Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20091119

Dossier : IMM-1738-09

Référence : 2009 CF 1185

Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

 

ENTRE :

ROOHI TABASSUM

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 30 avril 2008 par laquelle un agent d’examen des risques avant renvoi (ERAR) a rejeté la demande de protection de la demanderesse en raison de la capacité de l’État à assurer la protection.

 

 

 

 

FAITS

Contexte

[2]               La demanderesse, une citoyenne du Pakistan âgée de 44 ans, est arrivée au Canada le 27 juillet 2001 et a déposé une demande d’asile.

 

[3]               La demande d’asile de la demanderesse était fondée sur la crainte d’être persécutée par un groupe musulman sunnite interdit nommé le Sipah-e-Sahaba (SSP). La demanderesse a affirmé que le SSP voulait s’en prendre à elle et à son mari à cause de leurs activités religieuses au sein de la communauté musulmane chiite du Pakistan. (Note : Selon la propre preuve de la demanderesse, elle et son mari ont adopté les croyances « extrémistes chiites ». Selon elle, son mari était l’âme dirigeante de ces activités.) La demanderesse a soutenu devant le tribunal de la SPR formé de trois commissaires qu’elle avait été forcée de partir du Pakistan pour venir au Canada alors que son mari s’est rendu aux Émirats arabes unis (ÉAU).

 

[4]               La demande d’asile de la demanderesse a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié le 16 juillet 2003 en raison d’un manque de crédibilité et de la possibilité d’obtenir une protection adéquate de l’État. La demanderesse n’a pas fourni une preuve documentaire objective pour corroborer les six agressions présumées du SSP. Lorsqu’elle a entendu la demande, la SPR a conclu que la situation au Pakistan s’était améliorée depuis 2001 de sorte que la demanderesse pouvait se prévaloir de la protection de l’État.

 

[5]               La demande présentée par la demanderesse en vue d’obtenir l’autorisation de demander le contrôle judiciaire a été rejetée.

 

[6]               La demanderesse a déposé une demande d’ERAR le 31 juillet 2007 et l’a ensuite mise à jour en présentant des documents et des observations supplémentaires. 

 

[7]               Le 4 février 2009, la demanderesse a reçu une décision d’ERAR défavorable.   

 

[8]               Le 27 avril 2009, la juge Anne Mactavish a accepté de surseoir l’expulsion de la demanderesse.  

 

La décision faisant l’objet du contrôle

[9]               La demanderesse a produit de nombreux documents à l’appui des mêmes allégations de risque qui avaient été formulées devant la SPR et des nouvelles allégations de risque de son mari. À la page 2 de la décision, l’agent d’ERAR affirme que les observations de la demanderesse comprenaient des éléments antérieurs à la décision de la SPR; elles n’ont donc pas été prises en considération conformément à l’alinéa 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) L.C. 2001, ch. 27. Tout élément de preuve se rapportant à une nouvelle crainte de violence de la part du mari de la demanderesse et de la famille de ce dernier était considéré comme un nouvel élément de preuve.   

 

[10]           L’agent a conclu que les risques de persécution de la part du SSP avaient été entièrement examinés par la SPR. De plus, en ce qui concerne la violence dictée par l’intolérance religieuse, la situation qui règne dans ce pays ne s’est pas détériorée. La demanderesse n’a pas contesté cette partie de la décision d’ERAR devant la Cour.

 

[11]           Selon la demanderesse, depuis mars 2006, son mari et la famille de ce dernier la considèrent comme une source de honte et de déshonneur à cause qu’elle a touché les cheveux d’autres hommes dans le cadre de son emploi. Ils seraient aussi devenus convaincus, à tort, qu’elle habite avec un autre homme au Canada au moment où un invité a répondu au téléphone de l’appartement de la demanderesse. Si elle devait retourner au Pakistan, la demanderesse a affirmé qu’elle serait victime d’un « crime d’honneur » commis par la famille de son mari.

 

[12]           L’agent a examiné les nouvelles allégations de la demanderesse concernant les risques que représentent son mari et la famille de ce dernier. Il a souligné les documents à l’appui suivants : un affidavit daté du 17 janvier 2009 du frère de la demanderesse, M. Arif Mehmood, une lettre datée du 24 avril 2008 du cousin de la demanderesse, Sher, ainsi qu’une copie des notes d’observations cliniques du 10 avril 2008 provenant de la clinique Shaukat à Rawalpindi, lesquelles décrivent les blessures subies par M. Mehmood.

