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Date : 20090611

Dossier : IMM-3933-08

Référence : 2009 CF 599

Ottawa (Ontario),  le 11 juin 2009

En présence de monsieur le juge O'Keefe

 

 

ENTRE :

ALENA LISITSA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               Il s’agit d’une demande fondée sur le paragraphe  72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la  LIPR ou la Loi), visant le contrôle judiciaire de la décision du 9 septembre 2008 par laquelle un agent d’exécution de la loi (l’agent) a rejeté la demande de sursis de la mesure de renvoi de la demanderesse. Le sursis de cette mesure a été prononcé par le juge Russell le 10 septembre 2008 jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution de la loi.

 

[2]               La demanderesse réclame que la décision soit déclarée nulle et invalide, ou qu’elle soit infirmée, et que la Cour lui accorde toute autre réparation qu’elle jugera à propos.

 

Contexte

 

[3]               Alena Lisitsa, (la demanderesse), est citoyenne du Bélarus. Elle est arrivée au Canada avec son conjoint de fait, Alexander Poliakov (le conjoint), en septembre 2001 en provenance d’Israël où ils vivaient et, peu après leur arrivée, ils ont  présenté séparément des demandes d’asile qui ont été rejetées. La demande d’asile de la demanderesse était fondée sur le fait qu’elle aurait été contrainte à se joindre à un réseau de prostitution; cette demande a été rejetée en octobre 2003. La demande d’asile du conjoint était fondée sur la persécution et le refus d’Israël  de lui accorder la citoyenneté.

 

[4]               Par la suite, la demanderesse a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) qui a été rejetée le 9 juillet 2008 et dont le rejet lui a été communiqué le 28 août  2008. La réaction de la demanderesse à la conclusion défavorable de l’ERAR et son refus initial de la signer pour en accuser réception ont conduit à sa détention par Citoyenneté et Immigration Canada/ Services frontaliers du Canada (CELTM). Depuis cette rencontre, la demanderesse est  détenue parce qu’on craint qu’elle ne disparaisse. En réaction, le conjoint a initialement laissé entendre qu’il voulait renoncer à ses droits à un ERAR de façon à ce qu’il soit renvoyé ainsi que la demanderesse; il a cependant ultérieurement décidé qu’il allait tenter de faire remettre en liberté la demanderesse au moyen d’une caution. Malgré ses efforts, la demanderesse est toujours au centre de détention.

 

[5]               Avant de déposer la demande d’ERAR, la demanderesse et son conjoint ont été informés de la possibilité de solliciter la résidence permanente en invoquant des motifs d’ordre humanitaire. Une demande de cette nature a été soumise en juin 2007. Le dossier a été transféré de Vegreville, en Alberta, au bureau de Scarborough en octobre 2007. La demanderesse et son conjoint ont demandé que leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit jugée dans le cadre du processus accéléré, mais Citoyenneté et Immigration Canada est incapable d’accéder à cette demande pour des motifs d’équité à l’égard des autres demandeurs.

 

[6]               Le fondement de la demande de report de renvoi est d’éviter la séparation de la demanderesse et de son conjoint dont la situation est compliquée en raison du fait qu’il serait apatride. Alors qu’il était un jeune garçon et après le décès de sa mère, il a quitté l’Azerbaïdjan pour Israël avec sa tante. Bien que lui et sa famille adoptive aient initialement été reçus comme résidents permanents parce qu’ils étaient juifs, cette appartenance a par la suite été remise en question par les autorités israéliennes et leur citoyenneté leur a été retirée. Entretemps, l’Azerbaïdjan a déclaré son indépendance de l’Union soviétique ce qui a eu pour effet de priver le conjoint de la possibilité de présenter une demande pure et simple de citoyenneté. Le processus de renvoi du conjoint semble au point mort et le CELTM a demandé et obtenu la collaboration du conjoint de la demanderesse afin de résoudre la question en tentant d’obtenir des documents de voyage de l’ambassade de l’Azerbaïdjan à Ottawa. Entretemps, la mesure de renvoi de la demanderesse suit son cours.

