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Cour fédérale

Federal Court

Date : 20090922

Dossier : IMM-2088-08

Référence : 2009 CF 948

Vancouver (Colombie-Britannique), le 22 septembre 2009

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

VAHAKN VASKEN KARAKACHIAN

demandeur

et

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR ou la « Loi »), à l’encontre d’une décision prise par l’agente d’immigration Andrée Blouin le 29 février 2008 refusant la demande de résidence permanente du demandeur.

 

[2]               La question fondamentale que soulève le présent litige est celle de savoir si l’agente pouvait raisonnablement conclure que le demandeur est inadmissible du fait qu’il est membre de la Fédération arménienne révolutionnaire, contrevenant par le fait même à l’alinéa 34(1)f) de la Loi. Après avoir pris connaissance des dossiers soumis par les deux parties de même que de leurs représentations écrites et orales, j’en suis venu à la conclusion que cette demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

 

LES FAITS

[3]               Le demandeur est citoyen du Liban de par sa naissance. Il a également acquis la citoyenneté de l’Australie en 1994 de même que des États-Unis en 2005. Il est résident temporaire du Canada depuis février 2000, et il détenait un permis de travail qui a expiré le 12 janvier 2008. Il était l’éditeur en chef d’un journal communautaire qui a été désigné en septembre 2002 la meilleure publication ethnique au Canada par le Ministère du patrimoine.

 

[4]               En mars 2002, le demandeur et son épouse ont entamé des procédures pour obtenir la résidence permanente au Canada. En juin de la même année, ils ont par ailleurs reçu leur Certificat de sélection du Québec. Leur demande de résidence permanente au Canada é été reçue par le Consulat général du Canada à Buffalo le ou vers le 3 septembre 2002.

 

[5]               Le demandeur a été reçu en entrevue une première fois au Consulat général le ou vers le 8 octobre 2003. Malgré les demandes répétées du représentant du demandeur visant à obtenir une décision relativement à sa demande, ce n’est que le 25 mai 2007 que le Consulat général enverra finalement au demandeur une lettre de refus fondée sur l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

[6]               Le 22 novembre 2007, cette Cour a accordé la demande d’autorisation de contrôle judiciaire présentée par le demandeur à l’encontre de cette première décision. En conséquence, le demandeur a été invité à se présenter au Consulat général du Canada à Buffalo pour une deuxième entrevue, qui a eu lieu le 9 janvier 2008.

 

[7]               Le 29 février 2008, l’agente d’immigration Andrée Blouin a fait parvenir une lettre au demandeur dans laquelle elle l’informait que sa demande de résidence permanente (ainsi que celle de son épouse) était refusée.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[8]               La lettre de l’agent d’immigration est relativement laconique et informe essentiellement M. Karakachian que sa demande de résidence permanente est refusée au motif qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il est membre d’une organisation visée par l’alinéa 34(1)f), c’est-à-dire une organisation qui « ...est, a été ou sera l’auteur d’un acte » de terrorisme. Les explications au soutien de cette conclusion tiennent dans le seul paragraphe suivant :

 

Specifically, you are a member of the inadmissible class described in subsection 34(1)f). I have reached this conclusion because during your interview on January 9, 2008, your decision to not answer, question or refute our concerns about the violent history of the Armenian Revolutionary Federation (ARF), an organization for which you have confirmed being a supporter for many years and a member for the past 2 years, lead me to conclude that you were not unaware of the past use of violence and terrorism by the ARF to reach its political aims.

 

 

[9]               Dans les notes qu’elle a rédigées dans le système STIDI le jour même où elle a envoyé sa lettre de refus au demandeur (donc un mois et demi après l’entrevue), l’agente d’immigration élabore quelque peu sur ses motifs pour refuser la demande de résidence permanente du demandeur. Elle précise d’abord le motif de l’entrevue, à savoir que la Cour a renvoyé le dossier du demandeur à un autre agent d’immigration au motif qu’il n’avait pas eu la possibilité de répondre aux allégations voulant qu’il avait soutenu et même été membre de l’Armenian Revolutionary Federation (l’« ARF »). Elle ajoute :

 

Explained that based on information on our file the ARF has been involved in the past in violent actions against government and civilians in order to reach their political goals. I had documents printed from the internet on the desk, and applicant did not ask to see the documentation nor tried to refute my preamble. Coming from open sources, I would have shown them to him if he had asked for them. He did not.

 

 

[10]           Appelé à répondre aux préoccupations de l’agente, le demandeur a répondu en expliquant l’implication sociale de l’ARF, et en faisant remarquer à l’agente que l’ARF faisait maintenant partie du gouvernement en Arménie. Il a ajouté qu’il n’était membre de l’ARF que depuis deux ans, bien qu’il ait été un sympathisant auparavant.

