Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Cour fédérale

Federal Court

Date :  20091026

Dossier :  T-443-09

Référence :  2009 CF 1092

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2009

En présence de monsieur le juge Boivin

 

ENTRE :

CHARLES HUDON

Demandeur

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du Directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes (« l’Autorité des griefs »), faite au nom du Chef d’état-major de la défense (« CEMD »), datée le 16 février 2009, refusant de considérer le grief du demandeur au deuxième et dernier palier, au motif que le grief a été soumis hors délai sans justification raisonnable.

 

 

Le contexte factuel

[2]               Le demandeur est membre des Forces canadiennes. Il a déposé un grief en vertu du paragraphe 29 de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N-5 (la Loi) en 2006 (voir aussi l’article 7.01 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (Ordonnances et règlements royaux)). L’autorité initiale ne lui accorde pas le redressement escompté au premier palier de la procédure d’examen des griefs et cette décision est reçue par le demandeur le 24 juin 2008.

 

[3]               Le demandeur dispose alors d’un délai de 90 jours de la réception de la décision de l’autorité initiale (Ordonnances et règlements royaux au paragraphe 7.10(2)), soit jusqu’au 22 septembre 2008, pour porter son grief devant le CEMD, l’autorité de dernière instance en matière des griefs en vertu de l’article 29.11 de la Loi.

 

[4]               L’article 29.14 de la Loi donne au CEMD l’autorité de déléguer ses pouvoirs, devoirs et responsabilités à l’Autorité des griefs pour qu’elle agisse comme l’autorité de dernière instance concernant tous les griefs qui ne sont pas remis au Comité des griefs des Forces canadiennes conformément aux Ordonnances et règlements royaux, Volume 1, Chapitre 7.

 

[5]               Le Directeur général de l’Autorité des griefs a reçu le grief du demandeur le 21 novembre 2008, soit près de deux mois après l’expiration du délai prescrit, et il estime que les prétentions du demandeur ne contiennent pas de nouvelles explications qui puissent persuader le CEMD qu’il serait dans l’intérêt de la justice d’examiner le grief hors délai en vertu du paragraphe 7.10(4) des Ordonnances et règlements royaux. Il informe le demandeur des motifs de sa décision dans sa lettre du 16 février 2009. Insatisfait de la décision de l’Autorité des griefs, le demandeur demande le contrôle judiciaire de la décision.

 

La décision contestée

[6]               L’Autorité des griefs précise dans sa décision du 16 février 2009 qu’elle a examiné le grief du demandeur daté du 20 juin 2006 concernant des enquêtes administratives et policières à son sujet.

 

[7]               L’Autorité des griefs note ensuite que le 16 septembre 2008 et le 22 octobre 2008, les procureurs du demandeur ont demandé des prolongations du délai prescrit au paragraphe 7.10(2) des Ordonnances et règlements royaux. Elle explique qu’il n’existe aucune autorité permettant à l’avance la prolongation des délais d’expiration prévue au règlement (Ordonnances et règlements royaux aux paragraphes 7.02(1) et (2)) et note qu’aucune discrétion ne peut être exercée à cet égard.

 

[8]               Il faut rappeler que la décision de l’autorité initiale, rendue par le Lieutenant-général Leslie le 14 juin 2008, fut reçue par le demandeur le 24 juin 2008. Par conséquent, le droit du demandeur de soumettre son grief au CEMD s’est éteint le 22 septembre 2008. Le grief du demandeur a été soumis au CEMD le 17 novembre 2008, soit près de deux mois au-delà de la période d’expiration de 90 jours. L’autorité saisie du grief doit donc considérer les motifs invoqués par le demandeur pour expliquer son retard afin de décider s’il est dans l’intérêt de la justice d’accepter son grief hors délai (Ordonnances et règlements royaux au paragraphe 7.10(4)).

 

[9]               Le motif invoqué par le procureur du demandeur pour justifier le retard dudit grief est relié à la charge de travail du cabinet juridique représentant le demandeur. L’Autorité des griefs conclut qu’une lecture approfondie du dossier ne lui permet pas d’identifier des circonstances exceptionnelles qui auraient empêché le demandeur de déposer sa soumission dans les délais prescrits.

 

[10]           La demande de redressement du demandeur a donc été rejetée puisque le grief a été soumis au CEMD hors délai sans justification raisonnable.