 

La décision de l’agent

 

[7]               Le 9 septembre, l’agent d’exécution de la loi a rejeté la demande présentée par la demanderesse de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre elle. L’agent a déclaré qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [traduction] « n’est pas un obstacle au renvoi [...] et ne doit donc pas servir de stratégie visant à empêcher l’exécution d’une mesure de renvoi ». Précisons que la demanderesse et son conjoint ont attendu jusqu’en 2007, [traduction] « longtemps après le rejet de leur demande d’asile » pour présenter une demande de résidence permanente. L’agent a également souligné que la durée normale de traitement d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire transférée au bureau de Scarborough était de 24 à 28 mois et qu’il n’y aurait pas de processus accéléré pour la demande.

 

[8]               L’agent a alors examiné le fondement de la demande et il a déclaré qu’elle reposait en grande partie sur le conjoint de la demanderesse. L’agent n’a pas assimilé la difficulté constante d’obtenir un document de voyage à l’état d’apatride du conjoint de la demanderesse et il a déclaré que rien  au dossier du conjoint de la demanderesse n’indique qu’il ne peut retourner en Israël ou en Azerbaïdjan. L’agent trouve également [traduction] « intéressant » le fait que le conjoint de la demanderesse soit retourné de son propre gré en Israël en 2000 et qu’il revienne un an plus tard au Canada muni d’un passeport israélien valide avant de présenter sa demande d’asile. L’agent doute qu’il ne puisse retourner car selon les déclarations de l’agent [traduction] « ces documents ne sont jamais délivrés à quelqu’un dont le statut n’a jamais été reconnu en Israël ».

 

[9]               L’agent a conclu que les renseignements présentés ne l’avaient pas convaincu que le sursis constituait [traduction] « la mesure appropriée compte tenu des circonstances en l’espèce ».

 

Les questions en litige

 

[10]           Les questions suivantes ont été soulevées par la demanderesse :

            1.         La décision de l’agent de ne pas différer le renvoi de la demanderesse est-elle déraisonnable? Plus particulièrement, l’agent a-t-il limité son pouvoir discrétionnaire, ignoré des éléments de preuve, commis de graves erreurs de fait ou rendu une décision déraisonnable lorsqu’il a décidé de ne pas différer le renvoi de la demanderesse du Canada?

            2.         La question de la date du refus de surseoir au renvoi est-elle « théorique » étant donné que la demanderesse a obtenu un sursis de son renvoi, que la date  prévu du renvoi, soit le 10 septembre, est en fait passée, et que la demanderesse a donc obtenu la réparation demandée dans sa demande? 

 

[11]           Je reformulerais comme suit les questions en litige :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         Le présent contrôle est-il « théorique » étant donné que la demanderesse a obtenu la réparation demandée, soit le report de son renvoi?

            3.         L’agent a-t-il commis une erreur dans sa conclusion de fait portant sur des éléments de preuve présentés à l’appui de la demande de report de renvoi?

 

Les observations de la demanderesse

 

[12]           La demanderesse a fait valoir que son conjoint [traduction] « a été déchu de sa citoyenneté israélienne en 1998  à la suite d’une enquête portant sur l’authenticité de la qualité de juive de sa mère adoptive et de ses conclusions confirmant l’absence de preuve d’origine ethnique juive ». De plus, le conjoint de la demanderesse a raté la date limite d’enregistrement de citoyenneté fixée par les autorités de l’Azerbaïdjan après l’effondrement de l’Union soviétique aux alentours de 1998. En outre, en dépit des efforts du CELTM et de ses propres efforts, le conjoint de la demanderesse a été incapable d’obtenir un statut de l’ambassade de l’Azerbaïdjan sans une demande écrite officielle du gouvernement canadien. À la demande du CELTM, le conjoint de la demanderesse a également communiqué avec l’ambassade du Bélarus pour une demande de naturalisation par l’intermédiaire de sa femme; il lui a cependant été dit qu’il devait disposer d’un document canadien relatif au droit d’établissement.

 

[13]           En outre, l’affirmation de l’agent selon laquelle il n’existe aucune raison empêchant le conjoint de la demanderesse d’obtenir des documents de voyage entre en contradiction avec la prise en considération et la participation du CELTM aux démarches en vue d’obtenir des documents de voyage soit de l’Azerbaïdjan soit du Bélarus; toute cette situation n’a pas été réexaminée depuis 2007 par le CELTM malgré que la demanderesse et son conjoint avaient été assurés de l’examen conjoint de leur dossier.

