté deux affidavits au nom des demanderesses, le premier a été souscrit le 25 avril 2008 et le second, le 27 août 2008.

 

[20]           Dans son premier affidavit, le Dr Neufeld a rempli le mandat qui lui avait été confié, à savoir de donner son interprétation du brevet 132 et d’indiquer si le produit de la défenderesse, PMS‑latanoprost, contrefaisait les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 du brevet 132. À son avis, le produit de la défenderesse contrefait les revendications spécifiées du brevet 132.

 

[21]           Dans son second affidavit, le Dr Neufeld a déclaré qu’on lui avait demandé d’expliquer le glaucome et l’hypertension oculaire et de décrire les connaissances générales courantes en date du 12 septembre 1989, d’après ce qu’il connaît des prostaglandines. Il a également été invité à donner son « interprétation » du brevet 132 en date du 29 juillet 1997 et de décrire les qualités de la personne versée dans l’art.

 

[22]           Les demanderesses ont déposé un affidavit portant sur les faits, celui de Mme Arshia Ghani, associée aux Affaires réglementaires de Pfizer Canada. Elle a témoigné au sujet de la propriété du brevet 132 et de la délivrance des avis de conformité au cours des années, depuis 1997.

 

ii) Les témoins de la défenderesse

[23]           La défenderesse a déposé les affidavits de M. Ashim Mitra, Ph.D., du Dr Steven Podos, de M. Glenn Prestwich, Ph.D., du Dr George Spaeth et de Mme Mariane Simonian.

 

[24]           M. Ashim Mitra est un spécialiste en chimie pharmaceutique et est professeur‑conservateur de Pharmacie à l’Université du Missouri. Il est président de la Division of Pharmaceutical Sciences à l’Université du Missouri. Ses recherches portent entre autres sur la synthèse de composés chimiques, en particulier de médicaments ophtalmiques. Ses travaux ont été récompensés : il a reçu notamment un prix en 2007 de l’Association of Research in Vision and Ophthalmology (ARVO).

 

[25]           M. Mitra a été invité à décrire les qualités de la personne versée dans l’art en date du 12 septembre 1989, date de dépôt au Canada du brevet 132. On lui a demandé de donner son opinion sur la suffisance du mémoire descriptif du brevet 132 en date de juillet 1997, moment de sa publication. On lui a également demandé s’il pensait que le brevet 132 était antériorisé, s’il était évident, si les revendications avaient une portée excessive et si l’invention revendiquée manquait d’utilité.

 

[26]           Le Dr Steven Podos est professeur et titulaire émérite d’une chaire au Department of Ophthalmology à la Mount Sinai School of Medicine à New York. On l’a invité à se prononcer sur l’évidence du brevet 132 du point de vue de la personne versée dans l’art en date du 12 septembre 1989, compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes de l’époque. On lui a également demandé si les données divulguées dans le brevet 132 étaient suffisantes pour divulguer l’invention et quels étaient les avantages de cette dernière par rapport à d’autres prostaglandines.

 

[27]           M. Glenn Prestwich, Ph.D., est chimiste médicinal et professeur « présidentiel » de chimie médicinale à l’Université de l’Utah à Salt Lake City. Ses recherches portent entre autres sur la synthèse des inhibiteurs de l’époxyde hydrolase.

 

[28]           M. Prestwich a été invité à commenter les problèmes indiqués dans l’avis d’allégation, plus précisément en ce qui concerne la validité du brevet 132 et les qualités de la personne versée dans l’art en date du 29 juillet 1997.

 

[29]           M. Prestwich a déposé un second affidavit où il a traité de la question de la contrefaçon.

 

[30]           Enfin, la défenderesse a déposé l’affidavit de Mme Mariane Simonian, auxiliaire juridique dans le cabinet Hitchman and Sprigings qui représente la défenderesse. Des copies des articles mentionnés dans l’annexe A de l’avis d’allégation, qui sont les publications antérieures citées par la défenderesse, sont annexées à cet affidavit.

 

C. L’œil, le glaucome et l’hypertension oculaire

[31]           Le brevet 132 traite d’une solution ophtalmique pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. L’œil est une sphère fermée qui produit un liquide clair appelé humeur aqueuse. L’humeur aqueuse est essentielle au fonctionnement de l’œil. Elle transporte les nutriments à l’œil et élimine les déchets et les contaminants de l’œil. Le drainage de l’humeur aqueuse aide à prévenir une élévation de la pression intraoculaire. Une PIO élevée est l’un des plus importants facteurs de risque de troubles oculaires, dont le glaucome et l’hypertension oculaire.

 

[32]           On parle d’hypertension oculaire, selon le Dr Fechtner, lorsque la pression intraoculaire est élevée mais qu’il n’y a pas de lésions du nerf optique. Le glaucome englobe, d’après lui, un ensemble de troubles caractérisés par des lésions du nerf optique qui, en l’absence de traitement, entraînent une perte de vision. Une pression intraoculaire élevée est l’un des plus importants facteurs de risque de développement et de progression du glaucome.

 

[33]           Il n’existe aucun moyen de guérir le glaucome, mais il est possible de traiter cette maladie ainsi que l’hypertension oculaire en réduisant la pression intraoculaire. Selon le Dr Fechtner, c’est le seul facteur de risque de ces affections qui peut être modifié par un traitement.

 

[34]           Deux façons possibles d’abaisser par voie médicamenteuse la pression intraoculaire consistent à réduire la production d’humeur aqueuse ou à augmenter son évacuation.

 

[35]           Pour que le traitement pharmacologique du glaucome soit efficace, il faut que le patient observe scrupuleusement le traitement. Les patients préfèrent les traitements comportant l’administration de doses moins fréquentes, modalité qui contribue à améliorer l’observance.

 

[36]           La tolérance du régime thérapeutique est un autre facteur qui influe sur l’observance du patient. Le terme tolérabilité des médicaments renvoie à l’existence d’effets secondaires. Ces effets secondaires peuvent être généraux, c’est‑à‑dire concerner l’organisme entier, ou être locaux, c’est‑à‑dire survenir à l’intérieur ou autour de l’œil. Au nombre des effets généraux des médicaments utilisés pour traiter le glaucome figure une aggravation de l’asthme ou de l’emphysème. Un des effets secondaires locaux possibles est l’inflammation oculaire, à l’intérieur de l’œil, et l’irritation, à l’extérieur de la paroi de l’œil.

 

[37]           L’hyperémie conjonctivale, soit la rougeur des yeux, peut également être un effet secondaire local. Elle peut s’accompagner ou non d’une irritation.

 

[38]           Avant l’arrivée du latanoprost, il existait d’autres médicaments sur le marché pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. Selon le témoignage de la Dre Buys et du Dr Fechtner, il y avait parmi ces médicaments le maléate de timolol, l’épinéphrine et l’acétazolamide, qui causaient des effets secondaires, dont une sensation de cuisson, une hyperémie, des picotements et des maux d’estomac. Citons en outre parmi les effets généraux plus graves de ces médicaments les troubles hématologiques, l’arythmie cardiaque, l’asthme, l’emphysème et le décès.

 

II. LES QUESTIONS EN LITIGE

[39]           La présente demande soulève les questions suivantes :

                                                               i.      Comment faut‑il interpréter les revendications visées?

                                                             ii.      Le médicament de la défenderesse contrefera‑t‑il le brevet 132?

                                                            iii.      Les allégations d’invalidité faites par la défenderesse sont‑elles fondées :

a)      sur le fondement de l’antériorité;

b)      sur le fondement de l’évidence;

c)      sur le fondement de l’insuffisance du mémoire descriptif;

d)      sur le fondement de l’absence d’utilité;

e)      sur le fondement de l’absence de prédiction valable;

f)        sur le fondement de la portée excessive.

 

III. ANALYSE ET DÉCISION

[40]           Les parties ont déposé une preuve volumineuse dans le cadre de la procédure. Je ne me référerai pas à l’ensemble de la preuve versée au dossier, mais j’appuierai mes conclusions sur les éléments de preuve que j’estime les plus pertinents, les plus crédibles et les plus fiables. Je n’ai pas omis de prendre en compte les éléments de preuve que je ne mentionne pas explicitement.

 

A. La nature de la procédure

[41]           La demande vise à interdire la délivrance d’un avis de conformité à la défenderesse pour son produit contenant du latanoprost. Les demanderesses attaquent l’avis d’allégation de la défenderesse au motif que les allégations d’invalidité visant le brevet 132 ne sont pas fondées.

 

[42]           L’avis de conformité confère une autorisation de commercialisation de médicaments au Canada. Le gouvernement fédéral le délivre, ce qui indique que toutes les conditions prescrites par le Règlement sur les aliments et drogues pour la protection de la santé et de la sécurité du public ont été remplies. Le Règlement AC autorise les titulaires de brevets de produits pharmaceutiques à soumettre une « liste de brevets » à l’égard des produits pour lesquels un avis de conformité leur a été délivré. Le Règlement AC désigne la personne qui soumet cette liste comme la « première personne ». En l’espèce, les demanderesses sont la « première personne ».