 

Les questions en litige

[11]           Le demandeur a soumis une série de questions que le défendeur a reformulées. J’estime que les questions pertinentes en l’espèce sont les suivantes :

1.         Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de l’Autorité des griefs?

2.         La décision de l’Autorité des griefs est-elle arbitraire, abusive ou non étayée par la preuve?

3.         Est-ce que l’Autorité des griefs a violé un principe de justice naturelle ou d’équité

procédurale? Plus précisément, est-ce que le décideur a motivé sa décision et est-ce que le demandeur avait une attente légitime que le décideur allait proroger le délai prévu?

 

La législation pertinente

[12]           Les articles suivants de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N-5 sont pertinents :

Droit de déposer des griefs

29. (1) Tout officier ou militaire du rang qui s’estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la présente loi.

Right to grieve

29. (1) An officer or non-commissioned member who has been aggrieved by any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Canadian Forces for which no other process for redress is provided under this Act is entitled to submit a grievance.

 

Dernier ressort

29.11 Le chef d’état-major de la défense est l’autorité de dernière instance en matière de griefs.

Final authority

29.11 The Chief of the Defence Staff is the final authority in the grievance process.

 

Délégation

29.14 Le chef d’état-major de la défense peut déléguer à tout officier le pouvoir de décision définitive que lui confère l’article 29.11, sauf pour les griefs qui doivent être soumis au Comité des griefs; il ne peut toutefois déléguer le pouvoir de délégation que lui confère le présent article.

Delegation

29.14 The Chief of the Defence Staff may delegate to any officer any of the Chief of the Defence Staff’s powers, duties or functions as final authority in the grievance process, except

 

(a) the duty to act as final authority in respect of a grievance that must be referred to the Grievance Board; and

 

(b) the power to delegate under this section.

 

Décision définitive

29.15 Les décisions du chef d’état-major de la défense ou de son délégataire sont définitives et exécutoires et, sous réserve du contrôle judiciaire prévu par la Loi sur les Cours fédérales, ne sont pas susceptibles d’appel ou de révision en justice.

Decision is final

29.15 A decision of a final authority in the grievance process is final and binding and, except for judicial review under the Federal Courts Act, is not subject to appeal or to review by any court.

 

[13]           Les articles suivants des Ordonnances et règlements royaux sont également pertinents :

7.01 – DROIT DE DÉPOSER DES GRIEFS

(1) Les paragraphes 29(1) et (2) de la Loi sur la défense nationale prescrivent :

« 29. (1) Tout officier ou militaire du rang qui s’estime lésé par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes a le droit de déposer un grief dans le cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert sous le régime de la présente loi.

(2) Ne peuvent toutefois faire l’objet d’un grief :

a) les décisions d’une cour martiale ou de la Cour d’appel de la cour martiale ;

b) les décisions d’un tribunal, office ou organisme créé en vertu d’une autre loi ;

c) les questions ou les cas exclus par règlement du gouverneur en conseil. »

 

(2) Ne peuvent faire l’objet d’un grief les décisions prises aux termes du code de discipline militaire.

 

(3) Rien n’empêche un militaire de se plaindre verbalement à son commandant avant d’exercer son droit de déposer un grief.

7.01 RIGHT TO GRIEVE

(1) Subsections 29(1) and (2) of the National Defence Act provide:

“29. (1) An officer or non-commissioned member who has been aggrieved by any decision, act or omission in the administration of the affairs of the Canadian Forces for which no other process for redress is provided under this Act is entitled to submit a grievance.

(2) There is no right to grieve in respect of

(a) a decision of a court martial or the Court Martial Appeal Court;

(b) a decision of a board, commission, court or tribunal established other than under this Act; or

(c) a matter or case prescribed by the Governor in Council in regulations.”

 

(2) There is no right to grieve in respect of a decision made under the Code of Service Discipline.

 

(3) The right to grieve does not preclude a member from making an oral complaint to the commanding officer prior to submitting a grievance.

 

7.10 – DÉPÔT DU GRIEF DEVANT LE CHEF D’ÉTAT-MAJOR DE LA DÉFENSE

(1) Si un militaire qui a déposé un grief aux termes de l’article 7.01 (Droit de déposer des griefs) est d’avis que la décision de l’autorité initiale ne lui accorde pas le redressement qui semble justifié, il peut porter son grief devant le chef d’état-major de la défense pour qu’il l’étudie et en décide.

