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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20091007

Dossier : T-280-09

Référence : 2009 CF 1015

Ottawa (Ontario), le 7 octobre 2009

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

HARNAM SINGH JOHAR

appelant

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L’IMMIGRATION

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’un appel en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi) de la décision du 29 décembre 2008 d’un juge de la citoyenneté rejetant la demande de citoyenneté canadienne de l’appelant au motif qu’il ne remplissait pas les conditions de résidence fixées à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. 

 

FAITS

[2]               Âgé de 76 ans, l’appelant est un citoyen de l’Inde. Il est arrivé au Canada et est devenu un résident permanent le 26 avril 2000. 

[3]               L’appelant a déposé une demande de citoyenneté canadienne le 22 août 2007 avec l’aide d’un de ses fils, Amardeep Singh Johar. L’appelant a dressé la liste qui suit de ses absences du Canada, reproduites sous forme de tableau et tirées du paragraphe 3 de l’exposé des arguments de l’intimé :

Dates

Destination

Motifs

Durée (jours)

16 mars 2004 au  19 mars 2004

 

San Francisco, É.-U.

Vacances

3

15 mars 2005 au 18 avril 2005

 

New Delhi, Inde

Vacances, visite  d’amis et de parents

 

34

20 avril 2005 au  26 avril 2005

 

Chicago,  É.-U.

Vacances, visite de son fils 

6

28 mai 2005 au

30 mai 2005

 

San Francisco,  É.-U.

Vacances (croisière)

2

7 novembre 2005 au 15 avril  2006

 

New Delhi, Inde

Vacances, visites d’amis et de parents

 

159

25 juin 2006 au 2 juillet 2006

 

Alaska,  É.-U.

Vacances (croisière)

7

21 février 2007 au 22 mai 2007

New Delhi, Inde

Vacances, visite d’amis et de parents

90

 

 

 

 

Total

 

 

301

 

 

[4]               L’appelant a été avisé de se présenter à une entrevue avec le juge de la citoyenneté le

21 mai 2008. L’appelant était accompagné de son fils à l’entrevue qui a duré entre 15 et 20 minutes. Le passeport que l’appelant détenait lorsqu’il est arrivé au Canada pour la première fois lui a été demandé. Il a déclaré l’avoir perdu lors d’un voyage en Inde effectué aux environs du 16 janvier 2008 et avoir informé les autorités policières indiennes de cette perte le 18 janvier 2008. Ces dernières lui ont remis un rapport qui a été fourni au juge de la citoyenneté.

 

[5]               À la fin de l’entrevue, un questionnaire sur la résidence a été remis à l’appelant et il lui a été ordonné de le remplir en y joignant une copie de son passeport actuel, un rapport des autorités policières, ses empreintes digitales, des cartes de membre ainsi que tout autre document justificatif.

 

[6]               L’appelant a fourni les documents requis le 27 mai 2008. Le questionnaire sur la résidence contenait la même liste d’absences du Canada que celle figurant dans la demande de citoyenneté, avec en plus une vacance récente prise en 2008 non pertinente en l’espèce. 

 

[7]                Le 29 décembre 2008, le juge de la citoyenneté a rejeté la demande au motif que l’appelant ne remplissait pas les conditions de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

 

Décision dont il est fait appel

[8]               Au début de ses motifs, le juge de la citoyenneté a donné des précisions sur le critère dont il allait tenir compte en matière de résidence :

[traduction] Avant d’approuver une demande de citoyenneté présentée en vertu du paragraphe 5(1) de la Loi, je dois décider si elle est conforme aux dispositions de la présente Loi et de ses règlements, notamment celles énoncées à l’alinéa 5(1)c), selon lesquelles vous devez avoir résidé au Canada pendant au moins trois ans (1 095 jours) en tout dans les quatre ans (1 460 jours) qui ont précédé la date de votre demande. L’expression « au moins trois ans » ne signifie pas moins de temps, mais bien pas moins de trois ans [caractères gras dans l’original.] [Non souligné dans l’original].

 

Il a souligné qu’une trop longue absence temporaire du Canada était contraire à l’esprit de la Loi.

