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Date : 20090622

Dossier : T-2021-08

Référence : 2009 CF 653

Toronto (Ontario), le 22 juin 2009

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

 

et

 

RAJAN AGARWAL

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration fait appel, en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi), de la décision datée du 31 octobre 2008 par laquelle le juge de la citoyenneté Normand Allaire a accueilli la demande de citoyenneté canadienne du défendeur. Le ministre sollicite l’annulation de la décision. Pour les motifs qui suivent, le présent appel est accueilli.

 

I. Contexte

[2]               Rajan Agarwal, un ressortissant de l’Inde, a acquis la résidence permanente au Canada le 2 août 2000. Il a déposé une demande de citoyenneté canadienne quatre ans plus tard, le 1er août 2004. Pour des motifs qui ne ressortent pas clairement du dossier, le demandeur n’a apparemment examiné la demande de citoyenneté qu’en 2008. La demande a été renvoyée pour audience à un juge de la citoyenneté en raison de doutes quant au respect des conditions de résidence établies dans la Loi.    

 

[3]               L’alinéa 5(1)c) de la Loi exige des citoyens éventuels qu’ils résident au Canada pendant au moins trois ans dans les quatre ans qui ont précédé le dépôt de la demande de citoyenneté. Rajan Agarwal s’est absenté du Canada durant 753 jours au cours de la période en cause.  

 

[4]               Les circonstances de l’absence du défendeur du Canada peuvent être résumées ainsi. Le défendeur a exercé la profession de radiologiste en Inde avant d’entrer au Canada, mais il ne pouvait pas pratiquer la médecine à Toronto avant d’avoir respecté la réglementation professionnelle canadienne applicable aux médecins formés à l’étranger. Il a donc fréquenté le centre de formation Kaplan à Toronto tout en travaillant à temps partiel et a passé les examens nécessaires en 2001. Même s’il les a réussis, il n’a pas été en mesure d’obtenir un poste de résident en radiologie au Canada. Il a trouvé un poste de ce genre au centre médical Wyckoff Heights à Brooklyn, dans l’État de New York, et il a quitté le Canada pour occuper ce poste le 1er juillet 2002. Il a ensuite poursuivi ses études de médecine au centre médical SUNY Downstate de Brooklyn, du 1er juillet 2003 au 30 juin 2004. Du 1er juillet 2004 au 30 juin 2007, il a continué sa résidence médicale ainsi que son programme de spécialisation et d’internat au centre médical Saint Barnabas à Livingston, au New Jersey. Le 6 juin 2007, il a obtenu son agrément en radiologie diagnostique.  Par la suite, il a poursuivi ses études dans le domaine spécialisé de la neuroradiologie du 1er juillet 2007 au 30 juin 2008 au centre médical Yale-New Haven. Au moment de son audience devant le juge de la citoyenneté, le défendeur prenait part au volet pratique de son programme de recherche au centre médical Houston V.A. et on s’attendait à ce qu’il le termine à la fin de décembre 2008.  

 

[5]               Selon le dossier, Rajan Agarwal a obtenu son agrément du American Board of Radiology le 6 juin 2007, et sa femme ainsi que son enfant, qui est né aux États-Unis d’Amérique en 2003, sont citoyens canadiens. À l’audience devant le juge de la citoyenneté, le défendeur a expliqué qu’il comptait pratiquer la médecine à Toronto ou à Mississauga, où habite la famille étendue de sa femme, après avoir terminé ses études.  

 

[6]               Le juge de la citoyenneté énumère, dans le passage suivant, les considérations qui l’ont amené à accueillir la demande du Dr Agarwal :

 

[traduction]

Les études ininterrompues du requérant intéressent sa demande de citoyenneté et ses obligations en matière de résidence au Canada.