 

[11]           Manifestement insatisfaite de cette réponse, l’agente lui a répété ses préoccupations au sujet de l’ARF. Voici ce qu’elle écrit dans ses notes à ce propos :

 

I repeated again that we had concerns about the violent activities of the ARF. Applicant was very careful in his answer, saying that he has never read that the party was involved in terrorism. He was very careful, and the formula “having never read” did not come out fluidly.

Asked again about his response to our concerns of the ARF having used violent actions to reach their goals, applicant started with the historic background of the ARF: created in 1890, working towards a better life for Armenians and Armenia, having the genocide recognized; lobbying, etc. Applicant mentioned that there was a terrorist group named Assala, but he mentioned nothing regarding the Justice commandos against Armenian genocide, which have been linked with the ARF.

 

Applicant confirmed that he was a sympathizer and then member of the ARF and he was evasive in responding to the concerns put to him about the violent activities of the ARF. I directly asked the applicant to respond to our concerns about involvement of the ARF in terrorist activities and he deliberately did not address our concerns.

 

 

[12]           L’agente d’information note ensuite qu’elle a de nouveau mentionné avoir de l’information dans son dossier, sans que le demandeur ne cherche à voir cette information ou à la refuter.

 

[13]           Elle conclut ses notes de la façon suivante :

 

I am not satisfied that the applicant did not know about the past involvement of the ARF in promoting and advocating terrorism to reach its aims. Based on the information on file and put to the applicant, there are reasonable grounds to believe that the ARF is an organization that (engages), has engaged or will engage in acts referred to in A34(1)(a), (b) or (c). This renders him inadmissible under A34(1)f).

 

I am also not satisfied of the bona fides of this applicant as he chose to not answer truthfully the questions I asked him. This renders him inadmissible under A16.

 

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[14]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève trois questions :

a.       L’agente d’immigration a-t-elle contrevenu aux principes d’équité procédurale en ne dévoilant pas ses sources documentaires au demandeur de façon à ce qu’il puisse y répondre?

b.      L’agente d’immigration a-t-elle erré en concluant que le demandeur est membre d’une organisation terroriste?

c.       L’agente d’immigration a-t-elle erré en concluant que le demandeur a contrevenu à l’article 16 de la Loi en ne répondant pas véridiquement aux questions qui lui étaient posées?

 

ANALYSE

            - Question préliminaire

[15]           Le 23 décembre 2008, le défendeur a présenté une requête aux termes de l’article 87 de la LIPR afin d’obtenir la non-divulgation de renseignements confidentiels en matière de sécurité qui ont été caviardés dans le Dossier certifié du tribunal. Cette demande était appuyée d’un affidavit secret expliquant les raisons pour lesquelles l’information caviardée ne peut être divulguée, et contenait en annexe l’information confidentielle que le défendeur cherche à protéger.

 

[16]           En réponse à cette requête, le demandeur a demandé la nomination d’un avocat spécial de façon à ce que ses intérêts soient défendus en son absence lors de l’audition de la requête.

 

[17]           Conformément à la pratique qui s’est instaurée en semblables matières, une audition ex parte et à huis clos a d’abord été tenu le 11 mars 2009, dans le cadre de laquelle le Ministre a fait témoigner l’auteur de l’affidavit secret déposé au soutien de sa requête. J’ai alors pu lui poser des questions relativement à l’information que l’on désire garder confidentielle et aux motifs qui sous-tendent cette requête.

 

[18]           Par la suite, soit le 20 mars 2009, j’ai entendu les représentations des deux parties par voie d’appel conférence. À cette occasion, la partie demanderesse a fait valoir les motifs pour lesquels la requête du Ministre lui apparaissait devoir être rejetée, et a également soutenu de façon subsidiaire la nécessité de nommer un avocat spécial. La requête du Ministre et celle du demandeur de nommer un avocat spécial ont alors été prises en délibéré.

 

[19]           Le 6 avril 2009, une autre conférence téléphonique impliquant les procureurs des deux parties a eu lieu, au cours de laquelle j’ai communiqué ma décision d’accueillir la requête présentée par le Ministre sous l’autorité de l’article 87 de la LIPR et de ne pas faire droit à la requête du demandeur de nommer un avocat spécial. J’ai alors succinctement exposé les raisons qui m’avaient amené à prendre cette décision, en précisant que des motifs plus élaborés seraient fournis dans le cadre de la décision finale portant sur la demande de contrôle judiciaire elle-même. Voilà donc ces motifs.