 

[9]               Le juge de la citoyenneté a conclu que l’appelant n’a présenté aucun témoignage ou preuve écrite établissant sa résidence au Canada, à l’exception de quelques cartes de membre qui, selon l’estimation du juge de la citoyenneté, n’établissaient qu’indirectement votre présence. À la page 2 de sa décision, le juge de la citoyenneté a ainsi conclu :  

[traduction] Votre passeport, dont vous soutenez la perte ou le vol, pose un problème pour la validation de vos absences du Canada. Il convient de mentionner que le rapport des autorités policières que vous avez présenté le 18 janvier 2008 a été déposé dans le district sud-ouest de Delhi, environ quatre mois avant votre audience du

21 mai 2008. Vous avez rempli votre questionnaire sur la résidence le 23 mai 2008 et pourtant dans les quatre mois qui ont suivi la date de la déclaration de perte ou de vol de votre passeport, vous avez été en mesure de décrire de façon incroyablement détaillée vos diverses absences du Canada pendant la période pertinente, sans l’aide de votre passeport perdu. (Non souligné dans l’original.)

 

Après avoir entendu les témoignages et  examiné soigneusement toute la documentation, je conclus que vous ne remplissez pas les conditions en matière de résidence. Les documents que vous avez produits ne démontrent pas que vous étiez effectivement au Canada. Vous n’avez pas présenté de preuve de résidence cohérente et convaincante durant la période pertinente. Vous êtes incapable de produire votre passeport indien et je suis incapable de vérifier vos absences sans l’original de votre passeport. Je conclus que les dates pendant lesquelles vous avez déclaré, dans votre demande de citoyenneté ainsi que dans votre questionnaire sur la résidence, avoit été absent du Canada ne permettent pas d’établir le tableau exact de vos absences au Canada et de votre résidence au pays durant la période pertinente.   

 

[10]           Le juge de la citoyenneté semble avoir tiré une conclusion défavorable du fait que l’appelant n’a pas présenté le passeport perdu qui aurait permis de confirmer les dates d’absence du Canada et qu’il n’a pu se souvenir, sans le passeport, des dates de ses absences qu’il a détaillées dans sa demande de citoyenneté et son questionnaire. 

 

[11]           Le juge de la citoyenneté a conclu que les arguments de l’appelant n’étaient pas crédibles et que la preuve présentée ne suffisait pas à prouver qu’il avait été effectivement présent au Canada.

 

[12]           Le juge de la citoyenneté a donc rejeté la demande de citoyenneté.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[13]           Voici ce que prévoit le paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté :

Attribution de la citoyenneté

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

a) en fait la demande;

b) est âgée d’au moins dix-huit ans;

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

Grant of citizenship

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

(a) makes application for citizenship;

(b) is eighteen years of age or over;

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

[14]           Les paragraphes 14(5) et (6) de la Loi sur la citoyenneté prévoient que l’appelant peut interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté à la Cour et que sa décision est définitive : 

Appel

14. (5) Le ministre et le demandeur peuvent interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté en déposant un avis d’appel au greffe de la Cour dans les soixante jours suivant la date, selon le cas :

a) de l’approbation de la demande;

b) de la communication, par courrier ou tout autre moyen, de la décision de rejet.

 

Caractère définitif de la décision

(6) La décision de la Cour rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) est, sous réserve de l’article 20, définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.

 

Appeal

14. (5) The Minister or the appellant may appeal to the Court from the decision of the citizenship judge under subsection (2) by filing a notice of appeal in the Registry of the Court within sixty days after the day on which

(a) the citizenship judge approved the application under subsection (2); or

(b) notice was mailed or otherwise given under subsection (3) with respect to the application.

Decision final

(6) A decision of the Court pursuant to an appeal made under subsection (5) is, subject to section 20, final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies therefrom.

 

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[15]           L’appelant a soulevé quatre questions dans le cadre du présent appel :

a.       Le juge de la citoyenneté a-t-il omis d’énoncer clairement la définition de « résidence » qu’il appliquait aux faits dans la cause de l’appelant, commettant ainsi une erreur de droit lorsqu’il a conclu que l’appelant ne remplissait pas les conditions de résidence prévues l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

 

b.      Le juge de la citoyenneté a-t-il omis d’invoquer la jurisprudence au soutien de sa décision, et de ce fait appliqué et interprété de façon erronnée les principes jurisprudentiels énoncés par le juge en chef adjoint Thurlow dans In re Papadogiorgakis [1978] 2 C.F. 208, et par le juge Reed dans In re Koo, [1993] 1 C.F. 286?