 

[13]           Dans son affidavit, M. Mehmood décrivait un incident au cours duquel il a été agressé par les membres de la belle-famille de la demanderesse après avoir refusé de les aider à convaincre cette dernière de retourner au Pakistan pour qu’elle puisse être tuée. La lettre de Sher est un récit de seconde main de l’agression contre M. Mehmood. 

 

[14]           L’agent a accepté que M. Mehmood avait été agressé, mais il a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une preuve documentaire objective permettant d’affirmer que le mari de la demanderesse et la famille de ce dernier représentent un danger pour elle si elle retourne au Pakistan. Selon l’agent, la preuve n’expliquait pas comment M. Mehmood et Sher ont su que la belle-famille de la demanderesse avait commis l’agression contre M. Mehmood. Il a accordé peu d’importance à l’affidavit de M. Mehmood parce que ce dernier n’a pas signalé l’agression à la police.

 

[15]           L’agent a relevé une contradiction au sujet de l’endroit où se trouvait le mari de la demanderesse parce que certains documents indiquaient qu’il avait quitté les ÉAU, qu’il avait regagné le Pakistan en 2004 et qu’il est ensuite retourné aux ÉAU et, selon les dernières observations et le formulaire de demande d’ERAR, les allées et venues du mari étaient inconnues.

 

[16]           L’agent n’a accordé aucune importance à l’article de journal qui mentionnait le nom de la demanderesse parce qu’il n’était pas corroboré par la preuve documentaire objective. Selon lui, il n’était pas difficile de créer de faux articles de journaux dans un pays [traduction] « notoirement corrompu » comme le Pakistan.

 

[17]           La demanderesse a produit un certain nombre de lettres apparemment menaçantes. Deux de ces lettres avaient été envoyées à la demanderesse par son mari. Une lettre avait été envoyée au frère de la demanderesse par le mari de cette dernière et une autre avait été envoyée à la demanderesse par son beau-frère.  

 

[18]           L’agent a attribué une faible valeur probante aux lettres susmentionnées pour les raisons suivantes :

[traduction] Il ressort de la preuve dont je dispose que le mari de la demanderesse a cherché à obtenir une explication raisonnable pour expliquer qu’un homme ait répondu au téléphone. Soulignons que, dans sa déclaration, la demanderesse explique que l’homme qui a répondu au téléphone était le mari d’une amie et qu’il était chez elle pour réparer l’ordinateur. Selon la preuve, la demanderesse a donné cette explication raisonnable à son mari. La preuve ne démontre pas que le mari de la demanderesse a rejeté cette explication ou qu’il cherche à lui faire du mal pour la punir.

 

 

[19]           L’agent a commencé à examiner la question de la protection de l’État comme si elle était la question déterminante de la demande d’ERAR.

 

[20]           L’agent a examiné les documents objectifs sur la situation du pays en tenant compte des efforts actuels et futurs du gouvernement pakistanais pour enrayer la violence familiale et les « crimes d’honneur ». Il a conclu que le gouvernement pakistanais faisait de sérieux efforts pour contrer les « crimes d’honneur » et la violence familiale et qu’il assurait une protection adéquate, sans être nécessairement parfaite. 

 

[21]           L’agent a conclu que la demanderesse n’a pas réussi à établir un lien entre la situation générale du Pakistan et le risque personnel et prospectif auquel elle serait exposée. Selon lui, la demanderesse a omis de présenter une preuve documentaire objective à l’appui de l’allégation selon laquelle son profil est semblable au profil de celui des personnes qui sont actuellement exposées à des risques de persécution et de préjudice au Pakistan.

 

[22]           L’agent a ensuite examiné le traitement que réserve le gouvernement pakistanais aux musulmans chiites et les progrès en ce qui a trait à la manière dont l’État traite les victimes de violence familiale. En conclusion, il a fait remarquer que le Pakistan est une démocratie dotée d’un système judiciaire fonctionnel et de divers degrés de protection étatique dont la demanderesse pourrait bénéficier.