 

[20]           L’article 87 de la LIPR se trouve dans la section 9 (articles 76-87.1) et prévoit un mécanisme pour assurer la confidentialité des renseignements relatifs à la sécurité nationale en matière d’immigration. Cette disposition incorpore les dispositions de l’article 83, avec les adaptations nécessaires, relativement à la procédure à suivre en matière de certificats de sécurité.

[21]           Il est bien établi que la bonne administration de la justice exige en général que les débats judiciaires soient publics. Cependant, les tribunaux canadiens ont reconnu à de nombreuses reprises la constitutionnalité d’audiences tenues à huis clos ou ex parte lorsque des considérations relatives à la sécurité nationale le requièrent. La Cour suprême écrivait à ce propos :

 

Plus particulièrement, la Cour a reconnu à de nombreuses reprises que des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la divulgation de renseignements à l’intéressé. Dans Chiarelli, la Cour a reconnu la légalité de la non‑communication des détails relatifs aux méthodes d’enquête et aux sources utilisées par la police dans le cadre de la procédure d’examen des attestations par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52 (plus tard L.R.C. 1985, ch. I-2). Dans cette cause, le contexte en fonction duquel les principes de justice fondamentale ont été précisés comprenait l’« intérêt [de l’État] à mener efficacement les enquêtes en matière de sécurité nationale et de criminalité et à protéger les sources de renseignements de la police » (p. 744). Dans Suresh, la Cour a jugé qu’un réfugié susceptible d’être expulsé vers un pays où il risquait la torture avait le droit d’être informé de tous les renseignements sur lesquels la ministre avait fondé sa décision « sous réserve du caractère privilégié de certains documents ou de l’existence d’autres motifs valables d’en restreindre la communication, comme la nécessité de préserver la confidentialité de documents relatifs à la sécurité publique » (par. 122). De plus, dans Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, la Cour a confirmé la constitutionnalité de l’article de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P‑21, qui prescrit la tenue d’une audience à huis clos et ex parte lorsque le gouvernement invoque l’exception relative à la sécurité nationale ou aux renseignements confidentiels de source étrangère pour se soustraire à son obligation de communication. La Cour a alors clairement indiqué que ces préoccupations d’ordre social font partie du contexte pertinent dont il faut tenir compte pour déterminer la portée des principes applicables de justice fondamentale (par. 38‑44).


Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, au para. 58 (Charkaoui no. 1). Voir aussi Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 420, au para. 58; Henrie c. Security Intelligence Review Committee (S.I.R.C.), [1989] 2 C.F. 229, à la p. 238; conf. à [1992] FC.J. No. 100 (F.C.A.)

 

 

[22]           Ceci étant dit, il faut constamment tenter de maintenir un équilibre entre les considérations légitimes reliées à la sécurité nationale et les intérêts tout aussi légitimes que peut avoir une personne lorsqu’elle est confrontée à l’État dans le cadre d’une procédure judiciaire. Dans l’affaire Henrie, précitée, le juge Addy a fourni des points de repère utiles lorsque vient le moment de déterminer si certains renseignements mettraient en péril la sécurité nationale ou la sécurité de certaines personnes :

En matière criminelle, le bon fonctionnement de la capacité investigatrice de l’administration de la justice exige seulement que lorsque la situation l’exige, l’identité de certaines sources humaines de renseignements demeure cachée. Par contraste, en matière de sécurité, existe la nécessité non seulement de protéger l’identité des sources humaines de renseignement mais encore de reconnaître que les types suivants de renseignements pourraient avoir à être protégés, compte tenu évidemment de l’administration de la justice et plus particulièrement de la transparence de ses procédures : les renseignement relatifs à l’identité des personnes faisant l’objet d’une surveillance, qu’il s’agisse de particuliers ou de groupes, les moyens techniques et les sources de la surveillance, le mode opérationnel du service concerné, l’identité de certains membres du service lui-même, les systèmes de télécommunications et de cryptographie et, parfois, le fait même qu’il y a ou non surveillance. Cela signifie par exemple que des éléments de preuve qui, en eux-mêmes, peuvent ne pas être particulièrement utiles à reconnaître une menace, pourraient néanmoins devoir être protégés si la simple révélation que le SCRS en a possession rendrait l’organisme visé conscient du fait qu’il est placé sous surveillance ou écoute électronique, ou encore qu’un de ses membres a fait des révélations.


