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Date : 20091120

Dossier : IMM‑677‑09

Référence : 2009 CF 1194

Ottawa (Ontario), le 20 novembre 2009

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

BETHANY LANAE SMITH

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La demanderesse, Bethany Lanae Smith, âgée de vingt et un ans, est une citoyenne des États‑Unis qui demande l’asile en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Elle est lesbienne et membre de l’armée des États‑Unis, qu’elle a désertée. Elle prétend craindre d’être persécutée par ses collègues et ses supérieurs en raison de son orientation sexuelle. Elle prétend aussi qu’elle serait personnellement exposée à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités en cas de retour aux États‑Unis.

 

[2]               La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission) a rejeté sa demande, dans une décision datée du 2 février 2009, au motif qu’elle avait omis de demander la protection de l’État, qui aurait été adéquate. Après avoir procédé à un examen approfondi du dossier de la demanderesse, ainsi que des observations orales et écrites des deux parties, je suis arrivé à la conclusion que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. J’expose ci-dessous les motifs à l’appui de cette conclusion.

 

RÉSUMÉ DES FAITS

[3]               La demanderesse est née en 1988, au Texas. À seize ans, son père a découvert son orientation sexuelle et l’a mise à la porte de chez lui. Elle a déménagé en Oklahoma pour vivre avec sa mère.

 

[4]               Après avoir terminé ses études, elle a occupé divers emplois avant de décider de se joindre à l’armée afin d’améliorer son sort. L’agent de recrutement de l’armée lui a promis que l’armée paierait ses études postsecondaires et qu’elle aurait l’occasion de voyager partout dans le monde. Elle a accepté l’offre.

 

[5]               En septembre 2006, elle a réussi les examens physiques et médicaux, ainsi que les tests d’aptitude. Quand elle a rencontré le conseiller en orientation des services du programme d’entrée dans l’armée, elle lui a clairement dit qu’elle ne voulait pas prendre part aux combats. Elle s’est enrôlée, comme mécanicienne, pour trois ans. Son contrat stipulait qu’elle ne pouvait pas le rompre, même si l’armée pouvait le rompre en tout temps. Le contrat contenait aussi une renonciation au statut « d’objecteur de conscience ».

 

[6]               La demanderesse allègue que, en raison de la grande quantité de documents qui lui a été présentée lors du processus de recrutement, elle n’a pas eu l’occasion de lire le contrat en soi. Elle déclare aussi que lorsqu’elle a demandé ce que signifiait l’expression « objecteur de conscience », on lui a répondu que ce n’était pas important et qu’elle devait simplement remplir les formulaires. Elle allègue aussi qu’elle ne connaissait pas la politique du [traduction] « ne rien demander, ne rien dire » s’appliquant aux homosexuels dans l’armée.

 

[7]               En mars 2007, elle a été envoyée à Fort Campbell, au Kentucky, où elle était la seule mécanicienne du service d’entretien mécanique. Les autres soldats l’ont harcelée et insultée parce qu’elle avait l’apparence d’une lesbienne. La situation s’est aggravée lorsqu’on l’a vue main dans la main avec une autre femme dans un lieu public. Lorsque ses supérieurs en ont entendu parler, ils ont commencé à la traiter durement et à lui confier des tâches que son état de santé ne lui permettait pas d’accomplir. Elle a aussi reçu des centaines de messages de menaces d’agression à son encontre, ces messages étaient écrits à la main et affichés à la porte de son dortoir. Au début du mois de juin, elle a eu particulièrement peur en raison d’un message qui contenait une menace de la tuer pendant son sommeil.

 

[8]               La demanderesse n’a rien dit à qui que ce soit au sujet des messages, parce qu’elle ne savait ni à qui faire confiance ni si elle parlerait aux auteurs des messages. Elle ne s’est pas non plus tournée vers ses supérieurs, parce qu’ils l’avaient traitée durement après que des rumeurs se furent répandues sur son orientation sexuelle. Elle ne pensait pas qu’ils feraient quoi que ce soit pour elle et elle craignait que des officiers haut placés soient également impliqués dans le harcèlement. Elle affirme qu’elle a détruit tous les messages.

 

[9]               Lors de l’un de ses examens médicaux, elle a parlé au médecin examinateur d’un soldat qui l’avait empoignée, secouée et jetée par terre. Elle n’a pas révélé au médecin qu’elle était lesbienne. Le médecin a minimisé l’incident, lui disant que ses collègues soldats voulaient simplement rigoler.

 

[10]           La demanderesse craignait que les menaces de mort, contenues dans les messages qu’elle avait reçus au début du mois de juin, puissent devenir réelles, parce qu’au bout du couloir où se trouvait sa chambre, il y avait la salle d’approvisionnement, où étaient conservées les clés ouvrant toutes les chambres. Elle a tenté d’être libérée de son service dans l’armée en révélant ouvertement à ses supérieurs qu’elle était lesbienne. Sa demande a été refusée et le sergent lui a ordonné de ne pas en parler à des officiers haut placés.

 

[11]           Il n’y a pas de preuve que la demanderesse a présenté une demande pour obtenir le statut d’objecteur de conscience. La question semble avoir été soulevée seulement lors de l’audience à la Commission, car il n’en avait pas été fait mention dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP).

 

[12]           Le 9 septembre 2007, craignant que sa vie soit en danger, la demanderesse s’est enfuie de la base avec un autre soldat. Après avoir quitté la base, la demanderesse a reçu un appel téléphonique anonyme d’une personne qui semblait être de sa base et qui l’a menacée de « lui tirer une balle dans la tête » si elle revenait à Fort Campbell. Apparemment, un autre soldat de la base lui a envoyé un message texte dans lequel il disait qu’elle méritait d’être tuée pour avoir déserté l’unité.

 

[13]           La demanderesse est arrivée au Canada le 11 septembre 2007 et elle a déposé sa demande d’asile le 16 octobre 2007.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[14]           La SPR n’a pas mis en doute l’orientation sexuelle de la demanderesse et elle a conclu que la demanderesse était lesbienne. Le commissaire a aussi reconnu que le harcèlement et la violence contre les militaires gais et lesbiennes étaient un sujet de préoccupation. Après avoir examiné les interdictions administratives et réglementaires que les gais, lesbiennes et personnes bisexuelles servent dans l’armée, depuis la Première Guerre mondiale, le commissaire a ensuite résumé la solution de compromis, plus connue comme étant la politique du [traduction] « ne rien demander, ne rien dire, ne pas enquêter », politique qui est officiellement respectée depuis 1993. Cette politique, à laquelle fut ajoutée une directive interdisant clairement le harcèlement des militaires gais et lesbiennes, avait pour but d'assouplir l’interdiction des homosexuels dans l’armée. La politique faisait la distinction entre [traduction] « être gai » et [traduction] « agir comme étant gai », ce qui permettait aux homosexuels de servir dans l’armée à condition qu’ils ne s’engagent pas dans des conduites homosexuelles. Comme le commissaire lui‑même l’a reconnu, cette politique a eu des résultats mitigés :

38. Certains chercheurs ont contesté les fondements de la politique « Don’t Ask, Don’t Tell, Don’t Pursue » [ne rien demander, ne rien dire, ne pas enquêter] et ont affirmé qu’elle ne protégeait en rien les militaires gais ou lesbiennes contre le harcèlement ou les examens approfondis. Il n’est pas clair que, une fois mise en pratique, cette politique empêche le harcèlement, et [traduction] « des rapports effectués depuis l’adoption du plan donnent à penser que le harcèlement fondé sur l’orientation sexuelle existe toujours dans l’armée, que ce soit sous la forme de propos méprisants utilisés pour désigner les gais et les lesbiennes dans les programmes de formation militaire ou sous la forme de graves incidents de violence », comme le meurtre, en 1990, de Barry Winchell, un soldat qui a été battu à mort avec un bâton de baseball pendant son sommeil parce qu’il était soupçonné d’être homosexuel.

 

[Il vaut la peine de souligner que le soldat Winchell a été tué en 1999, à Fort Campbell, et non pas en 1990, la même base où la demanderesse était affectée.]

 

 

 

[15]           Se fondant sur deux décisions de la Cour (Sadeghi‑Pari, Fariba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 282; Dosmakova, Sofya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1357), le commissaire a conclu que, au regard de la définition de « réfugié au sens de la Convention », les lesbiennes appartiennent à un groupe social particulier. Il a fait référence à une directive, préparée par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR), sur l’orientation et l’identité sexuelle. En particulier, au paragraphe 57, le commissaire a fait observer qu’il « n’y a pas d’obligation d’être “discret ou discrète” ou de prendre certaines mesures pour éviter d’être persécuté(e), comme vivre dans l’isolement ou s’abstenir de relations intimes ». Il a ensuite examiné la preuve documentaire relative à la situation des homosexuels dans l’armée des États‑Unis présentée par la demanderesse.

 

[16]           Selon la SPR, il y a deux questions déterminantes dans la présente affaire. Premièrement, la question de savoir si les actes de harcèlement et de discrimination, même s’ils n’équivalent pas à de la persécution lorsqu’ils sont pris individuellement, peuvent constituer de la persécution lorsqu’ils sont envisagés cumulativement. Deuxièmement, la question de savoir si la demanderesse a présenté une preuve claire et convaincante de l’inaptitude ou de l’absence de volonté de l’État à la protéger.

