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Date : 20091124

Dossier : IMM-1231-09

Référence : 2009 CF 1204

Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

 

ENTRE :

ANTOINE DAVID CHAMPAGNE

JEAN ABRAHAM CHAMPAGNE

JEAN JACQUELIN SAINTELUS

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) en vue du contrôle judiciaire de la décision en date du 24 février 2009 (la décision), par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de reconnaître aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention ou de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi. 

CONTEXTE

 

[2]               Les demandeurs sont Antoine David Champagne, son frère Jean Abraham Champagne et leur neveu Jean Jacquelin Saintelus. Ils sont des citoyens d’Haïti qui craignent la persécution en raison de leur opposition à M. Aristide et de leur appartenance à un groupe social en particulier, soit leur famille.

 

[3]               La crainte des demandeurs est fondée sur le meurtre de la sœur d’Antoine David et de Jean Abraham, le meurtre du père de Jean Jacquelin et la persécution dont ont été personnellement victimes les demandeurs.

 

[4]               Antoine David, Jean Abraham et leurs frères et sœurs ont quitté Haïti en 2001 et ont présenté des demandes d’asile aux États-Unis. Ces demandes ont été rejetées, si bien que les demandeurs ont continué de vivre illégalement aux États-Unis. Les autorités américaines ont renvoyé un de leurs frères, Pierre Etienn, à Haïti. Antoine David et Jean Abraham, qui se trouvaient encore aux États-Unis, ont alors fui au Canada et ont demandé l’asile.

 

[5]               Pendant ce temps, Jean Jacquelin était élevé par un parent à Haïti, puisque sa mère avait fui aux États-Unis en 2001 avec Antoine David et Jean Abraham. Sa mère est décédée subitement en 2007. Jean Jacquelin a obtenu un visa des États-Unis pour assister aux funérailles, après quoi il s’est rendu au Canada pour y demander l’asile avec ses oncles.

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

 

[6]               La Commission a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention en raison de leurs opinions politiques et de [traduction] « leur crainte à titre de rapatriés d’un séjour aux États-Unis » (en italique dans le texte original).

 

[7]               La Commission a examiné la preuve et les observations présentées, dont les témoignages des demandeurs, la preuve documentaire à l’appui, les documents sur la situation du pays en cause ainsi que les observations de l’avocat des demandeurs et de l’agent du tribunal.

 

[8]               La Commission a noté que Jean Abraham avait été reconnu coupable de falsification aux États-Unis et condamné à des travaux communautaires. Toutefois, elle a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’aviser le ministre de cet incident compte tenu de la faible gravité du crime et de la peine imposée par le tribunal new-yorkais.

 

[9]               La Commission a noté que Jean Abraham et Antoine David ont fui Haïti neuf ans après le meurtre de leur sœur militante. Il s’agit de l’événement qui a entraîné leur fuite d’Haïti.

 

[10]           La Commission a noté que M. Aristide n’est plus au pouvoir. René Préval a remporté l’élection de 2006. La Commission a conclu que, en raison de ce changement de circonstances, il n’y avait pas de possibilité sérieuse que les demandeurs soient exposés à des risques à leur retour à Haïti.

 

[11]           La Commission a conclu que les demandeurs n’appartenaient pas à un groupe social en particulier, puisqu’il n’y a pas de lien entre le fait d’être un rapatrié et la discrimination. Par conséquent, la Commission n’a pas admis que les demandeurs appartenaient à un groupe social en particulier en raison de leur statut de rapatrié.

 

[12]           Les demandeurs craignaient l’emprisonnement à leur retour à Haïti. Toutefois, selon la preuve documentaire examinée par la Commission, les demandeurs ne seraient susceptibles d’être détenus que s’ils avaient des casiers judiciaires à Haïti. La Commission ne savait pas si les demandeurs avaient des casiers judiciaires à Haïti, mais a conclu que, le cas échéant, les autorités haïtiennes avaient le droit d’appliquer les lois en vigueur dans leur pays. De plus, deux des trois demandeurs n’étaient pas des personnes expulsées en raison d’une activité criminelle. Par conséquent, il était peu probable qu’ils soient arrêtés et détenus.