 

[43]           Le cadre du Règlement AC permet aux fabricants de médicaments génériques de s’appuyer sur l’autorisation antérieure de produits pharmaceutiques connexes pour demander l’autorisation de commercialiser leur forme générique des produits. Les fabricants qui produisent le même médicament peuvent présenter une demande d’avis de conformité qui fait référence à l’autorisation délivrée à la version du médicament d’origine et s’appuie sur elle. Ce fabricant est appelé la « seconde personne » et c’est la qualité de la défenderesse.

 

[44]           Le Règlement AC interdit au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité avant l’expiration de tous les brevets de produit et d’utilisation reliés au médicament antérieurement autorisé, tels qu’ils sont décrits dans la liste de brevets. Par conséquent, la seconde personne doit soit attendre l’expiration du brevet avant la délivrance d’un avis de conformité, soit présenter un avis d’allégation au Ministre avec la présentation de drogue nouvelle.

 

[45]           Le Règlement AC prescrit la signification de l’avis d’allégation à la première personne. L’article 5 expose les motifs sur lesquels fonder l’avis d’allégation. En résumé, l’avis d’allégation doit affirmer soit que la première personne n’est pas le breveté, soit que le brevet est expiré ou n’est pas valide, soit que la délivrance d’un avis de conformité n’entraînerait pas la contrefaçon du brevet visé par l’avis d’allégation.

 

[46]           Après la signification de l’avis d’allégation, le Ministre peut délivrer un avis de conformité à la seconde personne, à moins que la première personne ne fasse valoir le droit que lui accorde le paragraphe 6(1) du Règlement AC de demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance interdisant au Ministre de délivrer l’avis de conformité. La première personne doit prendre cette mesure, le cas échéant, dans les 45 jours après avoir reçu signification de l’avis d’allégation. Une fois cette procédure engagée, la délivrance d’un avis de conformité à la seconde personne est suspendue pour un délai maximal de vingt‑quatre mois.

 

B. Le fardeau de la preuve

[47]           Avant d’examiner les aspects spécifiques de l’espèce, je vais brièvement étudier la jurisprudence applicable au fardeau de la preuve et la question à trancher dans une procédure relative à un avis de conformité. Il est bien établi que la charge d’établir que les allégations de la seconde personne, en l’occurrence Pharmascience, ne sont pas fondées incombe à la personne qui demande l’ordonnance d’interdiction, Pfizer en l’espèce. Pfizer doit établir, suivant la prépondérance de la preuve, que les allégations de Pharmascience ne sont pas justifiées. Pharmascience doit mettre en jeu ses allégations par la voie de son avis d’allégation. Cependant, cela fait, Pfizer est tenue d’établir que ces allégations ne sont pas fondées, suivant la prépondérance de la preuve : voir les arrêts Eli Lilly Co. c. Nu-Pharm Inc. (1996), 69 C.P.R. (3d) 1 (C.A.F.), Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.F.) et la décision SmithKline Beecham Pharma Inc. c. Apotex Inc., [2001] 4 C.F. 518 (1re inst.), confirmée par (2002), 291 N.R. 168 (C.A.F.).

 

[48]           Deuxièmement, la Cour doit décider si les allégations d’invalidité et de non‑contrefaçon de Pharmascience sont ou ne sont pas justifiées. Dans l’arrêt Pharmacia Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 58 C.P.R. (3d) 209 (C.A.F.) (Pharmacia), la Cour d’appel fédérale a fait les observations suivantes, à la page 216, au sujet de la norme applicable dans ce type de procédure :

... ces procédures ne constituent pas des actions touchant la validité ou la contrefaçon d’un brevet : il s’agit plutôt de procédures visant à établir si le ministre peut délivrer un avis de conformité. Cette décision doit être axée sur la question de savoir si la société générique fait valoir des allégations suffisamment bien fondées pour appuyer la conclusion, tirée à des fins administratives (la délivrance d’un avis de conformité), que la mise en marché du produit générique ne violerait pas le brevet du requérant.

 

[49]           Dans la décision SmithKline, le juge Gibson a examiné le fardeau de la preuve dans les procédures en vertu du Règlement AC comportant une allégation d’invalidité de brevet. Il a écrit aux paragraphes 14 et15 :

Dans cette perspective, je conclus ceci : le « fardeau de présentation de la preuve » qui incombe à Apotex étant d’établir que chacune des questions que soulève son avis d’allégation est mise en jeu, si elle s’acquitte de cette charge, le « fardeau de persuasion » repose ensuite sur SmithKline. Dans l’hypothèse où Apotex parvient à établir que la validité du brevet 637 est mise en jeu, SmithKline a droit de s’appuyer sur la présomption de validité du brevet prévue au paragraphe 43(2) de la Loi.

 

Toutefois, le caractère de la procédure intentée devant la Cour a des répercussions sur le « fardeau de persuasion » incombant à SmithKline dans les circonstances évoquées au paragraphe précédent. Dans l’arrêt Merck Frosst Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), le juge Hugessen, s’exprimant au nom de la Cour, a écrit aux pages 319 et 320 :

 

Si je saisis bien l’économie du règlement, c’est la partie qui se pourvoit en justice en application de l’article 6, en l’espèce Merck, qui doit poursuivre la procédure et assumer la charge de la preuve initiale. Cette charge me paraît difficile puisqu’il s’agit de réfuter certaines ou l’ensemble des allégations de l’avis d’allégation, allégations qui, si elles n’étaient pas contestées, permettraient au ministre de délivrer l’avis de conformité [. . .]

 

 

À ce sujet, il y a lieu de noter que si l’alinéa 7(2)b) [du Règlement] semble prévoir que la Cour rend un jugement déclarant que le brevet n’est pas valide ou qu’il n’est pas contrefait, il ne fait aucun doute que ce jugement déclaratoire ne peut être rendu dans le cadre de la procédure fondée sur l’article 6 elle‑même. Cette procédure est après tout engagée par le breveté pour demander une interdiction contre le ministre; puisqu’elle revêt la forme d’un recours sommaire en contrôle judiciaire, il est impossible de concevoir qu’elle puisse donner lieu à une demande reconventionnelle de la part de l’intimé en vue de pareil jugement déclaratoire. L’invalidité de brevet, tout comme la contrefaçon de brevet, n’est pas une question relevant d’une procédure de ce genre.

 

Par conséquent, la charge qui incombe à SmithKline consiste seulement à réfuter les allégations contenues dans l’avis d’allégation, et non pas à justifier des déclarations de validité et de contrefaçon, ou réciproquement à réfuter les prétentions formulées à l’égard des allégations d’invalidité et d’absence de contrefaçon.

 

[50]           Il incombe à Pfizer, à titre de demanderesses, de réfuter les allégations avancées par Pharmascience dans son avis d’allégation daté du 2 novembre 2007. Par conséquent, comme c’est le cas de tout demandeur, Pfizer doit assumer le fardeau général de persuasion. Pharmascience, à titre de défenderesse, a l’obligation de mettre en jeu les allégations de son avis d’allégation.

 

[51]           La présente procédure est une procédure sommaire en vertu du Règlement AC et des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), qui régissent les demandes de contrôle judiciaire. Une conclusion d’invalidité ou de contrefaçon dans ce type de procédure n’est pas déterminante à l’égard d’une action ultérieure : Pharmacia, à la page 216.

 

Question nº 1 : l’interprétation du brevet 132

[52]           Selon les directives de la Cour suprême du Canada dans les arrêts Whirlpool Corp. c. Camco Inc. (2000), 9 C.P.R. (4th) 129 (C.S.C.) et Free World Trust c. Électro Santé Inc. (2000), 9 C.P.R. (4th) 168 (C.S.C.), avant d’examiner les questions de contrefaçon et d’invalidité, la Cour doit d’abord interpréter le brevet.

 

[53]           Il faut aborder l’interprétation des revendications d’une manière éclairée et téléologique, en prêtant une grande attention au but et à l’intention des auteurs. Il faut puiser l’information dans l’ensemble du brevet pour établir le contexte de l’examen des revendications. Le rôle des experts est de fournir une assistance, s’il y a lieu, touchant le sens technique des mots et des notions employés dans les revendications; voir l’arrêt Whirlpool aux paragraphes 51 et 52. Dans l’interprétation des revendications, la Cour ne doit faire preuve ni de sévérité ni de laxisme mais doit aborder les revendications avec un esprit désireux de comprendre.

 

[54]           Le mémoire descriptif du brevet 132 donne un aperçu des troubles oculaires découlant d’une élévation de la pression intraoculaire (PIO), indique ce qu’il advient si le trouble oculaire n’est pas traité et définit les formules pour calculer les taux de PIO. On y décrit également l’état de la technique au moment où la demande de brevet a été déposée ainsi que les recherches en cours sur l’utilisation des prostaglandines. Enfin, le mémoire descriptif divulgue la solution apportée par la présente invention de même que certains des dérivés préférés et des méthodes privilégiées pour la préparation, la mise à l’essai, l’utilisation et l’application de l’invention.

 

[55]           Le brevet 132 est régi par les dispositions de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, (la Loi). Les dispositions de la Loi applicables aux brevets dont la demande a été présentée antérieurement au 1er octobre 1989 sont désignées « l’ancienne Loi ». Les revendications doivent être interprétées à la date de délivrance du brevet, soit le 29 juillet 1997.

