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Cour fédérale

 

Federal Court

 



Date : 20091028

Dossier : T-1580-08

Référence : 2009 CF 1103

Ottawa (Ontario), le 28 octobre 2009

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

MAHALINGAM SINGARAVELU

demandeur

 

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La Loi canadienne sur les droits de la personne interdit la discrimination dans le champ de compétence fédérale. Un employeur ne peut établir dans les questions liées à l’emploi de distinction fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la déficience ou d’autres motifs énumérés. L’article 14.1 prévoit que le fait, pour la personne visée par une plainte, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles constitue un autre acte discriminatoire. M. Singaravelu s’est plaint à la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) que son employeur, le Service correctionnel du Canada (SCC), avait fait preuve de discrimination à son endroit pour des considérations fondées sur la race et l’origine nationale ou ethnique lorsqu’il travaillait à l’Établissement de Bath. Pendant l’enquête de la Commission et après sa mutation à l’Établissement de Joyceville, M. Singaravelu s’est plaint de représailles. La Commission a en fin de compte rejeté la plainte de discrimination et, par la suite, la plainte de représailles. La présente demande de contrôle judiciaire vise cette dernière décision. M. Singaravelu est d’avis que la Commission n’aurait pas dû rejeter la plainte, mais qu’elle aurait dû plutôt la déférer au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) pour qu’elle y soit instruite complètement.

 

CONTEXTE

[2]               Après avoir passé nombre d’années au ministère de la Défense nationale, M. Singaravelu a commencé à travailler comme superviseur de l’ingénierie pour l’organisme correctionnel de Bath du SCC. Au cours des deux années qui ont suivi, il a déposé de nombreuses plaintes de discrimination et de harcèlement au travail au Conseil du Trésor contre plusieurs de ses supérieurs et de nombreux griefs auprès de son syndicat. Par contre, il a fait l’objet de nombreuses plaintes de harcèlement de la part de ses subalternes.

 

[3]               Durant la période qu’il a passée à Bath, il a été en congé de maladie pendant un certain temps, apparemment en raison du stress lié au travail. Le SCC l’a muté à son administration régionale (Collège du personnel) et ensuite, en juillet 2006, à l’Établissement de Joyceville. La période visée par la plainte de représailles s’étend de la date de son entrée en fonctions à Joyceville en juillet 2006 jusqu’en septembre 2006.

 

LA FAÇON DE PROCÉDER DE LA COMMISSION

[4]               Bien qu’elle dispose d’un certain nombre d’options, conformément aux articles 41 et suivants de la Loi, la Commission a désigné l’un de ses enquêteurs pour examiner la plainte. Conformément à sa méthode opérationnelle habituelle, une copie de la plainte a été envoyée au SCC pour commentaires, des documents ont été recueillis et examinés et un certain nombre de personnes ont été interrogées. L’enquêteuse a présenté un rapport dans lequel elle recommandait que la plainte soit rejetée au lieu d’être déférée au Tribunal canadien des droits de la personne. Ce rapport a été remis à M. Singaravelu et au SCC pour commentaires.  M. Singaravelu a présenté des commentaires par l’intermédiaire de ses avocats et le SCC en a également présenté. La Commission a décidé d’entériner le rapport de l’enquêteuse et elle a ainsi rejeté la plainte.

 

[5]               M. Singaravelu a présenté une demande de contrôle judiciaire et a demandé à la Commission, conformément aux règles de procédure contenues dans les Règles des Cours fédérales, de produire le dossier sur lequel elle avait appuyé sa décision. M. Singaravelu est d’avis que certains des documents qui ont été fournis, particulièrement les courriels qui ont circulé entre les différents employés du SCC, renforcent sa position suivant laquelle il faisait l’objet de représailles. Il croit avoir été victime d’un complot général.

 

 

JOYCEVILLE – DE JUILLET À SEPTEMBRE 2006

[6]               La cause de M. Singaravelu se fonde en partie sur des faits qui ne sont aucunement contestés et en partie sur des déductions (ou des hypothèses) faites à partir des faits connus.

 

[7]               Il est un fait que, lorsque M. Singaravelu est arrivé sur les lieux à son premier jour de travail, son sac a été fouillé et il a dû attendre que son supérieur immédiat vienne le chercher.

 

[8]               Il est un fait que, dans les quelques jours qui ont suivi, il a déposé une plainte de harcèlement contre son supérieur, plainte que le SCC a refusé d’examiner.

 

[9]               Il est un fait qu’il s’est vu attribuer le même bureau que son prédécesseur avait, lequel était situé à côté de la chaufferie, et qu’il a eu droit aux mêmes outils de travail, dont un téléphone et un ordinateur. M. Singaravelu s’est plaint que son téléphone n’avait pas de ligne directe avec l’extérieur; il lui fallait passer par la téléphoniste de la prison. Il était mécontent d’avoir à partager l’ordinateur avec d’autres employés.