 

[14]           La demanderesse soutient que leurs revendications à l’égard d’Israël sont légitimes. Ils sont entrés au Canada en provenance d’Israël en 2001 avec de faux documents et les conclusions d’une conférence préparatoire tenue par des membres de la Section de la protection des réfugiés établissent qu’ils n’avaient pas [traduction] « de citoyenneté ni de statut de quelque que nature que ce soit en Israël ». Le document de voyage auquel l’agent renvoie n’a été délivré par Israël qu’à des fins de départ car le conjoint de la demanderesse n’avait aucun statut dans ce pays. L’agent n’avait pas l’autorité de déclarer que le document de voyage n’aurait pas été délivré par Israël à moins que le conjoint de la demanderesse ait un statut.

 

[15]           La demanderesse déclare que le délai dans la présentation de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est uniquement attribuable au fait qu’elle et son conjoint n’en ont été informés par le CELTM qu’en 2007. Ils ont immédiatement présenté une demande de cette nature en juin 2007. À la date du dépôt devant la Cour fédérale, la demande était en traitement depuis 16 mois, dont un an à Scarborough.

 

[16]           La demanderesse a déclaré qu’elle et son conjoint forment [traduction] « un couple marié, très proche sur le plan émotif » en partie en raison des expériences de vie difficiles qu’ils ont connues avant leur arrivée au Canada et plus récemment pour avoir été éprouvés par une difficile fausse-couche. La demanderesse fait valoir que l’agent aurait dû prendre en compte le choc qu’elle subirait d’être séparée de son conjoint sans qu’il ne puisse voyager pour lui rendre visite.

 

[17]           Après lui avoir expliqué lors de nombreuses entrevues qu’ils ne voulaient pas être séparés, qu’ils demeurent au Canada ou pas, ils ont reçu maintes fois l’assurance de leur agent du CELTM qu’ils seraient traités en couple. Ils disent que leurs échanges avec cet agent ont toujours été empreints de politesse et de coopération jusqu’au jour où la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse a été rejetée et qu’elle a été avisée de son renvoi sans son conjoint. Elle n’était pas préparée à recevoir cette nouvelle et elle est devenue perturbée émotionnellement à l’idée d’un renvoi sans lui. La demanderesse regrette sa réponse compte tenu de la coopération dont elle et son conjoint ont toujours fait preuve avec le CELTM. De plus, cet incident est en contradiction avec la conduite de la demanderesse et de son conjoint au Canada où ils ont trouvé du travail, payé des impôts, apporté une contribution à leur communauté et présenté une demande de résidence permanente dès qu’ils ont su qu’il était possible de le faire.

 

[18]           En outre, la demanderesse a été incapable de confirmer la durée de 24 à 28 mois des formalités d’examen de l’agent et elle déclare qu’une lettre du CIC de Scarborough indiquait que cette durée était d’environ 18 mois, ce qui signifiait que le dossier pourrait être réglé au mois de mai 2009 ou en octobre 2009 (au plus tôt selon l’échéancier de l’agent).

 

[19]           La demanderesse affirme que l’agent [traduction] « confond deux questions distinctes ». D’une part, l’agent déclare à juste titre qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne constitue pas « en soi » un obstacle au renvoi mais, par ailleurs, il déclare également que [traduction] « qu’elle ne devrait pas être utilisée comme un mécanisme de cette nature ». La demanderesse soutient que l’agent a [traduction] « mal compris son rôle et a restreint son pouvoir discrétionnaire ». La demanderesse affirme qu’elle n’invoquait pas seulement le fait qu’elle avait présenté une demande mais que sa demande était en traitement depuis longtemps laissant entendre qu’un sursis était justifié en vertu du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 48(2) de la Loi. De plus, il ne s’agissait pas d’une demande introduite en réponse à une mesure de renvoi mais d’une demande en cours dont le calendrier dépendait du défendeur.   

 

[20]           La demanderesse dit que le sens donné par les tribunaux à l’expression « dès que les circonstances le permettent » au paragraphe 48(2) de la Loi couvre un large éventail de circonstances dont celle d’une décision pendante en matière de considérations d’ordre humanitaire comme le démontre Cortes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 78.