 

[56]           Les demanderesses ont présenté des observations sur la question de l’interprétation des revendications. Elles ont soutenu que l’interprétation des revendications devrait respecter les étapes exposées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt récent Sanofi-Synthelabo Canada Inc. c. Apotex Inc. (2008), 298 D.L.R (4th) 385 (C.S.C.), au paragraphe 76.

 

[57]           Comme je l’ai déjà noté, les revendications 12, 19, 31, 37 et 38 sont en litige dans la présente instance. De façon générale, la revendication 19 est une revendication pour un composé en soi. Les revendications 12, 31, 37 et 38 sont des revendications pour des utilisations. La revendication 12 est limitée par renvoi à la revendication 1. J’entends maintenant examiner l’interprétation des revendications, en commençant par la revendication 19.

 

[58]           La revendication 19 est ainsi conçue :

19.       [traduction] Le composé de la revendication 18, où le groupe alkyle est l’isopropyle.

 

[59]           Cette revendication concerne le composé chimique décrit à la revendication 18. La revendication 18 est ainsi conçue :

18.              [traduction] Ester alkylique de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl‑18,19,20‑trinor-PGF, où le groupe alkyle contient de 1 à 10 atomes de carbone.

 

[60]           Selon mon interprétation, la revendication 19, qui se rapporte à la revendication 18, concerne un composé chimique ayant l’isopropyle comme groupe alkyle. L’isopropyle utilisé comme groupe alkyle contient trois atomes de carbone.

 

[61]           Les revendications 12, 31, 37 et 38 sont des revendications pour des utilisations et je les interprète comme telles. La revendication 12 renvoie à la revendication 1 et peut être formulée ainsi :

[Traduction]

                                             i.                        Une composition thérapeutique pour le traitement topique du glaucome ou de l’hypertension oculaire, contenant une prostaglandine PGA, PGB, PGD, PGE ou PGF en quantité suffisante pour réduire la pression intraoculaire sans irritation oculaire importante, ainsi qu’un véhicule ophtalmologiquement compatible, la chaîne oméga de la prostaglandine ayant la formule suivante :

(13)            (14)                   (15‑24)

C   -   B   -   C             -           D         -           R2

                                    où

C est un atome de carbone (le nombre est indiqué entre parenthèses);

                                    B est une liaison simple, une liaison double ou une liaison triple;

D est une chaîne contenant de 1 à 10 atomes de carbone, pouvant être interrompue par des atomes hétéro O, S, ou N, les substituants sur chaque atome de carbone étant l’H, des groupes alkyle, des groupes alkyle inférieurs ayant de 1 à 5 atomes de carbone, une fonctionnalité oxo ou un groupe hydroxyle;

R2 est une structure cyclique choisie parmi le groupe comprenant le phényle et le phényle ayant au moins un substituant, ledit substituant étant choisi parmi les groupes alkyle en C1‑C5, les groupes alkoxy en C1‑C4, les groupes trifluorométhyle, les groupes acylamino aliphatique en C1‑C3, les groupes nitro, les atomes d’halogène et le groupe phényle; ou un groupe hétérocyclique aromatique contenant de 5 à 6 atomes cycliques, choisi parmi le groupe formé du thiazole, de l’imidazole, de la pyrrolidine, du thiopène et de l’oxazole; ou un cycloalcane ou un cycloalcène contenant de 3 à 7 atomes de carbone dans le cycle, pouvant être substitué par des groupes alkyle inférieurs contenant de 1 à 5 atomes de carbone.

12.       Une composition ophtalmique selon la revendication 1, où le dérivé de la prostaglandine est l’isopropylester de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl‑18,19,20‑trinor-PGF.

 

[62]           La revendication relative à l’utilisation dans la revendication 12 est limitée par le renvoi à la revendication 1, qui concerne la réduction de la pression intraoculaire [traduction] « sans irritation oculaire importante ».

 

[63]           La revendication 31 est rédigée de la façon suivante :

31.       [traduction] L’utilisation de l’isopropylester de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl-18, 19,20‑trinor‑PGF dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[64]           J’en déduis qu’il s’agit d’une revendication relative à l’utilisation du composé de la revendication 19 pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. Le glaucome et l’hypertension oculaire sont des troubles de l’œil, selon le témoignage des témoins experts.

 

[65]           La revendication 37 est ainsi conçue :

37.       [traduction] L’utilisation de l’ester alkylique de la 13,14-dihydro-17‑phényl-18,19,20‑trinor‑ PGF, où le groupe alkyle contient de 1 à 10 atomes de carbone pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[66]           J’en déduis qu’il s’agit d’une revendication relative à l’utilisation du composé revendiqué dans la revendication 19 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[67]           La revendication 38 est ainsi conçue :

38.       [traduction] L’utilisation de l’isopropyl‑ester de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl‑18,19,20‑trinor‑ PGF dans le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire.

 

[68]           J’en déduis qu’il s’agit d’une autre revendication relative à l’utilisation du composé revendiqué dans la revendication 19 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire. Elle est identique à la revendication 37, à la seule différence que dans la revendication 38, « isopropylester » est écrit avec un trait d’union.

 

[69]           Puisqu’il s’agit d’un brevet tombant sous le coup de l’ancienne Loi, la date applicable à l’interprétation des revendications est la date de délivrance du brevet 132, soit le 29 juillet 1997. À ce sujet, je renvoie à la décision Janssen-Ortho Inc. c. Novopharm Ltd. (2006), 57 C.P.R. (4th) 6 (C.F.), conf. par (2007), 59 C.P.R. (4th) 116 (C.A.F.), autorisation de pourvoi auprès de la C.S.C. refusée, [2007] 3 R.C.S. xii.

 

Question nº 2 : la contrefaçon

[70]           La défenderesse allègue que son produit ne contrefera pas le brevet 132 parce que le brevet 132 revendique un usage connu d’un composé connu. On appelle ce genre d’allégation le « moyen de défense Gillette », d’après l’arrêt Gillette Safety Razor Co. c. Anglo‑American Trading Co. Ltd. (1913), 30 R.P.C. 465 (H.L.), où la Chambre des lords s’est prononcée ainsi aux pages 480 et 481 :

[traduction] Le moyen de défense suivant lequel la contrefaçon alléguée n’était pas nouvelle au moment où les lettres patentes ont été délivrées au demandeur est valide en droit et on pourrait parfois raccourcir considérablement les procès en matière de brevets et en diminuer les coûts si le défendeur présentait sa cause de cette façon, s’épargnant ainsi la peine de démontrer à quelle enseigne le demandeur loge : celle de l’invalidité ou celle de la non‑contrefaçon.

 

 

[71]           Le moyen de défense Gillette a maintes fois été soulevé dans la jurisprudence canadienne, mais rarement avec succès. Une décision va à contre‑courant de cette jurisprudence, Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 75 C.P.R. (4th) 165 (C.F.) Aux paragraphes 60 à 64, le juge Hughes, s’exprimant au nom de la Cour, a conclu que le produit que voulait fabriquer la défenderesse ne différerait pas du produit obtenu par le procédé d’un brevet antérieur et qu’en théorie, la défenderesse contreferait le brevet visé dans la procédure dont il était saisi. Cependant, il a statué que le produit du brevet antérieur antériorisait le produit du brevet en litige et que, par conséquent, les revendications litigieuses étaient invalides.

 

[72]           À mon avis, la possibilité de recourir au « moyen de défense Gillette » repose sur le sort fait aux nombreuses allégations d’invalidité soulevées par la défenderesse. En d’autres termes, si les allégations d’antériorité et d’évidence sont rejetées, le moyen de défense Gillette doit l’être aussi.

 

[73]           Le Dr Neufeld s’est penché sur les questions de la contrefaçon pour le compte des demanderesses. Il a fait référence à la description du produit de la défenderesse présenté dans l’avis d’allégation :

[traduction] PMS a sollicité l’autorisation de vendre la solution ophtalmique contenant 50 microgrammes/ml de latanoprost (PMS‑latanoprost).

 

Le médicament PMS‑latanoprost est recommandé pour les indications suivantes :

 

« PMS‑latanoprost (latanoprost) est indiqué pour la réduction de la pression intraoculaire chez les patients souffrant de glaucome à angle ouvert ou d’hypertension oculaire. PMS‑latanoprost peut être utilisé pour la réduction de la pression intraoculaire chez les patients souffrant de glaucome chronique à angle fermé qui ont subi une iridotomie périphérique ou une iridoplastie au laser. »

 

 

[74]           Il a ajouté, dans son affidavit, que l’ingrédient pharmacologique actif du PMS‑latanoprost est l’isopropylester de la 13, 14‑dihydro‑17‑phényl-18,19,20‑trinor‑PGF, qui correspond au latanoprost décrit à la revendication 19 du brevet 132.

 

[75]           Le Dr Neufeld a passé en revue les cinq revendications en litige du brevet 132 et est d’avis que le produit de la défenderesse contrefera chacune de ces revendications. La revendication 12 du brevet 132 a trait à une composition ophtalmique contenant du latanoprost tel que décrit dans la revendication 19. Il a également comparé l’utilisation revendiquée dans les revendications 31, 37 et 38 avec celle du PMS‑latanoprost et conclu que le produit de la défenderesse contrefera l’utilisation revendiquée.