Il importe de se rendre compte qu’un [TRADUCTION] « observateur bien informé », c’est-à-dire une personne qui s’y connaît en matière de sécurité et qui est membre d’un groupe constituant une menace, présente ou éventuelle, envers la sécurité du Canada, ou une personne associée à un tel groupe, connaîtra les rouages de celui-ci dans leurs moindres détails ainsi que les ramifications de ses opérations dont notre service de sécurité pourrait être relativement peu informé. En conséquence de quoi l’observateur bien informé pourra parfois, en interprétant un renseignement apparemment anodin en fonction des données qu’il possède déjà, être en mesure d’en arriver à des déductions préjudiciables à l’enquête visant une menace particulière ou plusieurs autres menaces envers la sécurité nationale. Il pourrait, par exemple, être en mesure de déterminer, en tout ou en partie, les éléments suivants : (1) la durée, l’envergure et le succès ou le peu de succès d’une enquête; (2) les techniques investigatrices du service; (3) les systèmes typographiques et de téléimpression utilisées par le SCRS; (4) les méthodes internes de sécurité, (5) la nature et le contenu d’autres documents classifiés; (6) l’identité des membres du service ou d’autres personnes participant à une enquête.

 

Henrie c. Canada (Security Intelligence Review Committee), précité, aux pp. 242-243.

 

 

[23]           Compte tenu de ces principes, et après avoir eu la possibilité d’interroger le témoin qui a souscrit l’affidavit secret au soutien de la requête présentée par le Ministre, j’en suis arrivé à la conclusion que la divulgation des renseignements confidentiels qui ont été caviardés du dossier certifié du tribunal porterait atteinte à la sécurité nationale et à la sécurité d’autrui. Ces renseignements doivent par conséquent demeurer secrets et ne seront pas rendus accessibles au public, à la partie demanderesse ou à son avocat.

 

[24]           Reste la question de savoir si un avocat spécial devrait être nommé pour protéger les intérêts du demandeur. Contrairement à la situation qui prévaut dans le cadre d’un certificat de sécurité, où la nomination d’un avocat spécial est toujours requise aux termes de l’alinéa 83(1)b), cette décision est laissée à l’appréciation du juge qui entend la demande de contrôle judiciaire lorsque cette demande est faite dans le cadre d’autres procédures prévues par la loi. En vertu de cette disposition, le juge peut nommer un avocat spécial s’il est d’avis que des « considérations d’équité et de justice naturelle » le requièrent.

 

[25]           Dans le contexte de la présente demande, la nomination d’un avocat spécial ne me paraît pas requise pour les raisons suivantes. Je note tout d’abord que le demandeur ne peut se prévaloir d’aucun des droits garantis par l’article 7 de la Charte, dans la mesure où il fait une demande de visa à partir de l’étranger pour obtenir la résidence permanente au Canada. Une telle demande ne met pas en cause sa liberté, sa sécurité ou sa vie, puisque M. Karakachian n’est pas en détention et ne risque pas d’être renvoyé dans un pays où il pourrait subir de mauvais traitements, mais ne fait intervenir tout au plus que des intérêts de nature économique : Malkine v. Canada (Citizenship and Immigration), 2009 CF 496, au par. 24.

 

[26]           Tel que l’ont noté mes collègues dans des situations analogues, les exigences d’équité procédurale doivent être modulées en fonction des circonstances particulières de chaque affaire. N’étant pas citoyen canadien, M. Karakachian n’a aucun droit d’entrée au Canada : Canada (Minister of Employment and Immigration) v. Chiarelli, [1992] 1 S.C.R. 711, au para. 24. En fait, la Cour d’appel fédérale a déjà décidé que l’obligation d’agir équitablement est minimale dans le cadre d’une demande de visa : Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297

 

[27]           D’autre part, les portions du dossier certifié qui ont été caviardées ne sont pas substantielles et n’empêchent pas le demandeur de faire valoir tous ses moyens à l’encontre de la décision négative qu’il conteste. Son avocate admet d’ailleurs que les informations auxquelles on lui refuse l’accès proviennent probablement de lui; ce qu’il allègue, par conséquent, ce n’est pas l’ignorance de ces informations, mais l’interprétation que l’on a pu en faire. Cela ne me paraît pas un motif valable pour nommer un avocat spécial.

 

[28]           Après avoir pris connaissance de l’ensemble du dossier, et en particulier des éléments de preuve caviardés qui font l’objet de la requête présentée par le Ministre conformément à l’article 87 de la Loi, j’en suis donc arrivé à la conclusion que M. Karakachian a eu accès à l’essentiel des informations sur lesquelles l’agente d’immigration s’est basée pour lui refuser un visa de résident permanent. Les informations auxquelles il n’a pas accès ajouteraient peu à sa compréhension des motifs de la décision et ne l’empêchent aucunement de présenter tous les arguments qu’il peut faire valoir à l’encontre de cette décision. Dans ces circonstances, la nomination d’un avocat spécial n’est pas requise pour assurer l’équité de la procédure devant cette Cour.