 

[17]           Pour prouver sa première allégation, la demanderesse devait établir que le Code unifié de justice militaire des États‑Unis lui serait appliqué de façon discriminatoire ou que son application équivaudrait à des traitements ou peines cruels et inusités. Pour ce faire, elle s’est fondée sur l’affidavit de Donald G. Rehkopf Jr., un avocat qui a trente‑deux années d’expérience en droit militaire en tant que procureur, avocat de la défense et juge‑avocat de l’état‑major par intérim. Pour l’essentiel, son témoignage était que le régime de justice militaire des États‑Unis est injuste et partial à l’égard des homosexuels et des soldats qui s’absentent sans autorisation. Selon lui, le procès à la cour martiale penche en faveur de la poursuite. Se fondant sur les renseignements qu’il a obtenus de l’avocat de la demanderesse, il croit que la demanderesse serait vraisemblablement exposée à une peine d’emprisonnement d’une période minimale de trois ans, si elle était expulsée vers les États‑Unis. À cet égard, il va beaucoup plus loin que l’avocat des appelants dans l’affaire Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171 (voir le paragraphe 40 de cet arrêt), selon qui les déserteurs risquent de un à cinq ans de prison. Citant la jurisprudence des États-Unis, M. Rehkopf est d’avis que l’emprisonnement à vie est une peine [traduction] « pratique et légale » infligée aux déserteurs en temps de guerre.

 

[18]           M. Rehkopf affirme aussi que la demanderesse ne peut pas se défendre de façon efficace contre l’accusation de désertion. Si la demanderesse plaide des circonstances atténuantes (par exemple, en soutenant que sa désertion était due à des scrupules à l’égard de la guerre, et ce, même si elle n’avait pas réussi à être libérée de son service au motif qu’elle est un objecteur de conscience), elle ne pourrait faire valoir son point de vue de façon convaincante que si elle révèle les vraies raisons pour lesquelles elle a quitté l’armée. Elle se trouverait dans une situation encore plus difficile, vu le climat de préjugés, le harcèlement et, en fait, les menaces envers les militaires qui sont vus comme n’étant pas hétérosexuels. Si elle affirmait que ses supérieurs ont fermé les yeux sur les menaces dont elle était l’objet, les autorités militaires la puniraient, de fait, pour avoir étalé au grand jour une vérité très embarrassante au sujet de l’armée. En outre, elle pourrait être exposée en plus à des accusations criminelles d’avoir eu des relations sexuelles avec des personnes du même sexe, en contravention de l’article 120 (action indécente) ou de l’article 125 (sodomie) du Code unifié de justice militaire.

 

[19]           En résumé, M. Rehkopf croit que même si l’armée des États-Unis est en mesure de protéger la demanderesse, l’armée ne veut pas le faire en raison de son hostilité envers les lesbiennes et les gais. Étant donné le climat hostile aux gais et aux lesbiennes qui règne à Fort Campbell, avoir des jurés impartiaux et ouverts d’esprit dans la formation de la cour martiale de la demanderesse serait presque impossible, selon lui, parce que quiconque ferait preuve de compréhension à l’égard de la demanderesse se ferait récuser par la poursuite.

 

[20]           La Commission a rejeté le témoignage de M. Rehkopf et elle a conclu qu’il n’était pas crédible. Premièrement, la Commission a décidé que M. Rehkopf avait fondé son témoignage sur un certain nombre d’hypothèses plus ou moins réalistes. En outre, le commissaire a souligné qu’aucun des éléments de preuve présentés ne donnait à penser qu’un avocat de la défense avait déjà contesté la politique [traduction] « ne rien demander, ne rien dire » sur la base de l’arrêt de la Cour suprême des États‑Unis qui invalidait une loi du Texas criminalisant la sodomie entre deux adultes consentants de même sexe (Lawrence c. Texas, 539 U.S. 538 (2003)). L’inférence devant être tirée de cette observation n’est pas claire; le commissaire peut donner à entendre que les articles 120 et 125 du Code unifié de justice militaire pourraient bien être déclarés inconstitutionnels s’ils étaient contestés pour le compte de la demanderesse.

 

[21]           Le commissaire a aussi conclu que le meurtre du soldat Winchell était un acte isolé et il a ajouté qu’il « suppose » que les auteurs du meurtre avaient dû se voir infliger de longues peines d’emprisonnement et d’autres peines sévères. Par conséquent, il a rejeté l’avis de M. Rehkopf selon qui il y avait une preuve claire et convaincante de l’inaptitude de l’État à protéger la demanderesse.

 

[22]           La Commission a aussi estimé que la situation de la demanderesse ne différait pas de celle de M. Hinzman, parce que tous les deux s’étaient présentés formellement comme étant des objecteurs de conscience et comme étant réticents à prendre part au combat. À ce sujet, la Commission a estimé que les affirmations de la demanderesse selon lesquelles elle ne savait pas ce que signifiait l’expression « objecteur de conscience », n’étaient pas crédibles. Au contraire, le commissaire a conclu que la demanderesse s’était volontairement enrôlée dans l’armée des États‑Unis, et que, comme M. Hinzman, elle avait commencé à s’opposer à la guerre en Iraq après avoir passé un certain temps dans l’armée. Le commissaire a décidé qu’il n’existe aucun droit reconnu à l’échelle internationale de s’opposer, pour des raisons de conscience, à une guerre en particulier (sauf dans des circonstances précises décrites au paragraphe 171 du guide du HCNUR). Pour le commissaire, le fait que la demanderesse puisse être exposée à des poursuites à son retour aux États‑Unis n’équivaut pas au défaut de l’État de la protéger ou à de la persécution fondée sur les opinions politiques.

 

[23]           Le commissaire a aussi écarté l’évaluation de partialité faite par M. Rehkopf au sujet du processus suivi par les cours martiales aux États‑Unis. Le commissaire a plutôt suivi la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, qui ont toutes les deux décidé que le Code unifié de justice militaire des États-Unis, en tant que loi d’application générale, n’était pas appliqué de façon discriminatoire.

 

[24]           En conclusion de cette partie prolixe de ses motifs, le commissaire a remis en cause la crédibilité et l’expertise de M. Rehkopf. Faisant référence à la déclaration de M. Rehkopf selon laquelle il avait été procureur, avocat de la défense et juge‑avocat de l’état‑major par intérim, et qu’il avait participé à l’instruction de plus de 225 affaires, le commissaire a remis en cause l’honnêteté de M. Rehkopf et il s’est demandé comment M. Rehkopf avait pu continuer à poursuivre les déserteurs, s’il était si préoccupé par les iniquités et les injustices au sein du régime de justice militaire.

 

[25]           Ensuite, le commissaire a fait des commentaires sur les disparités de peines à la cour martiale. Il a fait observer que l’exigence d’uniformité avait été éliminée par la cour en 1959 (United States c. Mamaluy, 27 C.M.R. 176 (1959)), qui a reconnu que l’on devait tenir compte des circonstances personnelles des délinquants. Cela étant dit, la Cour des appels criminels est censée maintenir un degré minimum d’uniformité entre les peines, et les articles 85 et 86 du Code unifié de justice militaire prévoient, selon la situation, des peines maximales pour désertion et absence sans autorisation. Les déserteurs sont donc traités uniformément et ne sont pas assujettis aux humeurs vindicatives des personnes chargées d’infliger les peines.

 

[26]           Le commissaire a aussi fait observer que la demanderesse a attendu un peu plus d’un mois pour déposer sa demande d’asile. Selon lui, une telle attente n’est pas cohérente avec les actions d’une réfugiée qui s’enfuit pour sauver sa vie et qui sait probablement que le Canada a été un lieu de refuge pour d’autres membres de l’armée des États‑Unis qui l’ont précédée. Bien que ce point n’ait pas été un facteur déterminant, il s’agissait néanmoins d’un facteur pertinent qui a été pris en compte dans l’évaluation de sa crainte subjective.

 

[27]           Enfin, la Commission a rappelé que tout demandeur d’asile a l’obligation de s’adresser à son État pour obtenir sa protection dans les cas où il est raisonnable qu’il l’obtienne. En l’espèce, la demanderesse s’est adressée au premier sergent, mais elle n’a pas tenté de s’adresser à une personne occupant un poste plus élevé au sein de son unité. Le commissaire a rejeté son explication selon laquelle des officiers occupant des postes supérieurs étaient impliqués dans le harcèlement dont la demanderesse a fait l’objet. Pour lui, il s’agissait d’une simple conjecture. En ce qui concerne l’argument selon lequel le code criminel militaire fait de la discrimination contre les gais et lesbiennes et que la peine infligée serait le résultat d’un procès injuste, il a aussi été rejeté sur le fondement de l’arrêt Hinzman. Le commissaire a refusé de faire des commentaires sur le régime militaire des cours martiales et sur la politique du [traduction] « ne rien demander, ne rien dire ». Il a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve crédible selon lequel la demanderesse n’obtiendrait pas une audience équitable ou se verrait infliger une peine plus sévère parce qu’elle est lesbienne, si elle devait être poursuivie en cour martiale. Il s’est fondé sur la preuve admise dans l’arrêt Hinzman, selon laquelle 94 % des déserteurs ont vu leur cas être réglé administrativement et n’ont simplement pas reçu une libération honorable de l’armée. Enfin, le commissaire a fait référence à des articles de journaux selon lesquels le président Obama s’apprêtait à mettre fin à la politique du [traduction] « ne rien demander, ne rien dire » et il a tiré l’inférence d’après laquelle les « munitions » actuellement utilisées par la poursuite devant les cours martiales des États‑Unis, dans des cas comme celui de la demanderesse, auront alors « disparu ».

 

[28]           Pour conclure, la Commission a résumé ses conclusions dans les paragraphes qui suivent :

209. Compte tenu de tous les éléments de preuve et des observations formulées par la conseil de la demandeure  d’asile, je conclus que la demandeure d’asile n’a pu présenter une preuve claire et convaincante de l’incapacité des États‑Unis à la protéger.