 

[76]           M. Prestwich a répondu au témoignage du Dr Neufeld, au nom de la défenderesse. Il a soutenu que si le Dr Neufeld interprétait correctement les revendications en litige, alors :

[traduction] [] il est clair que le brevet 132 englobe un vieux composé (le latanoprost) pour un ancien usage (réduction de la PIO) comme le démontraient les éléments de l’état de la technique (dont j’ai parlé dans mon premier affidavit). De même, les revendications 19, 31, 37 et 38, qui ne mentionnent aucunement l’irritation oculaire, englobent un vieux composé pour un ancien usage.

 

 

 

[77]           Bref, M. Prestwich base ses opinions concernant la non‑contrefaçon sur son interprétation de l’état de la technique, à savoir que la revendication 12 du brevet 132 revendique un vieux composé, soit le latanoprost, pour un ancien usage, c’est‑à‑dire la réduction de la PIO. Il soutient également que les revendications 19, 31, 37 et 38, qui ne faisaient aucunement mention de l’irritation oculaire, revendiquent un vieux composé pour un ancien usage.

 

[78]           Pour établir le bien‑fondé de l’allégation de non‑contrefaçon présentée par la défenderesse, il faut donc évaluer les allégations d’invalidité qu’elle avance.

 

La question nº 3 : l’invalidité

[79]           La défenderesse avance divers motifs d’invalidité à l’encontre du brevet 132, soient : l’antériorité, l’évidence, l’absence d’utilité, l’absence de prédiction valable, la portée excessive et l’insuffisance.

 

i) L’antériorité

[80]           Pour établir l’antériorité, il faut satisfaire à deux exigences, la divulgation et le caractère réalisable. La Cour suprême a examiné ces exigences dans l’arrêt Sanofi. Adoptant l’approche de lord Hoffmann dans l’arrêt de la Chambre des lords Synthon B.V. c. SmithKline Beecham plc, [2006] 1 All E.R. 685 (H.L.), le juge Rothstein a déclaré au paragraphe 25 de l’arrêt Sanofi :

Lord Hoffmann explique que suivant l’exigence de la divulgation antérieure, le brevet antérieur doit divulguer ce qui, une fois réalisé, contreferait nécessairement le brevet (par. 22) :

 

[traduction]  Si je puis me permettre de résumer ce qui découle de ces deux énoncés fort connus [tirés de General Tire et de Hills c. Evans], l’objet de l’antériorité alléguée doit divulguer ce qui, une fois réalisé, contreferait le brevet. [. . .] Il s’ensuit que, peu importe que cela aurait sauté ou non aux yeux de quiconque au moment considéré, lorsque ce qui est décrit dans la divulgation antérieure est réalisable et une fois réalisé, contreferait nécessairement le brevet, la condition de la divulgation antérieure est remplie.

 

En ce qui concerne la divulgation, la personne versée dans l’art [traduction] « est censée tenter de comprendre ce que l’auteur de la description [dans le brevet antérieur] a voulu dire » (par. 32). À cette étape, les essais successifs sont exclus. La personne versée dans l’art se contente de lire le brevet antérieur pour en comprendre la teneur.

 

[81]           Une fois examiné le volet de la divulgation, la Cour suprême, dans l’arrêt Sanofi, a prévenu que la seconde étape, soit le caractère réalisable de l’invention, ne doit être abordée que si la première exigence de la divulgation est remplie. À cet égard, je renvoie au paragraphe 26 de l’arrêt Sanofi, où la Cour suprême a dit :

Lorsque l’exigence de la divulgation est remplie, le second élément établissant l’antériorité est le « caractère réalisable », à savoir la possibilité qu’une personne versée dans l’art ait pu réaliser l’invention (par. 26). Lord Hoffmann conclut que le volet du critère de l’antériorité correspondant au caractère réalisable équivaut au critère du caractère suffisant suivant les dispositions législatives pertinentes du Royaume‑Uni. (Notre Cour n’a pas à statuer en l’espèce sur l’incidence du caractère réalisable de l’invention sur le caractère suffisant du mémoire descriptif du brevet pour les besoins de l’al. 34(1)b) de la Loi sur les brevets du Canada dans sa version antérieure au 1er octobre 1989, devenu l’actuel al. 27(3)b), et mon analyse du caractère réalisable ne vaut que pour le critère de l’antériorité. La question de savoir si, au Canada, le caractère réalisable de l’invention et le caractère suffisant du mémoire descriptif se confondent l’un et l’autre devra être tranchée une autre fois.)

 

 

[82]           Bref, l’exigence de la divulgation est remplie dans le cas où un seul document divulgue l’objet de l’invention qui, s’il était réalisé, constituerait nécessairement de la contrefaçon. S’il y a plus d’un résultat possible, il n’y a pas de divulgation. En outre, l’exigence de la divulgation n’est pas remplie quand l’état de la technique enseigne une classe de large portée alors que l’invention concerne un membre particulier de cette classe; voir les arrêts Sanofi, Synthon et Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) (2008), 67 C.P.R. (4th) 23 (C.A. F.) au paragraphe 83 (Pfizer 2008).

 

[83]           Toute demande de brevet qui est déposée et donne lieu à la délivrance d’un brevet doit satisfaire aux prescriptions du paragraphe 27(1) de la Loi, qui expose la date pertinente pour l’évaluation de l’état de la technique. Dans la présente procédure, cette date se situe deux ans avant la date de dépôt de la demande au Canada. La date de dépôt du brevet 132 est le 12 septembre 1989 en vertu de la Loi. L’antériorité est donc appréciée à la date du 12 septembre 1987 ou à une date antérieure. Le paragraphe 27(1) de la Loi dispose :

27. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’auteur de toute invention ou le représentant légal de l’auteur d’une invention peut, sur présentation au commissaire d’une pétition exposant les faits, appelée dans la présente loi le « dépôt de la demande », et en se conformant à toutes les autres prescriptions de la présente loi, obtenir un brevet qui lui accorde l’exclusive propriété d’une invention qui n’était pas :

a) connue ou utilisée par une autre personne avant que lui‑même l’ait faite;

 

b) décrite dans un brevet ou dans une publication imprimée au Canada ou dans tout autre pays plus de deux ans avant la présentation de la pétition ci‑après mentionnée;

 

 

c) en usage public ou en vente au Canada plus de deux ans avant le dépôt de sa demande au Canada.

 

27. (1) Subject to this section, any inventor or legal representative of an inventor of an invention that was

          

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(a) not known or used by any other person before he invented it,

          

(b) not described in any patent or in any publication printed in Canada or in any other country more than two years before presentation of the

petition hereunder mentioned, and

          

(c) not in public use or on sale in Canada for more than two years prior to his application in Canada, may, on presentation to the Commissioner of a petition setting out the facts, in this Act termed the filing in the application, and on compliance with all other requirements of this Act, obtain a patent granting to him an exclusive property in the invention.

 

 

[84]           La défenderesse a cité de nombreux articles faisant partie de l’état de la technique. Tous les documents parus le 12 septembre 1989, date de dépôt, ou avant ont été passés en revue. Comme nous le verrons plus loin, aucun des documents énumérés dans l’état de la technique ne divulguait la composition chimique du latanoprost, selon la définition donnée dans le brevet 132 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire.

 

[85]           Dans son plaidoyer, la défenderesse a insisté sur deux publications antérieures, soit le document no 20 de l’avis d’allégation, un article d’E. Granstrom (l’article de Granstrom), et le document no 25 de l’avis d’allégation, le brevet canadien no 986,926 (le brevet 926).

 

[86]           L’article de Granstrom est intitulé « Metabolism of 17‑phenyl‑18,19,20‑trinor PGFin the Cynomolgus Monkey and the Human Female » [Le métabolisme de la 17‑phényl‑18,19,20‑trinor PGF chez le singe cynomolgus et la femme »]. Il a été accepté le 16 décembre 1974 et publié en janvier 1975.

 

[87]           Les mêmes arguments ont été présentés au sujet du brevet 926.

 

[88]           M. Mitra estimait que tant l’article de Granstrom que le brevet 926 étaient antérieurs au latanoprost. Il a déclaré que l’article de Granstrom, publié en 1975, décrivait le latanoprost sous sa forme acide et sous la forme d’un ester méthylique. La forme acide fonctionne dans le corps et, selon M. Mitra, cela signifie que le latanoprost est divulgué dans l’article.

 

[89]           M. Mitra a adopté une position similaire en ce qui concerne le brevet 926, affirmant que ce brevet divulguait le latanoprost sous la forme d’un acide et d’un ester alkylique.

 

[90]           M. Prestwich a également traité de ces deux publications antérieures, de même que du document no 13 de l’avis d’allégation, la demande de brevet britannique no 1,324,737 (la demande 737). Il considère que, d’après l’article de Granstrom (document no 20 de l’avis d’allégation), une personne versée dans l’art saurait qu’on connaissait l’existence d’un analogue de la prostaglandine contenant un cycle phényle et un ester. À son avis, cette demande dévoilait [traduction] « tous les éléments structuraux de la molécule de latanoprost ».