 

- La norme de contrôle

[29]           La question de savoir si l’ARF est une organisation terroriste fait intervenir des questions mixtes de fait et de droit, dans la mesure où il faut d’abord définir ce qu’est une organisation terroriste pour ensuite déterminer si l’organisation en cause peut être ainsi qualifiée. Cette Cour en est arrivée à la conclusion que la question de savoir si une organisation est visée à l’alinéa 34(1)f) de la Loi doit être révisée en fonction de la norme de la décision raisonnable : voir, par ex., Kanendra v. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923; Omer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 478; Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité Publique et de la Protection Civile), 2006 CF 1457; Rajadurai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 119; Jilani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 758. Il en va de même de la question connexe de savoir si le demandeur faisait partie de cette organisation : Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85. Enfin, la même norme doit également s’appliquer au contrôle de la décision de l’agente prise en vertu du paragraphe 16(1) de la Loi, étant donné le fondement factuel important d’une telle décision.

 

[30]           La Cour doit donc se demander si la décision prise par l’agente possède les attributs de la raisonnabilité, qui tiennent à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick 2008 CSC 9, par.47.

 

[31]           À cet égard, il importe de ne pas confondre la norme de contrôle avec la norme de preuve. Au terme de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, la norme de preuve applicable est celle prévue à l’article 33. Ces deux dispositions se lisent comme suit :

 

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

 

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

c) se livrer au terrorisme;

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

 

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for:

(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

(c) engaging in terrorism;

(d) being a danger to the security of Canada;

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

[32]           La norme de preuve correspondant à l’existence de « motifs raisonnables de croire » exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile. La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi. Je me permets à ce propos de citer ce que j’ai déjà écrit dans l’affaire Moiseev v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2008 FC 88, 2008 F.C.J. No. 113, au par. 16 :

The standard of review should not be confused with the standard of FCA/CAFproof required to establish inadmissibility under section 34 of the IRPA. In making its finding that the applicant was inadmissible on security grounds pursuant to that section, the visa officer had to pay attention to section 33 of the IRPA, according to which facts that constitute inadmissibility “include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur”. The “reasonable grounds” standard requires “a bona fide belief in a serious possibility based on credible evidence” (...). The Supreme Court of Canada has found that this standard requires more than suspicion, but less than the civil standard of balance of probabilities: see Mugesera v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2005 SCC 40.

 

 

[33]           Par conséquent, le rôle de cette Cour n’est pas de déterminer si l’ARF est ou a été une organisation terroriste, ni même de savoir s’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur est visé par l’alinéa 34(1)f), ou encore si, selon la prépondérance de la preuve, il est également visé par le paragraphe 16(1) de la Loi. La seule question que doit trancher la Cour est plutôt celle de savoir si l’agente pouvait raisonnablement en arriver à la conclusion à laquelle elle en est arrivée, sur la base de la preuve qui était devant elle : Thanaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 122, paras. 32-33; Mendoza c. Canada (Ministre de la Sécurité Publique et de la Protection Civile), 2007 FC 934, para. 25.

 

[34]           Enfin, il va de soi que les questions ayant trait à l’équité procédurale ne nécessitent pas une analyse relative à la norme de contrôle. Si la Cour en arrive à la conclusion que les exigences de l’équité procédurale n’ont pas été respectées, elle n’a d’autre choix que d’accorder la demande de contrôle judiciaire : P.G. du Canada c. Sketchley, 2005 CAF 404.


- L’équité procédurale

[35]           Le demandeur soutient que la décision attaquée est viciée par un manquement à l’équité procédurale du fait que l’agente ne lui aurait pas dévoilé ses sources documentaires, de sorte qu’il n’a pu en prendre connaissance pour ensuite en discuter avec elle. Il allègue plus précisément qu’à aucun moment l’agente n’a exhibé ses documents, donné les références à ces documents ou permis qu’il les consulte.

 

[36]           De son côté, l’agente rapporte dans les notes qu’elle a rédigées après l’entrevue du demandeur que les documents imprimés qu’elle avait obtenus sur l’internet étaient sur son bureau, et que le demandeur ne lui a jamais demandé de les voir. Par conséquent, il aurait renoncé à son droit d’obtenir copie de la documentation sur laquelle l’agente s’est fondée pour rendre sa décision et aurait accepté la situation, et ne pourrait donc maintenant s’en plaindre.

 

[37]           J’estime que dans les circonstances de l’espèce, on ne peut inférer du comportement du demandeur une renonciation tacite à son droit d’être informé de la teneur des documents sur lesquels s’est appuyée l’agente pour rendre sa décision. Le demandeur n’était pas représenté lors de cette entrevue, et on ne peut lui reprocher de ne pas avoir demandé à voir les documents qui étaient sur le bureau de l’agente en l’absence de toute invitation à cet effet de la part de cette dernière. Il m’apparaît que le demandeur pouvait légitimement présumer que les documents qui se trouvaient sur le bureau de l’agente ne lui étaient pas destinés.