 

210. Je conclus aussi que la demandeure d’asile ne s’est pas acquittée du fardeau de prouver qu’il existe une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée pour un motif prévu dans la Convention ou qu’il est probable qu’elle sera soumise à la torture ou exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à son retour aux États‑Unis.

 

 

211. Un épisode unique de mauvais traitement peut constituer de la discrimination ou du harcèlement, mais n’est pas suffisamment grave pour être considéré comme de la persécution. En effet, il relève de ma compétence de conclure qu’il s’agit de discrimination plutôt que de persécution. Je conclus que les actes de harcèlement et d’intimidation, de même que les menaces écrites dont la demandeure d’asile a fait l’objet ne constituent pas, en l’espèce, de la persécution.

 

 

 

 

[29]           Il s’ensuit que le commissaire a conclu que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention, aux termes de l’article 96 de la LIPR, ni de personne à protéger, aux termes des alinéas 97(1)a) et b) de la même loi.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[30]            L’avocate de la demanderesse a soulevé un certain nombre de questions, qui peuvent être résumées de la façon suivante :

a.       Le commissaire a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a décidé que la protection de l’État était offerte à la demanderesse? La présente question doit être divisée en sous‑questions de la façon suivante :

i) Le commissaire a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a conclu que la demanderesse n’avait pas demandé la protection de l’État?

 

ii) Le commissaire a‑t‑il tiré une conclusion conjecturale lorsqu’il a conclu que le meurtre du soldat Winchell était un incident isolé?

 

iii) Le commissaire s’est‑il fondé sur des preuves extrinsèques tirées de l’arrêt Hinzman de la Cour d’appel fédérale, sans donner à la demanderesse la possibilité de répondre?

 

b.      Le commissaire a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a conclu que le Code unifié de justice militaire, en tant que loi d’application générale, n’était pas appliqué de façon discriminatoire, que la demanderesse aurait une audience équitable et qu’elle serait donc soumise à des poursuites et non pas à de la persécution? Aux fins de cette conclusion, le commissaire a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il n’a pas donné les motifs pour lesquels la preuve d’expert présentée pour le compte de la demanderesse n’était pas crédible?

 

ANALYSE

[31]           La SPR est un tribunal spécialisé. Par conséquent, la norme de contrôle applicable à ses conclusions de fait ou à ses conclusions mixtes de fait et de droit est la raisonnabilité. L’évaluation par la SPR du caractère adéquat de la protection de l’État constitue une question mixte de fait et de droit, et la norme de contrôle applicable à cette évaluation est donc la raisonnabilité. Il en va de même pour la question de savoir si une personne est exposée à de la persécution dans son pays d’origine : Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 420, paragraphe 199; 2007 CAF 171, paragraphe 38.

 

[32]           Par contre, les questions portant sur l’équité procédurale soulevées par la demanderesse constituent des questions de droit. Soit le décideur s’est conformé à l’obligation d’équité dictée par les circonstances particulières de l’affaire, soit il a manqué à son obligation : aucune déférence n’est due lorsqu’une telle question est soulevée. Voir P.G. Canada c. Sketchley, 2005 CAF 404, paragraphes 52 et 53.

 

A) Le commissaire a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a décidé que la protection de l’État était offerte à la demanderesse?

 

[33]           La Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada ont clairement établi que le point de départ de l’évaluation de la demande du demandeur est l’examen du caractère adéquat de la protection de l’État : Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, page 722; Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, paragraphe 42. Si la protection de l’État est estimée adéquate, il n’est pas nécessaire que la SPR continue son analyse. Comme l’a mentionné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hinzman :

Les appelants affirment craindre d’être persécutés s’ils sont renvoyés aux États‑Unis. Cependant, pour obtenir l’asile, ils doivent également démontrer que leur crainte est fondée objectivement : voir Ward, à la page 723. Pour établir si la crainte d’être persécuté qu’éprouve un demandeur d’asile est fondée objectivement, la première étape de l’analyse consiste à évaluer si le demandeur peut être protégé de la persécution alléguée par son État d’origine. Comme l’a expliqué la Cour suprême du Canada dans Ward, à la page 722,  « [i]l est clair que l’analyse est axée sur l’incapacité de l’État d’assurer la protection : c’est un élément crucial lorsqu’il s’agit de déterminer si la crainte du demandeur est justifiée […] » Quand l’État offre une protection suffisante, le demandeur ne peut pas prouver que sa crainte d’être persécuté est fondée objectivement et, par conséquent, il ne peut pas se voir accorder l’asile. Ce n’est qu’en l’absence de protection étatique que la cour doit passer à la seconde étape, où elle examine si la conduite que le demandeur assimile à de la persécution peut fournir un fondement objectif à une crainte de persécution. […]

Voir également : Colby c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 805; Landry c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 594.

 

 

 

[34]           Suivant la jurisprudence, la protection des réfugiés est censée constituer une forme de protection auxiliaire qui ne doit être invoquée que dans les cas où le demandeur d’asile a tenté en vain d’obtenir la protection de son État d’origine. En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur d’asile. Pour réfuter cette présomption, le demandeur doit « confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection » : Ward, pages 724 et 725; Hinzman, paragraphe 44. Si le demandeur ne fournit pas de tels éléments de preuve clairs et convaincants, il ne peut pas être déclaré réfugié au sens de la Convention ou personne à protéger. Autrement dit, le demandeur doit déposer des éléments de preuve établissant qu’il a fait tout son possible pour se prévaloir de tous les recours qui s’offraient à lui avant de présenter sa demande d’asile. Il ne suffit pas d’émettre l’hypothèse que la protection de l’État n’était pas adéquate.

 

[35]           Cela dit, les demandeurs d’asile n’ont l’obligation de tenter d’obtenir la protection de leur pays d’origine que si cette protection « aurait pu raisonnablement être assurée » (Ward, précité, page 724). Il ne doit pas s’agir d’un moyen pour les demandeurs d’asile de se soustraire facilement à l’obligation de demander la protection de leur pays d’origine avant de demander l’asile à l’étranger. Comme la Cour suprême l’a mentionné dans l’arrêt Ward (page 724), « […] le demandeur ne sera pas visé par la définition de l’expression “réfugié au sens de la Convention” s’il est objectivement déraisonnable qu’il n’ait pas sollicité la protection de son pays d’origine […] ».

 

[36]           Bien entendu, le fardeau de la demanderesse est plus lourd en l’espèce, car le pays où elle doit être renvoyée sont les États-Unis, « un pays démocratique où les pouvoirs des trois branches du gouvernement sont limités par un système de freins et contrepoids », et qui « [a] adopté un ensemble complet de mesures garantissant que les personnes s’objectant au service militaire font l’objet d’un traitement juste » : Hinzman, paragraphes 46 et 57.

 

[37]           La situation en l’espèce est très différente des situations d’un certain nombre de déserteurs qui ont présenté des demandes auprès de la Cour et de la Cour d’appel fédérale, le plus connu étant M. Hinzman. Le commissaire a parfois semblé mettre l’accent sur le statut d’objecteur de conscience de la demanderesse. Il a d’ailleurs écrit ce qui suit au paragraphe 161 de ses motifs :

À mon avis, la situation de la demandeure d’asile n’est pas différente, d’un point de vue juridique, de celle décrite dans Hinzman puisqu’ils ont tous deux affirmé officiellement être des objecteurs de conscience et avoir des scrupules à participer à des combats.

 

 

 

[38]           Pour être juste, il faut dire qu’il est vrai que la demanderesse a bien mentionné dans son exposé circonstancié joint à son Formulaire de renseignements personnels (le FRP) qu’elle ne savait pas ce que voulait dire « objecteur de conscience » et qu’on ne lui avait pas expliqué que l’un des formulaires qu’elle avait dû signer lorsqu’elle s’était enrôlée constituait une renonciation à son droit de se dire objecteur de conscience.

 

[39]           Cependant, à la lecture de l’exposé circonstancié de la demanderesse et de la preuve présentée à la SPR, il est également tout aussi clair que la situation de la demanderesse était très différente de celle de M. Hinzman et que sa demande était d’abord et avant tout fondée sur son orientation sexuelle. Contrairement à M. Hinzman, la demanderesse pourrait être punie non seulement en raison des accusations d’absence sans autorisation et de désertion, mais aussi simplement parce qu’elle est lesbienne. Comme je l’ai déjà mentionné, les relations sexuelles entre personnes de même sexe constituent encore une infraction selon l’article 125 du Code unifié de justice miliaire. À mon avis, cette erreur fondamentale dans le raisonnement du commissaire a influencé l’ensemble de son approche à l’égard de l’affaire et a faussé, du moins dans une certaine mesure, sa façon de considérer la nature de la demande et les difficultés de la demanderesse.

 

[40]           Avant de mettre en balance les diverses observations présentées par l’avocate de la demanderesse, il convient de noter que le commissaire n’a tiré aucune conclusion défavorable relativement à la crédibilité de la demanderesse. Il a conclu que la demanderesse était effectivement lesbienne, et rien ne donne à penser qu’elle a fait semblant d’être lesbienne afin d’être libérée de l’armée. Le commissaire n’a pas non plus tiré de conclusions défavorables relativement à la crédibilité du témoignage de la demanderesse sur le harcèlement et les menaces qu’elle aurait subis alors qu’elle faisait partie de l’armée des États-Unis.

 

[41]           Il est avancé que la première erreur que le commissaire aurait commise serait d’avoir conclu que la demanderesse n’avait pas sollicité la protection de l’État. Le commissaire a écrit ce qui suit :

La demandeure d’asile soutient qu’elle s’est adressée à un sergent et lui a demandé l’autorisation de s’adresser à un premier sergent pour lui parler de son homosexualité et lui dire qu’elle souhaitait quitter l’armée.