 

(2) Le grief est fait par écrit et signé par le plaignant, puis déposé devant le chef d’état-major de la défense dans les 90 jours qui suivent la réception de la décision de l’autorité initiale.

 

 

 

(3) Le militaire qui dépose son grief après l’expiration de ce délai doit soumettre par écrit les raisons du retard.

 

 

(4) Le chef d’état-major de la défense ou l’officier ayant le pouvoir de décision définitive peut connaître d’un grief déposé en retard s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire. Il doit toutefois motiver par écrit son refus au militaire.

7.10 – SUBMISSION TO CHIEF OF THE DEFENCE STAFF

(1) Where a member has submitted a grievance under article 7.01 (Right to Grieve) and the decision of the initial authority does not afford the redress that, in the opinion of the member, is warranted, the member may submit the grievance to the Chief of the Defence Staff for consideration and determination.

 

(2) The grievance must be in writing, signed by the grievor and submitted to the Chief of Defence Staff within 90 days of receipt by the grievor of the determination of the initial authority.

 

(3) A member who submits a grievance after the expiration of the period referred to in paragraph (2) must submit reasons for the delay.

 

(4) The Chief of the Defence Staff or an officer to whom final authority has been delegated may consider a grievance that is submitted after the expiration of the period referred to in paragraph (2) if satisfied that it would be in the interests of justice to do so. If not satisfied, the Chief of the Defence Staff, or the officer to whom final authority has been delegated, shall provide reasons in writing to the grievor.

 

L’analyse

1.         Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de l’Autorité des griefs?

[14]           La présente demande soulève la question de savoir si la façon dont la décision de l’Autorité des griefs a été prise est acceptable selon les lois et les règlements en vigueur.

 

[15]           En l’espèce, la Cour est d’avis que la décision de l’Autorité des griefs constitue une question mixte de droit et de faits et que la norme de contrôle de la raisonnabilité s’applique (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190). Dans Chainnigh c. Canada (Procureur général), 2008 CF 69, 322 F.T.R. 302 au paragraphe 21, cette Cour a noté qu’il convient de faire preuve d’une certaine retenue à l’égard des conclusions de fait et de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du CEMD. Dans Armstrong c. Canada (Procureur général), 2006 CF 505, 291 F.T.R. 49 au paragraphe 37, la juge Layden-Stevenson a noté ce qui suit :

 

Si je soupèse les facteurs, je conclus que, quant aux conclusions de fait, la norme de contrôle applicable est celle qui est énoncée dans la Loi sur les Cours fédérales, à savoir que ces conclusions sont susceptibles de révision uniquement si elles sont erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans qu’il soit tenu compte des éléments de preuve. Cela correspond à la norme de la décision manifestement déraisonnable. À tous les autres égards, la décision du CEMD (soit en l’espèce l’Autorité des griefs) est assujettie à un examen selon la norme de la décision raisonnable. Voir : McManus c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 1571, 2005 CF 1281, paragraphes 14 à 20.

 

 

 

[16]           Par ailleurs, les questions relatives à l’équité procédurale sont des questions de droit auxquelles s’applique la norme de la décision correcte (Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539 au paragraphe 100; Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, [2001] 1 R.C.S. 221 au paragraphe 65).

 

2.         La décision de l’Autorité des griefs est-elle arbitraire, abusive ou non étayée par la preuve?

[17]           En vertu du paragraphe 29(1) de la Loi, tout officier ou militaire du rang peut déposer un grief dans les cas où aucun autre recours de réparation ne lui est ouvert. Dans le cadre de ses fonctions, la Loi et les Ordonnances et règlements royaux donnent au CEMD le pouvoir de déterminer le grief et toute autre question pertinente. L’article 29.11 de la Loi prévoit que le CEMD est l’autorité de dernière instance en matière de griefs. La décision de l’autorité de dernière instance est définitive et exécutoire (l’article 29.15 de la loi). Le CEMD est l’officier des Forces canadiennes qui « assure la direction et la gestion des Forces canadiennes » (paragraphe 18(1) de la Loi).

 

[18]           Le demandeur soutient que la décision de l’Autorité des griefs a empêché le CEMD d’exercer ses pouvoirs vu que le demandeur a été privé de son droit de voir son grief considéré et examiné par le CEMD. De plus, le demandeur estime que la décision de l’Autorité des griefs a été rendue de façon arbitraire, qu’elle est abusive et contraire à l’esprit et à sa responsabilité envers les membres des Forces canadiennes.