 

[38]           L’individu qui se présente devant une autorité gouvernementale n’est généralement pas en position d’égalité, et ne présumera généralement pas qu’il est en droit de voir les documents qui peuvent se trouver sur le bureau de la personne qui le reçoit en entrevue. L’agente ne l’ayant pas explicitement invité à consulter les documents sur lesquels elle se basait, le demandeur pouvait raisonnablement croire qu’il n’avait pas le droit de les voir. Je reconnais que le devoir d’agir équitablement est relativement peu rigoureux dans le cadre d’une demande de résidence permanente. Il n’en demeure pas moins que la capacité du demandeur de répondre aux préoccupations de l’agente à propos de la véritable nature de l’ARF a été sérieusement entravée par l’ignorance dans laquelle on l’a laissé eu égard aux documents consultés. Par conséquent, j’estime que l’on a contrevenu aux droits à l’équité procédurale du demandeur.

 

- L’agente d’immigration a-t-elle erré en concluant que le demandeur est membre d’une organisation terroriste?

 

[39]           Une lecture attentive des motifs donnés par l’agente pour conclure que l’ARF est une organisation terroriste et que le demandeur en était membre révèle plusieurs failles. D’abord, elle ne précise nulle part dans sa décision ce qu’elle entend par le mot « terrorisme ». Pourtant, il s’agit là d’un concept qui est au cœur même de l’alinéa 34(1)f), et dont on retrouve plusieurs définitions dans les instruments internationaux et dans la jurisprudence canadienne : voir notamment Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3. Bien que ce terme ne soit pas défini comme tel dans le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, on retrouve également une définition des expressions « activité terroriste » et « groupe terroriste » au sous-paragraphe 83.01(1). Cette Cour a eu plusieurs fois l’occasion de préciser qu’un agent d’immigration doit indiquer en termes clairs ce que constitue le terrorisme et comment ce concept trouve application dans le cas précis du demandeur auquel on refuse un visa : Jalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 4 F.C.R. 471; Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 123; Mekonen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1133; Beraki c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1360.

 

[40]           Je note au passage que l’ARF n’est pas inscrit sur la liste des organisations terroristes établie par le gouvernement sous l’autorité de la Loi antiterroriste (L.C. 2001, ch. 41). Le défendeur a raison de soutenir que cette exigence n’apparaît nulle part dans le texte du paragraphe 34(1) de la Loi. L’absence d’une organisation sur cette liste peut néanmoins être considérée comme un indice parmi d’autres qu’il ne s’agit pas d’une organisation terroriste, du moins aux yeux du gouvernement canadien.

 

[41]           D’autre part, le Ministre a soutenu que l’agente avait bel et bien fourni une définition du terrorisme dans la mesure où l’un des documents qu’elle cite dans ses notes contient une telle définition. Je ne crois pas que cela soit suffisant, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, rien dans les notes de l’agente ne permet de croire qu’elle adopte et fait sienne toutes les affirmations que l’on trouve dans ce document qui fait plusieurs pages; on ne peut présumer du fait qu’elle réfère à ce document sans autre commentaire qu’elle endosse tout ce qui s’y trouve, même si l’on y cite notamment une résolution des Nations-Unies adoptée en 1994 donnant une définition de ce que constitue le terrorisme. D’autre part, l’agente ne pouvait déléguer à un tiers, en l’occurrence un gouvernement étranger, le soin de déterminer ce qui doit être considéré comme une organisation terroriste pour les fins de l’application d’une loi canadienne. Et c’est bien là que le bât blesse : le document auquel elle réfère provient du Ministère des Affaires étrangères de l’Azerbaijan, et s’intitule « Armenian Aggression Against Azerbaijan ». Il aurait de loin été préférable que l’agente s’en remette plutôt à la définition que la Cour suprême a donnée du terrorisme dans l’arrêt Suresh, par exemple, pour interpréter un texte de loi canadien. Je reviendrai d’ailleurs sur ce texte un peu plus loin.

 

[42]           Bref, je ne crois pas que l’agente se soit déchargée de l’obligation qu’elle avait de définir ce qu’est une organisation terroriste pour les fins de l’alinéa 34(1)f). Avant de conclure que l’ARF est une organisation inadmissible dont le demandeur était membre, elle devait préciser sa pensée en termes clairs et ne pouvait pour ainsi dire déléguer cette responsabilité à un autre organisme, sans même fournir les motifs pour lesquels elle adopte cette définition.