 

[91]           M. Prestwich a déclaré que l’article de Granstrom (document no 20 de l’avis d’allégation) divulguait la forme acide du latanoprost comme métabolite de la 17‑phényl‑18,19,20‑trinor-PGF.

 

[92]           S’agissant du brevet 926 (document no 25 de l’avis d’allégation), M. Prestwich a affirmé que ce brevet divulgue également la structure chimique de la forme acide du latanoprost et, qui plus est, dévoile la méthode de production du latanoprost sous sa forme acide, qui peut être estérifiée.

 

[93]           Le Dr Maxey et le Dr Neufeld, témoins experts des demanderesses, sont en désaccord avec les opinions exprimées par le témoin expert de la défenderesse. Le Dr Maxey a examiné les opinions concernant l’effet destructif de la nouveauté associé à la demande 737 (document no 13 de l’avis d’allégation), à l’article de Granstrom (document no 20 de l’avis d’allégation) et au brevet 926 (document no 25 de l’avis d’allégation). À ses yeux, les opinions de MM. Mitra et Prestwich sur la demande 737 constituent des jugements après coup, et cette demande de brevet n’a rien à voir avec l’œil. Selon lui, l’article de Granstrom ne divulgue pas le composé isopropyle requis par la revendication 19 du brevet 132.

 

[94]           De même, le Dr Maxey a déclaré que le brevet 926 (document no 25 de l’avis d’allégation) ne divulgue pas le latanoprost.

 

[95]           Après avoir examiné la preuve contradictoire fournie par les témoins experts des demanderesses et de la défenderesse ainsi que les documents visés, je suis convaincue qu’aucun des documents sur lesquels s’appuie la défenderesse ne divulgue la composition chimique du latanoprost, définie dans le brevet 132 pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire. Aucune publication antérieure ne dévoile tous les renseignements nécessaires, en pratique, à la production de l’invention revendiquée sans qu’on ait à faire preuve d’un certain génie inventif.

 

[96]           Le critère juridique pour établir l’antériorité impose à la seconde personne de prouver à la fois la divulgation et le caractère réalisable de l’invention dans une publication antérieure. La Cour est tenue de prendre en compte la question du caractère réalisable de l’invention si la publication antérieure satisfait aux exigences relatives à la divulgation. En l’espèce, la première exigence n’a pas été remplie.

 

[97]           La défenderesse n’a pas établi qu’un ou plusieurs éléments de l’état de la technique antériorisaient le composé revendiqué à la revendication 19. Je n’ai donc pas à me pencher sur la question relative au caractère réalisable de l’invention.

 

            ii) L’évidence

[98]           Dans l’arrêt Sanofi, la Cour suprême du Canada a exposé le critère classique de l’évidence au Canada. Selon ce critère, la Cour doit examiner les éléments suivants :

a)         identifier la personne versée dans l’art à laquelle s’adresse le brevet et les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

b)         définir l’idée originale des revendications visées, en tenant compte de la divulgation dans le cas où les revendications ne s’attardent pas sur l’idée originale;

c)         recenser les différences entre l’état de la technique et l’idée originale qui sous‑tend les revendications;

d)         établir si ces différences seraient évidentes sans l’avantage de l’analyse rétrospective.

 

[99]           Lorsque l’application du critère de l’essai allant de soi est justifiée, le juge Rothstein a identifié dans l’arrêt Sanofi quatre facteurs supplémentaires, mais non exhaustifs, à prendre en compte à la quatrième étape :

 

a)         Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

b)         Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

c)         L’antériorité fournit‑elle un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

d)         Quelles sont les mesures concrètes ayant mené à l’invention?

 

1) La personne versée dans l’art et les connaissances générales courantes

[100]       Les parties s’entendent en fait pour dire que la personne versée dans l’art pourrait être un chimiste médicinal ou organique ou un pharmacologiste, titulaire au moins d’un baccalauréat, qui connaît assez bien les prostaglandines et le domaine de l’ophtalmologie, de même qu’un médecin spécialisé en ophtalmologie. Les qualités de la personne versée dans l’art ont été décrites par M. Mitra, le Dr Podos, M. Prestwich et le Dr Neufeld.

 

[101]       Les connaissances générales courantes pertinentes que posséderait la personne versée dans l’art incluraient tous les éléments de l’état de la technique qui ont été soumis par la défenderesse. Les experts des deux parties ont reconnu que les prostaglandines avaient le pouvoir de réduire la PIO et que la réduction de la PIO avait été divulguée dans l’état de la technique, mais que les prostaglandines causaient des effets secondaires tels que l’hyperémie et l’irritation oculaire. Ces arguments ont été examinés par le Dr Fechtner, M. Mitra, le Dr Podos, le Dr Neufeld et le Dr Stjernschantz. Les connaissances générales courantes pertinentes engloberaient la connaissance des types de médicaments sur le marché au moment du dépôt du brevet 132, soit le 12 septembre 1989.

 

[102]       Les demanderesses ont beaucoup insisté sur le fait que le Dr Stjernschantz, l’un des inventeurs, a reçu la médaille Proctor lors de la conférence de l’ARVO en 2000. L’accent qu’elles ont mis sur la récompense accordée au Dr Stjernschantz pour ses travaux sur les prostaglandines, notamment l’invention du latanoprost, vise sans aucun doute à souligner les réalisations du chercheur et le respect professionnel témoigné par ses pairs et d’autres scientifiques dans le domaine de l’ophtalmologie.

 

[103]       Toutefois, le fait de recevoir un tel prix ne règle pas en soi les questions juridiques de l’évidence et de l’utilité. Ces questions sont soumises à des critères juridiques distincts au Canada. Bien que la preuve relative à la médaille Proctor soit intéressante et fasse partie du contexte, elle ne tranche pas de façon décisive les allégations d’invalidité visées en l’espèce.

 

[104]       S’agissant de la question des connaissances générales courantes pertinentes de la personne versée dans l’art, les experts des demanderesses se sont généralement accordés pour dire qu’en date du 12 septembre 1989 et pour un brevet régi par l’ancienne Loi, la personne versée dans l’art saurait qu’il n’existe pas de médicaments contenant une prostaglandine pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire. À l’époque, c’est‑à‑dire le 12 septembre 1989, le produit le plus perfectionné était un médicament appelé timolol qui devait être administré dans chaque œil entre deux et quatre fois par jour pour le reste de la vie du patient, le glaucome étant une affection chronique nécessitant un traitement continu. Tant le Dr Neufeld que le Dr Fechtner ont traité de cette question dans leurs affidavits. Le timolol cause également des effets secondaires systémiques tels que l’arythmie cardiaque, l’asthme et l’emphysème. Il existait d’autres médicaments sur le marché, notamment l’acétazolamide, qui permettaient de traiter efficacement le glaucome ou l’hypertension oculaire et exerçaient des effets secondaires similaires à ceux du timolol, mais aucun d’entre eux ne contenait des prostaglandines.

 

2) L’idée originale

[105]       Les demanderesses soutiennent que l’idée originale des revendications en litige réside dans l’utilisation du latanoprost pour réduire la PIO dans le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire sans irritation oculaire importante.

 

[106]       La défenderesse affirme qu’il n’y a aucune « idée originale », que le brevet ne fait simplement que révéler un usage connu d’un composé connu.

 

[107]       Je suis persuadée par la preuve fournie par les demanderesses, à savoir le témoignage du Dr Neufeld, qui a déclaré aux paragraphes 46 et 70 de son affidavit :

[traduction]

46. Le Dr Johan W. Stjernschantz et le Dr Bahram Resul, qui travaillaient pour Pharmacia, ont inventé un nouveau composé, le latanoprost (IE de la 13,14‑dihydro‑17‑phényl‑18,19,20 trinor‑PGF), composé utile pour le traitement des patients souffrant de glaucome ou d’hypertension oculaire. Ce composé possédait un meilleur profil d’effets secondaires que l’IE de la PGF, composé qui avait déjà été testé chez les humains (voir le document no 127). Comme les études l’ont montré, le latanoprost cause moins d’irritation oculaire et d’hyperémie.

 

70. Les inventeurs ont effectué des tests sur le latanoprost pour déterminer le degré d’irritation oculaire chez le chat (voir le tableau III du brevet 132), le degré d’hyperémie conjonctivale chez le lapin (voir le tableau IV du brevet 132), les effets de réduction de la PIO chez le singe (voir le tableau V du brevet 132) et chez des volontaires humains (voir le tableau VI du brevet 132). À la lumière des résultats de ces tests, que j’ai expliqués ci‑dessus, le brevet 132 décrit de façon juste et complète à la personne versée dans l’art, en date du 29 juillet 1997, l’utilisation du latanoprost dans le traitement de l’hypertension oculaire ou du glaucome sans effet d’irritation oculaire importante.

 

 

[108]       Les prostaglandines, selon le Dr Maxey et M. Prestwich, sont des molécules naturelles que l’on trouve dans un nombre infini de combinaisons dans la nature. On peut fabriquer des formes synthétiques en y affixant un nombre infini de molécules.