 

[19]           Le demandeur allègue également que la demande de prorogation a été soumise avant l’expiration du délai original afin de préserver les droits du demandeur et précise que ses avocats ont communiqué avec le bureau de l’Autorité des griefs à cet égard, toujours afin de préserver les droits du demandeur.

 

[20]           Pour sa part, le défendeur soumet que le CEMD n’a pas la compétence de décider d’un grief d’un militaire présenté hors délai, sauf s’il estime qu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire. Le défendeur rappelle que le demandeur a porté son grief devant le CEMD environ deux mois après l’expiration du délai de prescription pertinent. De l’avis du défendeur, la raison invoquée par le demandeur, c’est-à-dire une charge de travail importante, ne peut en soi excuser le demandeur de ne s’être conformé au délai.

 

[21]           Lors de l’audience, il est clairement apparu que l’interprétation du paragraphe 7.10(4) des Ordonnances et règlements royaux se situe au cœur de cette question en litige. Le paragraphe 7.10(4) se lit comme suit :

7.10 – DÉPÔT DU GRIEF DEVANT LE CHEF D’ÉTAT-MAJOR DE LA DÉFENSE

(4) Le chef d’état-major de la défense ou l’officier ayant le pouvoir de décision définitive peut connaître d’un grief déposé en retard s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire. Il doit toutefois motiver par écrit son refus au militaire.

7.10 – SUBMISSION TO THE CHIEF OF DEFENCE STAFF

(4) The Chief of the Defence Staff or an officer to whom final authority has been delegated may consider a grievance that is submitted after the expiration of the period referred to in paragraph (2) if satisfied that it would be in the interests of justice to do so. If not satisfied, the Chief of the Defence Staff, or the officer to whom final authority has been delegated, shall provide reasons in writing to the grievor.

 

[22]            Il ressort de cette disposition que l’Autorité des griefs peut accepter un grief déposé en retard si elle estime qu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire. Tel que noté précédemment, la raison invoquée par le demandeur est la surcharge de travail du cabinet de ses procureurs.

 

[23]           Environ une semaine avant l’expiration du délai imposé au demandeur pour porter son grief devant le CEMD, c’est-à-dire le 16 septembre 2008, Me Michel Drapeau, un des procureurs du demandeur dans ce dossier, a écrit au CEMD afin d’obtenir une prorogation de délai jusqu’au 24 octobre 2008. Cette lettre ne contient aucune raison susceptible d’expliquer la nécessité d’une prorogation de délai.

 

[24]           Le 17 octobre 2008, un représentant du Directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes, le Major Marc Cormier, a eu un entretien téléphonique Me Zorica Guzina, agissant également au dossier pour le demandeur, au cours duquel la question de l’admission d’un grief en retard fut discutée.

 

[25]           Me Guzina a ensuite écrit au CEMD le 22 octobre 2008 pour demander une prorogation supplémentaire du délai jusqu’au 17 novembre 2008 afin de déposer le grief de son client. Cette fois, contrairement à la lettre du 16 septembre 2008, une explication à l’effet que la charge de travail du cabinet l’aurait empêché de présenter le grief avant le 22 octobre 2008 figure dans la lettre.

 

[26]           L’unique raison avancée par le demandeur afin de justifier son retard est donc la surcharge de travail du cabinet de ses procureurs. Ces derniers avaient pourtant connaissance du délai de 90 jours qui courait en vertu du paragraphe 7.10(4) des Ordonnances et règlements royaux. D’ailleurs, dans la lettre qu’il a fait parvenir au CEMD le 16 septembre 2008, Me Drapeau, un des procureurs du demandeur, mentionnait ce qui suit : « Or, comme vous le savez, nous avons 90 jours suivant la date de réception de [sic] vous soumettre notre demande ce qui nous permet de soumettre notre réponse jusqu’au 22 septembre 2008 ».

 

[27]           La preuve au dossier révèle que le retard ne découle pas d’un événement imprévu, inattendu ou incontrôlable et que ce retard est de près de deux mois. Accorder une prorogation de délai au seul et unique motif que le retard en cause résulte de la surcharge de travail d’un cabinet sans autre explication n’est pas, de l’avis de la Cour, dans l’intérêt de la justice. Si les prorogations de délais devaient être accordées pour ce seul motif , le mécanisme prévu au paragraphe 7.10 des Ordonnances et règlements royaux se trouverait rapidement court-circuité et vidé de son sens.