 

[13]           La Commission a également signalé le peu d’efforts consacrés à l’administration des casiers judiciaires à Haïti, faisant en sorte qu’il était peu probable que les policiers haïtiens aient un motif de détenir les demandeurs ou d’être au courant du casier judiciaire de Jean Abraham aux États-Unis.

 

[14]           La Commission a conclu que la question des conditions dans les prisons haïtiennes était un problème général et qu’il n’y avait aucune indication que ces conditions visaient un groupe de personnes en particulier.

 

[15]           De plus, la Commission a signalé le changement de circonstances en Haïti, du fait que M. Aristide n’était plus au pouvoir. Ainsi, elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, il n’y avait plus d’agent susceptible de leur causer un préjudice.

 

[16]           La Commission a conclu que bien que le frère d’Antoine David, Pierre Etienn, vive en cachette par crainte d’être enlevé, l’enlèvement était un problème courant à Haïti dont la gravité a atteint celle de la violence généralisée. De plus, la Commission n’était pas convaincue que les demandeurs seraient ciblés en raison de leur richesse relative, étant donné que [traduction] « tous les Haïtiens risques d’être victimes de violence ». En raison du caractère général des préjudices auxquels les demandeurs seraient exposés à leur retour, la Commission a conclu qu’ils n’étaient pas des personnes à protéger au sens de l’article 96 de la Loi. De plus, les demandeurs n’étaient pas des personnes à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi.

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[17]           Les demandeurs soumettent les questions suivantes dans le cadre de la présente demande :

 

1.                  La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant de tenir compte de la totalité de la preuve mise à sa disposition?

2.                  La Commission a-t-elle contrevenu à la justice naturelle, ou commis une autre erreur de droit, en excluant la preuve qui contredisait ses hypothèses?

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

 

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente procédure :

 

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention - le réfugié - la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[19]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a reconnu que, bien que la norme de la raisonnabilité simpliciter et celle du manifestement déraisonnable soient théoriquement différentes, « les difficultés analytiques soulevées par l’application des différentes normes réduisent à néant toute utilité conceptuelle découlant de la plus grande souplesse propre à l’existence de normes de contrôle multiples »   (Dunsmuir, paragraphe 44). Par conséquent, la Cour suprême a statué qu’il fallait fondre ces deux normes de « raisonnabilité » en une seule.

 

[20]           Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a également conclu qu’il n’était pas nécessaire dans chaque cause de se livrer à une analyse pour établir la bonne norme de contrôle. Au lieu, lorsque la norme de contrôle applicable à la question soumise au tribunal est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. C’est uniquement lorsque cette démarche s’avère infructueuse que la cour de révision examine les quatre facteurs qui permettent d’établir la bonne norme de contrôle.

 

[21]           Dans la décision Diagana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 330, 63 Imm. L.R. (3d) 135, la Cour a conclu que la norme de contrôle applicable à la prise en considération et à l’analyse de la totalité de la preuve mise à la disposition de la SPR est celle de la décision manifestement déraisonnable. Compte tenu des changements apportés par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir, la norme de contrôle applicable à cette question en l’espèce est celle de la raisonnabilité.

 

[22]           Lorsqu’une cour de révision examine une décision en fonction de la norme de la décision raisonnable, l’analyse aura trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, paragraphe 47). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision était déraisonnable au sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[23]           Les demandeurs ont également soulevé une question d’équité procédurale. Les questions liées à l’équité procédurale et à la justice naturelle commandent l’application de la norme de la décision correcte. Voir l’arrêt Dunsmuir aux paragraphes 126 à 129. Ainsi, pour trancher si la Commission a contrevenu à la justice naturelle en excluant des éléments de preuve qui contredisaient ses hypothèses, la norme applicable est celle de la décision correcte.

 

ARGUMENTS

            Les demandeurs

                        La Commission n’a pas tenu compte de la totalité de la preuve

 

[24]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a mal saisi le fondement de leur revendication, puisqu’elle a conclu que les frères avaient fui Haïti à cause du meurtre de leur sœur. En fait, les frères étaient ciblés parce qu’ils militaient contre le parti Lavalas. Jean Abraham avait activement fait campagne pour un candidat d’un parti politique qui a été enlevé. Par conséquent, des partisans du parti Lavalas ont persécuté Jean Abraham et menacé sa famille. En raison des activités de la sœur des demandeurs, le parti Lavalas percevait déjà la famille comme étant opposée à M. Aristide. Toutefois, c’est en raison de l’activisme de Jean Abraham en 2001 que les demandeurs ont dû s’enfuir d’Haïti.