 

c.       Le juge de la citoyenneté a-t-il commis plusieurs erreurs de fait, lesquelles, de façon cumulative, constituent un motif suffisant pour conclure que la décision de rejeter la demande de citoyenneté de l’appelant était manifestement entachée d’erreurs de fait?

 

d.      Le juge de la citoyenneté a-t-il manqué à son obligation d’agir équitablement en ne donnant pas à l’appelant l’occasion d’expliquer la documentation produite à la demande du juge de la citoyenneté, dont le questionnaire sur la résidence, ni l’occasion d’expliquer ses très brèves absences du Canada, et le fait qu’il n’a aucun autre foyer ailleurs dans le monde que celui de son fils Amardeep au Canada?           

 

 

NORME DE CONTRÔLE

[16]             Au paragraphe 62 de l’arrêt Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1, la Cour suprême du Canada a jugé que la première étape du processus de contrôle judiciaire consiste à « vérifie[r] si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » (voir aussi Khosa c. Canada (MCI), 2009 CSC 12, le juge Binnie, au par. 53).

 

[17]           Au paragraphe 14 de l’arrêt Amoah c. Canada (MCI), 2009 CF 775, j’ai conclu que la norme de contrôle applicable aux décisions des juges de la citoyenneté est celle de la décision raisonnable (voir aussi Canada (MCI) c. Aratsu, 2008 CF 1222, le juge Russell, aux par. 16 à 20).     

 

[18]           Les deuxième et troisième questions en litige touchent à des questions de faits ainsi que des questions mixtes de fait et de droit. Les conclusions portant sur les faits ainsi que l’application de la loi aux faits par le juge de la citoyenneté commandent un degré élevé de déférence. La norme de contrôle applicable à ces deux questions est donc celle de la décision raisonnable (Ghahremani c. Canada (MCI), 2009 CF 411, le juge Beaudry, au par. 19).

 

[19]           Dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision du juge de la citoyenneté suivant la norme de la décision raisonnable, la Cour examine ce qui « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi que « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au par. 47, Khosa, précité, au par. 59). La Cour n’intervient que lorsque la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au par. 47, Khosa, précité, au par. 59).

 

[20]           Les première et quatrième questions en litige soulèvent des questions de droit et d’équité procédurale qui sont donc susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (voir Baker c. Canada (MCI), [1999] 2 R.C.S. 817; Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 F.C.R. 392; Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., [2007] 1 R.C.S. 650; Khosa, précité, aux par. 43 et 44). 

 

ANALYSE

 

[21]           À l’audience, j’ai informé les parties que je ferais droit à l’appel sur le fondement de l’obligation d’équité et de l’intérêt de la justice. Je vais néanmoins traiter des quatre questions soulevées en l’espèce, auxquelles l’avocat de l’intimé a habilement répondu.

 

Question no 1 :         Le juge de la citoyenneté a-t-il omis d’énoncer clairement la définition de « résidence » qu’il appliquait aux faits dans la cause de l’appelant, commettant ainsi une erreur de droit lorsqu’il a conclu que l’appelant ne remplissait pas les conditions de résidence prévues l’alinéa 5(1)c) de la Loi?

 

[22]           L’appelant soutient que le juge de la citoyenneté n’a pas énoncé avec précision lequel des critères de résidence il avait choisi d’appliquer et qu’on ne peut qu’inférer l’application du critère de la « présence effective ». 

 

[23]           Dans In re la Loi sur la citoyenneté et in re Antonios E. Papadogiorgakis, [1978] 2 C.F. 208 (C.F. 1re inst.), le juge en chef adjoint Thurlow (tel était alors son titre) a établi le critère du

« centre du mode habituel de vie » de telle sorte que, même si les absences sont supérieures en nombre aux exigences minimales de présence, la demande s'articule autour de la question de savoir si l'appelante avait centralisé son existence ordinaire au Canada :

Une personne ayant son propre foyer établi, où elle habite, ne cesse pas d'y être résidente lorsqu'elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études. Le fait que sa famille continue à y habiter durant son absence peut appuyer la conclusion qu'elle n'a pas cessé d'y résider. On peut aboutir à cette conclusion même si l'absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d'autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l'occasion se présente.

