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Cour fédérale

 

 

 

 

 

 

                      

 

Federal Court

 


Date : 20090723

Dossier : IMM-50-09

Référence : 2009 CF 745

Ottawa (Ontario), le 23 juillet 2009

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

FUAD MASUD AL MANSURI

NURIA BEN AMER

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant la décision datée du 5 septembre 2008 par laquelle L. Krajcovic (l’agent) a décidé que les demandeurs ne s’exposaient à aucun risque en Libye et a donc refusé leurs demandes en vue d’obtenir la protection du ministre. Après avoir examiné avec soin le dossier des demandeurs, de même que les observations écrites et orales des deux parties, je suis arrivé à la conclusion que l’agent a commis une erreur en évaluant les nouveaux éléments de preuve se rapportant à la demande d’asile que les demandeurs ont présentée sur place.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Ma collègue, la juge Eleanor R. Dawson, a bien résumé le contexte dans lequel s’inscrit la demande d’asile des demandeurs dans ses motifs concernant le rejet de la demande de contrôle judiciaire relative à la première décision d’ERAR : voir Fuad Al Mansuri et Nuria Ben Amer c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et Solliciteur général), 2007 CF 22.

 

[3]               Les demandeurs sont citoyens de la Libye. Ils sont entrés au Canada le 1er janvier 1999, en laissant leurs deux enfants en Libye car le gouvernement a semble-t-il refusé de délivrer les visas d’enfant qui leur auraient permis de voyager avec leurs parents. Le couple a eu par la suite quatre enfants nés au Canada, mais l’un d’eux est décédé en 2005.

 

[4]               La crainte qu’ont les demandeurs de retourner en Libye découle de la réticence du demandeur principal à collaborer avec les Services du renseignement libyens. Il prétend qu’après avoir accompli son service militaire en 1994, il a été recruté de force par les Services du renseignement pour dénoncer tout sentiment antigouvernemental qui serait exprimé à son lieu de travail. En mai 1998, l’Armée a ordonné à tous les anciens militaires ayant servi entre certaines dates de se rendre dans l’est de la Libye pour lutter contre de présumés terroristes qui étaient entrés dans le pays. À l’époque, le fils des demandeurs était hospitalisé aux soins intensifs, et le demandeur principal ne s’est donc pas présenté pour accomplir son service militaire. Il a été arrêté et a passé 18 jours en prison pendant que le gouvernement essayait de confirmer son récit. Le demandeur allègue que, pendant ce temps, il a été constamment harcelé et torturé psychologiquement. On l’a aussi prévenu que, s’il omettait de nouveau d’obtempérer à un ordre, il serait exécuté.

 

[5]               En décembre 1998, le demandeur a reçu du chef des Services du renseignement militaire en personne l’ordre de se rendre en Roumanie en vue d’assassiner un ressortissant libyen qui  vivait dans ce pays. C’est à ce moment-là que les demandeurs ont décidé de fuir le pays. À leur arrivée au Canada en janvier 1999, ils ont demandé l’asile.

 

[6]               La Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur était exclu de la protection du Canada en application de la section 1F)a) de la Convention sur les réfugiés en raison de ses liens avec les Services du renseignement libyens. La Commission a en outre tenu compte de l’inclusion, et elle a conclu que le récit du demandeur était peu vraisemblable car il ne se pouvait pas que les Services du renseignement libyens l’aient gardé à leur service et lui aient confié une mission à l’étranger après qu’il eut censément refusé plus tôt d’exécuter un ordre. La Commission a conclu que le récit tout entier était peu vraisemblable et qu’il ne cadrait pas avec les méthodes de fonctionnement connues des Services du renseignement libyens. Comme la demanderesse avait fondé sa demande sur celle de son époux, la sienne aussi a été rejetée car elle était dénuée de tout fondement objectif. En mai 2001, la Cour a rejeté la demande d’autorisation des demandeurs en vue de faire contrôler la décision de la Commission.

 

[7]               Les demandeurs ont ensuite demandé un examen des risques avant renvoi (ERAR). Outre les motifs invoqués dans leur demande d’asile, ils ont soutenu qu’ils s’exposeraient à des risques s’ils étaient renvoyés en Lybie car, dans ce pays, les demandeurs d’asile sont victimes de violation des droits de la personne. Seul l’agent d’ERAR pouvait examiner convenablement la demande de M. Al Mansuri en fonction des motifs énoncés à l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), parce que la demande d’asile de ce dernier avait été rejetée en vertu de la section 1F)a) de la Convention sur les réfugiés.