 

[25]           La Commission n’a pas pris en considération de nombreux faits pertinents dans le récit des demandeurs. Il est clair que cette erreur a eu une incidence sur la décision de la Commission, puisque cette dernière a rejeté les affirmations à caractère politique des demandeurs en raison, en partie, du nombre d’années écoulées depuis le meurtre de leur sœur. Bien que M. Aristide n’était plus au pouvoir, elle a également signalé l’écoulement de [traduction] « 17 ans » et le « passage du temps » dans l’exposé de ses motifs. Par conséquent, l’hypothèse inexacte de la Commission selon laquelle il n’y a pas eu d’incidents politiques au cours des 17 dernières années a nui à son évaluation des risques de persécution auxquels sont présentement exposés les demandeurs.

 

[26]           Ne pas tenir compte de la totalité de la preuve est une erreur de droit. Voir Toro c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1981] 1 C.F. 652, [1980] A.C.F. no 192. Une décision dans laquelle les faits fondamentaux d’une demande ont été mal interprétés devrait être annulée. En fait, la Cour a statué que l’interprétation erronée de la preuve qui constitue le fondement d’une demande est une erreur fondamentale. Voir Adamjee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1815. De plus, l’omission de faire renvoi à des faits sur lesquels repose une demande constitue également une erreur susceptible de révision. Fainshtein c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 941. Les demandeurs se fondent sur de nombreuses causes où le tribunal a annulé une décision à cause d’une appréciation erronée des faits. Voir, par exemple, Mbiya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1001 et Thambirasa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 205.

 

[27]           De même, les demandeurs suggèrent que l’erreur commise par la Commission dans son appréciation des incidents qui ont mené à leur fuite d’Haïti est suffisante pour annuler la décision de la Commission. Cette erreur aurait eu une incidence sur la perception qu’avait la Commission de la cause.

 

[28]           De plus, la Commission s’est trompée en supposant que le meurtre de la sœur des demandeurs et la persécution de Jean Abragan étaient survenus pendant que M. Aristide était au pouvoir. Cette erreur fondamentale mine la conclusion de la Commission selon laquelle un [traduction] « changement de circonstances » avait grandement diminué le risque auquel seraient exposés les demandeurs à leur retour à Haïti. En fait, le meurtre de leur sœur est survenu après le renversement de M. Aristide dans un coup d’État. Après ce coup d’État, les forces militaires ont perpétré des actes de violence contre les partisans de M. Aristide, mais les partisans de Lavalas ont également commis des actes de violence récriminatoires à l’endroit des adversaires de M. Aristide. Les demandeurs croient plutôt que ce sont des partisans de Lavalas, en colère à la suite du renversement de M. Aristide, qui ont tué leur sœur.  

 

[29]           De même, la persécution dont ont été victimes les demandeurs est survenue aux mains des partisans de Lavalas pendant la présidence de René Préval. Les partisans de Lavalas n’agissaient pas à titre d’agents officiels du gouvernement, bien que M. Préval était membre du parti Lavalas à l’époque. 

 

[30]           Plusieurs années plus tard, René Préval est de nouveau président d’Haïti et, encore une fois, des militants du parti Lavalas peuvent commettre des actes de violence sans craindre de sanctions. Ces actes de violence sont commis par des gangs fidèles au parti Lavalas, et non par des agents de l’État. Les demandeurs soutiennent qu’il y a peu de différence entre la situation actuelle à Haïti et la situation qui y régnait en 2000. Par conséquent, il est difficile de comprendre comment la Commission a pu conclure qu’il y avait eu un changement de circonstances important.

 

[31]           La Commission n’a pas saisi que M. Préval était en fonction en 1992. Cette erreur démontre qu’elle ne comprenait pas les faits importants en cause. Par conséquent, la Commission n’était pas en mesure de trancher de manière raisonnable la question de savoir s’il y avait eu ou non un changement de circonstances important.