 

[10]           Conformément à la description de poste, qui s’appliquait depuis presque vingt ans, il lui incombait de remplir cinq tâches qui y étaient décrites. Il s’est plaint qu’aucun homme n’arriverait à faire le travail à lui seul. Deux des tâches ont été éliminées, mais les trois autres étaient encore trop exigeantes. Finalement, on lui a demandé d’accomplir une seule de ces trois tâches, celle de son choix. Le SCC dit qu’il a refusé. M. Singaravelu a dit qu’il n’avait pas refusé, mais qu’il avait besoin d’une armée de subalternes pour faire le travail.

 

[11]           Il a passé la majeure partie du temps en congé de maladie. Pour revenir à la période qu’il a passée à l’Établissement Bath, Santé Canada avait déclaré qu’il était apte au travail mais qu’il avait besoin de quelques semaines à mi‑temps et d’une autre semaine à trois quarts de temps. Le SCC dit que cette progression avait été effectuée avant l’arrivée de M. Singaravelu à Joyceville.

 

[12]           Il convient de signaler qu’il n’allègue pas directement que l’employeur n’a pas pris les mesures nécessaires pour tenir compte de sa déficience, mais qu’il avance plutôt qu’il n’a pas été tenu compte de sa déficience, qui semble être son inaptitude ou sa réticence à faire le travail que l’emploi exige, durant la période où le SCC a exercé des représailles à son endroit.

 

[13]           Il est parti de Joyceville et est actuellement en congé.

 

[14]           Le superviseur régional du Collège du personnel a envoyé un certain nombre de courriels à la directrice de l’Établissement de Joyceville et à d’autres personnes avant même que M. Singaravelu n’arrive à Joyceville. Ces courriels font état essentiellement du fait que M. Singaravelu était une personne extrêmement irritable avec laquelle il faut mettre des gants. Ces courriels ne soutiennent pas la proposition suivant laquelle le SCC avait l’intention d’exercer des représailles. Au contraire, ils révèlent que tout devrait être mis en œuvre pour satisfaire ses moindres caprices, sinon il ne tarderait pas à déposer des plaintes. La prédiction a été confirmée.

 

[15]           On peut penser qu’un directeur de prison a déjà vu le côté sombre de la vie. Néanmoins, une frustration palpable se dégage du courriel suivant que la directrice a envoyé à l’administration régionale :

[traduction]

À trois occasions différentes, nous avons essayé de lui attribuer des tâches, mais il continue de créer des scénarios qui l’empêchent d’accepter des tâches.

 

17/18 juillet

A refusé de signer le mémoire d’entente de ses attributions.

Est renvoyé chez lui jusqu’à ce que l’administration régionale clarifie la situation.

 

24/25 juillet

A refusé de nouveau de signer l’entente.

Avons tenté de lui attribuer cinq tâches.

A refusé en argumentant sans cesse.

Avons essayé de lui attribuer une seule tâche à son choix.

A accepté puis refusé.

Est encore renvoyé chez lui.

 

Retour au travail ordonné le 31 juillet.

Dépose une plainte de harcèlement.

Retourne chez lui encore.

Plainte rejetée.

Retour au travail ordonné le 27 ou 28 septembre.

En congé de maladie le 29 septembre.

Invoque le stress lié au travail.

 

Nous avons respecté toutes les conditions du plan de retour au travail graduel lorsqu’il relevait de John Oddie et ensuite de Julia Hobson.

 

Il refuse d’accepter toute tâche.

À ce stade-ci, je me demande si la rétrogradation est même une option.

 

Il aurait été possible de le rétrograder en 2003 lorsqu’il est devenu évident qu’il n’arrivait pas à faire le travail de superviseur, mais il n’y avait alors aucun soutien pour le faire.

 

Il ne peut accomplir aucune tâche s’il ne travaille pas seul et s’il reçoit des instructions de quelqu’un.

 

 

Elle a conclu qu’il refusait purement et simplement de travailler.

 

[16]           L’enquêteuse de la Commission a été extrêmement minutieuse dans son rapport. M. Singaravelu était d’avis que son environnement de travail était vicié dès le départ parce que le gardien l’avait fouillé. Je serais plutôt consterné d’apprendre que quelqu’un est entré dans une prison sans être fouillé. Lorsqu’il a dit qu’il ne croyait pas que la fonction de chef du service d’incendie devait faire partie des responsabilités énumérées dans la description de son poste, on lui a donné le choix de se rétrograder lui‑même. Il a été établi que les plaintes dans lesquelles il invoquait que son milieu de travail était dangereux n’avaient en fait aucun fondement.