 

[…]

 

Âgé de 40 ans, le requérant commence à peine à voir la lumière au bout de son long tunnel « de formation ». J’emploie cette analogie, car les études de médicine ne représentent pas une voie courte et facile. Souvent, les conditions telles que l’internat, la rotation des lieux de travail et les heures de travail ne sont pas laissées au choix de l’intéressé. C’est l’institution médicale chargée d’administrer les programmes de médecine qui les établit, et l’intéressé doit respecter des délais stricts.  

 

[…]

 

Dans Papadogiorgakis, 1978 2 C.F. 208, le juge en chef adjoint Thurlow a établi le principe qu’une présence physique au Canada en tout temps n’est pas une condition essentielle de résidence. De plus, le propriétaire d’une maison au Canada ne cesse pas d’y résider quand il la quitte temporairement, que ce soit pour affaires ou vacances, ou pour faire des études.  

 

Je suis convaincu, sur la foi de l’information communiquée à l’audience et de la preuve contenue dans le dossier du requérant, que celui-ci s’est établi au Canada entre la date où il a obtenu le droit d’établissement, soit le 2 août 2000, et le 1er juillet 2002, et qu’il a toujours vécu au Canada durant cette période. Sa seule absence, d’une durée de 753 jours aux États-Unis, durant la période en cause était uniquement motivée par le désir de poursuivre des études comme radiologiste, une occasion dont il ne pouvait profiter au Canada.  

 

Je fais remarquer que, selon l’interprétation la plus stricte, le requérant a passé plus de temps à l’extérieur du Canada (753 jours) qu’au pays (706 jours) durant la période pertinente, mais qu’il l’a seulement fait pour étudier.

 

Je fais aussi remarquer que, pour obtenir le titre d’associé en neuroradiologie, le requérant a dû étudier continuellement du 1er juillet 2002 jusqu’en décembre 2008. Étant donné ma connaissance des études à faire en médecine et l’intention déclarée du requérant de retourner au Canada, je qualifie cette absence du Canada de temporaire. Le requérant craint vivement de ne pas voir son statut de résident permanent renouvelé parce qu’il n’a pas été en mesure de respecter l’obligation de résider au moins deux ans sur cinq ans au Canada.

 

[…]

 

Vu la nature et la durée des études du requérant, la question du maintien de son attachement au Canada durant ses études de médecine me semble théorique, car le requérant poursuit toujours les études qui l’ont obligé à s’absenter du Canada presque à temps plein, quoiqu’il soit sur le point de les terminer.

 

[…]

 

Le requérant a exprimé le désir de devenir citoyen canadien, de retourner au Canada avec son épouse et son enfant canadiens et de servir le Canada en tant que médecin spécialiste dans le domaine de la radiologie neurologique. Vu la pénurie de médecins au Canada, surtout chez les spécialistes, le requérant obtiendrait sans délai un emploi de cette nature au Canada. Cependant, il doit d’abord acquérir la citoyenneté canadienne. 

 

Pour ces motifs et compte tenu de la jurisprudence précitée, je considère que les 706 jours passés à l’extérieur du Canada entre le 1er juillet 2002 et le 1er août 2004 dans l’unique but de poursuivre des études constituent des jours de résidence au Canada, parce que le requérant s’est clairement établi au Canada avant cette période.

 

 

II. Question en litige

[7]               Le demandeur soutient que la seule question en litige est de savoir si le juge de la citoyenneté a conclu à tort que le défendeur avait répondu au critère prescrit à l’alinéa 5(1)c) de la Loi : il devait résider au Canada pendant au moins trois ans dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande.


 

III. Analyse

[8]               Le demandeur soutient que le juge de la citoyenneté a conclu à tort que le défendeur avait répondu au critère de résidence prescrit à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Dans son mémoire des faits et du droit, l’avocate du ministre affirme que [traduction] « la présence physique est un facteur pertinent et crucial pour déterminer la période de résidence de quelqu’un » et que, [traduction] « n’ayant pas respecté les conditions de résidence par une marge aussi grande (389 jours), le défendeur n’avait pas encore droit à la citoyenneté canadienne ».   