 

Elle n’a pas tenté de s’adresser à une personne occupant un poste supérieur à celui du sergent au sein de son unité.

 

Un demandeur d’asile a l’obligation de s’adresser à son État pour obtenir sa protection dans les cas où il est raisonnable qu’il l’obtienne. La demandeure d’asile doit prouver qu’elle a agi de façon raisonnable quand elle a décidé de ne pas tenter d’obtenir une protection. Appelée à préciser les raisons pour lesquelles elle ne s’était pas adressée à des personnes de rang plus élevé à Fort Campbell, elle a répondu qu’elle y avait pensé, mais qu’elle ne l’avait pas fait parce qu’elle avait l’impression que les militaires de rang plus élevé approuvaient la discrimination.

 

La demandeure d’asile n’a fourni aucune explication concernant les raisons pour lesquelles elle pensait que les militaires de rang plus élevé étaient impliqués. En fait, elle a simplement expliqué qu’elle avait tenté de découvrir qui était l’auteur du message dans lequel celui-ci menaçait de la tuer pendant son sommeil en comparant les signatures des autres soldats à des signatures figurant sur d’autres documents, mais elle n’a pu déterminer avec certitude qui était l’auteur du message.

 

 

Motifs de la décision, paragraphes 189 à 192.

 

 

 

[42]           Contrairement à la situation dans l’affaire Hinzman, dans laquelle les appelants n’avaient pas tenté adéquatement de se prévaloir de la protection offerte par le Code unifié de justice militaire, la demanderesse en l’espèce a affirmé dans son témoignage qu’elle avait bien parlé à ses supérieurs afin d’essayer d’être libérée de l’armée. Son témoignage révèle qu’elle est même allée jusqu’à demander à son supérieur la permission de s’adresser à une autorité de plus haut rang, mais que cela lui a été refusé. La demanderesse a également affirmé dans son témoignage qu’un de ses supérieurs s’était moqué d’elle et avait dit qu’ils s’occuperaient de la paperasse lorsqu’elle reviendrait de sa période de service en Afghanistan.

 

[43]           La jurisprudence de la Cour a établi que le demandeur doit essayer d’obtenir la protection de l’État à plus d’une occasion. Il a souvent été mentionné qu’un demandeur doit habituellement faire un suivi de sa plainte et solliciter l’aide d’autorités supérieures si la demande au premier échelon n’a servi à rien. Cependant, on doit tenir compte de la situation particulière dans laquelle se trouve le demandeur. Il est évident qu’il règne dans l’armée une atmosphère où le respect absolu de la hiérarchie est de mise. Le commissaire n’a pas semblé tenir compte de cette situation particulière.

 

[44]           En outre, la demanderesse a affirmé dans son témoignage qu’elle craignait que ses supérieurs soient impliqués dans le harcèlement et les menaces dont elle était victime. Elle avait des motifs de croire que ses supérieurs étaient les possibles auteurs des messages ou bien qu’ils avaient peut‑être proféré les menaces ou participé au harcèlement dont elle était victime. Elle a affirmé dans son FRP et dans son témoignage qu’elle avait commencé à se sentir traitée plus durement par ses supérieurs après qu’ils avaient entendu des rumeurs qu’elle était lesbienne. En outre, un de ses supérieurs lui a dit [traduction] « de moins s’afficher », ce que la demanderesse a cru être une référence à son orientation sexuelle. Néanmoins, le commissaire a conclu que la conviction de la demanderesse, selon laquelle des officiers de grade supérieur étaient impliqués, n’était que pure hypothèse. Bien qu’une telle conclusion doive habituellement faire l’objet d’une grande retenue, elle peut néanmoins être mise en doute si le commissaire n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve déposée par le demandeur, surtout si cette preuve n’a pas été contestée.

 

[45]           Qui plus est, l’expérience personnelle de la demanderesse semble concorder avec la preuve documentaire, qui révèle que, trop souvent, des officiers supérieurs dans l’armée américaine sont suffisants et participent même parfois activement au harcèlement et aux agressions subis par les homosexuels dans l’armée. Le commissaire aurait dû tenir compte de cette preuve documentaire lorsqu’il a examiné la question de savoir si la demanderesse avait, de façon adéquate, essayé de se prévaloir de la protection de l’État.

 

[46]           Cette omission de dûment examiner la preuve documentaire en question est étroitement liée à deux autres erreurs qu’aurait commises le commissaire au sujet de la volonté de l’État d’offrir la protection.

 

[47]           Tout d’abord, l’avocate de la demanderesse a avancé que le commissaire avait commis une erreur en se livrant à une conjecture selon laquelle le meurtre du soldat Barry Winchell, qui a eu lieu en 1999, était un incident isolé. Ce meurtre s’est clairement révélé être un moment charnière dans la longue lutte menée par les homosexuels et les bisexuels pour être entièrement acceptés dans l’armée américaine. Le 5 juillet 1999, le soldat Winchell a été brutalement battu à mort avec un bâton de baseball alors qu’il dormait en dehors de sa chambre, aux baraquements de Fort Campbell, au Kentucky. Des soldats ont par la suite déclaré que, par suite d’une rumeur qu’il était homosexuel, le soldat Winchell avait fait l’objet quotidiennement de harcèlement homophobe pendant plus de quatre mois avant d’être tué (« Conduct Unbecoming: Sixth Annual Report on “Don’t Ask Don’t Tell, Don’t Pursue, Don’t Harass » [Conduite blâmable : sixième rapport annuel sur « Ne rien demander, ne rien dire, ne pas rechercher, ne pas harceler], publié en l’an 2000 par le Servicemembers Legal Defence Network [le Réseau de défense juridique des militaires]; pièce 8 de l’affidavit de la demanderesse).

 

[48]           Le commissaire a tiré la conclusion suivante après avoir examiné la preuve par affidavit de M. Rehkopf :

151. M. Rehkopf soutient aussi que le fait que l’armée américaine a été incapable de protéger le soldat de première classe Barry Winchell ainsi que de nombreux autres militaires gais et lesbiennes victimes de meurtre ou d’agression haineuse constitue une preuve claire et convaincante que l’État est incapable de protéger la demandeure d’asile.

 

152. Je ne crois pas que son avis soit crédible. Le meurtre du soldat Winchell constitue, sans aucun doute, un acte brutal, mais il demeure un acte isolé. M. Rehkopf ne mentionne pas si la ou les personnes qui ont commis le meurtre ont été accusées et déclarées coupables, mais je suppose que cela doit être le cas et qu’elles ont dû se voir infliger de longues périodes d’emprisonnement, de même que d’autres peines sévères.

 

 

 

[49]           Il s’agit clairement d’une conclusion hypothétique qu’il n’était pas loisible au commissaire de tirer en l’absence d’une preuve corroborante. Dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Satiacum, [1989] A.C.F. no 505, 99 N.R. 171, 1a Cour d’appel fédérale a statué qu’on ne peut pas fonder de conclusions sur une preuve « purement conjecturale et théorique ». La Cour d'appel a fait la distinction suivante entre une inférence raisonnable et une hypothèse :

[traduction]

Il est souvent très difficile de faire la distinction entre une hypothèse et une déduction. Une hypothèse peut être plausible, mais elle n’a aucune valeur en droit puisqu’il s’agit d’une simple supposition. Par contre, une déduction au sens juridique est une déduction tirée de la preuve et si elle est justifiée, elle pourra avoir une valeur probante. J’estime que le lien établi entre un fait et une cause relève toujours de la déduction.

Voir également : Hassan Bedria Mahmoud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 250; 61 A.C.W.S.(3d) 768, paragraphe 7; Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1144, paragraphe 12.

 

 

 

[50]           Le commissaire ne disposait tout simplement d’aucune preuve à l’appui de sa conclusion portant que le meurtre brutal du soldat Winchell constituait un incident isolé ou que les personnes qui harcelaient les homosexuels dans l’armée, proféraient des menaces contre eux ou bien les agressaient physiquement ou les tuaient, étaient sévèrement punis. La demanderesse a déposé des éléments preuve qui, bien au contraire, étayent la conclusion opposée, à savoir que le harcèlement et les attaques violentes ciblant les soldats homosexuels sont systémiques et monnaie courante dans l’armée américaine, et que les supérieurs immédiats et les commandants d’unité tolèrent ou ont la réputation de tolérer ces comportements dans une certaine mesure.

 

[51]           Dans un rapport auquel le commissaire a souvent renvoyé dans ses motifs et qui a été  commandé par le Center for the Study for Sexual Minorities in the Military [le Centre d’études sur les minorités sexuelles dans l’armée] (intitulé « The Practical and Conceptual Problems with Regulating Harassment in a Discriminatory Institution » [« Interdire le harcèlement dans une institution où la discrimination est autorisée : problèmes pratiques et notionnels »], Université de la Californie, publié en 2004; pièce 5 de l’affidavit de la demanderesse), il est mentionné que le commandant de Fort Campbell n’a fait absolument aucune déclaration condamnant les conduites homophobes après le meurtre du soldat Winchell, et qu’il a même nié le meurtre. Ce haut gradé a imputé l’augmentation du nombre de personnes libérées de l’armée en raison de leur homosexualité aux gais et lesbiennes qui tentent de trouver un moyen de quitter l’armée, mais il a néanmoins été promu lieutenant‑général, soit le deuxième grade en importance dans l’armée. Le commissaire fait état de ces conclusions particulières aux paragraphes 84 et 85 de ses motifs.