 

[109]       On n’a ni prouvé de façon concluante ni clairement démontré qu’à l’époque d’autres prostaglandines que le latanoprost ne causaient pas d’irritation oculaire importante et aurait pu ainsi constituer une option viable, si ce n’est qu’aucun autre médicament n’était alors offert sur le marché. Aucun des affidavits déposés au nom tant des demanderesses que de la défenderesse ne montre de façon concluante qu’il existait sur le marché une autre prostaglandine prête à être utilisée avec un bon degré d’observance par le patient vu l’importance des effets secondaires décrits dans les documents antérieurs. Pfizer et Pharmascience ont reconnu que les prostaglandines étaient des substances prometteuses à explorer parce qu’elles réduisaient la PIO. Toutefois, à la date du dépôt, la promesse à l’égard de la PIO ne pouvait pas être distinguée des effets secondaires. Un examen plus approfondi était nécessaire pour qu’on puisse surmonter le problème des effets secondaires et de l’irritation.

 

[110]       En date du 12 septembre 1989, on s’entendait en général pour dire que les prostaglandines étaient des substances prometteuses dont les effets sur la PIO méritaient d’être explorés, mais qu’il restait du travail à faire car le risque de non‑observance était élevé, en raison des effets secondaires chez le patient, comme l’hyperémie, l’irritation, la sensation de cuisson et d’autres réactions intolérables. Le corpus de données contradictoires, par exemple le document 64 de l’avis d’allégation (brevet européen 0,093,380 de Bito) et le document 25 de l’avis d’allégation (brevet canadien 986,926), n’établit pas que le problème des effets secondaires avait été résolu.

 

3) Les différences entre « l’état de la technique » et l’idée originale de la revendication

[111]       En date du 12 septembre 1989, l’état de la technique aurait embrassé les autres médicaments sur le marché utilisés pour traiter le glaucome ou l’hypertension oculaire, à savoir le timolol, l’épinéphrine, l’acétazolamide et la pilocarpine.

 

[112]       Le latanoprost, prostaglandine de synthèse utilisée pour traiter la PIO sans causer d’irritation oculaire importante, se démarquerait de l’état de la technique en ce qu’il s’agissait de la première prostaglandine commercialisable. Les effets secondaires du latanoprost, comparés à ceux du timolol, se limitent simplement à l’irritation oculaire. À cet égard, je renvoie au témoignage de la Dre Buys, qui a déclaré que, suivant son expérience, le latanoprost est mieux toléré que d’autres analogues de la prostaglandine comme le bimatoprost et le travoprost.

 

4) Ces étapes sont‑elles évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

 

A) Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux?

 

[113]       La preuve soumise par les témoins des deux parties montre qu’en date du 12 septembre 1989, les scientifiques qui travaillaient dans le domaine de l’ophtalmologie voulaient trouver un type de prostaglandine qui serait assez efficace pour pouvoir être commercialisé comme médicament dans n’importe quelle sphère de la médecine. De nombreuses personnes publiaient des articles qui décrivaient des données expérimentales et théoriques, créant ainsi une vaste bibliographie, soit quelques milliers de documents, sur les prostaglandines. Selon le Dr Maxey, le Dr Stjernschantz, M. Mitra, le Dr Podos et le Dr Neufeld, il était facile de trouver un document qui abondait dans un sens et plusieurs autres qui arrivaient à des conclusions différentes.

 

[114]       Enfin, il convient de noter qu’un nombre presque infini de changements peuvent être apportés à la prostaglandine naturelle, en l’espèce la PGF à l’état naturel. De plus, une personne versée dans l’art qui apporterait des changements moléculaires à l’IE de la PGF ne pourrait pas prédire le résultat, vu que des changements subtils lors de l’ajout ou du retrait de molécules de la structure de départ pourraient modifier substantiellement l’activité biologique.

 

[115]       Pour ces motifs, il n’aurait pas été évident que ce qu’on tentait d’obtenir, soit la structure chimique du latanoprost, aurait fonctionné.

 

B) Quels efforts – leur nature et leur ampleur – sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

[116]       Les parties ont présenté des preuves contradictoires à ce sujet. Le Dr Stjernschantz, au nom des demanderesses, a déclaré que la synthèse d’analogues de la prostaglandine était difficile et prenait beaucoup de temps. Des expériences ont été effectuées pour trouver la modification de la PGF qui procurerait les bienfaits pharmacologiques désirés. Il est sûr que le Dr Stjernschantz était plus expérimenté que la personne versée dans l’art et avait l’avantage d’avoir travaillé avec M. Bito, Ph.D., chercheur très prolifique et l’un des plus érudits dans le domaine.

 

[117]       Le Dr Podos, M. Prestwich et M. Mitra, qui ont témoigné pour le compte de la défenderesse, ont conclu que le latanoprost était évident, à la lumière de l’état de la technique. Ils estiment que les tests effectués étaient des tests courants inadéquats et ils remettent en question la fiabilité des données concernant ces tests consignés dans le brevet 132.

 

[118]       Les résultats des tests présentés aux pages 22d et 25 à 29, c’est‑à‑dire aux tableaux III à VI du brevet 132, dévoilent les résultats obtenus chez des animaux et des humains en santé et montrent comment le latanoprost agit en réduisant la PIO tout en ayant des effets irritants minimes. Dans le brevet 132, les inventeurs expliquent les raisons de leur recours à des animaux et la classification utilisée pour comparer les composés. Les doses et l’échelle de classification employées sont divulguées dans les résultats des tests.

 

[119]       Les tableaux III à VI illustrent les tests comparatifs effectués sur le latanoprost et d’autres composés pour déterminer les résultats requis. Plus précisément, les résultats de la page 22d proviennent d’un test du latanoprost chez deux volontaires humains en santé et mettent en évidence une réduction progressive de la PIO et l’absence d’effets secondaires signalés tels que l’hyperémie ou l’irritation oculaire. Le tableau III est un test comparatif du composé qui vise à montrer le degré d’irritation oculaire chez des chats.

 

[120]       Le tableau IV compare le degré d’hyperémie conjonctivale associée à différents composés chez le lapin. Le tableau V compare les effets de réduction de la PIO chez le singe et le chat associés à différents composés. Le tableau VI montre les effets de réduction de la PIO de divers composés chez des humains en santé. On a reproché aux tests de ne pas être accompagnés de suffisamment de « protocoles expérimentaux » pour permettre à la personne versée dans l’art de reproduire les expériences.

 

[121]       Malgré les opinions contradictoires des demanderesses et de la défenderesse sur les expériences, je trouve que la preuve fournie par les demanderesses est plus concluante. Le témoignage du Dr Stjernschantz, en particulier ce qu’il dit dans aux paragraphes 40 à 44 de son affidavit, m’a convaincue que la personne versée dans l’art qui suivrait les mêmes étapes pouvant inclure une expérimentation courante, qui se servirait des mêmes connaissances générales courantes et des éléments puisés dans l’état de la technique et qui agirait de la même façon que le Dr Stjernschantz, n’obtiendrait pas les mêmes résultats. En effet, un concurrent examinant les données obtenues à partir de types d’expériences comparables à celles effectuées par le Dr Stjernschantz en est arrivé à une conclusion différente sur l’utilité d’employer des composés PGFde synthèse. À cet égard, je renvoie à l’article écrit par D. F. Woodward et coll. et intitulé « Prostaglandine F2α Effects on Intraocular Pressure Negatively Correlate with FP‑Receptor Stimulation » [Corrélation négative entre les effets des prostaglandines F2α sur la pression intraoculaire et la stimulation du récepteur FP], qui a été publié en août 1989 (document 107 de l’avis d’allégation).

 

C) L’antériorité fournit‑elle un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

 

[122]       Comme je l’ai déjà mentionné, de nombreuses personnes voulaient trouver un médicament commercialisable à base de prostaglandines pour le traitement du glaucome et de l’hypertension oculaire. On savait dans l’état de la technique que les prostaglandines réduisaient de façon très efficace la PIO. Mais avant la découverte du latanoprost, on s’entendait en général pour dire qu’il était impossible d’éliminer adéquatement les effets irritants des prostaglandines afin d’obtenir un produit utilisable.

 


D) Quelles sont les mesures concrètes ayant mené à l’invention?

 

[123]       Les inventeurs ont utilisé le mélange et les réactions de substances chimiques, de même que des expériences sur des animaux et des humains, afin d’obtenir des données pour leur analyse. Les résultats des tests sont consignés dans les tableaux III, IV, V et VI. Les tableaux portent sur les tests effectués chez le chat, le lapin, le singe ou le chat et l’humain, respectivement.

 

[124]       La différence qui existe en l’espèce entre les demanderesses et ses concurrents réside dans la consolidation des données, l’analyse des données obtenues et les conclusions tirées des expériences effectuées.

 

5) Conclusion au sujet de l’évidence

[125]       J’estime que le latanoprost n’aurait pas été évident aux yeux de la personne versée dans l’art. Je conclus que l’allégation d’évidence n’est pas justifiée.