 

[9]               Le demandeur soutient qu’il y a lieu de distinguer la présente affaire de l’affaire Papadogiorgakis invoquée par le juge de la citoyenneté. M. Papadogiorgakis a conservé une résidence au Canada lorsqu’il s’est absenté physiquement du pays pour aller à l’université aux É.-U., a travaillé au Canada durant ses vacances d’été, a gardé ses effets personnels à sa résidence canadienne durant ses études et est souvent revenu au Canada, les fins de semaine, à Noël et pendant les vacances d’été. L’avocate établit un contraste entre la situation de M. Papadogiorgakis et celle du défendeur, qui est seulement revenu au Canada pour une visite de 10 jours durant ses 25 mois d’absence, n’a pas travaillé au Canada depuis le début de ses études aux États-Unis, et n’a conservé aucun attachement au Canada durant son absence. L’avocate du ministre s’oppose à ce que l’on qualifie l’absence du Dr Agarwal du Canada de « temporaire », car la durée de celle-ci était de 6 ans au moment de l’audience, et elle parle d’une [traduction] « absence de preuve » montrant que le Dr Agarwal a conservé un attachement quelconque au Canada durant toute son absence, de près de sept ans à l’heure actuelle.

 

[10]           Toujours selon l’avocate du ministre, le juge de la citoyenneté était saisi d’une preuve montrant clairement que le Dr Agarwal n’aurait peut-être pas pu conserver son statut de résident permanent compte tenu de son absence du pays, et ce, dès 2004. La possibilité d’accorder la citoyenneté à un individu qui ne serait peut-être pas parvenu à conserver son statut de résident permanent constitue, aux dires de l’avocate, un [traduction] « résultat absurde ».  

 

[11]           Le défendeur n’est pas représenté par un avocat, n’a pas déposé de dossier et a omis de se présenter à l’audience même si on lui a signifié en bonne et due forme l’avis de demande.

 

[12]           Commentant les conditions de résidence prévues à l’article 5 de la Loi, le juge Harrington a fait observer dans Mann c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1479, que « le droit accuse un problème important ». Six ans plus tard, force est de constater, hélas, que ce commentaire demeure d’actualité.   

 

[13]           La Cour a sanctionné trois façons de calculer la période de résidence au Canada d’un citoyen éventuel : 1) le critère strict de la présence physique, tel que décrit dans Pourghasemi (Re) (1993), 62 F.T.R. 122; 2) le critère de la qualité de l’attachement qui a été formulé dans Papadogiorgakis (Re), précitée; ou 3) le critère du mode de vie centralisé énoncé dans Koo (Re), [1993] 1 C.F. 286 (1re inst.). Dans Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 164 F.T.R. 177, le juge Lutfy (plus tard juge en chef) a conclu qu’il était loisible au juge de la citoyenneté de retenir l’un ou l’autre des trois critères de résidence.

 

[14]           Il a été décidé que l’omission d’identifier le critère appliqué constitue une erreur de droit susceptible de justifier l’annulation de la décision d’un juge de la citoyenneté. En l’espèce, toutefois, le juge de la citoyenneté Allaire a utilisé le critère de l’attachement même s’il ne l’a pas identifié par son nom, compte tenu de sa mention de la décision Papadogiorgakis

 

[15]           Le demandeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que la norme de contrôle applicable à la décision d’un juge de la citoyenneté est la décision raisonnable : Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 763.

 

[16]           Je conviens avec le demandeur qu’il doit y avoir des indices de l’existence d’un attachement pour que le critère en question ait un sens; cependant, le fait de donner une interprétation trop étroite à l’attachement ne peut que donner lieu à une liste artificielle de facteurs d’attachement qui ne correspondent peut-être pas aux réalités humaines en général et aux réalités de l’immigration en particulier. Avec le respect que je dois au demandeur, je rejette l’idée que l’intention d’une personne de retourner au Canada après avoir terminé ses études n’a rien à voir avec l’attachement. Un citoyen éventuel ne peut se contenter de dire haut et fort à plusieurs reprises qu’il veut résider au Canada mais, lorsque ces déclarations sont étayées par des mesures précises qui prouvent cette intention, il n’y a pas lieu de les négliger. Dans la présente affaire, certains actes appuient l’intention déclarée, comme l’enregistrement, à titre de citoyen canadien, de l’enfant né aux É.-U. ainsi que l’obtention d’un agrément professionnel au Canada.  Dans la mesure où le juge des faits peut raisonnablement établir l’intention, j’estime qu’il est possible et nécessaire de tenir compte de cette intention au chapitre de la « qualité de l’attachement ».  