 

Ainsi que l'a dit le juge Rand dans l'extrait que j'ai lu (dans l'arrêt Thomson c. M.N.R., [1946] R.C.S. 209), cela dépend [TRADUCTION] « essentiellement du point jusqu'auquel une personne s'établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d'intérêts et de convenances, au lieu en question » .

 

 

[24]           Le juge Dubé a ainsi reformulé ce critère dans l’Affaire intéressant Banerjee (1994), 25 Imm. L.R. (2d) 235 (C.F. 1re inst.), à la p. 238  : « C'est la qualité de l'attachement au Canada qui doit être examinée. »

 

[25]           Le juge Muldoon a énoncé le critère de la « présence effective » dans Pourghasemi (Re), [1993] A.C.F. no 232 (C.F. 1re inst.), qui oblige l’appelant à être effectivement présent au Canada pour le nombre de jours requis. Les paragraphes 3 et 4 de la décision sont ainsi rédigés :

Il est évident que l'alinéa 5(1)c) vise à garantir que quiconque aspire au don précieux de la citoyenneté canadienne ait acquis, ou se soit vu obligé d'acquérir, au préalable la possibilité quotidienne de « se canadianiser ». Il la fait en côtoyant les canadiens au centre commercial, au magasin d'alimentation du coin, à la bibliothèque, à la salle de concert, au garage de réparation d'automobiles, dans les buvettes, les cabarets, dans l'ascenseur, à l'église, à la synagogue, à la mosquée ou au temple - en un mot là où l'on peut rencontrer des canadiens et parler avec eux - durant les trois années requises. Pendant cette période, le candidat à la citoyenneté peut observer la société canadienne telle qu'elle est, avec ses vertus, ses défauts, ses valeurs, ses dangers et ses libertés. Si le candidat ne passe pas par cet apprentissage, cela signifiera que la citoyenneté peut être accordée à quelqu'un qui est encore un étranger pour ce qui est de son vécu, de son degré d'adaptation sociale, et souvent de sa pensée et de sa conception des choses. Si donc le critère s'applique à l'égard de certains candidats à la citoyenneté, il doit s'appliquer à l'égard de tous. Et c'est ainsi qu'il a été appliqué par Mme le juge Reed dans Re Koo, T-20-92, 3 décembre 1992, [prière de voir [1992] A.C.F.

n1107] encore que les faits de la cause ne fussent pas les mêmes.  

 

La loi ne dit pas à la Cour de s'abandonner à la sentimentalité pour tourner ou pour défier la condition légale de résidence. Peut-être par méprise sur la jurisprudence de cette Cour en la matière, il semble que des demandeurs se sont fait conseiller que pour satisfaire à la condition prévue par la loi, il suffit d'avoir un ou des comptes bancaires canadiens, de s'abonner à des magazines canadiens, de s'inscrire à l'assurance-maladie canadienne, d'avoir une demeure et des meubles et autres biens au Canada et de nourrir de bonnes intentions, en un mot, tout sauf vivre vraiment au milieu des canadiens au Canada pendant trois des années précédant la date de la demande, ainsi que la prescrit le législateur. On peut poser la question : « Mais si le candidat à la citoyenneté suit des études à l'étranger? Qu'y a-t-il de si urgent? » Si le candidat ne peut trouver une école ou université à sa convenance au Canada, qu'il suive les études à étranger puis revienne au Canada pour satisfaire à la condition de résidence.

 

 

[26]           Enfin dans l’Affaire intéressant Koo, [1993] 1 C.F. 286, [1992] A.C.F. no 1107 (C.F. 1re  inst.),  le juge Reed a énuméré au sujet du critère du « mode d’existence centralisée » une liste de facteurs qui démontrent un attachement suffisant au Canada pour que la citoyenneté soit attribuée même si la condition du nombre de jours minimum requis n’a pas été respectée :

La conclusion que je tire de la jurisprudence est la suivante: le critère est celui de savoir si l'on peut dire que le Canada est le lieu où le requérant « vit régulièrement, normalement ou habituellement ». Le critère peut être tourné autrement : le Canada est-il le pays où le requérant a centralisé son mode d'existence? Il y a plusieurs questions que l'on peut poser pour rendre une telle décision :

 

1) la personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s'absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

 

2) où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

 

3) la forme de présence physique de la personne au Canada dénote-t-elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu'elle n'est qu'en visite?