 

[21]           Enfin, la demanderesse a renvoyé dans ses observations à l’arrêt Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2009] A.C.F. no 314, de la Cour d’appel fédérale pour affirmer que le contrôle judiciaire n’est pas théorique en raison de son utilité pratique comme dans Palka c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 342 et que l’utilité est optimale lorsque la question sous-jacente est résolue lors du contrôle judiciaire.

 

Les observations du défendeur

 

[22]           Le défendeur soutient que la demanderesse [traduction] « n’a présenté aucun motif valable » au soutien d’un contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Il y a eu examen des motifs que la demanderesse a invoqués au soutien de sa demande de sursis : sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire pendante et la séparation d’avec son conjoint.

 

[23]           Le défendeur n’est pas d’accord avec la demanderesse quant à l’erreur qu’aurait commise l’agent concernant la décision pendante portant sur des motifs d’ordre humanitaire. Le défendeur dit que l’agent [traduction] « n’était nullement tenu » de reporter le renvoi avant qu’il ne soit statué sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et [traduction] « le pouvoir discrétionnaire limité de l’agent ne couvre pas la possibilité de report ou le renvoi parce qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est depuis longtemps en traitement ». Néanmoins, l’agent a vérifié que la décision en matière de motifs d’ordre humanitaire ne serait par rendue prochainement et il a donc conclu, dans ce contexte, que le report ne serait pas octroyé pour ce motif.

 

[24]           Le défendeur a également abordé la question du statut d’apatride du conjoint en ne la considérant pas comme une hypothèse erronée mais en insistant plutôt sur le fait que l’agent n’y croyait pas vraiment. L’agent a invoqué l’insuffisance de la preuve et a déclaré que, de toute façon, des négociations avaient cours afin de lui obtenir un document de voyage. En définitive, il s’agit d’une question dont l’examen relève des circonstances d’ordre humanitaire. Or, les tribunaux ont clairement précisé que les agents d’exécution de la loi ne pouvaient être tenus de se livrer à des [traduction] « mini-évaluations » des motifs d’ordre humanitaire (Munar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180, au paragraphe 36).

 

[25]           Le défendeur déclare également que les difficultés liées aux dispositions qui doivent être prises en vue du renvoi constituent des questions intéressant le conjoint de la demanderesse et qu’il n’était en somme pas déraisonnable pour l’agent de ne pas accepter ses prétentions à cet égard. En outre, au moment où il a rendu sa décision, l’agent ne disposait pas des preuves par affidavit concernant les documents de voyage et, c’est pourquoi ils ne sont pas pertinents (voir Franz c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 80 F.T.R. 79).

 

[26]           La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable telle que précisée dans Dunsmuir c. New Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, laquelle commande « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » comme la décision visée en l’espèce. Aucune question sérieuse n’a été soulevée dans la demande hors de ces paramètres.                     

 

 

 

Analyse

 

[27]           Question 1

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Dans le très récent arrêt Baron, précité, la Cour d’appel fédérale a indiqué ce qui suit :

24     Les parties s'entendent pour dire que la norme de contrôle appropriée en ce qui concerne la question du caractère théorique est celle de la décision correcte. Je partage leur avis (voir Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235).

 

25     Pour ce qui est de la décision de l'agente d'exécution de refuser de reporter le renvoi des appelants du Canada, je ne vois pas comment on pourrait contester que la norme applicable est celle de la décision raisonnable (voir l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau- Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190).

 

Dans Dunsmuir précité, la Cour suprême a souligné qu’il n’était pas nécessaire de se livrer à une analyse pour arrêter la bonne norme de contrôle lorsque les tribunaux l’avaient déjà cernée dans des affaires similaires. En conséquence, il est possible de se fonder sur les normes établies aux paragraphes 24 et 25 de l’arrêt Baron, précité.

 

[28]           Question 2

            Le présent contrôle est-il « théorique » étant donné que la demanderesse a obtenu la réparation demandée, soit le report de son renvoi?