 

[23]           L’agent a conclu que la preuve dont il disposait n’étayait pas les observations de la demanderesse selon lesquelles le SSP ou son mari et la famille de celui-ci s’intéressaient à elle. La demande d’ERAR en vue d’obtenir une protection a donc été rejetée.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[24]      L’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cour fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, désigne les conclusions de fait qui sont tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose comme un motif de contrôle :

(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue

que l’office fédéral, selon le cas :

 

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

(4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal

 

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;

 

[25]      L’article 96 de la LIPR protège les personnes qui sont des réfugiés au sens de la Convention :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions

politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette

crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa

résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

[26]      L’article 97 de la LIPR protège les personnes qui seraient exposées personnellement soit à une menace à leur vie ou au risque de traitements cruels et inusités, soit à un risque de torture :

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au

sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans

le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires

de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not

have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning

of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the

protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard

of accepted international standards, and

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[27]           La demanderesse a limité son argumentation à la raisonnabilité des conclusions de l’agent d’ERAR concernant les nouveaux événements postérieurs à la décision de la SPR, à savoir le risque d’être persécutée par son mari et la famille de ce dernier.

 

NORME DE CONTRÔLE

[28]           Dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1, la Cour suprême du Canada a conclu au paragraphe 62 que la première étape de l’analyse relative à la norme de contrôle consiste à « vérifie[r] si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » (voir aussi Khosa c. Canada (MCI), 2009 CSC 12, le juge Binnie, paragraphe 53).

 

[29]           Il est clair que, compte tenu des arrêts Dunsmuir et Khosa, les questions du caractère raisonnable des conclusions de fait de l’agent d’ERAR doivent être examinées selon la norme de raisonnabilité (voir aussi Christopher c. Canada (MCI), 2008 CF 964, Ramanathan c. Canada (MCI), 2008 CF 843, et Erdogu c. Canada (MCI), 2008 CF 407, [2008] A.C.F. n° 546 (QL)).

 

[30]           Examinant la décision de l’agent selon la norme de la raisonnabilité, la Cour doit prendre en considération « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu[e] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, paragraphe 47, Khosa, précité, paragraphe 59).   

 

ANALYSE

Question :       L’agent a-t-il tiré une conclusion de fait erronée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait? 

 

[31]           La demanderesse conteste plusieurs conclusions de fait tirées par l’agent d’ERAR à l’origine de la décision d’ERAR défavorable. Elle prétend que ces conclusions de fait sont erronées et qu’elles ont été tirées de façon arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve. Par conséquent, l’agent d’ERAR ne pouvait raisonnablement arriver à ces conclusions.

 

[32]           Le défendeur prétend que la demanderesse s’objecte à l’appréciation de la preuve par l’agent, une tâche qui relève entièrement de l’agent d’ERAR chargé de l’examen. Il soutient également que l’agent d’ERAR a raisonnablement tranché la question de la crédibilité des documents de la demanderesse et tiré des conclusions de fait raisonnables relativement au risque couru par la demanderesse et à la protection de l’État.  

 

[33]           Dans Kaybaki c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 32, j’ai conclu au paragraphe 5 qu’« il convient de déférer à la décision d’un agent d’évaluation du risque avant renvoi puisque cette décision repose sur des conclusions de fait. Cependant, la décision de l’agent doit être autorisée par la preuve ». Il incombe clairement à la demanderesse de prouver que les conclusions de l’agent d’ERAR n’étaient pas autorisées par la preuve au dossier (Malshi c. Canada (MCI), 2007 CF 1273, le juge Shore, paragraphe 18).

 

[34]           La première conclusion de fait contestée se trouve au paragraphe 3 de la décision, où l’agent rejette l’affidavit de M. Mehmood à titre de preuve documentaire objective pour prouver que [traduction] « le mari de la demanderesse et la famille de ce dernier représentent un danger pour elle » si elle retourne au Pakistan. Selon l’agent, les documents n’expliquent pas comment M. Mehmood savait que son agression était liée à la demanderesse, ou que le mari de la demanderesse ou les membres de sa belle-famille étaient impliqués.  

 

[35]           Dans son affidavit portant sur l’agression du 10 avril 2008, M. Mehmood décrit l’incident de la façon suivante :

[traduction] […] les membres de la belle-famille et le mari de ma sœur croyaient qu’elle vivait contre la charia avec un homme au Canada. Ils m’ont souvent injurié au téléphone. Ils m’ont traité de lâche et ils m’ont incité à dire que ma sœur était une malédiction et une honte pour la famille et ils m’ont demandé de les aider, de la faire revenir au Pakistan et de la tuer. Comme j’ai refusé, ils (les membres de la belle-famille) m’ont dit que je m’exposais à de graves conséquences et que moi et ma famille risquions de subir des préjudices physiques. Le 10 avril 2008, quelques-uns de membres de sa belle-famille m’ont agressé et m’ont blessé. Je suis inquiet et je crains pour ma sécurité ainsi que pour celle de Roohi parce qu’ils ne l’épargneront pas. Je suis convaincu qu’ils (les membres de la belle-famille) veulent la tuer au nom de l’honneur […] Ils ont décidé de tuer Roohi dès qu’ils la trouveront. J’ai peur que, si elle revient, elle sera victime de cette coutume barbare, laquelle est pratiquée par les familles conservatrices comme sa belle-famille.