 

[28]           Il est concevable qu’une surcharge de travail jumelée à d’autres facteurs imprévus ou qui échappent au contrôle des procureurs pourrait sans doute être pris en compte, mais ce n’est pas le cas en l’espèce. En fait, plus souvent qu’autrement, les facteurs imprévus ou qui échappent au contrôle des procureurs seront la cause d’une surcharge de travail et non l’inverse.

 

[29]           À cet égard, la Cour souscrit entièrement aux propos du juge Reed dans l’arrêt Chin c. Canada (M.E.I.), (1993), 69 F.T.R. 77, 43 A.C.W.S. (3d) 1141 au paragraphe 10 sur cette question :

Il est trop facile pour l’avocat de justifier son inobservation des règles en alléguant que son client n’est nullement responsable du retard et que si une prolongation de délai n’est pas accordée, il subira un préjudice. Revenons à la question de l’équité. Il est inéquitable que certains avocats agissent en tenant pour acquis que, sauf imprévu, les délais doivent être respectés et que d’autres présument qu’ils n’ont qu’à plaider la surcharge de travail, ou n’importe quel autre événement contrôlable, et qu’ils obtiendront au moins une prolongation de délai. En l’absence d’une règle expresse s’appliquant dans ces derniers cas, je considère que la première attitude est celle qu’il faut adopter.

 

[30]           De plus, en vertu du paragraphe 29(3) de la Loi, le Parlement a conféré au gouverneur en conseil le pouvoir de déterminer les modalités de présentation d’un grief. Pour garantir l’efficacité du système, le gouverneur en conseil a choisi d’assujettir les militaires à un délai fixe pour porter leurs griefs devant le CEMD (Ordonnances et règlements royaux au paragraphe 7.10(2)). De même, le gouverneur en conseil a déterminé que le CEMD n’aurait pas compétence pour traiter de griefs déposés en retard (Ordonnances et règlements royaux aux paragraphes 7.10(1), (2) et (4)).  Le gouverneur en conseil a toutefois prévu une exception, soit que le CEMD puisse décider d’un grief déposé en retard pourvu que le militaire puisse le convaincre qu’il est dans l’intérêt de la justice de le faire (Ordonnances et règlements royaux aux paragraphes 7.10(3) et (4)). Le demandeur avait donc le fardeau de convaincre l’Autorité des griefs en l’espèce.

 

[31]           Cette Cour est d’avis que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau et qu’il n’a invoqué aucune raison valable à l’appui de sa demande afin de justifier une prorogation de délai. La décision de l’Autorité des griefs était raisonnable dans les circonstances et l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

 

[32]           Avant de conclure sur cette question, la Cour rappelle qu’à l’audience le demandeur a fait des représentations à la Cour qui n’avaient pas été avancées dans ses écritures. Le défendeur s’est objecté à ces nouvelles représentations. La Cour a entendu en partie et sous réserve les arguments du demandeur compte tenu des enjeux importants auxquels fait face le demandeur.

 

[33]           Le demandeur a ainsi tenté de faire un lien entre le temps qui s’est écoulé entre le grief à la première étape et le refus d’accepter le grief à la deuxième étape pour cause de délai en avançant que le temps mis par les autorités militaires pour traiter du grief justifiait en contrepartie une prorogation du délai en cause. De plus, le demandeur a allégué un argument technique voulant que son intention de demander une prorogation suffisait à préserver ses droits et lui permettait de faire part de ses représentations ultérieurement. Enfin, le demandeur a mentionné que son grief avait été soumis et qu’il n’était donc pas nécessaire de le soumettre à nouveau. Après avoir entendu le demandeur et à la lumière des circonstances, la Cour ne peut souscrire à cet argumentaire complémentaire et le rejette entièrement. D’une part, la lecture que fait la Cour de l’article 7.10 des Ordonnances et règlements royaux, tel que décrit ci-haut, ne correspond pas à l’interprétation alambiquée qu’en a fait le demandeur et, d’autre part, la preuve au dossier, plus particulièrement la lettre du 16 septembre 2008, indique clairement que le défendeur comprenait que le grief dans son ensemble devait être déposé dans le délai de 90 jours prévu à l’article 7.10 des Ordonnances et règlements royaux. Il ne l’a pas fait et ce, sans explication raisonnable justifiant le retard.