            La demanderesse soulève une question de nature préliminaire, soit celle de savoir si le refus d’accueillir la demande de sursis de la mesure de renvoi est théorique étant donné que la demanderesse a obtenu la réparation demandée, nommément le report de son renvoi. En outre, le fait que la demanderesse pourrait avoir droit à un autre contrôle judiciaire si celui visé par le présente demande lui était accordé et le report de son renvoi lui était à nouveau refusé laisse entendre que l’effet pratique du présent contrôle est restreint. Selon le Black’s Law Dictionary, a une affaire est théorique lorsque [traduction] « la décision rendue par un tribunal appelé à trancher une question n’aura aucun effet pratique sur le litige actuel » et dont les motifs seront « théorique ou inutiles ».

 

[29]           Dans l’arrêt Baron, précité, la Cour d’appel fédérale a récemment tranché la question de savoir si le contrôle judiciaire était théorique. La Cour a alors jugé qu’un contrôle judiciaire comme celui visé par la présente demande n’était pas théorique. Les parties ne sont pas opposées à cette interprétation lors de l’audience et, en conséquence, j’estime que le contrôle judiciaire n’est pas théorique.

 

[30]           Question 3

            L’agent a-t-il commis une erreur dans sa conclusion de fait portant sur des éléments de preuve présentés à l’appui de la demande de report de renvoi?

            La demanderesse a présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en juin 2007, laquelle a été transférée à Scarborough en octobre 2007. L’agent a déclaré dans la décision que le traitement de la demande exigerait de 24 à 28 mois à compter de sa réception à Scarborough. La demanderesse a affirmé que le CIC de Scarborough lui avait dit que le traitement de la demande prendrait 18 mois.

 

[31]           Il est parfaitement évident que la simple présentation d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ne se traduit pas en obligation de surseoir à des mesures de renvoi. La situation pourrait toutefois être différente dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée dans les délais prescrits qui se trouve dans le système depuis longtemps.

 

[32]           Dans l’arrêt Baron, précité, le juge Nadon de la Cour d’appel fédérale s’est ainsi exprimé aux paragraphes 49 à 51 :

49    Il est de jurisprudence constante que le pouvoir discrétionnaire dont disposent les agents d'exécution en matière de report d'une mesure de renvoi est limité. J'ai exprimé cet avis dans la décision Simoes c. Canada (M.C.I.), [2000] A.C.F. no 936 (C.F. 1re inst.) (QL), 7 Imm.L.R. (3d) 141, au paragraphe 12 : 

 

[12] À mon avis, le pouvoir discrétionnaire que l'agent chargé du renvoi peut exercer est fort restreint et, de toute façon, il porte uniquement sur le moment où une mesure de renvoi doit être exécutée. En décidant du moment où il est « raisonnablement possible » d'exécuter une mesure de renvoi, l'agent chargé du renvoi peut tenir compte de divers facteurs comme la maladie, d'autres raisons à l'encontre du voyage et les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun et qui n'ont pas encore été réglées à cause de l'arriéré auquel le système fait face. Ainsi, en l'espèce, le renvoi de la demanderesse, qui devait avoir lieu le 10 mai 2000, a pour des raisons de santé été reporté au 31 mai 2000. En outre, à mon avis, l'agent chargé du renvoi avait le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi tant que l'enfant de la demanderesse, qui était âgée de huit ans, n'avait pas terminé son année scolaire.

 

50    J'ai également exprimé l'avis que la simple existence d'une demande CH n'empêchait pas l'exécution d'une mesure de renvoi valide. Au sujet de la présence d'enfants nés au Canada, j'ai adopté le point de vue que l'agent chargé du renvoi n'est pas tenu d'effectuer un examen approfondi de l'intérêt des enfants avant d'exécuter la mesure de renvoi.

 

51     À la suite de ma décision dans l'affaire Simoes, précitée, mon collègue le juge Pelletier, alors juge à la Section de première instance de la Cour fédérale, a eu l'occasion, dans la décision Wang c. Canada (M.C.I.), [2001] 3 C.F. 682 (C.F.), dans le contexte d'une requête en sursis à l'exécution d'une mesure de renvoi, d'aborder la question du pouvoir discrétionnaire de l'agent d'exécution de reporter le renvoi. Après avoir examiné attentivement et à fond les dispositions législatives applicables et la jurisprudence s'y rapportant, le juge Pelletier a circonscrit la portée du pouvoir discrétionnaire d'un agent d'exécution en matière de report de renvoi. Dans des motifs que je ne puis améliorer, il a expliqué ce qui suit : 

 

- Il existe divers facteurs qui peuvent avoir une influence sur le moment du renvoi, même en donnant une interprétation très étroite à l'article 48. Il y a ceux qui ont trait aux arrangements de voyage, et ceux sur lesquels ces arrangements ont une incidence, notamment le calendrier scolaire des enfants et les incertitudes liées à la délivrance des documents de voyage ou les naissances ou décès imminents.