 

[32]           De plus, la Commission n’a pas compris qui étaient les agents de persécution dans la présente cause. Les demandeurs n’ont jamais craint la persécution des agents de l’État, mais plutôt celle des militants civils. Ce sont des militants civils qui ont tué leur sœur et qui les ont persécutés. Toutefois, la Commission a conclu qu’il n’y avait plus d’agent de persécution puisque le parti Lavalas n’était plus au pouvoir. D’après les demandeurs, peu importe que cette conclusion se veuille une hypothèse juridique ou un énoncé de fait, elle est erronée. Dans l’arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1984), 55 N.R. 129, [1984] A.C.F. no 601, la Cour d’appel fédérale a statué que les acteurs non étatiques peuvent être des agents de persécution. À titre subsidiaire, si la Commission avait l’intention de tirer une conclusion qui constituait un énoncé de fait, il ne s’agissait pas d’une hypothèse raisonnable compte tenu de la preuve dont elle était saisie.

 

[33]           La Commission a également commis une erreur dans son examen de la preuve documentaire se rapportant aux personnes expulsées en raison d’une activité criminelle. Selon la preuve documentaire soumise par l’agent du tribunal, bien que la police haïtienne dispose d’un système inadéquat pour ce qui est de l’administration de ses propres dossiers, le gouvernement se soucie de la possibilité que les Haïtiens expulsés des États-Unis aient un casier judiciaire, si bien qu’il détient les expulsés pendant qu’il procède à une vérification auprès du gouvernement américain. En raison des conditions extrêmement difficiles dans les prisons, certains expulsés meurent durant ce processus de vérification. Ainsi, bien que la Commission ait mentionné un document pertinent, elle n’a pas compris son contenu ni agi en conséquence. Cette erreur constitue une omission de prendre en considération la totalité de la preuve. De plus, faire renvoi à un document tout en ignorant son contenu est une erreur de droit. Voir Hassanzadeh‑Oskoi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993), 65 F.T.R. 113, [1993] A.C.F. no 644.

 

[34]           La Commission a conclu que de telles détentions équivalaient à de la [traduction] « violence généralisée » et qu’elles ne ciblaient pas les expulsés en particulier. Toutefois, cette conclusion est contredite dans le rapport sur lequel se serait fondée la Commission. Les demandeurs soutiennent qu’il s’agit d’une erreur susceptible de révision.

 

[35]           Les demandeurs soutiennent également que la Commission a commis de nombreuses erreurs en l’espèce, dont certaines étaient sans importance. Toutefois, d’autres erreurs, comme ne pas savoir qui était au pouvoir à Haïti en 1992 ou en 2000, constituent des erreurs importantes et ont une incidence directe sur l’analyse faite par la Commission.

 

[36]           La Commission a commis une erreur en se reportant aux conclusions de Cius et de Prophète pour ne pas tenir compte des éléments de preuve et des témoignages des demandeurs. Voir Cius c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1, [2008] A.C.F. no 9 et Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331, 70 Imm. L.R. (3d) 128. Toutefois, contrairement à ces causes, les demandeurs ont fourni des preuves d’un risque personnalisé pour les rapatriés haïtiens.

 

[37]           On peut présumer que la Commission n’a pas pris en considération des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions si celle-ci n’a pas mentionné ces éléments dans ses motifs. Voir Hatami c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2000] A.C.F. no 402. Selon la Commission, les décisions Cius et Prophète sont déterminantes à l’égard de la question soulevée par les demandeurs. Ce faisant, la Commission n’a pas pris en considération la preuve fournie par les demandeurs à l’appui de leur demande. La Commission a donc analysé la question sans se reporter à la preuve mise à sa disposition, ce qui constitue une erreur de droit. Voir Lucien c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 179, [2009] A.C.F. no 223. De plus, la preuve fournie par les demandeurs provenait de sources fiables telles que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. On ne peut tout simplement pas écarter de tels éléments de preuve sans y accorder la moindre considération.