 

[52]           Cependant, il ne suffisait pas pour le commissaire de résumer la preuve présentée par la demanderesse. Il aurait dû l’examiner et l’évaluer dans ses motifs, et il ne pouvait pas se contenter de conjectures selon lesquelles le meurtre du soldat Winchell était seulement un incident isolé. C’était d’autant plus important parce que la demanderesse avait fait remarquer au commissaire qu’elle et le soldat Winchell avaient en commun l’identité qu’on leur prêtait quant à leur orientation sexuelle et qu’ils avaient été postés au même endroit, à Fort Campbell. Elle a également affirmé dans son témoignage qu’elle avait été menacée d’être battue dans son sommeil avec un bâton de baseball, tout comme le soldat Winchell. Il incombait au commissaire de mentionner, en tirant sa conclusion selon laquelle le meurtre du soldat Winchell était un incident isolé, pourquoi il n’acceptait pas la preuve contraire à sa conclusion.

 

[53]           Cette conclusion conjecturale tirée par le commissaire n’est pas anodine. Tout d’abord, la preuve présentée par la demanderesse établit grandement sa crainte subjective de persécution de même que la menace à sa vie. Cette preuve était également cruciale pour l’établissement du caractère objectif de sa crainte ainsi que du manque de capacité et de volonté de l’État de la protéger. On ne peut perdre de vue que la demanderesse pourrait être renvoyée dans son unité et être exposée aux mêmes risques que dans le passé avant que soient décidées les mesures qui seraient prises contre elle. Par conséquent, je suis d’avis que l’omission du commissaire d’expliquer pourquoi cette preuve a été rejetée a joué un rôle important dans sa décision. Il est vrai que le commissaire a longuement résumé la preuve présentée par la demanderesse, mais on est loin d’une prise en considération, et encore plus loin d’une analyse énonçant les motifs pour lesquels il a rejeté cette preuve.

 

[54]           Le commissaire a commis une seconde erreur en se fondant sur une preuve qui ne lui avait pas été présentée et en ne donnant pas l’occasion à la demanderesse de répondre à cette preuve extrinsèque. Sans même mentionner la source de ses renseignements, le commissaire a écrit ce qui suit :

S’il est vrai que les peines pour désertion incluent l’emprisonnement, il semble, selon les éléments de preuve, que la plupart des déserteurs de l’armée américaine n’ont pas, pour quelque raison que ce soit, été poursuivis ni traduits en cour martiale et que, dans 94 % des cas, la question a été réglée de façon administrative, et que les déserteurs ont tout simplement été libérés de l’armée de façon moins qu’honorable.

 

 

 

[55]           La preuve en question n’avait clairement pas été présentée au commissaire et elle semble directement tirée de l’arrêt Hinzman (paragraphes 48 et 58) rendu par la Cour d’appel fédérale. Le défendeur soutient que le commissaire pouvait prendre connaissance d’office de tout fait, renseignement ou opinion généralement admis qui est du ressort de sa spécialisation. Cependant, ce raisonnement pose un certain nombre de problèmes.

 

[56]           Tout d’abord, je ne pense pas que c’est le genre de faits dont la SPR pouvait prendre « connaissance d’office ». Le critère permettant de déterminer si un tribunal peut tenir compte d’un fait particulier qui n’a pas été déposé en preuve est bien résumé dans la doctrine :

[traduction]

La connaissance d’office est l’acceptation par un tribunal, sans exiger de preuve à l’appui, de tout fait connu ou admis d’une manière si générale dans la collectivité qu’il ne saurait être raisonnablement mis en doute, ou de tout fait que l’on peut aisément confirmer ou vérifier en recourant à des sources dont l’exactitude ne saurait être raisonnablement mise en doute.

[…]

La connaissance d’office dispense de la nécessité de prouver des faits qui ne prêtent clairement pas à controverse ou qui sont à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables. Les faits admis d’office ne sont pas prouvés par voie de témoignage sous serment. Ils ne sont pas non plus vérifiés par contre‑interrogatoire.  Par conséquent, le seuil d’application de la connaissance d’office est strict. Un tribunal peut à juste titre prendre connaissance d’office de deux types de faits : (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable. 

Paciocco & Stuesser, The Law of Evidence, 4e éd., Toronto, Irwin Law, 2005, page 376.

 

 

 

[57]           Même si les règles de preuve doivent être moins strictes devant les tribunaux administratifs, je ne crois pas que cela justifie l’acceptation en preuve de faits contradictoires n’ayant fait l’objet d’aucune attestation, surtout si ces faits peuvent jouer un rôle important dans l’issue d’une affaire si vitale pour la demanderesse. La prétention que 94 % des désertions ont été réglées de façon administrative ne constitue pas une prétention qui [traduction] « ne prêt[e] clairement pas à controverse ou qui [est] à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables ». Il ne s’agit pas non plus d’un fait [traduction] « connu ou admis d’une manière […] générale dans la collectivité » ou qui peut être [traduction] « aisément confirm[é] ou vérifi[é] » par des sources incontestables.

 

[58]           Si l’on suppose qu’il s’agit d’un genre de renseignements qui pourraient être considérés comme étant du ressort de la spécialisation de la SPR, le commissaire aurait dû aviser la demanderesse de son intention d’utiliser ces renseignements spécialisés et lui donner l’occasion de faire des observations à leur égard. L’article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2000‑228) est ainsi rédigé :

Avis aux parties

 

18. Avant d’utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d’asile ou la personne protégée et le ministre — si celui-ci est présent à l’audience — et leur donne la possibilité de :

 

a) faire des observations sur la fiabilité et l’utilisation du renseignement ou de l’opinion;

 

b) fournir des éléments de preuve à l’appui de leurs observations.

Notice to the parties

 

18. Before using any information or opinion that is within its specialized knowledge, the Division must notify the claimant or protected person, and the Minister if the Minister is present at the hearing, and give them a chance to

 

(a) make representations on the reliability and use of the information or opinion; and

 

(b) give evidence in support of their representations.

 

 

 

 

[59]             La Cour a fait des observations au sujet de l’article 18 dans la décision Isakova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 149, paragraphe 16 :

L’article 18 vise à permettre au demandeur d’être avisé des connaissances spécialisées et d’avoir la possibilité de contester leur contenu et leur utilisation avant qu’une décision ne soit rendue. Ainsi, pour que l’article 18 s’applique, le commissaire de la SPR qui déclare avoir des connaissances spécialisées doit verser au dossier suffisamment de détails pour en permettre une vérification. Les connaissances doivent donc être quantifiables et vérifiables.

Voir également : Habiboglu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1664; Sadeghi-Pari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’ Immigration), 2004 CF 282; Panuk c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’ Immigration), 2003 CF 1187.

 

 

 

[60]           En l’espèce, le commissaire n’a pas avisé la demanderesse qu’il possédait des renseignements relevant de ses connaissances spécialisées, à savoir que 94 % des désertions avaient été réglées de façon administrative, et qu’il avait l’intention de se fonder sur ce renseignement. Il n’a pas non plus fourni la source de ce renseignement ni donné à la demanderesse l’occasion d’y réagir.

 

[61]           Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que le renseignement en question puisse être considéré comme étant du ressort de la spécialisation de la SPR. Il me semble que l’explication est plus banale : le commissaire a simplement fait sienne une conclusion tirée dans une décision antérieure, ce qui est clairement inadmissible, car il est bien établi qu’une conclusion de fait doit toujours être fondée sur la preuve présentée au décideur. Comme la Cour l’a souvent rappelé, chaque affaire doit être tranchée selon les faits de l’espèce. L’importance de ce principe n’est jamais aussi évidente que dans les affaires portant sur la protection de l’État. Il a été conclu à maintes reprises qu’on ne peut pas trancher de manière définitive la question de l’existence ou de l’absence de la protection de l’État dans un pays en particulier sur le fondement de conclusions antérieures portant sur la protection de l’État (ou sur l’absence de cette protection) tirées dans une affaire donnée. L’approche qu’il faut appliquer a été établie comme suit :

Deuxièmement, la Commission ne pouvait pas tout simplement s’« appuyer » sur une décision antérieure de la Commission lorsqu’elle a analysé la question de la protection de l’État. La loi permet à la SPR d’adopter la conclusion ou l’analyse d’un autre tribunal, mais, comme je l’ai dit dans la décision Olah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n623, au paragraphe 25, la formation ne peut pas carrément incorporer des conclusions de fait tirées d’autres cas. Dans Badal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 440, au paragraphe 25, mon collègue, le juge O’Reilly, a dit qu’un tribunal ne peut s’appuyer sur les conclusions d’un autre tribunal que d’une manière « restreinte, réfléchie et justifiée ». Dans la décision Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C. F. no 1755, j’ai conclu que la SPR peut adopter le raisonnement et les conclusions d’un autre tribunal relativement à des personnes qui se trouvent dans une situation semblable au Pakistan si elle est convaincue que les faits et les éléments de preuve concernant les conditions du pays sont suffisamment semblables aux faits et à la preuve dont dispose la SPR dans l’affaire qu’elle doit trancher.

Shahzada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 1176, paragraphe 6. Voir aussi : Hassan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’ Immigration), 2005 CF 601, paragraphes 6 et 7; Santiago c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’ Immigration), 2008 CF 247; Arellano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’ Immigration), 2006 CF 1265.