 

iii) L’insuffisance du mémoire descriptif

[126]       La notion d’utilité a été examinée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504 aux pages 521 à 527. À la page 525, la Cour suprême a expliqué de manière succincte la notion d’utilité :

Il y a un exposé utile dans Halsbury’s Laws of England, (3e éd.), vol. 29, à la p. 59 sur le sens de « inutile » en droit des brevets. Le terme signifie [traduction] « que l’invention ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera ». On n’a pas prétendu que l’invention ne produirait pas les résultats promis. L’exposé dans Halsbury’s Laws of England (ibid.) poursuit :

 

[traduction] [...] ce n’est pas l’utilité pratique de l’invention ni son utilité commerciale qui importe à moins que le mémoire descriptif ne laisse prévoir une utilité commerciale, il n’importe pas plus que l’invention apporte un avantage réel au public ni qu’elle soit particulièrement adaptée au but visé. [Les notes en bas de pages ont été omises.]

 

et il conclut :

 

[traduction] [...] Il y a suffisamment d’utilité pour justifier un brevet si l’invention donne soit un objet nouveau ou meilleur ou moins dispendieux ou si elle accorde au public un choix utile. [Les notes en bas de pages ont été omises.]

 

 

[127]       Récemment, dans l’arrêt Pfizer 2008, au paragraphe 62, la Cour d’appel fédérale a interprété le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets actuelle en lui donnant le sens suivant : « [I]l n’est pas exigé que le breveté explique dans sa divulgation pourquoi et comment son invention est utile. »

 

[128]       Pharmascience allègue que le brevet 132 est invalide parce qu’il ne fournit pas suffisamment de renseignements sur l’invention au regard du paragraphe 34(1) de l’ancienne Loi, qui correspond actuellement au paragraphe 27(3) de la Loi. C’est la position qu’ont adoptée M. Mitra et le Dr Podos, au nom de la défenderesse. Les témoins de la défenderesse font valoir que la personne versée dans l’art ne serait pas en mesure de tirer de conclusions scientifiques valides du brevet 132 au sujet de l’efficacité du latanoprost par rapport aux autres composés énumérés dans les tableaux divulgués parce que les pratiques scientifiques fondamentales n’avaient pas été respectées – par exemple, on n’avait fait état d’aucune étude à long terme et le choix des modèles animaux et humains était inadéquat – et parce que le brevet 132 ne divulguait pas de manière adéquate la définition de l’irritation et les données historiques permettant de revendiquer le caractère inventif du latanoprost.

 

[129]       Les parties pertinentes du paragraphe 34(1) de l’ancienne Loi prévoient que le mémoire descriptif de l’invention doit :

1. décrire d’une façon complète l’invention, son application et son exploitation;

2. exposer clairement les diverses phases du procédé ou du mode de construction de l’invention qui permettent à la personne versée dans l’art dont relève l’invention de confectionner et utiliser l’invention.

 

[130]       Le paragraphe 27(3) de la Loi dispose :

(3) Le mémoire descriptif doit :

 

a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

b) exposer clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention;

c) s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application;

 

d) s’il s’agit d’un procédé, expliquer la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention en cause d’autres inventions.

(3): The specification of an invention must

(a) correctly and fully describe the invention and its operation or use as contemplated by the inventor;

(b) set out clearly the various steps in a process, or the method of constructing, making, compounding or using a machine, manufacture or composition of matter, in such full, clear, concise and exact terms as to enable any person skilled in the art or science to which it pertains, or with which it is most closely connected, to make, construct, compound or use it;

 

 

 

(c) in the case of a machine, explain the principle of the machine and the best mode in which the inventor has contemplated the application of that principle; and

(d) in the case of a process, explain the necessary sequence, if any, of the various steps, so as to distinguish the invention from other inventions.

 

 

 

[131]       Dans l’arrêt Pfizer 2008, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur l’exigence de la « suffisance » prévue au paragraphe 27(3) de la Loi et elle a conclu que le breveté doit répondre à deux seules questions pour satisfaire à la suffisance prescrite par le paragraphe 27(3) :

1. En quoi consiste l’invention?

2. Comment fonctionne‑t‑elle?

 

[132]       La Cour, au paragraphe 36, renvoie à Hughes and Woodley on Patents, 2e éd., volume 1, à la page 333, où les auteurs déclarent :

[traduction] L’insuffisance vise à établir si le mémoire descriptif suffit pour permettre à une personne versée dans l’art de comprendre comment ce qui fait l’objet du brevet est fabriqué [...] Une allégation d’insuffisance est une attaque technique qui ne devrait pas servir à repousser un brevet pour une invention méritoire; une telle attaque sera couronnée de succès lorsqu’une personne versée dans l’art ne pourra mettre en pratique l’invention. [Souligné dans l’original.]

 

[133]       S’agissant de la suffisance de la divulgation aux yeux de la personne versée dans l’art, la date pertinente pour l’interprétation du brevet 132 est la date à laquelle le brevet est devenu accessible au public, qui est le 29 juillet 1997 selon la Loi.

 

[134]       Les témoins des demanderesses reconnaissent qu’en date du 29 juillet 1997, la personne versée dans l’art connaîtrait, après lecture du brevet 132, l’objet de l’invention, son fonctionnement et l’utilisation envisagée par les inventeurs et ils conviennent que le brevet décrit d’une façon complète l’utilisation du latanoprost dans le traitement de l’hypertension oculaire ou du glaucome sans effet d’irritation oculaire importante. Le brevet 132 explique pourquoi chaque modèle animal a été utilisé, comment chaque test a été évalué à des fins de comparaison, les effets sur la PIO et l’irritation. Le brevet enseigne comment fabriquer l’invention et divulgue également la nature de l’invention.

 

[135]       Enfin, un témoin a déclaré que le M. Mitra a tort et qu’il n’est pas pertinent de révéler le mécanisme biologique d’action pour démontrer comment l’invention fonctionne, vu qu’il arrive fréquemment que les médicaments à usage clinique vendus sur le marché soient utilisés pendant des années avant qu’on ne mette le doigt précisément sur leur mécanisme biologique d’action. Le brevet 132 montre que le latanoprost réduit la PIO sans entraîner d’irritation oculaire importante, et cela suffit.

 

[136]       Dans la décision Pfizer Canada Inc. et al. c. Canada (Ministre de la Santé) et al. (2008), 326 F.T.R. 88 (C.F.), le juge Hughes s’est penché sur le droit canadien relatif à l’utilité aux paragraphes 93 et 94 :

93        En définissant le mot « invention » à l’article 2, la Loi sur les brevets, précitée, exige que l’invention présente « le caractère de la nouveauté et de l’utilité ». Au Canada, les tribunaux d’instance supérieure n’ont pas analysé en détail le concept de l’« utilité ». Ce dernier semble parfois confondu avec celui du « caractère suffisant », c’est-à-dire : le brevet comporte‑t‑il une description suffisante qui permette à une personne versée dans l’art de réaliser une chose qui puisse fonctionner. L’utilité semble parfois aussi confondue avec le concept des « revendications de portée plus large que l’invention », c’est‑à‑dire que, même si le brevet décrit quelque chose d’utile, il revendique quelque chose de plus que cela et ce « quelque chose de plus » n’est pas utile.

 

94        Un bon résumé du droit canadien relatif à l’utilité, et qui reflète l’état du droit même aujourd’hui, a été fait par le juge Strayer dans ses motifs de la décision Corning Glass Works c. Canada Wire & Cable Ltd. (1984), 81 C.P.R. (2d) 39 (C.F. 1re inst.), à la page 71 :

[traduction] La position juridique adoptée par la défenderesse est peut‑être représentée le mieux par un passage cité par l’avocat et tiré de Minerals Separation North American Corp. c. Noranda Mines Ltd. (1950), 12 C.P.R. 99, aux pages 111‑112, [1947] R.C.E. 306, à la page 317, 6 Fox Pat. C. 130, où, en parlant de la description de l’invention qui doit être exposée dans les divulgations, le président Thorson a déclaré ce qui suit :

La description doit aussi fournir tous les renseignements nécessaires pour le bon fonctionnement ou la bonne utilisation de l’invention, sans que ce résultat soit laissé au hasard d’une expérience réussie, et si des avertissements sont nécessaires pour éviter l’échec, ces avertissements doivent être présents. De plus, l’inventeur doit agir en toute bonne foi et donner tous les renseignements qu’il connaît pour mettre en œuvre l’invention de façon à obtenir le mieux possible le résultat qu’il a conçu.

Dans la même veine, voir aussi Hatmaker c. Joseph Nathan & Co. Ltd. (1919), 36 R.P.C. 231, à la page 237 (H.L.). L’avocat a également cité Hoechst Pharmaceuticals of Canada Ltd. et al. c. Gilbert & Co. et al. (1965), 50 C.P.R. 26, à la page 58, [1966] R.C.S. 189, à la page 194, 32 Fox Pat. C. 56. Dans cet arrêt, le juge Hall, s’exprimant au nom de la Cour suprême, a invalidé certaines revendications parce que celles-ci visaient tous les membres possibles d’une catégorie de composés, et ce, qu’un membre donné puisse être réalisé ou non. Il a été conclu que le breveté avait fait des revendications de portée trop large.

 

 

[137]       Cet examen du droit établit que le breveté doit seulement exposer la nature et le fonctionnement de l’invention, et non pas son bon fonctionnement.