 

[8]               La preuve produite dans le cadre de cette demande comprenait une lettre du père de M. Al Mansuri et un mandat d’arrestation délivré trois semaines après le départ des demandeurs de la Libye. L’agent qui a évalué la demande d’ERAR n’a pas conclu que la lettre et le mandat d’arrestation étaient une preuve crédible, car il s’agissait des seuls documents qu’on avait reçus de la Libye et qu’ils ne s’étaient matérialisés qu’après que l’on avait fait part aux demandeurs des dispositions relatives à leur renvoi du Canada. Pour orienter sa décision, l’agent s’est fondé sur les expériences personnelles des demandeurs ainsi que sur celles de leur famille. Il a signalé que le gouvernement libyen traite sans pitié les dissidents et qu’il ne recourt pas à des mandats d’arrestation mais à des mesures d’arrestation et de détention arbitraires. Il a exprimé l’avis que, si le demandeur était véritablement un dissident, les autorités auraient réagi avec véhémence à son égard. Il s’est également appuyé sur les conclusions de la Commission selon lesquelles le récit des demandeurs était peu plausible et sans fondement. Il n’a pas retenu la prétention des demandeurs selon laquelle ils s’exposaient à un risque en tant que demandeurs d’asile de retour. La juge Dawson a rejeté la demande de contrôle judiciaire de cette décision en janvier 2007 (précitée).

 

[9]               Les demandeurs ont présenté une autre demande d’ERAR en octobre 2007. C’est le rejet de cette seconde demande qui est l’objet du présent litige.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

 

[10]           En rejetant la seconde demande de protection, l’agent s’est fondé dans une large mesure sur les décisions antérieures concernant le dossier des demandeurs, en particulier les conclusions découlant du premier ERAR. Il a ensuite pris en considération les nouveaux éléments de preuve des demandeurs, lesquels consistaient en une lettre du coordonnateur des réfugiés du bureau d’Amnistie Internationale de Toronto, portant expressément sur le dossier des demandeurs, un article sur les demandeurs qui a été publié dans le Star de Windsor, une lettre adressée au premier ministre du Canada par le président de l’American Libyan Freedom Alliance et affichée sur Internet, suppliant d’accorder l’asile politique à M. Al Mansuri et faisant référence au cas d’un autre citoyen libyen expulsé du Canada en 2002 et ensuite emprisonné à perpétuité après son retour au pays, de même qu’une preuve documentaire comprenant un document intitulé « United States Department of State Country Reports on Human Rights Practices in Libya (2007) », un rapport d’Amnistie Internationale sur la Libye (2007), ainsi qu’un rapport intitulé « Human Rights Watch World Report on Libya (2008) ».

 

[11]           En ce qui concerne la lettre d’Amnistie Internationale, l’agent a reconnu qu’une lettre aussi détaillée a un poids considérable, mais il a jugé que les conclusions tirées dans ce document étaient [traduction« problématiques » en ce sens qu’elles étaient fondées sur le propre récit des demandeurs, qui avait été jugé peu crédible. En outre, il a conclu que les faits sur lesquels reposaient les conclusions tirées dans la lettre n’avaient pas été établis. En particulier, même s’il a conclu que la preuve montrait que le gouvernement libyen était au courant de la présence des demandeurs au Canada, il n’y avait aucune preuve que ce gouvernement était au courant des détails de la demande d’asile des demandeurs. Il a indiqué de plus qu’il n’y avait aucune preuve que les demandeurs avaient formulé des allégations publiques quelconques contre le gouvernement libyen.

 

[12]           L’agent a ensuite pris en considération la preuve documentaire et en a cité de nombreux passages. Il a ensuite conclu que, même si la preuve révélait que les dissidents risquaient d’être arrêtés, gardés en détention et victimes de violations des droits de la personne, les demandeurs ne se trouvaient pas dans une situation similaire à celle des dissidents dont il était question dans la preuve. Plus précisément, il a écrit :

[traduction

Les demandeurs prétendent qu’ils risquent d’être arrêtés et gardés en détention à leur retour en Libye parce que le demandeur n’a pas obtempéré aux ordres des Services du renseignement libyens, parce qu’ils ont présenté une demande d’asile au Canada et parce que leur demande a attiré l’attention des médias. Cependant, après avoir examiné la preuve documentaire susmentionnée, je ne conclus pas que le demandeur se trouve dans une situation semblable à celle des individus qui ont été arrêtés et détenus du fait de leurs gestes politiques, et à cause desquels ils ont été perçus comme des dissidents ou des opposants politiques au gouvernement. Je ne conclus pas que le refus du demandeur d’obéir aux ordres des Services du renseignement et sa demande d’asile au Canada constituent un geste d’« activisme politique » qui soit  suffisant pour que les demandeurs s’exposent à des risques pour ce motif. De ce fait, je conclus que le demandeur n’a pas établi les faits de son dossier selon la prépondérance des probabilités, à savoir qu’il a le profil d’une personne qui est perçue comme un dissident ou un opposant politique au gouvernement.

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[13]           Dans ses observations écrites et orales, l’avocat des demandeurs a soulevé trois questions qui concernent toutes l’évaluation que l’agent a faite de la preuve. La question cruciale, me semble-t-il, consiste à savoir si l’agent a évalué convenablement le nouvel argument des demandeurs se rapportant à une demande présentée sur place, et si cette preuve nouvelle a été analysée convenablement dans ce contexte.