 

[17]           En l’espèce, cependant, le défendeur avait exprimé l’intention de rester au Canada, mais cela s’est avéré impossible, car il n’a pas été en mesure d’obtenir un poste de résident en médecine au Canada dans le domaine de la radiologie diagnostique. S’il est raisonnable et opportun d’examiner les faits survenus après la date de la demande qui militent en faveur d’une intention déclarée, il faut aussi examiner les faits qui militent à l’encontre de cette intention. En l’espèce, le défendeur a obtenu son agrément en radiologie diagnostique le 6 juin 2007, mais il a ensuite décidé de demeurer aux États-Unis pour participer à un programme de recherche en neuroradiologie à l’École de médecine de l’Université Yale, programme qu’il a terminé avec succès le 30 juin 2008. Dans sa lettre du 12 avril 2008 adressée au juge de la citoyenneté, le défendeur affirme : [traduction] « Je souhaite revenir au Canada et m’y établir en permanence après avoir terminé mon programme de recherche en 2008. » Il n’est toutefois pas revenu au Canada : il a décidé de rester aux États-Unis pour terminer son « programme pratique afin d’obtenir son agrément à titre de médecin spécialiste ». Bref, la preuve, examinée dans son ensemble, n’appuie pas son intention déclarée de retourner au Canada.   

 

[18]           La Cour signale également qu’on a signifié au défendeur l’avis de demande dans la présente affaire en en envoyant une copie à son adresse de Houston, au Texas, et qu’il a signé un avis de réception de Postes Canada le 17 janvier 2009. Par conséquent, malgré son intention, exprimée au juge de la citoyenneté, de retourner au Canada après avoir terminé son stage qui devait prendre fin le 31 décembre 2008, rien ne prouve qu’il a réalisé cette intention.  

 

[19]           Je suis d’avis que le juge de la citoyenneté a commis une erreur et que sa décision est déraisonnable en ce qu’il s’est fondé sur des considérations non pertinentes, soit la pénurie de médecins spécialistes et l’employabilité du défendeur au Canada. On ne peut soutenir que les commentaires du juge de la citoyenneté sur ce point sont seulement des remarques incidentes concernant des faits notoires, car il a ajouté tout de suite après que, « pour ces motifs […] le défendeur satisfait au critère de résidence prévu dans la Loi ».  

 

[20]           Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que la décision du juge de la citoyenneté n’est pas raisonnable et j’accueille le présent appel. 

 

[21]           Le demandeur a sollicité l’adjudication des dépens et a présenté un projet de mémoire de dépens fondé sur le tarif B (colonne III), dans lequel il réclame un total de 2 752,25 $ en honoraires et débours. Le projet de mémoire de dépens est raisonnable. L’octroi de dépens relève de mon pouvoir discrétionnaire, et je ne vois aucune raison de m’écarter de la règle habituelle selon laquelle la partie ayant gain de cause a droit à ses dépens.    

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

  1. L’appel est accueilli, et la décision du juge de la citoyenneté Normand Allaire en date du 31 octobre 2008 est annulée.
  2. Le demandeur a droit à ses dépens, lesquels sont fixés à 2 752,25 $.

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2021-08

 

INTITULÉ :                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION c.

                                                            RAJAN AGARWAL

                                                                                                                                                                                   

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 22 juin 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Zinn

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 22 juin 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sharon Stewart Guthrie

 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Aucune comparution

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

S.O.

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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