 

3.         Est-ce que l’Autorité des griefs a violé un principe de justice naturelle ou d’équité

procédurale? Plus précisément, est-ce que le décideur a motivé sa décision et est-ce que le demandeur avait une attente légitime que le décideur allait proroger le délai prévu?

 

[34]           Le demandeur soutient que la décision de l’Autorité des griefs, compte tenu de l’importance de cette décision sur les droits du demandeur et des répercussions sur sa carrière et sa réputation, ne respecte pas les principes de justice naturelle et d’équité procédurale et que, de plus, elle n’est pas justifiée ou motivée. Le demandeur est également d’avis qu’à la suite des communications préalables entre ses procureurs et l’Autorité des griefs, il avait une expectative légitime que sa demande de prorogation serait acceptée par l’Autorité des griefs.

 

[35]           Contrairement à ce que prétend le demandeur, le défendeur soutient que l’Autorité des griefs n’a pas manqué de motiver sa décision. Selon le défendeur, sa décision n’est ni arbitraire ni abusive et le demandeur n’a pu démontrer qu’il était en droit de s’attendre à ce que le délai soit prorogé.

 

[36]           La Cour note que le paragraphe 7.10(4) des Ordonnances et règlements royaux prévoit que le refus d’accorder une prolongation de délai doit être motivé par écrit. Or, après avoir pris connaissance de la décision rendue par l’Autorité des griefs, la Cour est d’avis que cette décision de trois pages est bien motivée. Dans un premier temps, l’Autorité des griefs a mentionné qu’elle n’avait pas de discrétion pour proroger un délai. Elle a ensuite fait état de l’article 7.10 des Ordonnances et règlements royaux en expliquant que le grief doit être déposé dans les 90 jours et qu’en l’espèce le demandeur était en retard. Ceci étant dit, l’Autorité des griefs mentionne dans sa décision qu’elle doit considérer les motifs pour le retard mais, qu’après étude, elle conclut que la simple surcharge de travail n’est pas un motif suffisant et qu’il n’est donc pas dans l’intérêt de la justice d’accorder la prorogation du délai. On peut difficilement prétendre que l’Autorité des griefs n’a pas motivé sa décision de façon intelligible ou que sa décision soit arbitraire ou abusive.

 

[37]           Le demandeur a plaidé qu’à la suite des échanges qui ont eu lieu entre Me Guzina et le Major Cormier, le demandeur avait une attente légitime que la prorogation de délai serait acceptée. Bien que le demandeur ait pu souhaité une prorogation de délai par l’Autorité des griefs, la preuve au dossier ne permet pas de conclure que, lors dudit entretien téléphonique, le Major Cormier (le représentant du Directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes) se soit prononcé de manière à créer quelque attente que ce soit (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 2 R.C.S. 817 au par. 26). Au surplus, cette allégation du demandeur repose sur un paragraphe d’un affidavit dont l’affiant, une personne autre que Me Guzina, n’a aucune connaissance personnelle de l’entretien téléphonique entre le Major Cormier et Me Guzina. La Cour accorde donc peu de poids à cette allégation.

 

[38]           En refusant de considérer le grief du demandeur au deuxième et dernier palier, l’Autorité des griefs n’a donc pas brimé les principes de justice naturelle ou d’équité procédurale. Elle a correctement conclu que le grief avait été soumis hors délai et sans justification raisonnable.

 

[39]           En conclusion, la Cour rappelle que les dispositions de l’article 7.10 des Ordonnances et règlements royaux sont claires. L’Autorité des griefs a la discrétion d’accepter d’entendre un grief soumis hors délai que s’il est dans l’intérêt de la justice de le faire. En l’espèce, le demandeur a souhaité une prorogation de délai ayant pour seule justification, et sans autre explication, une surcharge de travail. L’Autorité des griefs a bien motivé son refus d’accorder une prorogation de délai sur cette seule et unique base. L’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-443-09

 

INTITULÉ :                                       CHARLES HUDON c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 14 octobre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 26 octobre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Zorica Guzina

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Marie Crowley

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cabinet juridique Michel Drapeau

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.,

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.