 

4) quelle est l'étendue des absences physiques (lorsqu'il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables)?

 

5) l'absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l'étranger)?

 

6) quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

 

[27]           Dans Parapatt c. Canada (MCI), 2002 A.C.F., no 306, 112 A.C.W.S. (3d) 426, aux

par. 9 et 14,  j’ai conclu que les critères sont tous applicables, en autant que le juge de la citoyenneté en choisisse un et qu’il l’applique de façon appropriée sans le combiner à un autre critère (Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1999] A.C.F. no 410; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Mindich, [1999] A.C.F. no 978).

 

[28]           L’appelant s’oppose à l’absence, dans la décision, de référence précise au critère appliqué.

 

[29]           L’appelant fait erreur en déclarant que le juge de la citoyenneté doit indiquer de façon précise le critère de résidence appliqué. Pourvu que celui-ci ressorte clairement de la décision et que le tribunal d’appel puisse implicitement le reconnaître, l’omission du juge de la citoyenneté d’indiquer le critère ne constituera pas une erreur susceptible de contrôle (Kwan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2001 CFPI 738, 107 A.C.W.S. (3d) 21, le juge Blanchard, au par. 25; Chowdhury c. Canada (MCI), 2009 CF 709, le juge suppléant Teitelbaum, aux par. 56 et 71).

 

[30]           Le juge de la citoyenneté affirme clairement qu’à son avis un séjour au Canada dont la durée totale est inférieure à 1095 jours, dans une période de 1460 jours, va à l’encontre de la Loi. La décision ne renferme pas d’analyse des facteurs qui soustendent l’un ou l’autre des autres critères de résidence.

 

[31]           À mon avis, le juge de la citoyenneté expose clairement le critère de la présence effective. Ce motif de contrôle doit donc être rejeté.

 

Question no 2 :            Le juge de la citoyenneté a-t-il omis d’invoquer la jurisprudence au soutien de sa décision, et a-t-il de ce fait appliqué et interprété de façon erronnée les principes jurisprudentiels énoncés par le juge en chef adjoint Thurlow dans In re Papadogiorgakis [1978] 2 C.F. 208, et par le juge Reed dans in re Koo, [1993] 1 C.F. 286?

 

 

[32]           L’appelant fait valoir que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en ne citant pas de jurisprudence au soutien des énoncés qui suivent :

L’expression « au moins trois ans » ne signifie pas moins de temps, mais bien pas moins de trois ans.

 

Selon une certaine jurisprudence de la Cour fédérale, il n'est pas obligatoire pour l’attribution de la citoyenneté que l’appelant ait été effectivement présent au pays pendant la période entière de

1 095 jours lorsqu'il y a des circonstances spéciales ou exceptionnelles. Cependant, je suis d'avis qu’une trop longue absence du Canada, même temporaire, durant la période minimale de résidence prescrite par la Loi, comme c'est le cas en l’espèce, est contraire à l’objet des conditions de résidence de la Loi.  (Le soulignement est de l’appelant) (Italique ajouté.) 

 

[33]           L’appelant soutient que l’expression « “au moins trois ans” ne signifie pas moins de temps, mais bien pas moins de trois ans » est erronée en droit dans la mesure où elle implique une présence effective au Canada pour une durée d’au moins 1 095 jours, sauf lorsqu’il y a « des circonstances spéciales ou exceptionnelles », à défaut de quoi la demande de citoyenneté est refusée. L’appelant fonde son argument sur la quantité pure et simple des décisions de la Cour fédérale ayant retenu le critère de Koo, précité, par opposition aux quelques décisions qui ont  confirmé le critère de la stricte présence effective. 