 

- La loi oblige le ministre à exécuter la mesure de renvoi valide et, par conséquent, toute ligne de conduite en matière de report doit respecter cet impératif de la Loi. Vu l'obligation qui est imposée par l'article 48, on devrait accorder une grande importance à l'existence d'une autre réparation, comme le droit de retour, puisqu'il s'agit d'une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la Loi. Dans les affaires où le demandeur a gain de cause dans sa demande CH, il peut obtenir réparation par sa réadmission au pays.

 

- Pour respecter l'économie de la Loi, qui impose une obligation positive au ministre tout en lui accordant une certaine latitude en ce qui concerne le choix du moment du renvoi, l'exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu'il n'existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle

 

- Il est possible de remédier aux affaires où les difficultés causées à la famille sont le seul préjudice subi par le demandeur en réadmettant celui-ci au pays par suite d'un gain de cause dans sa demande qui était en instance.

 

Je souscris à cet énoncé du droit du juge Pelletier.

 

 

[33]           L’agent s’est ainsi exprimé dans ses motifs :

[traduction]

Le seul dépôt d'une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire ne fait pas obstacle au renvoi : cette mise en garde est clairement énoncée dans la trousse de demande et, par conséquent, le dépôt d'une demande ne doit pas servir de stratégie visant à empêcher l'exécution de la mesure de renvoi.

 

[34]           Dans Simoes, précité, la Cour parlait des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire présentées dans les délais prescrits qui étaient prises dans l’engrenage du système depuis une longue période et dans Wang, précité, la Cour a déclaré qu’« [e]n l'absence de considérations particulières, une demande invoquant des motifs d'ordre humanitaire qui n'est pas fondée sur des menaces à la sécurité d'une personne ne peut justifier un report ». Je ne considère pas que l’adhésion aux énoncés formulés dans l’arrêt Wang, précité, minimise l’importance des facteurs énumérés dans l’arrêt Simoes, précité, pourvu que les « considérations particulières  existent ». En l’instance, la demande est déposée depuis juin 2007 et elle est toujours pendante. Cette situation pourrait constituer une considération particulière, cependant la thèse dont s’est inspiré l’agent dans la portion précitée de ses motifs ne justifierait jamais qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée dans les délais prescrits serve de fondement au report de la mesure de renvoi. À mon avis, cette conclusion rend la décision de l’agent déraisonnable. J’ignore quelle serait la décision de l’agent s’il examinait la demande en tenant compte du droit énoncé dans les arrêts Simoes et Baron, précités, c’est pourquoi la décision doit être annulée et l’affaire renvoyée à un autre agent chargé de rendre une nouvelle décision.

 

[35]           Aucune des parties n'a souhaité me soumettre une question grave de portée générale en vue de sa certification.


 

JUGEMENT

 

[36]           LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, et l'affaire renvoyée à un autre agent chargé de rendre une nouvelle décision. Je demeure compétent pour connaître des questions susceptibles de découler de la délivrance de la présente ordonnance.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

                                                                       

Traduction certifiée conforme

Jean-Jacques Goulet, LL.L.

 


ANNEXE

 

 

Les dispositions législatives pertinentes

 

Les dispositions législatives pertinentes sont énoncées dans la présente section.

 

La Loi sur l’Immigration et la Protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 :

 

48.(1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

 

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

 

48.(1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

 

 

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3933-08

 

INTITULÉ :                                       ALENA LISITSA

 

                                                            - et -

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 11 mai 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge O’KEEFE

 

DATE :                                               Le 11 juin 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ann Crawford

 

POUR LA DEMANDERESSE

Tamrat Gebeyehu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Kranc Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉDENDEUR

 

 

 

 

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