 

[138]       Dans le brevet 132, les demanderesses ont, à mon avis, suffisamment divulgué l’invention : présentation des méthodes pour fabriquer le latanoprost dans le mémoire descriptif, ainsi que mémoire descriptif et résultats des tests qui montrent comment le latanoprost fonctionne et, à tout le moins, présence de la revendication 19 pour le latanoprost, qui est une revendication relative au composé comme tel, et enfin inclusion des revendications 31, 37 et 38 qui concernent l’utilisation du latanoprost.

 

iv) L’absence d’utilité

[139]       Dans le cas d’un brevet régi par l’ancienne Loi, la date pertinente pour l’appréciation de l’utilité est la date de dépôt de la demande, en l’espèce le 12 septembre 1989.

 

[140]       Les demanderesses s’appuient sur les témoignages du Dr Neufeld et du Dr Stjernschantz pour prétendre à l’utilité du brevet. La défenderesse se fonde sur le témoignage de M. Mitra pour affirmer l’inutilité du brevet. La question clé que posent les critiques de M. Mitra est que le brevet promet l’absence d’effets secondaires défavorables et qu’il établit ainsi son utilité.

 

[141]       Les demanderesses renvoient aux témoignages du Dr Neufeld, du Dr Stjernschantz, du Dr Fechtner et du Dr Maxey pour établir l’utilité du brevet 132. Elles soutiennent que la preuve de la défenderesse, c’est‑à‑dire l’affidavit de M. Mitra, n’est pas fiable parce que M. Mitra a fondé son opinion au sujet de l’absence d’utilité sur une interprétation erronée du brevet. Selon M. Mitra, le brevet promet [traduction] « absence d’effets défavorables » et ne remplit pas cette promesse.

 

[142]       Les témoins des demanderesses, à savoir le Dr Neufeld et le Dr Stjernschantz, déclarent que le latanoprost permet de réduire l’irritation oculaire. Selon les affirmations des témoins, la revendication 12 ne mentionne qu’une réduction de la PIO sans irritation oculaire importante. On ne fait aucunement mention de l’élimination de tous les effets secondaires.

 

[143]       En outre, le brevet lui‑même présente une utilité. Je renvoie aux pages 7 et 8 où le brevet décrit l’invention en indiquant son utilisation pour le traitement du glaucome ou de l’hypertension oculaire, les effets irritants étant réduits et le traitement comportant l’administration d’une ou deux gouttes par œil.

 

[144]       L’exemple 9 de la page 16 du brevet 132 illustre comment préparer le latanoprost. La page 22 du brevet établit en quoi consiste l’invention en mentionnant que la PIO est abaissée et que les effets secondaires sont minimaux. La page 23 décrit la structure chimique du latanoprost, définissant encore une fois en quoi consiste l’invention.

 

[145]       La page 22d et les pages 25 à 29 donnent un aperçu des résultats des tests effectués sur des animaux et des humains en santé et montrent comment fonctionne le latanoprost, qui réduit la PIO tout en ne causant que des effets secondaires irritants minimaux. Enfin, les revendications en litige divulguent le latanoprost.

 

[146]       Le brevet 132 établit l’utilité de l’invention, dévoile en quoi l’invention consiste et la façon dont elle fonctionne selon les revendications. De plus, les exigences en matière de divulgation sont satisfaites à la date de délivrance. On peut évaluer la suffisance de la divulgation en se référant aux documents publiés entre le 12 septembre 1989 et le 29 juillet 1997. Le Dr Fechtner a mentionné les études qui ont comparé le latanoprost au timolol et qui traitaient de l’efficacité du latanoprost. Ces articles ont été annexés à son affidavit.

 

[147]       Le Dr Neufeld a également dit être en désaccord avec le Dr Podos et M. Mitra, car il croit que les données fournies dans le brevet 132 sont suffisantes pour conclure que le latanoprost sera utile dans le traitement de l’hypertension oculaire ou du glaucome.

 

[148]       Au total, je suis persuadée que le brevet 132 offre au public une option utile par rapport à ce qu’offrait l’état de la technique à la date du dépôt de la demande de brevet et considérant les connaissances techniques alors à la disposition de la personne versée dans l’art.

 

v) L’absence de prédiction valable

[149]       La Cour suprême du Canada s’est penchée sur la règle de la prédiction valable dans l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153. Au paragraphe 46, le juge Binnie a dit que dans le cas où l’invention concerne une utilisation nouvelle d’un produit déjà connu, l’utilité requise pour qu’il y ait brevetabilité doit être établie au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable fondée sur l’information et l’expertise alors disponibles.

 

[150]       La règle de la prédiction valable comporte trois éléments :

                                                               i.      la prédiction doit avoir un fondement factuel;

                                                             ii.      à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement « valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité;

                                                            iii.      il doit y avoir divulgation suffisante.

 

[151]       Pour l’appréciation de la prédiction valable, la date pertinente est la date du dépôt de la demande de brevet, en l’occurrence le 12 septembre 1989. Voir à ce sujet la décision Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc. (2005), 43 C.P.R. (4th) 161 (C.F.), conf. par (2006), 46 C.P.R. (4th) 401 (C.A.F.).

 

[152]       J’ai conclu à l’utilité du brevet 132, mais j’examinerai brièvement la question de la prédiction valable d’utilité.

 

[153]       La date et l’exemple du brevet 132 répondent aux conditions d’un raisonnement clair et de la divulgation. La page 16 du brevet montre comment fabriquer le latanoprost. La page 23 présente un diagramme de la molécule de latanoprost. Les pages 22d et 29 dévoilent les résultats des tests chez des humains en santé. Les pages 25 à 29 font état des résultats des tests du latanoprost sur des animaux.

 

[154]       M. Mitra et les Drs Podos, Stjernschantz et Neufeld ont également traité de ces tests. Bien que M. Mitra et le Dr Podos critiquent les données relatives aux tests, je suis convaincue que la preuve soumise par le Dr Neufeld appuie la revendication d’une prédiction valable d’utilité.

 

vi) La portée excessive des revendications

[155]       La défenderesse soutient que le brevet 132 est invalide au motif que les revendications litigieuses ont une portée plus large que l’invention revendiquée.

 

[156]       Le critère de la portée excessive est exposé dans l’arrêt Lovell Manufacturing Co. and Maxwell Ltd. c. Beatty Bros. Ltd. (1962), 41 C.P.R. 18 (C. de l’É.) à la page 66, où la Cour a dit que [traduction] « [s]i les revendications se lisent bien en fonction de ce qui a été divulgué et illustré dans le mémoire descriptif et les dessins, comme c’est le cas, elles ne sont pas plus larges que l’invention ».

 

[157]       S’appuyant sur les témoignages du Dr Maxey et du Dr Neufeld, les demanderesses soutiennent que les revendications visées ne sont pas plus larges que l’invention divulguée. La défenderesse, se fondant sur le témoignage de M. Mitra, est d’avis contraire.

 

[158]       M. Mitra affirme que la revendication 12 se limite aux composés qui ne causent pas d’irritation oculaire, même s’il est fort possible que ces composés entraînent une hyperémie. À son avis, la revendication 19 a une portée excessive parce que le composé n’est pas utilisé pour traiter [traduction] « d’autres états pathologiques » et qu’il n’y a aucune divulgation en ce qui concerne la prévalence de l’irritation ou de l’hyperémie.

 

[159]       Je préfère cependant la preuve des demanderesses. Les arguments de la défenderesse se fondent sur le fait que l’hyperémie n’était pas mentionnée dans les revendications. Il était loisible aux inventeurs du brevet 132 de ne pas présenter de revendication concernant l’hyperémie. Les revendications en litige n’ont pas une portée excessive parce que les inventeurs ont décidé de ne pas revendiquer un bienfait particulier.

 

IV. Conclusion

[160]       En conclusion, je suis persuadée que les demanderesses ont établi suivant la prépondérance de la preuve que les allégations d’invalidité faites par la défenderesse dans son avis d’allégation daté du 2 novembre 2007 au sujet du brevet 132 ne sont pas fondées. Il s’ensuit que la défenderesse ne peut recourir au moyen de défense Gillette.

 

[161]       Par conséquent, les demanderesses ont droit à une ordonnance d’interdiction à l’égard du brevet 132 et je prononcerai l’ordonnance correspondante, avec dépens en faveur des demanderesses.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE QUE la demande visant l’obtention d’une ordonnance d’interdiction à l’égard du brevet 1,339,132 est accueillie, avec dépens en faveur des demanderesses.

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-2221-07

 

INTITULÉ :                                                   PFIZER CANADA INC. et

                                                                        PHARMACIA AKTIEBOLAG c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA SANTÉ et

                                                                        PHARMASCIENCE INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Du 8 au 10 septembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                   Le 18 décembre 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Brian Daley

Judith Robinson

Kavita Ramamoorthy

 

POUR LES DEMANDERESSES

Carol Hitchman

Esther Jeon

POUR LA DÉFENDERESSE

PHARMASCIENCE INC.

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ogilvy Renault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Gardiner Roberts LLP

Barristers and Solicitors

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

PHARMASCIENCE INC.

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

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