 

[34]           À mon avis, il n’est pas pertinent de s’attarder au fait qu’un nombre inférieur d’affaires ont   confirmé le critère de la présence effective par opposition au nombre ayant confirmé le critère de Koo. Le juge de la citoyenneté a appliqué le critère de la présence effective qui exige de l’appelant d’être effectivement présent au Canada, pendant au moins 1 095 jours en tout dans la période de 1 460 jours prescrite par la Loi. Du moment que le juge de la citoyenneté ne commet aucune erreur en appliquant un des critères de résidence, il n’est nulle part exigé de lui qu’il cite de la jurisprudence au soutien de sa décision de l’appliquer. 

 

[35]           Dans sa décision, le juge de la citoyenneté a soutenu l’expression « “au moins trois ans” ne signifie pas moins de temps, mais bien pas moins de trois ans » par de la jurisprudence, mais l’expression exacte a été maintenue par le juge Blais (tel était alors son titre) dans Rizvi c. Canada (MCI), 2005 CF 1641, au par. 12.  À cet égard, l’appelant n’a fait état d’aucune erreur justifiant notre intervention.

 

Question no 3 :            Le juge de la citoyenneté a-t-il commis plusieurs erreurs de fait, lesquelles, de façon cumulative, constituent un motif suffisant pour conclure que la décision de rejeter la demande de citoyenneté de l’appelant était manifestement entachée d’erreurs de fait?

 

 

[36]           L’appelant soutient que le juge de la citoyenneté a commis une erreur lorsqu’il a conclu que la perte du passeport de l’appelant a rendu problématique la vérification de ses absences du Canada. Cette situation a conduit le juge de la citoyenneté à avancer l’hypothèse que l’appelant avait été absent pour une période plus longue que celle déclarée, étant donné qu’il lui était impossible de se rappeler les dates exactes de ses absences sans son passeport perdu. On peut lire dans la décision du juge de la citoyenneté qu’il n’a pas cru ni jugé crédible que le demandeur pouvait établir la liste de ses absences avec précision sans son passeport, et je répète par souci de commodité :

[TRADUCTION] Votre passeport, dont vous soutenez la perte ou le vol, pose un problème pour la validaton de vos absences du Canada. Il convient de mentionner que le rapport des autorités policières que vous avez présenté le 18 janvier 2008 a été déposé dans le district sud-ouest de Delhi, environ quatre mois avant votre audience du 21 mai 2008. Vous avez rempli votre questionnaire sur la résidence le 23 mai 2008 et pourtant dans les quatre mois qui ont suivi la date de la déclaration de perte ou de vol de votre passeport, vous avez été en mesure de décrire de façon incroyablement détaillée vos diverses absences du Canada pendant la période pertinente, sans l’aide de votre passeport perdu. (Non souligné dans l’original.)

 

 

[37]           Des décisions antérieures ont confirmé les réticences des juges de la citoyenneté de s’appuyer sur des renseignements concernant des absences du Canada impossibles à vérifier par l’examen du passeport (Farshchi c. Canada (MCI), 2007 CF 487, 157 A.C.W.S. (3d) 701, le juge suppléant Strayer, au par. 11). La juge Tremblay-Lamer a  statué qu’un juge de la citoyenneté pouvait tirer une conclusion défavorable du défaut de produire un passeport sans explication (Farrokhyar c. Canada (MCI), 2007 CF 697, 158 A.C.W.S. (3d) 878, la juge Tremblay-Lamer, au par. 23). Cette jurisprudence est conforme au principe général selon lequel il incombe à l’appelant de produire suffisamment d’éléments de preuve pour répondre aux conditions de résidence prévues par la Loi (Rizvi, précité, au par. 21).

 

[38]           La conclusion selon laquelle les dates des absences du Canada de l’appelant telles qu’il les a précisées dans la demande de citoyenneté et le questionnaire n’étaient pas dignes de foi était fondée sur le fait que le juge a estimé que l’appelant ne pouvait pas s’être souvenu avec précision de ces absences, et il a donc supposé que l’appelant avait probablement passé plus de 301 jours à l’étranger. 

 

[39]           Il incombait à l’appelant d’expliquer comment il avait réussi sans son passeport à se souvenir avec exactitude des nombreuses dates d’absence. Néanmoins, le juge de la citoyenneté avait une obligation d’équité lors de l’entrevue, sur laquelle la Cour se penchera dans le cadre de la prochaine question en l’espèce.