 

L’équité procédurale

 

[38]           La Commission a également commis une erreur en omettant de tenir compte des recherches récentes de la CISR avant de rendre sa décision. Le rapport du 1er décembre 2008 que les demandeurs ont tenté de soumettre n’avait pas encore été rendu public. Toutefois, les demandeurs en ont obtenu un exemplaire le 19 janvier 2009. L’avocat des demandeurs l’a télécopié à la Commission le même jour. Or, cette dernière a refusé de tenir compte de cet élément de preuve parce qu’il a été soumis le 19 janvier 2009 – moins de vingt jours avant l’audience. La Commission n’a pas examiné la pertinence de ce document et a jugé que la date de présentation du document était un facteur déterminant.

 

[39]           Les demandeurs font valoir que cette décision était arbitraire et déraisonnable, étant donné que l’avocat des demandeurs a transmis le rapport à la Commission le jour où il l’a reçu lui-même. De plus, ce document n’était pas encore à la disposition du public. Les demandeurs soutiennent que cet élément de preuve aurait pu avoir une incidence sur l’analyse par la Commission des circonstances en Haïti, puisque le rapport signalait que [traduction] « des gangs politiques déployés par René Préval et son parti » ciblaient de plus en plus des membres des partis de l’opposition et étaient impliqués dans « des enlèvements politiques ».

 

[40]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur de droit en excluant un élément de preuve qui provenait de la Commission elle-même et qui contredisait sa conclusion selon laquelle il y avait eu un changement de circonstances important. La Cour fédérale a déjà conclu que la Commission ne peut exclure des éléments de preuve pertinents du seul fait que ces éléments lui ont été présentés dans les 20 jours qui précèdent la tenue de l’audience. Voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tiky, 2001 CFPI 980, [2001] A.C.F. no 1357. En fait, l’article 40 des Règles de la section du statut de réfugié, DORS/93-45, prévoit qu’il est possible de déroger à une exigence lorsqu’une telle mesure ne risque pas de causer d’injustice aux parties ni d’entrave sérieuse à la procédure. Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la pertinence de ce rapport. En l’espèce, comme dans Tiky, « [d]ans les motifs par lesquels elle excluait la preuve, la Commission n’a jamais expliqué pourquoi la preuve n’était pas pertinente ».

 

[41]            Les demandeurs reconnaissent le pouvoir de la Commission de contrôler ses propres procédures, mais soutiennent que ce pouvoir ne devrait pas empêcher les parties de soumettre des éléments de preuve pertinents à la Commission. En l’espèce, l’élément de preuve était pertinent, avait été préparé par la Commission elle-même et ne comptait que deux pages. La Commission n’a pas tenu compte de la raison pour laquelle cet élément de preuve a été présenté tardivement ni de la pertinence de celui-ci. Les demandeurs font valoir que cette erreur est d’autant plus grave du fait que la décision de la Commission reposait sur un soi-disant changement de circonstances que réfutait ce document.

            Le défendeur

                        La Commission a pris en considération tous les éléments de preuve

 

[42]           De l’avis du défendeur, la Commission était consciente que Jean Abraham et Antoine David avaient fui Haïti parce qu’ils subissaient, selon eux, des persécutions à cause de leurs opinions politiques et parce que le meurtre de leur sœur avait attiré l’attention des militants de M. Aristide sur leur famille.

 

[43]           Selon le défendeur, le fait que la Commission ne mentionne pas explicitement les incidents de 2000-2001 dans l’exposé de ses motifs est sans importance. Les mêmes agents de persécution, c’est-à-dire les militants de M. Aristide, étaient impliqués dans le meurtre de la sœur et dans la persécution des demandeurs. Le défendeur soutient également que la Commission a eu raison de signaler l’écoulement du temps, car il y a près de huit ans que les demandeurs ont quitté Haïti. De plus, il y a eu un changement de circonstances en ce qui concerne la situation politique à Haïti puisque M. Aristide n’est plus au pouvoir.

 

[44]           La Commission a pris en considération tous les éléments de preuve et a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à des risques en raison de leurs opinions politiques. De plus,  le défendeur soutient qu’une mauvaise appréciation de certains éléments de preuve n’exige pas une intervention judiciaire lorsque la décision ne repose pas sur ces faits. Voir Kuanzambi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1307, [2002] A.C.F. no 1814, au paragraphe 36, Chulu c. Canada (Procureur général), [1995] A.C.F. no 116, au paragraphe 16.