 

 

 

[62]           Il convient de noter que dans l’affaire Hinzman, l’avocat des appelants avait contesté les statistiques sur les punitions infligées aux déserteurs, parce que ces statistiques avaient été établies avant le commencement de la plus récente action militaire américaine en Irak. La Cour d’appel avait néanmoins accepté la preuve selon laquelle la vaste majorité des déserteurs n’avaient pas fait l’objet de poursuites ou n’avaient pas été traduits en cour martiale, parce que les appelants n’avaient présenté aucune preuve contradictoire. La Cour d’appel était également d’avis qu’il y avait des raisons de croire que les statistiques n’avaient pas changé de façon importante après le déclenchement de la guerre, étant donné qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’armée d’accéder aux demandes des soldats qui refusaient de combattre, parce que ces soldats seraient, au mieux, inefficaces et qu’ils pourraient communiquer leurs convictions à leurs collègues.

 

[63]           En l’espèce, la demanderesse a déposé des éléments de preuve documentaire montrant des écarts dans les peines imposées aux soldats déclarés coupables de désertion et d’absence sans autorisation (pièce 18 de l’affidavit de la demanderesse). Entre outre, la demanderesse a présenté des éléments de preuve selon lesquels l’armée ne libérait pas autant de soldats qui se disent homosexuels que dans le passé, y compris un tableau montrant des statistiques récentes selon lesquelles il y a eu une importante diminution du nombre de personnes libérées en raison de leur homosexualité depuis 2001, ainsi que des éléments de preuve documentaire montrant que cette diminution était due au besoin en personnel créé par les guerres que livrent les États-Unis. Non seulement ces éléments de preuve semblent contraires à la conclusion tirée dans l’arrêt Hinzman, mais ils présentent aussi une situation différente de celle examinée dans cet arrêt.

 

[64]           Vu la preuve dont il disposait et qui n’avait pas été déposée dans l’affaire Hinzman et vu que la demanderesse ne demandait pas l’asile sur le fondement de son objection de conscience à la guerre, mais en raison de son orientation sexuelle, le commissaire ne pouvait pas simplement fonder sa décision sur une conclusion tirée dans un autre contexte. Il lui incombait à tout le moins de fournir des motifs expliquant pourquoi il adoptait néanmoins cette conclusion et écartait la preuve qui semblait contradictoire présentée par la demanderesse. Je conclus par conséquent que le commissaire a tiré une conclusion déraisonnable, car il a aveuglément suivi une conclusion tirée d’une autre décision et fondée sur des éléments de preuve tout à fait différents.

 

[65]           Vu ces deux erreurs (soit la conjecture relative à la nature isolée du meurtre du soldat Winchell et l’emprunt d’une conclusion tirée dans l’arrêt Hinzman, selon laquelle 94 % des désertions ont été réglées de façon administrative), la conclusion du commissaire, selon laquelle il ne suffit pas d’émettre une hypothèse lorsque l’on avance que la protection de l’État ne pouvait pas raisonnablement être assurée, ne justifie pas le rejet de la demande présentée par la demanderesse. Dans l’arrêt Hinzman, je le rappelle, la Cour d’appel avait conclu qu’aucune preuve n’avait été présentée par les appelants pour établir qu’ils ne seraient pas entièrement protégés par la loi. En l’espèce, bien que la demanderesse (suivant l’arrêt Hinzman) ait eu un lourd fardeau de la preuve quant à la présomption que les États-Unis étaient capables de la protéger, elle a bien fourni des éléments de preuve (dans son affidavit et son témoignage ainsi que dans un éventail de documents) à l’appui de ses allégations.

 

[66]           Par conséquent, je suis d’avis que le commissaire a commis deux erreurs lorsqu’il a tranché la question de savoir si la demanderesse avait une crainte objective de persécution. Tout d’abord, le commissaire n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve sur la situation des homosexuels dans l’armée américaine dans son analyse quant à savoir si la demanderesse avait essayé de se prévaloir de la protection offerte dans son pays. Ensuite, le commissaire a commis deux erreurs dans l’appréciation de cette preuve, et il en a donc tiré deux conclusions erronées. Ces deux erreurs ont joué un rôle important dans la décision du commissaire. Même en supposant que la demanderesse aurait pu poursuivre sa demande d’être libérée de l’armée, il lui était encore possible d’établir qu’on ne pouvait pas lui reprocher de ne pas avoir essayé de se prévaloir de la protection de l’État, parce que cette protection n’aurait vraisemblablement pas été assurée. En n’examinant pas de façon appropriée la preuve dont il disposait, le commissaire a exclu ce raisonnement.

 

B) Le commissaire a‑t‑il commis une erreur en concluant que la demanderesse ferait l’objet de poursuites et non de persécution?

 

[67]           Bien qu’il ne fût pas tenu de le faire et vu sa conclusion sur le caractère adéquat de la protection de l’État, le commissaire a néanmoins poursuivi son examen et s’est penché sur l’allégation de la demanderesse selon laquelle l’application du Code unifié de justice militaire à son retour aux États‑Unis serait pour elle de la persécution. Pour démontrer le bien‑fondé de cette allégation, la demanderesse devait prouver que les dispositions pertinentes du Code s’appliqueraient à elle de façon discriminatoire ou entraîneraient une peine ou un traitement cruels et inusités.

 

[68]           Afin d’étayer ses allégations à ce sujet, la demanderesse s’est principalement appuyée sur l’affidavit de M. Rehkopf, un avocat ayant 32 ans d’expérience à titre de procureur, d’avocat de la défense et de juge-avocat de l’état‑major par intérim. Pourtant, le commissaire, après avoir examiné le témoignage de M. Rehkopf (avec qui il est en désaccord à plusieurs égards), met en doute la crédibilité de celui‑ci de la manière suivante :

173. J’estime qu’il convient de souligner que M. Rehkopf affirme, dans son affidavit, qu’il a effectué son service actif au sein des Forces aériennes en 1976, à titre de juge‑avocat :

 

[traduction]

[…] sa période de service actif s’étend de 1976 à 1981, à titre de juge‑avocat adjoint de l’état‑major […], et il compte 32 ans d’expérience en droit militaire à titre de procureur, d’avocat de la défense et de juge‑avocat de l’état‑major par intérim. Il a instruit plus de 225 affaires jusqu’à l’étape du verdict. Dans la plupart des cas, il s’agissait d’affaires entendues par une cour martiale militaire […]

 

174. Il ne mentionne pas combien de fois il a joué le rôle de procureur dans ces quelque 225 affaires. Si M. Rehkopf était si préoccupé par les inégalités au sein du système de justice militaire, à tout le moins en ce qui concerne les homosexuels dans les forces armées, il est possible de se demander comment il a fait, quand il a agi à titre de procureur dans ce type d’affaires militaires, pour maîtriser ses émotions ou continuer à poursuivre des déserteurs (en supposant que l’homosexualité était en cause dans certains cas), à la lumière de ses affirmations à propos des injustices et des peines draconiennes infligées par les juges des cours martiales à des accusés qui se trouvent dans la même situation que la demandeure d’asile.

 

 

 

[69]           Cette conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Rehkopf pose problème de plus d’une manière. Le défendeur a raison de souligner que M. Rehkopf n’avait pas été reconnu comme expert par la Commission et qu’il ne connaissait pas personnellement la demanderesse ni sa situation exacte. Cela dit, je suis d’avis que son affidavit valait plus que l’opinion d’une personne ordinaire que le commissaire pouvait rejeter sans motif. De toute évidence, M. Rehkopf avait beaucoup d’expérience en tant qu’avocat militaire et avait agi à titre d’avocat de la défense, de procureur et de juge pendant de nombreuses années. Le commissaire était tout à fait libre de se fier à une autre preuve qu’à celle fournie par M. Rehkopf. Le problème est que le commissaire a décidé de ne pas tenir compte de l’expérience et de l’expertise de M. Rehkopf sans fournir de motif ni faire mention d'une preuve contraire. En fait, le commissaire ne disposait d’absolument aucune preuve contredisant le témoignage de M. Rehkopf.

 

[70]           Le commissaire a fait judicieusement remarquer que M. Rehkopf formule quelques hypothèses dans son affidavit qui doivent être rejetées comme étant des conjectures. Il s’agit d’une remarque pertinente, mais il n’en donne qu’un seul exemple. Il aurait pu être utile que le commissaire mentionne les autres hypothèses qu’il estimait injustifiées, car il n’y a bien sûr qu’un pas entre présenter une opinion et formuler des hypothèses sans fondement. En outre, le commissaire tire une conjecture (celle voulant que le meurtre du soldat Winchell fût un acte isolé) pour affirmer que M. Rehkopf n’était pas crédible. De manière semblable, il semble tenir pour acquis que la politique [traduction] « ne rien demander, ne rien dire », si elle était contestée, serait jugée inconstitutionnelle. Non seulement il s’agit d’une hypothèse, au mieux, plus que douteuse (le commissaire ne présente aucune analyse du droit à l’appui de son point de vue), mais elle n’est d’aucune utilité pour déterminer comment la demanderesse serait traitée entre‑temps, si elle retournait aux États‑Unis. Enfin, il cite un article de journal publié après l’audience, selon lequel on s’attend à ce que le président Obama abroge la politique [traduction] « ne rien demander, ne rien dire », et en déduit que cela [traduction] « ferait disparaître » la plupart, si ce n’est la totalité, des « munitions » actuellement utilisées par les parties poursuivantes des cours martiales américaines dans des cas comme celui de la demanderesse. Cette considération était elle aussi tout à fait inappropriée, car elle relève purement de la conjecture et ne change rien à l’état du droit tel qu’il était appliqué au moment où le commissaire a rendu sa décision. 