 

 

[36]           La Cour doit conclure que la conclusion suivante de l’agent d’ERAR que l’on retrouve à la page 3 de la décision est déraisonnable compte tenu de l’interprétation que la Cour a donné à ces mêmes documents :

[traduction] Les documents fournis n’expliquent pas comment ils ont su que l’agression contre Arif Mehmood était liée à la demanderesse, ou que son mari ou les membres de sa belle-famille étaient impliqués.  

 

 

[37]           La demanderesse prétend que l’agent a eu tort de reprocher à la demanderesse de ne pas avoir fourni une preuve documentaire objective, comme un rapport de police sur l’agression survenue le 10 avril 2008. L’absence d’un rapport de police a été expliquée, mais l’agent d’ERAR a écarté cet argument sans aucune raison. Selon l’explication donnée, rien n’a été signalé à la police parce que le frère de la demanderesse ne voulait pas s’attirer [traduction] « plus d’ennuis » avec le mari et la belle-famille et parce que la police n’aurait rien fait de toute façon (probablement parce qu’il s’agissait d’un problème conjugal).

 

[38]           La demanderesse conteste les conclusions de fait de l’agent relatives aux lettres envoyées à son frère par son mari. L’agent a conclu à la page 5 de la décision que les lettres envoyées par le mari n’indiquaient pas l’intention de causer un préjudice à la demanderesse. Au contraire, il ressort de la correspondance que le mari cherchait à comprendre la raison pour laquelle un homme avait répondu au téléphone dans l’appartement de la demanderesse. L’agent a conclu que la demanderesse avait fourni une explication raisonnable à son mari et que la preuve n’étayait pas la prétention de la demanderesse à l’effet que l’explication a été rejetée.

 

[39]           À mon avis, il s’agit d’une conclusion de fait déraisonnable. Dans la lettre du 6 février 2007 envoyée à la demanderesse par son mari, laquelle est reproduite à la page 53 du dossier de la demanderesse, on peut lire que le mari la [traduction] « supprimera » lui-même. Il ressort clairement de la preuve que le mari de la demanderesse lui voulait du mal. Il est expressément mentionné dans la lettre que le mari a envoyée au frère de la demanderesse, laquelle est reproduite à la page 43 du dossier, que l’explication donnée par la demanderesse quant à la raison pour laquelle un homme a répondu au téléphone de son appartement n’était pas acceptée :

[traduction] […] J’avais des doutes et j’ai appelé Roohi le lendemain et je lui demandé qui était l’homme chez elle la veille? Roohi m’a répondu qu’il était le mari d’une amie et qu’il était là pour réparer l’ordinateur, mais je ne suis pas satisfait de la réponse de Roohi parce que je sais maintenant qu’elle me cache des choses puisque je lui avais interdit de travailler pour des hommes au salon de beauté […]                   (Non souligné dans l’original.)

 

[40]           Dans cette même lettre, le mari a écrit ce qui suit : 

[traduction] […] Toutefois, si ce que j’ai appris est vrai, crois-moi, personne ne réussira à l’éloigner de moi, je ferai n’importe quoi.

 

La Cour estime qu’il s’agit d’une menace. Voici un extrait de la lettre envoyée par le beau-frère de la demanderesse au frère de cette dernière, laquelle est reproduite à la page 47 du dossier :  

[traduction] […] Toute la famille est très contrariée, ce qui peut mener à une vengeance […] tu sais très bien que si nous décidons de nous venger, nous pouvons devenir les pires ennemis.

 

Voici un extrait de la lettre que la demanderesse a reçue de son frère, laquelle est reproduite à la page 50 du dossier : 

 

[traduction] […] Il faut que je te dise aussi que le frère cadet de Faisal (le mari de la demanderesse) est venu au magasin. Il a tenu des propos abusifs et a dit que si tu reviens au Pakistan, ils te tueront. J’essaie maintenant de les éviter, car les trois frères sont de plus en plus violents […]

 

 

[41]           Le 6  février 2007, le mari de la demanderesse lui a écrit une lettre à la main, en anglais étonnamment, laquelle est reproduite à la page 53 du dossier :

[traduction] J’ai organisé ta fuite pour que tu sois en sécurité et maintenant, tu envisages le divorce. Les doutes que j’ai à ton sujet sont réels et fondés, mais rappelle-toi que je te supprimerai moi‑même.