 

[45]           Le défendeur soutient que le critère régissant l’attribution de la qualité de réfugié au sens de la Convention se fonde sur les circonstances actuelles à Haïti et exige une preuve attestant du risque éventuel de persécution si les demandeurs devaient retourner dans leur pays d’origine. Voir Yusuf c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1995), 179 N.R. 11, [1995] A.C.F. no 35, au paragraphe 2; Mileva c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 398, [1991] A.C.F. no 79; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Paszkowska (1991), 13 Imm L.R. (2d) 262, [1991] A.C.F. no 337. La situation à Haïti au moment du départ des demandeurs n’est pertinente qu’en l’absence d’autres éléments de preuve établissant un changement de circonstances important qui ferait en sorte qu’ils n’auraient plus de raisons de craindre la persécution. Voir les décisions Mileva et Paszkowska.

 

[46]           La question du [traduction] « changement de circonstances » est une question de fait qu’un tribunal tranche en examinant si le changement est suffisamment important pour faire en sorte que la crainte des demandeurs soit déraisonnable. Voir, par exemple, Rahman c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 487.

 

[47]           La Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention puisqu’ils n’avaient aucune raison de craindre d’être éventuellement persécutés. Selon le défendeur, il était loisible à la Commission de tirer cette conclusion étant donné que Jean Abraham et Antoine David se trouvaient à l’extérieur du pays depuis huit ans et que M. Aristide n’était plus président. La Commission a pris en considération les documents et a apprécié la preuve avant de conclure que la crainte des demandeurs d’être éventuellement persécutés n’était pas fondée. Cette conclusion était raisonnable.

 

[48]           Le défendeur soutient qu’en vertu de l’article 97 de la Loi, les demandeurs doivent être personnellement exposés à une menace à leur vie ou à un préjudice grave. Par conséquent, la preuve qui démontre une violation généralisée des droits de la personne ne suffit pas pour justifier une demande en vertu de l’article 97 si le demandeur n’établit pas de lien entre cette preuve générale et sa situation personnelle. Voir Ahmad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 808, [2004] A.C.F. no 995, au paragraphe 22; Vickram c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 457, [2007] A.C.F. no 619, au paragraphe 14; Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, [2009] A.C.F. no 143, aux paragraphes 3, 6 et 7.

 

[49]           Les demandeurs n’ont pas présenté une preuve suffisante pour démontrer qu’ils seraient personnellement exposés à une menace à leur vie ou à un préjudice grave, car le risque auquel ils seraient exposés est un risque général auquel tout le monde est exposé à Haïti. Le défendeur signale que, selon la décision Prophète (CF), le terme « généralement » à l’article 97 peut inclure des parties de la population en général, de même que tous les résidents ou citoyens d’un pays donné. De plus, la Cour a conclu au paragraphe 23 que « [b]ien qu’un nombre précis d’individus puissent être visés plus fréquemment en raison de leur richesse, tous les Haïtiens risquent de devenir des victimes de violence ». Le défendeur soutient que les demandeurs appartiennent à des parties de la population en général ou sont du nombre de tous les résidents d’Haïti. Par conséquent, la Commission a conclu avec raison que les demandeurs ne sont pas visés par l’article 97.

 

[50]           Selon le défendeur, il existe une présomption selon laquelle la Commission est censée avoir pris en considération la totalité de la preuve qui lui a été soumise avant de rendre sa décision et les demandeurs n’ont pas réussi à réfuter cette présomption.

 

La Commission n’a pas contrevenu à la justice naturelle

 

[51]           L’audition de la revendication des demandeurs a commencé le 19 septembre 2008 et s’est poursuivie le 21 janvier 2009. Ainsi, au moment où les demandeurs ont tenté de présenter de nouveaux éléments de preuve, l’audience était en cours. De plus, le défendeur soutient que la décision Tiky est différente de la présente affaire puisque les faits ne sont pas les mêmes.