 

Question no 4 :            Le juge de la citoyenneté a-t-il manqué à son obligation d’agir équitablement en ne donnant pas à l’appelant l’occasion d’expliquer la documentation produite à sa demande, dont le questionnaire sur la résidence, ni l’occasion d’expliquer ses très brèves absences du Canada, et le fait qu’il n’a aucun autre foyer ailleurs dans le monde que celui de son fils Amardeep au Canada?

 

[40]           L’appelant soutient que le juge de la citoyenneté a manqué à l’équité procédurale en omettant de lui demander comment il avait réussi à se souvenir, sans son passeport, des dates précises de ses absences du Canada.

 

[41]           Le juge de la citoyenneté n’est pas tenu de fournir à l’appelant l’occasion de produire des documents supplémentaires. Le processus ne peut faire en sorte de fournir continuellement à l’appelant des commentaires sur le caractère adéquat de sa preuve (Zheng c. Canada (MCI), 2007 CF 1311, 163 A.C.W.S. (3d) 120, le juge Simpson, au par. 14). Il est cependant bien établi que l’entrevue avec le juge de la citoyenneté vise « clairement à permettre au candidat de répondre aux préoccupations qui ont donné lieu à l'entrevue, ou tout au moins d'en parler », et qu’il y a déni de justice lorsqu’un demandeur est privé de le faire. (Stine c. Canada (MCI), [1999] A.C.F. no 1264 (QL), 173 F.T.R. 298, le juge Pelletier, au par. 8; Tshimanga c. Canada (MCI), 2005 CF 1579, 151 A.C.W.S. (3d) 18, le juge suppléant Rouleau, aux par. 17 à 19).

 

[42]            Les affidavits de l’appelant et de son fils décrivent l’entrevue avec le juge de la citoyenneté comme une audience « [traduction] brève de 15 à 20 minutes » où ils n’ont pas été informés d’aucune des préoccupations du juge quant à la résidence. Au paragraphe 9 de sa décision rendue dans Stine, précité, le juge Pelletier a conclu à un déni de justice envers le demandeur lorsque le juge de la citoyenneté a omis de faire connaître ses préoccupations quant aux conditions en matière de résidence, privant ainsi le demandeur de présenter des éléments de preuve qui auraient pu apaiser ces préoccupations.

 

[43]           Il incombait au juge de la citoyenneté de sensibiliser l’appelant lors de l’entrevue au fait qu’il ne pouvait pas se fier à la liste des absences du Canada produite dans la demande de citoyenneté parce qu’il n’avait pas cru l’appelant capable de se souvenir des dates sans son passeport perdu. La question de crédibilité ressort clairement de la décision du juge. Le fait que juge de la citoyenneté n’a pas soulevé cette préoccupation liée à la crédibilité a conduit l’appelant à commettre l’erreur de simplement reproduire la liste des absences du questionnaire. Si le juge de la citoyenneté l’avait fait, l’appelant aurait pu expliquer que la liste des absences de la demande de citoyenneté avait été dressée par l’extraction des dates d’absence figurant dans l’ancien passeport, avant qu’il ne soit perdu. Le juge de la citoyenneté n’a pas saisi cette explication et il a pensé que le demandeur s’était souvenu des dates exactes de mémoire en remplissant le second questionnaire plusieurs mois après la perte ou le vol du passeport. Dès que cette explication a été produite, le juge de la citoyenneté est libre de la trouver crédible ou non.

 

[44]           À mon avis, l’entrevue n’a pas été adéquate en ce que le juge de la citoyenneté n’a pas donné à l’appelant l’occasion de répondre aux réserves qu’il avait à l’égard de sa crédibilité sur la question de sa présence effective au Canada.

 

[45]           L’appel est donc accueilli.

 


 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

L’appel est accueilli et la demande de citoyenneté est remise à un autre juge de la citoyenneté qui devra de tenir une nouvelle entrevue. L’appelant pourra présenter des éléments additionnels de preuve de résidence. 

 

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-Jacques Goulet, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSIER :                                           T-280-09

 

INTITULÉ :                                       HARNAM SINGH JOHAR c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 30 septembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE KELEN

 

DATE :                                               le 7 octobre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gary Segal

 

POUR L’APPELANT

Nur Muhammed-Ally

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gary Segal

Avocat

Rekai Frankel LLP

 

POUR L’APPELANT

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur géréral du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

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