 

 

[42]           Voici un extrait de l’affidavit d’une vieille connaissance de la demanderesse, lequel se trouve à la page 57 du dossier :

[traduction] […] Ils croient que Roohi vit contre la charia islamique. Elle entretient une relation illégitime avec quelqu’un au Canada. Elle vit comme une femme libre au Canada. Cela les autorise à la tuer au nom de l’honneur pour qu’ils puissent vivre la tête haute. Ici, la situation est devenue très dangereuse pour Roohi puisque sa belle-famille la déclare kari [adultère].

 

J’ai tout lieu de croire qu’elle sera tuée sur-le-champ si elle retourne dans son pays.

 

 

[43]           Après avoir examiné cette preuve, la Cour doit conclure que l’agent d’ERAR n’est pas raisonnablement arrivé à la conclusion que la demanderesse n’était pas menacée de « crime d’honneur » si elle retournait au Pakistan. L’agent d’ERAR doit décider si les lettres de menaces sont réelles ou si elles sont frauduleuses ou non crédibles; il ne peut se prononcer sur la nature de ces lettres et décider, à tort, qu’elles ne sont pas menaçantes. Comme il faut évaluer la crédibilité des nombreux documents qui auraient apparemment contenu des menaces contre la demanderesse, l’agent d’ERAR pourrait vouloir tenir une audience avec la demanderesse afin d’évaluer sa crédibilité et la crédibilité des lettres et des autres documents, lesquels pourraient être considérés comme vrais ou comme intéressés dans le but d’aider la demanderesse à rester au Canada.  

 

[44]           S’agissant de la protection de l’État, la demanderesse prétend que la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle la demanderesse pourrait bénéficier de la protection de l’État est contredite par la preuve. Les « crimes d’honneur » demeurent un problème grave au Pakistan malgré les efforts déployés par le gouvernement. 

 

[45]           Voici un extrait des Country Reports on Human Rights Practices de 2007 du Département d’État américain sur le Pakistan :

[traduction] Les crimes d’honneur demeurent un problème et les femmes sont les principales victimes. Au cours de l’année, les organismes locaux de défense des droits de la personne ont signalé entre 1 200 et 1 500 cas […] Beaucoup d’autres n’ont probablement pas été signalés.

 

 

[46]            Selon la preuve objective sur la situation du pays, le gouvernement n’est pas en mesure de contrôler les « crimes d’honneur », et dans les cas de violence familiale [traduction] « des mesures sont rarement prises puisque les policiers et les juges la considèrent comme un problème familial ».

 

CONCLUSION

[47]           Pour ces raisons, la Cour conclut que l’agent d’ERAR a tiré des conclusions de fait déraisonnables à l’égard des menaces formulées contre la demanderesse dans les documents et que, si la demanderesse est réellement jugée menacée de « meurtre d’honneur » à son retour au Pakistan, il ressort alors de la preuve objective sur la situation du pays que le gouvernement pakistanais ne peut assurer une protection étatique adéquate contre les « crimes d’honneur » puisque le Département d’État américain signale qu’il y a eu entre 1 200 et 1 500 cas au Pakistan en 2007  malgré les efforts déployés par le gouvernement pour protéger les femmes. Par conséquent, la Cour annulera la décision d’ERAR et renverra l’affaire à un autre agent d’ERAR en lui ordonnant de convoquer une audience portant sur la crédibilité pour déterminer si les documents qui comprenaient des menaces sont crédibles, ou s’il s’agit d’éléments de preuve intéressés créés par des proches de la demanderesse dans le but d’étayer sa demande de permission de rester au Canada.

 

QUESTION CERTIFIÉE

[48]           Les deux parties ont informé la Cour que la présente affaire ne soulève pas de question grave de portée générale qui devrait être certifiée pour appel. La Cour est d’accord.

 

 

 

 

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que 

la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision d’ERAR est annulée et la demande d’ERAR est renvoyée à un autre agent d’ERAR afin que celui-ci détermine à nouveau si les documents sont crédibles et si la demande d’ERAR doit être accueillie ou rejetée.

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1738-09

 

INTITULÉ :                                       ROOHI TABASSUM c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 28 octobre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Kelen

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 19 novembre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Max Berger

 

POUR LA DEMANDERESSE

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Max Berger Professional Law Corporation

Avocats

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.