 

[43]           J’estime par ailleurs qu’il était déraisonnable pour l’agente de conclure que l’ARF constitue une organisation terroriste, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, la preuve documentaire sur laquelle elle s’appuie pour tirer cette conclusion est pour le moins douteuse et manque de rigueur. En effet, l’agente ne s’est appuyée que sur deux documents consultés sur l’internet, le premier provenant du Ministère des Affaires extérieures de la République d’Azerbaijan auquel j’ai déjà fait référence plus haut, et le deuxième étant une très courte biographie (une demi-page) de Samuel Weems, avocat américain radié du Barreau de son état et plus connu pour sa campagne incessante visant à nier le génocide arménien. Cette biographie, il importe de le souligner, était tirée de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

[44]           Il est difficile de croire que l’agente ait pu se contenter de ces deux seules sources documentaires pour prendre une décision aussi importante que celle de déclarer quelqu’un inadmissible au Canada à cause de son appartenance à une organisation terroriste. L’objectivité du document émanant du gouvernement de l’Azerbaijan peut être sérieusement remise en question, étant donné le conflit qui oppose ce pays à l’Arménie depuis de nombreuses années et qui tire notamment son origine des revendications territoriales que font valoir les deux pays sur le Haut-Karabagh. Dans ce contexte, il n’est pas difficile d’imaginer que l’on aura plus facilement tendance à qualifier de « terroriste » un mouvement émanant du pays avec lequel de vives tensions persistent malgré un cessez-le-feu officiel.

 

[45]           Quant à Wikipedia, cette Cour a eu plusieurs fois l’occasion d’en souligner les limites en termes de fiabilité : voir, entre autres, Fi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1125; Sinan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 714; Khanna c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 335. Il s’agit en effet d’une encyclopédie en ligne alimentée de façon volontaire par des individus sans aucune supervision ou contrôle éditorial. On trouve d’ailleurs sur la page d’accueil de cet outil un lien intitulé « avertissement » qui se lit comme suit :

 

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[46]           Il était donc pour le moins hasardeux de s’en remettre à ces deux sources pour conclure que l’ARF est une organisation terroriste. D’autre part, une lecture attentive de ces documents ne permettait pas à l’agente de tirer raisonnablement la conclusion que l’ARF est une organisation terroriste. Même si ce mouvement pouvait avoir des visées subversives lors de sa création en 1890, ses objectifs ont pu changer depuis. De fait, il semble que l’ARF soit maintenant un parti politique reconnu, membre de l’Internationale Socialiste, et qu’il a même participé au gouvernement arménien au cours des récentes années. Enfin, le document du gouvernement de l’Azerbaijan n’établit pas clairement les liens qui uniraient l’ARF aux différents groupuscules arméniens qui ont perpétré des actes terroristes sur son territoire jusqu’en 1994. La charge à fond de train contre le gouvernement arménien et son prétendu soutien au terrorisme international permet d’ailleurs de croire qu’il s’agit davantage d’un texte de propagande que d’une analyse rigoureuse de l’ARF et de la situation qui prévaut en Arménie.

 

[47]           Le Ministre a fait valoir qu’il importait peu de savoir si l’ARF était encore et toujours une organisation terroriste, et qu’il suffisait pour les fins de l’alinéa 34(1)f)de la Loi qu’une organisation se soit livrée dans le passé à des actes terroristes pour être visée par cette disposition. À ce propos, je suis d’accord avec ma collègue la juge Snider lorsqu’elle écrivait dans l’arrêt Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité Publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457, que le facteur temps ne doit pas être pris en considération puisque l’alinéa 34(1)f) vise clairement l’appartenance à une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle s’est livrée à des actes terroristes dans le passé.

 

[48]           Ceci étant dit, il me semble qu’une nuance s’impose. On peut aisément concevoir que l’écoulement du temps ne soit pas pertinent lorsqu’une organisation a été inactive pendant un certain temps, mais n’a pas formellement renoncé à la violence. En revanche, la situation me semble tout autre lorsqu’une organisation violente s’est transformée en parti politique légitime et a explicitement renoncé à toute forme de violence. Il est difficile de croire que le législateur ait pu avoir l’intention de rendre inadmissible toute personne appartenant à un parti politique légitime du seul fait que ce parti ait pu être considéré comme une organisation terroriste préalablement à ce que cette personne en devienne membre.

 

[49]           Il est vrai que le paragraphe 34(2) de la Loi permet d’atténuer la rigueur des exclusions fondées sur l’un des alinéas du paragraphe 34(1) en prévoyant qu’un résident permanent ou un étranger peut présenter une demande en vue de convaincre le ministre que « sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ». Or, je ne suis pas convaincu que le paragraphe 34(2) a été adopté pour répondre au type de situation dans laquelle se trouve M. Karakachian. Il me semble plutôt que le présent dossier soulève essentiellement la question préalable de savoir si M. Karakachian peut être considéré appartenir à un groupe terroriste.