 

ANALYSE

 

[14]           Il n’y a pas de désaccord entre les parties quant à la norme de contrôle applicable. La détermination du risque que court une personne en retournant dans un pays particulier est en grande partie un examen de nature factuelle. La question de savoir si l’agent a tenu dûment compte de tous les éléments de preuve qui lui ont été soumis constitue manifestement la sorte de décision qui appelle une certaine retenue de la part d’une cour de révision. Il est aujourd’hui bien établi, à la suite de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, qu’une telle décision doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable : voir, par exemple, Erdogu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 407; Campbell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 682; Aleziri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 38. De ce fait, la décision ne peut être annulée que si elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

[15]           L’agent était certes en droit d’accorder peu de poids à la lettre d’Amnistie Internationale, dans la mesure où celle-ci s’inspirait du propre récit des demandeurs qui, d’après la Commission, n’était pas plausible. Le problème, cependant, est que la lettre est fondée non seulement sur les informations des demandeurs, mais aussi sur la documentation objective d’Amnistie Internationale à propos de la situation des droits de la personne en Libye, qui a ensuite été appliquée aux faits particuliers de la situation des demandeurs. En fait, les facteurs mentionnés dans la lettre qui feraient courir un risque à M. Al Mansuri n’ont rien à voir avec la crédibilité des demandeurs. Ces facteurs incluent le fait que M. Al Mansuri était un employé du gouvernement libyen et qu’il n’est pas retourné en Libye mais a présenté une demande d’asile au Canada, les autorités libyennes sont au fait des détails de cette demande et de sa présence au Canada, il a fait des allégations publiques contre les autorités libyennes, et les détails de l’affaire de M. Al Mansuri ont été relatés dans les médias au Canada ainsi que sur Internet.

 

[16]           Ces faits ne dépendent pas de la crédibilité de M. Al Mansouri et sont facilement vérifiables. Par exemple, la lettre adressée au premier ministre est de notoriété publique et la lettre d’Amnistie Internationale renvoie au site Web où il est possible de la trouver. Cette lettre expose en détail les conséquences qu’ont eues les gestes du gouvernement canadien à l’endroit de personnes se trouvant dans une situation semblable qui ont été renvoyées en Libye. Cependant, il n’en a été question que brièvement dans les motifs de l’agent, sans analyse aucune.

 

[17]           L’agent se demande aussi si les détails de la demande d’asile des demandeurs sont connus des autorités libyennes, et si le demandeur a formulé contre ces dernières des allégations publiques. C’est pour cette raison que l’agent met en doute les conclusions qu’Amnistie Internationale a tirées et qu’il conclut en fin de compte que les demandeurs ne se trouvent pas dans une situation similaire à celle des individus qui ont été arrêtés et détenus parce qu’ils étaient perçus comme des dissidents ou des opposants politiques au gouvernement.

 

[18]           Cette conclusion est viciée et non étayée par la preuve. La lettre d’Amnistie Internationale elle-même indique clairement que les demandeurs sollicitent le statut de réfugié et que M. Al Mansouri s’oppose au gouvernement. La lettre de l’American Libyan Freedom Alliance indique elle aussi que M. Al Mansouri a demandé l’asile politique. Le simple fait qu’une organisation non gouvernementale telle qu’Amnistie Internationale et un groupe dissident prônant l’avènement d’une démocratie constitutionnelle en Libye soutiennent M. Al Mansouri et son épouse serait, selon toute vraisemblance, suffisant pour rendre les demandeurs suspects aux yeux des autorités libyennes.

 

[19]           Mais il y a plus. La publicité entourant la demande d’asile de M. Al Mansouri et les tentatives que fait ce dernier pour rester au Canada ont été publicisées dans les médias, et il y a une preuve que les demandeurs d’asile déboutés que l’on renvoie en Libye sont harcelés, intimidés, détenus et torturés. Il se peut fort bien que, comme le laisse entendre le défendeur, les autorités libyennes ne lisent pas tous les jours le Star de Windsor, mais il suffit de chercher le nom du demandeur au moyen d’un moteur de recherche Internet pour le trouver, et tomber sur d’autres sites liés au récit des demandeurs.

 

[20]           Je suis donc d’avis que l’agent n’a pas évalué convenablement la preuve qu’il avait en main et qu’il a omis de considérer de manière appropriée la demande que les demandeurs ont présentée sur place. L’agent pouvait se fonder sur des conclusions antérieures au sujet de la crédibilité, mais celles-ci n’étaient pas déterminantes en raison du nouveau motif invoqué par les demandeurs pour solliciter la protection des autorités canadiennes.

 

[21]           Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé une question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et l’affaire renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-50-09

 

INTITULÉ :                                       FUAD MASUD AL MANSURI ET AL.

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 23 juin 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             Le 23 juillet 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LES DEMANDEURS

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 

 

 

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