 

[17]           L’enquêteuse était convaincue que le SCC lui avait offert davantage que les mesures médicales recommandées, mais non nécessaires. Le niveau de bruit et la qualité de l’air ont été vérifiés à maintes reprises. Des travaux d’entretien et de réparation ont été effectués sur les carreaux du plafond et une inspection de la chaudière et d’autres travaux semblables ont été réalisés vainement dans l’espoir de satisfaire le plaignant.

 

[18]           Elle a conclu qu’aucune preuve ne soutenait sa plainte selon laquelle il avait été victime de discrimination, de harcèlement ou de traitement différent et préjudiciable en raison de représailles faisant suite à la plainte précédente ou pour toute autre raison fondée, en tout ou en partie, sur un motif de distinction illicite. Durant les 15 semaines qui se sont écoulées entre la date prévue pour son premier jour de travail et la date de son dernier jour de travail, M. Singaravelu a travaillé en tout 16 jours seulement. Il a passé le reste du temps chez lui en congé payé pour diverses raisons. Toutes les fois où il est revenu au travail à la suite d’un congé de maladie, il avait été jugé médicalement apte à un retour au travail sans restrictions.

 

[19]           En janvier 2007, Santé Canada était d’avis qu’il ne devrait pas retourner au SCC, mais il a été jugé apte au travail sans restrictions dans un autre ministère du gouvernement fédéral. La directrice l’a recommandé à de nombreux ministères et organismes, elle a écrit des lettres et des courriels et envoyé son curriculum vitæ et elle l’a aidé à chercher un emploi dans la fonction publique fédérale, mais ce fut sans succès.

 

LE DROIT

[20]           Dans Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, la Cour suprême a sondé l’intention du législateur dans le cas où la preuve serait insuffisante pour justifier le renvoi de la plainte au Tribunal par la Commission. Le juge Sopinka a affirmé à la page 899 : « Le but n’est pas d’en faire une décision aux fins de laquelle la preuve est soupesée de la même manière que dans des procédures judiciaires; la Commission doit plutôt déterminer si la preuve fournit une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante. »

 

[21]           Dans Bell c. Canada (Commission des droits de la personne); Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 R.C.S. 854, M. le juge La Forest a souligné au paragraphe 53 que la Commission n’est pas un organisme décisionnel. Pour décider si une plainte devrait être déférée au Tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire au criminel.

 

[22]           L’obligation d’un juge chargé de l’enquête préliminaire en droit criminel de procéder à un examen approfondi a été résumée par la Cour suprême dans R. c. Arcuri, [2001] 2 R.C.S. 828, 2001 CSC 54, aux paragraphes 21 à 23. La question à se poser est celle de savoir s’il existe ou non des éléments de preuve au vu desquels un jury équitable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait conclure à la culpabilité. Le juge doit renvoyer la personne inculpée pour qu’elle subisse son procès s’il existe des éléments de preuve admissibles qui pourraient, s’ils étaient crus, entraîner une déclaration de culpabilité. Il y a ensuite la question de savoir s’il s’agit d’une preuve directe ou circonstancielle. Dans le cas d’une preuve circonstancielle, il est permis de procéder à une évaluation limitée pour déterminer si elle est raisonnablement susceptible d’étayer les inférences proposées.

 

[23]           Dans la présente affaire, la preuve est totalement circonstancielle. Si l’on adapte les principes énoncés dans Arcuri au présent contexte, la question que devait se poser la Commission était celle de savoir s’il existait une preuve raisonnable susceptible d’étayer l’inférence selon laquelle M. Singaravelu faisait l’objet de représailles si bien que, si elle croyait cette preuve, le Tribunal pourrait conclure que le SCC exerçait des représailles à son endroit. M. Singaravelu soutient que la preuve circonstancielle révèle l’existence d’un complot contre lui. La Commission a jugé que la preuve circonstancielle ne pouvait pas raisonnablement étayer une inférence de complot. Je suis d’avis que cette conclusion était raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190). Il n’existe aucune preuve de complot. Sa conviction se fonde purement et simplement sur une hypothèse et non sur une inférence raisonnable établie à partir de faits prouvés.

 

[24]           Il s’ensuit que la décision de la Commission de ne pas déférer la plainte du demandeur au Tribunal était raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


ORDONNANCE

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS, LA COUR ORDONNE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christine Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                          T-1580-08

 

INTITULÉ :                                                         Singaravelu c. PGC

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                   Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                 le 13 octobre 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                    LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                        le 28 octobre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Yavar Hameed

 

POUR LE DEMANDEUR

Claudine Patry

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Hameed Farrokhzad Elgazzar Brousseau

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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