 

[71]           La seule raison fournie par le commissaire pour rejeter l’affidavit de M. Rehkopf était la contradiction apparente entre la position que celui‑ci défend aujourd’hui et le fait qu’il ait travaillé comme procureur de poursuite dans des affaires de désertion. Bien que cela puisse raisonnablement soulever des questions quant aux motivations du témoignage de M. Rehkopf, cela ne suffit pas en soi à mettre en doute son opinion. D’ailleurs, on pourrait soutenir que son opinion n’en est que plus convaincante, puisqu’il a eu l’avantage d’apprendre par expérience personnelle non seulement les principes du droit applicable, mais comment ils se traduisent dans les faits. M. Rehkopf n’a jamais été contre‑interrogé au sujet de son affidavit, de sorte que nous ne saurons jamais comment il concilie les opinions exprimées dans son affidavit et ses expériences de travail passées. Il se peut fort bien, par exemple, qu’il n’ait jamais eu à s’occuper de poursuites contre des déserteurs dans des cas où l’homosexualité jouait un rôle, contrairement à l’hypothèse sans fondement formulée par le commissaire. Je suis donc d’avis qu’il était tout à fait inapproprié pour le commissaire d’affirmer que M. Rehkopf n’était pas crédible, et que, pour ce faire, il s’est appuyé en partie sur de pures conjectures.

 

[72]           L’avocat du défendeur a avancé que l’opinion de M. Rehkopf avait été rejetée parce que ce dernier n’avait pas fait preuve de l’impartialité et de l’objectivité nécessaires pour rendre son témoignage fiable et qu’il avait plutôt pris position en tant que défenseur d’une cause. En reprenant le même exemple que la Commission (c’est‑à‑dire la supposition de M. Rehkopf selon laquelle la demanderesse ne recevrait aucun salaire parce que son dossier de paie aurait été « perdu » et qu’elle serait moins bien traitée qu’un revendeur de drogues), il soutient que l’affidavit de M. Rehkopf ressemble à celui d’un militant, car il foisonne de suppositions et de conjectures.

 

[73]           Après avoir lu attentivement l’affidavit de M. Rehkopf, je ne suis pas prêt à aller aussi loin. Comme je l’ai mentionné précédemment, le rôle d’un expert est d’offrir une opinion fondée sur les conclusions qu’il tire à partir de faits. Bien sûr, l’exactitude et la fiabilité des faits servant de fondement à l’opinion sont cruciales lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur qui doit être accordée au témoignage de l’expert. En l’espèce, le commissaire, en plus de juger crédible le récit de la demanderesse, n’a pas, en invoquant une preuve contraire, contesté les faits sur lesquels se fondait l’opinion de M. Rehkopf. Bien que certaines remarques formulées par M. Rehkopf aient pu très bien n’avoir que peu de valeur puisqu’elles tendaient au militantisme, elles ne justifiaient certainement pas le rejet pur et simple de l’affidavit dans son ensemble. 

 

[74]           L’argument du défendeur pose un autre problème, peut-être encore plus important. Nulle part dans ses motifs le commissaire n’avance une telle explication pour justifier le rejet du témoignage de M. Rehkopf. Il est de jurisprudence constante que, en contrôle judiciaire, ce sont les motifs exposés par la Commission qui doivent être examinés; on ne saurait accepter la rationalisation que propose, après coup, la partie voulant voir la décision confirmée.

 

[75]           Il peut être dit la même chose de l’autre argument du défendeur selon lequel l’opinion de M. Rehkopf visait à apporter une réponse aux questions relevant de la Commission, comme l’existence de la protection étatique ou la ligne de démarcation entre poursuites et persécution. Le commissaire a affirmé,  à juste titre, que c’est à lui qu’il incombait, et non à M. Rehkopf, de tracer la limite entre poursuites et persécution dans l’application du Code unifié de justice militaire. De manière semblable, il avait clairement le droit de s’en tenir à l’interprétation voulant que le Code, en tant que loi d’application générale, s’appliquait de façon non discriminatoire et de rejeter l’opinion de M. Rehkopf à cet égard. Cependant, le commissaire n’écrit nulle part qu’il rejette l’affidavit en entier parce que M. Rehkopf fait connaître son opinion sur les modalités d’application du droit interne. Certes, cela aurait été excessif. 

 

[76]           M. Rehkopf n’a pas donné son avis sur la question de savoir si la demanderesse était une réfugiée en droit canadien. Il n’a pas non plus prétendu affirmer de façon catégorique que la demanderesse serait persécutée si elle était renvoyée aux États‑Unis. Bien au contraire, il a reconnu qu’il n’était pas facile d’établir où se terminent les poursuites et où commence la persécution et il s’est contenté de décrire la situation à laquelle la demanderesse devrait vraisemblablement faire face si elle devait retourner aux États‑Unis (voir les pages 20 et 21 de son affidavit, pièce 20 de l’affidavit de la demanderesse). Il s’est également dit d’avis que, selon le droit américain, canadien et européen, la situation à laquelle ferait face Mme Smith en raison de son orientation sexuelle est du type qui est condamné par la communauté internationale comme étant contraire aux règles élémentaires du comportement humain. Je ne vois pas en quoi cet avis outrepasse le champ habituel de compétence d’un expert exprimant son opinion. M. Rehkopf s’est gardé de donner son avis sur la question principale devant être tranchée par le commissaire.  

 

[77]           Pour ce qui est du point de vue que M. Rehkopf a donné sur les décisions de la Cour et sur l'arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Hinzman, il n’était pas inapproprié non plus.  Il est vrai qu’un tribunal canadien ne recevra pas de témoignages d’opinion au sujet du droit interne : voir R. c. Graat, [1982] 2 R.C.S. 819; Ugbazghi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 694, au paragraphe 27. Mais ce n’est pas ce qu’a fait M. Rehkopf dans son affidavit. Il connaît bien le danger et prend la peine de souligner qu’il ne tente pas de donner un avis juridique sur le droit canadien (voir la note 11 de son affidavit). En fait, il prétend appliquer les exigences énoncées dans Hinzman à propos de la protection de l’État et affirme simplement ne pas souscrire à l’opinion voulant que le Code unifié de justice militaire, bien qu’il s’agisse en théorie d’une loi d’application générale, soit toujours appliqué d’une façon non discriminatoire, d’abord parce que les principes du droit sont une chose et que leur application peut se révéler en être une tout autre en pratique, ensuite parce que son application est limitée aux personnes ayant effectivement le statut de militaire. Il s’agit de conclusions de fait qui ne s’éloignent pas des principes juridiques adoptés par la Cour ainsi que par la Cour d’appel dans Hinzman et que M. Rehkopf avait le droit de tirer compte tenu de son expérience et de son expertise en droit militaire américain.

 

[78]           Après avoir rejeté le témoignage de M. Rehkopf, le commissaire a invoqué l’arrêt de la Cour d’appel fédérale pour étayer l’affirmation selon laquelle le Code unifié de justice militaire est une loi d’application générale qui est appliquée de façon non discriminatoire et il a également conclu qu’aucun élément de preuve crédible ne permettait de croire que la demanderesse n’obtiendrait pas une audience équitable si elle devait retourner aux États‑Unis. Compte tenu de la preuve dont il disposait, je ne crois pas que le commissaire pouvait raisonnablement tirer cette conclusion.

 

[79]            Il incombait à la Commission de déterminer si la demanderesse serait persécutée si elle devait retourner dans son pays. Il est énoncé au paragraphe 167 du Guide du HCNUR que « [l]a crainte des poursuites et du châtiment pour désertion ou insoumission ne constitue pas pour autant une crainte justifiée d’être victime de persécutions au sens de la définition ». Cependant, il est ensuite affirmé au paragraphe 168 :

Il va de soi qu’une personne n’est pas un réfugié si la seule raison pour laquelle elle a déserté ou n’a pas rejoint son corps comme elle en avait reçu l’ordre est son aversion du service militaire ou sa peur du combat. Elle peut, cependant, être un réfugié si sa désertion ou son insoumission s’accompagnent de motifs valables de quitter son pays ou de demeurer hors de son pays ou si elle a de quelque autre manière, au sens de la définition, des raisons de craindre d’être persécutée.

 

 

 

[80]           Une des exceptions que prévoit le Guide se trouve au paragraphe 169 et elle vise la situation d’un demandeur pouvant établir qu’il a été victime d’une forme de traitement discriminatoire avant, pendant ou même après son service militaire. La Cour d’appel fédérale a implicitement fait référence à cette exception dans l’arrêt Hinzman, au paragraphe 31 :

[31]      Finalement, la Commission a examiné si la peine à laquelle les demandeurs devraient faire face à leur retour aux États‑Unis constituait en soi de la persécution. Selon la Commission, les appelants auraient à montrer, pour prouver cette prétention, que les dispositions pertinentes de l’Uniform Code of Military Justice (UCMJ) (le code uniforme de justice militaire) des États‑Unis seraient appliquées dans leur cas d’une manière discriminatoire ou constituant une peine ou un traitement cruel ou inusité.

 

 

 

[81]           Dans cet arrêt, la Cour d’appel avait en fin de compte conclu que le Code unifié de justice militaire était une loi d’application générale qui était appliquée de façon non discriminatoire. Cependant, cette conclusion avait été tirée compte tenu des nombreuses dispositions et protections d’ordre procédural visant à assurer que les objecteurs de conscience puissent demander à être exemptés du service militaire ou soient affectés à des tâches non reliées au combat, comme l’énonce clairement le paragraphe 47 de cet arrêt.

 

[82]           La demanderesse ne prétend pas simplement être objecteur de conscience ou craindre d’être punie si elle devait retourner dans son pays. Au cœur de la demande d’asile de la demanderesse se trouve le fait qu’elle est une membre lesbienne de l’armée américaine, qui a été harcelée et menacée dans la même base où un membre gai de l’armée a été battu à mort et qui ne croit pas pouvoir compter sur ses supérieurs pour la protéger. Elle craint d’être punie pour avoir quitté une situation mettant sa vie en danger.