 

[52]           Les demandeurs ne sont pas opposés à l’exclusion du rapport avant que la Commission ne rende sa décision. En fait, ils n’ont rien dit avant le prononcé de la décision. La Cour d’appel fédérale a statué que l’omission de s’opposer à un manquement à la justice naturelle à la première occasion équivaut à une renonciation à contester ce manquement. Voir Yassine c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 172 N.R. 308, 27 Imm. L.R. (2d) 135, au paragraphe 7. Parce que les demandeurs ne se sont pas opposés à l’exclusion de cet élément de preuve, ils ont renoncé à leur droit d’alléguer un manquement à l’équité procédurale.

 

[53]           Selon le défenseur, même si la Cour devait conclure que la Commission a commis une erreur, il s’agirait d’une erreur sans importance et non une erreur justifiant l’infirmation de la décision, car la Commission a fourni des motifs suffisants pour appuyer ses conclusions. Voir Yassine, précité, aux paragraphes 3-5, N’Sungani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1759, 44 Imm. L.R. (3d) 118; Nyathi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1119, [2003] A.C.F. no 1409, aux paragraphes 18 et 24.

 

ANALYSE

 

[54]            À mon avis, la Commission a mal interprété le fondement de la revendication des demandeurs et les risques auxquels ils sont exposés.

 

[55]           Les demandeurs craignent des militants civils. Jean Abraham et Antoine David craignent d’être persécutés par le mouvement Lavalas, et non par le gouvernement d’Haïti; c’est la crainte qui les a poussés à s’enfuir d’Haïti. La Commission semble avoir conclu que les frères craignaient M. Aristide. Or, puisque ce dernier ne dirige plus le pays, il y aurait donc eu un changement de circonstances à Haïti, de sorte que Jean Abraham et Antoine David n’auraient plus à craindre la persécution politique ou des risques personnels.

 

[56]           D’après la preuve présentée à la Commission, les militants du parti Lavalas peuvent commettre des actes de violence en toute impunité et les services policiers ne sont pas en mesure d’assurer une protection. La situation à laquelle les demandeurs font face aujourd’hui est identique à celle à laquelle ils étaient exposés au moment de leur fuite : la violence aux mains de civils faisant partie de gangs loyaux au parti Lavalas, violence dirigée contre des adversaires politiques comme Jean Abraham et Antoine David.

 

[57]           La Commission a omis d’examiner la prétendue source de persécution et des risques personnels, ce qui a entraîné une analyse profondément déficiente qui ne tient pas compte d’éléments de preuve importants et mène à une conclusion déraisonnable selon laquelle il y a eu un changement de circonstances qui a éliminé la source de la persécution et des risques.

 

[58]           Une mauvaise interprétation de la question en cause et l’omission d’examiner les faits et les éléments de preuve qui constituent le fondement de la demande d’asile sont des erreurs déraisonnables et susceptibles de révision. Voir Mbiya.

 

[59]           La décision comporte d’autres lacunes. Par exemple, la Commission ne traite pas de la preuve documentaire ayant trait aux personnes expulsées et aux risques personnalisés qui contredit ses conclusions. Le fait que la Commission n’aborde pas ces éléments de preuve crée une présomption que celle-ci les a oubliés ou a simplement choisi de ne pas en tenir compte. Voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425.

 

[60]           L’impression générale qui se dégage de cette affaire est que la Commission n’a pas saisi le fondement véritable de la revendication des demandeurs. La Cour ne peut se fier à une décision qui repose sur une méprise fondamentale des faits et qui ne tient pas compte d’éléments de preuve importants.

 

[61]           Les demandeurs ont également soulevé des questions d’équité procédurale. Toutefois, il ne sera pas nécessaire d’aborder ces questions étant donné que la Cour doit annuler la décision et renvoyer la demande en vue d’un nouvel examen pour les motifs exposés ci-dessus.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que

 

1.                  la demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée devant un autre commissaire pour un nouvel examen;

2.                  il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre, LL.B, trad. a.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1231-09

 

 

INTITULÉ :                                       ANTOINE DAVID CHAMPAGNE ET AL.

                                                            c.

                                                            MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 29 octobre 2009

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RUSSELL

 

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 24 novembre 2009 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raoul Boulakia                                                                         POUR LES DEMANDEURS

 

Nur Muhammed-Ally                                                                POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia                                                                         POUR LES DEMANDEURS

Avocat

Toronto (Ontario)

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                           POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

 

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