 

[50]           Je suis donc d’avis, pour tous les motifs mentionnés aux paragraphes qui précèdent, que l’agente a erré en concluant que le demandeur était membre d’une organisation terroriste. Elle ne pouvait raisonnablement conclure, sur la base de la preuve documentaire qui était devant elle, que l’ARF est ou avait été une organisation terroriste. Tel que déjà mentionné, il n’est pas du ressort de cette Cour de déterminer si l’ARF tombe sous le coup de l’alinéa 34(1)f). Cette détermination devra être faite par un autre agent d’immigration, en tenant compte des principes qui émanent des présents motifs.

 

- L’article 16 de la LIPR

[51]           Il ne me serait techniquement pas nécessaire de me prononcer sur les prétentions des deux parties eu égard à l’article 16 de la Loi, étant donné les conclusions auxquelles j’en suis arrivé relativement à l’alinéa 34(1)f). Il est vrai qu’une conclusion défavorable sous l’une ou l’autre de ces dispositions suffit en principe à rejeter la demande de contrôle judiciaire. J’estime néanmoins que les erreurs commises dans l’application de l’alinéa 34(1)f) sont suffisamment sérieuses pour justifier le renvoi du dossier à un autre agent d’immigration. En tout état de cause, le raisonnement adopté par l’agente dans le cadre de l’article 16 m’apparaît tout aussi problématique que la démarche qu’elle a empruntée sous l’alinéa 34(1)f).

 

[52]           Le paragraphe 16(1) de la Loi prévoit qu’un demandeur doit être transparent et de bonne foi dans ses rapports avec les représentants du Ministère.  Il se lit comme suit :

 

16. (1) L’auteur d’une demande au titre de la présente loi doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle, donner les renseignements et tous éléments de preuve pertinents et présenter les visa et documents requis.

 

16. (1) A person who makes an application must answer truthfully all questions put to them for the purpose of the examination and must produce a visa and all relevant evidence and documents that the officer reasonably requires.

 

[53]           La lecture des notes de l’agente révèle que le demandeur n’était manifestement pas d’accord avec sa perception de l’ARF. Appelé à réagir aux préoccupations de l’agente relativement à ce qu’elle considérait être des activités terroristes de l’ARF, le demandeur a répondu en faisant état de l’implication sociale de l’ARF, à la participation de ce parti au gouvernement de l’Arménie et au fait qu’il présentait un candidat aux prochaines élections. Lorsque l’agente est revenue à la charge en lui demandant ce qu’il pensait des actes violents commis par l’ARF pour atteindre ses objectifs, le demandeur s’est contenté de rappeler les origines historiques de ce mouvement et ses objectifs.

 

[54]           La déclaration d’un demandeur peut être qualifiée de véridique ou non si elle concerne des données factuelles dont la véracité peut être vérifiée ou mise en doute. Or, aucune des informations données par le demandeur n’a été remise en question. Ce que l’agente reproche plutôt au demandeur, c’est de ne pas être d’accord avec son opinion concernant l’ARF. Mais le fait de ne pas partager son point de vue ne signifie aucunement que le demandeur lui cache des choses ou tente d’éluder ses questions. On ne saurait reprocher à une personne de mentir pour la seule raison qu’il ne donne pas les réponses que l’on voudrait entendre, ou qu’il est en désaccord avec les prémisses qui sous-tendent la question.

 

[55]           Compte tenu de tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la décision rendue par l’agente d’immigration était sérieusement viciée et ne peut d’aucune façon être considérée comme une conclusion à laquelle une personne raisonnable pouvait arriver sur la base de l’information qui était disponible. Par conséquent, cette deuxième demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur doit être accueillie.

 

[56]           Les parties n’ont pas soumis de question pour fins de certification, et je n’en certifierai aucune. La procureure du demandeur a fait valoir que la certification d’une question retarderait indûment la prise d’une décision dans un dossier qui traîne déjà depuis trop longtemps. M. Karakachian a présenté sa demande de résidence permanente il y a maintenant plus de sept ans. Je suis sensible à cet argument, et je suis également d’avis que le demandeur a le droit d’obtenir un examen de sa demande conformément à la Loi dans les meilleurs délais.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, et que le dossier du demandeur soit retourné à un autre agent d’immigration pour être évalué en conformité avec la Loi dans les meilleurs délais et en tenant compte des présents motifs.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2088-08

 

INTITULÉ :                                       VAHAKN VASKEN KARAKACHIAN c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 25 mai 2009

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 22 septembre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS:

 

Me Sylvie Tardif

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Michel Pépin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hébert Tardif Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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