 

[83]           Le commissaire était tenu de déterminer si la demanderesse subirait de la persécution en raison de la loi à laquelle elle serait assujettie et du processus par lequel cette loi lui serait appliquée. Il ne suffisait pas pour le commissaire d’affirmer qu’il n’était « pas en mesure de défendre ni de critiquer ». Déterminer si un demandeur craint avec raison d’être persécuté en raison, entre autres choses, de son appartenance à un groupe social s’il est renvoyé dans son pays d’origine fait partie intégrante de l’examen d’une demande d’asile.

 

[84]           La demanderesse a présenté à la Commission une preuve montrant que la peine à laquelle elle serait exposée en cour martiale découlerait d’un manquement à une loi qui porte atteinte à un des droits fondamentaux de la personne et, par conséquent, dont l’application crée une discrimination fondée sur un des motifs prévus à la Convention. En particulier, la demanderesse risquerait d’être poursuivie en cour martiale pour les crimes militaires d’absence sans autorisation, de désertion, de désertion pour éviter d’avoir à accomplir des tâches dangereuses et d’indécence (pour s’être livrée à des actes homosexuels) punissables suivant le Code unifié de justice militaire. Pourtant, le commissaire disposait d’une preuve montrant que la Cour suprême des États‑Unis avait déclaré inconstitutionnelle une loi d’un État criminalisant le fait pour deux adultes consentants de même sexe de se livrer à la « sodomie ». La Note d’orientation du HCR sur les demandes de reconnaissance du statut de réfugié relatives à l’orientation sexuelle et à l’identité sexuelle (pièce 35 de l’affidavit de la demanderesse) énonce également que la discrimination et la maltraitance physiques, sexuelles et verbales des gais et lesbiennes, lorsqu’elles ne sont pas punies, peuvent constituer le fondement d’une demande d’asile. De manière semblable, la Note prévoit de surcroît que « [l]a contrainte d’abandonner ou de cacher son orientation sexuelle et son identité [sexuelle], lorsqu’elle a lieu à l’instigation de l’État ou que l’État ferme les yeux sur cette contrainte, peut constituer de la persécution » (au paragraphe 12). Le commissaire ne pouvait pas faire fi de cet élément de preuve et il devait l’analyser de manière adéquate avant de conclure que le Code était une loi d’application générale et était appliqué d’une façon non discriminatoire.

 

[85]           La Cour d’appel fédérale a également reconnu qu’un demandeur peut être déclaré réfugié au sens de la Convention même s’il est conclu qu’une loi est, à première vue, d’application générale. Ce peut être le cas, par exemple, si la loi est appliquée de façon sélective ou si la punition ou le traitement imposés en vertu d’une règle d’application générale sont complètement disproportionnés par rapport à l’objectif de la règle : voir Cheung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 2 C.F. 314, aux paragraphes 16 et 17. La décision rendue récemment par la Cour dans Rivera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 814, illustre de façon utile et saisissante ce principe. En conséquence, le commissaire ne pouvait pas faire fi de la preuve donnant à entendre que les homosexuels étaient traités de façon inégale devant les cours martiales, à la fois dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’intenter des poursuites et dans l’imposition de la peine. De plus, le commissaire disposait tant dans les documents portés à son attention que dans l’affidavit de M. Rehkopf d’une preuve révélant que les juges militaires ne sont pas indépendants, car ils font partie de la chaîne de commandement et dépendent de leurs officiers supérieurs pour leurs promotions et leurs affectations subséquentes, que les autorités convocatrices déterminent si un membre de l’armée sera poursuivi et sélectionnent les jurés potentiels, et qu’il n’existe pas de méthode appliquée de façon uniforme ou constante dans l’établissement des peines imposées aux militaires déclarés coupables de s’être absentés sans autorisation ou d’avoir déserté. Bien que ces affirmations semblent contredire les conclusions tirées par la Commission, et par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hinzman, il faut se rappeler que ces conclusions de fait avaient été tirées à partir de la preuve soumise par les parties dans cette affaire. En fait, la Cour d’appel a fait observer dans Hinzman (au paragraphe 49) que la Commission ne disposait d’aucune preuve montrant que les juges militaires n’étaient pas indépendants ou que la procédure par laquelle la loi serait appliquée au demandeur était discriminatoire. En outre, l’arrêt Hinzman a été rendu dans le contexte particulier d’une demande d’asile fondée sur l’objection de conscience, et non sur l’orientation sexuelle. Par conséquent, il incombait au commissaire d’évaluer l’équité des procédures en cour martiale à la lumière de l’ensemble des faits particuliers et de la preuve qui étaient devant lui.

 

[86]           Considérons ceci un instant : il semble qu’il soit généralement tenu pour acquis qu’il ne revient pas à la Cour, ni à aucun autre tribunal judiciaire ou administratif canadien d’ailleurs, de statuer sur la constitutionnalité d’une loi étrangère ou sur sa compatibilité avec la Charte canadienne des droits et libertés. Cependant, il y a des précédents établissant qu’un tribunal national peut effectivement statuer sur la constitutionnalité d’une loi étrangère si une preuve pertinente est déposée à l’appui ou en contestation de la validité d’une loi et si la question de la constitutionnalité est accessoire au litige : voir Estonian Cargo and Passenger S.S. Line c. S.S. Elise and Messrs. Laane and Baltser, [1948] C. de l’É. 435, page 451; plus récemment : Hunt c. T&C plc, [1993] 4 R.C.S. 289, paragraphes 28 à 32. En l’espèce, la question de la constitutionnalité des dispositions pertinentes du Code unifié de justice militaire n’a pas été plaidée par les parties. En outre, il n’est pas nécessaire de trancher cette question pour que la Cour statue sur la présente affaire dans le contexte d’un contrôle judiciaire. Je m’abstiendrai donc de me prononcer sur la question. Cela étant dit, même s’il faut faire preuve de retenue lorsqu'il s'agit de la constitutionnalité d’une loi étrangère, le commissaire avait néanmoins l’obligation de déterminer si le Code unifié de justice militaire, malgré qu’il s’agisse à première vue d’une loi d’application générale, était appliqué d’une façon non discriminatoire aux États-Unis, et ce, tant du point de vue du fond que de celui de la forme.

 

[87]           Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le commissaire a commis une erreur non seulement en concluant que la demanderesse n’avait pas présenté de preuve claire et convaincante de l’incapacité des États‑Unis à la protéger, mais encore en concluant qu’elle n’avait pas prouvé l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution fondée sur un motif prévu à la Convention ou prouvé qu’elle risquait vraisemblablement d’être soumise à la torture ou d’être exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle retournait aux États‑Unis. Vu l'effet cumulatif des erreurs commises par le commissaire dans l’évaluation de la preuve dont il disposait, ses conclusions sont déraisonnables.

 

[88]           La demanderesse a proposé la certification des deux questions suivantes :

[traduction]

                                             i.                        Lorsqu’un demandeur d’asile demande au commissaire d’évaluer une preuve réfutant la présomption selon laquelle le processus judiciaire ou les lois auxquels il serait assujetti dans son pays d’origine sont des règles d’application générale et alléguant donc qu’elles entraînent de la persécution, le commissaire est‑il tenu de se pencher sur la question lorsqu’il tire des conclusions quant à la protection de l’État?

 

                                           ii.                        Le commissaire est-il tenu de présenter une analyse étayée par la preuve lorsqu’il conclut que les observations issues de l’expérience et de l’expertise d’un expert qui ont été soumises à la Commission ne sont pas crédibles?

 

 

 

[89]           Il est à noter que la demanderesse propose la certification de ces questions uniquement au cas où elle n’obtiendrait pas gain de cause en contrôle judiciaire. Je conviens avec le défendeur qu’il s’agit d’une façon de procéder très inhabituelle et inappropriée. Si une question a vraiment une portée générale permettant de trancher un appel, sa certification ne devrait pas dépendre du succès ou de l’échec de l’une des parties.

 

[90]           Cela dit, les explications fournies par la demanderesse à l’appui des deux questions qu’elle propose ressemblent plus à des arguments supplémentaires présentés dans le cadre du contrôle judiciaire qu’à de véritables raisons de soumettre ces questions à la Cour d’appel. Étant donné que j’ai déjà abordé dans les motifs tous les éléments soulevés par la demanderesse dans ses observations relatives aux deux questions proposées, il n’y a rien à ajouter. Il suffit de dire qu’elles ne satisfont pas aux critères énoncés dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage (1994), 176 N.R. 4. Quant au droit se rapportant à la distinction entre poursuites et persécution ainsi qu’à la question de savoir si une loi donnée qui est à première vue une loi d’application générale est en fait susceptible d’être appliquée de façon discriminatoire, il a déjà été examiné par la Cour d’appel fédérale à de nombreuses reprises et n’a pas à être réexaminé dans le contexte de l’espèce. Ce qui fait quelque peu sortir de l’ordinaire la présente affaire n’a pas tant à voir avec les principes de droit en cause qu’avec les faits sur lesquels elle repose. Par conséquent, les questions proposées ne sont pas de celles qui transcendent les intérêts immédiats des parties. Pour cette raison, je décide de ne pas les certifier. 

 


ORDONNANCE

 

La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-677-09

 

INTITULÉ :                                                   BETHANY LANAE SMITH

 

                                                                        c.

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 8 SEPTEMBRE 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 20 NOVEMBRE 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jamie Liew

 

POUR LA DEMANDERESSE

Brian Harvey

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Galldin Liew

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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