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Cour fédérale

 

 

 

Federal Court

Date : 20091019

Dossier : IMM-592-09

Référence : 2009 CF 1059

Ottawa (Ontario), le 19 octobre 2009

En présence de madame la juge Heneghan

 

 

ENTRE :

LEILA BROWN TRIMMINGHAM

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 


Introduction

[1]               Mme Brown Trimmingham (la demanderesse) sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 29 janvier 2009 par l’agent d’examen des risques avant renvoi N. Sturino (l’agent d’ERAR). Dans cette décision, l’agent d’ERAR a déterminé que la demanderesse ne serait pas exposée au risque d’être persécutée ou soumise à la torture, ainsi qu’à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle retournait à son pays d’origine, Saint‑Vincent-et-les Grenadines.

Contexte

[2]               La demanderesse est citoyenne de Saint-Vincent-et-les Grenadines. Elle est entrée pour la première fois au Canada le 22 avril 1987, jour où elle a aussi demandé l’asile. Sa demande a été rejetée, et la demanderesse a été renvoyée du Canada le 7 novembre 1996.  

 

[3]               À son retour à Saint-Vincent, la demanderesse a débuté une relation avec un certain Oriel Yearwood et, le 28 juillet 1998, elle a donné naissance à un fils, Omar Yearwood.

 

[4]               La relation entre la demanderesse et M. Yearwood était marquée par la violence. La demanderesse dit avoir essayé de le quitter à maintes reprises, mais comme Saint-Vincent est si petite, elle ne pouvait y vivre en sécurité et sans crainte qu’il ne la retrouve. La demanderesse a quitté Saint-Vincent pour entrer de nouveau au Canada le 22 juillet 2001. M. Yearwood l’a suivie au Canada et, à une occasion, il a agressé la demanderesse et leur fils en public, et il a été reconnu coupable d’avoir enlevé celui-ci. M. Yearwood a été déclaré coupable de plusieurs infractions au Canada et été incarcéré durant six mois. Il a été expulsé du Canada à la suite de sa remise en liberté.

 

[5]               La demanderesse dit avoir appris de parents et d’amis que M. Yearwood continue de lui proférer des menaces, y compris des menaces de mort.

 

[6]               La demanderesse a déposé sa première demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) en janvier 2006. La demande reposait sur la menace que faisait planer sur elle M. Yearwood à Saint‑Vincent. L’agent d’ERAR a pris note de la menace, mais est arrivé à la conclusion que la protection de l’État serait raisonnablement assurée dans ce pays. Le contrôle judiciaire de cette décision a été rejeté dans le dossier numéro IMM-5310-06 le 16 novembre 2006.

 

[7]               En mai 2007, la demanderesse a présenté une demande d’admission au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) conformément au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). La demande CH était pendante au moment du dépôt de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[8]               La demanderesse a présenté sa deuxième demande ERAR en juin 2008. Cette deuxième demande reposait sur la menace que représente pour elle M. Yearwood à Saint-Vincent et la confirmation par le gouvernement de ce pays qu’il n’était pas en mesure d’assurer la protection nécessaire dans sa situation. À cet égard, elle a produit une lettre datée du 21 mai 2008 de M. Phillips, le consul général de Saint-Vincent-et-les Grenadines au Canada.

 

[9]               Dans la décision du 29 janvier 2009, l’agent d’ERAR a conclu que, comme le fondement de la demande de la demanderesse était le même que celui fourni dans sa première demande d’ERAR, la demanderesse n’a produit aucune preuve nouvelle susceptible de l’amener à rendre une décision contraire à celle du premier agent, et il a donc rejeté la deuxième demande d’ERAR.

 

[10]           Dans son affidavit déposé à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse dit avoir appris, à la suite du rejet de sa première demande d’ERAR, que M. Yearwood avait informé sa tante qu’il avait toujours l’intention de la tuer si elle retournait à  Saint‑Vincent. La demanderesse s’est ensuite adressée aux représentants du gouvernement saint‑vincentais-et-grenadin au Canada pour être protégée contre M. Yearwood.

 

[11]           On a enjoint à la demanderesse de se présenter pour son renvoi le 4 mai 2008, mais elle ne l’a pas fait. Elle a été arrêtée le 21 janvier 2009. Le 6 février 2009, on lui a enjoint à nouveau de se présenter pour son renvoi. 

 

[12]           Dans une lettre envoyée par télécopieur le 10 février 2009, M. Phillips a réitéré sa crainte que la demanderesse ne reçoive pas à Saint-Vincent la protection dont elle avait besoin. Il a aussi signalé que l’agent d’ERAR avait renvoyé à tort aux affirmations faites dans la lettre du 21 mai 2008 quand il a dit que, selon le gouvernement, la protection serait offerte.  

 

[13]           La demanderesse devait être renvoyée du Canada le 13 février 2009. Elle a sollicité un sursis du renvoi, ce que le juge Barnes lui a accordé par ordonnance datée du 12 février 2009.  

 

[14]           Lorsqu’il a octroyé à la demanderesse le sursis du renvoi le 12 février 2009, le juge Barnes a signalé qu’une question grave avait été soulevée, vu que le gouvernement de Saint-Vincent a exprimé des doutes quant à sa capacité d’offrir une protection adéquate à la demanderesse, en dépit de la conclusion de l’agent d’ERAR que la protection de l’État serait assurée.

 

[15]           La demanderesse fait valoir que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en interprétant mal la preuve dont il disposait.

 

[16]           Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le défendeur) soutient que l’agent d’ERAR a agi raisonnablement en décrivant la lettre du consul général comme affirmant que M. Phillips croyait que la protection de l’État serait assurée à la demanderesse à Saint-Vincent. À l’appui de sa position, le défendeur s’appuie sur l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 130 (C.A.F.) [Villafranca], et fait valoir qu’aucun gouvernement ne peut assurer la protection de chacun de ses citoyens en tout temps.

 

Analyse et dispositif

[17]           Selon l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, les décisions des décideurs administratifs sont susceptibles de contrôle selon l’une de deux normes : la décision correcte et la décision raisonnable. Il est possible de retenir la norme de contrôle arrêtée par la jurisprudence. 

 

[18]           Auparavant, les décisions sur les demandes d’ERAR étaient contrôlées selon la norme de la décision manifestement déraisonnable : voir Rosales c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 257, au paragraphe 12. Cette norme a été fusionnée avec celle de la décision raisonnable à la suite de l’arrêt Dunsmuir. La présente affaire soulève la question de savoir si l’agent d’ERAR a mal interprété la preuve qui lui a été présentée lorsqu’il a tiré sa conclusion sur la protection de l’État. Il s’agit donc d’une question de fait concernant la protection de l’État; par conséquent, la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable.  

 

[19]           Dans sa lettre du 21 mai 2008, M. Phillips a dit ce qui suit :

[traduction]

C’est avec la plus grande inquiétude envers le bien-être de Leila Trimmingham Brown, une Sainte-Vincentaise-et-Grenadine, que je fais appel à votre profond sens humanitaire pour mettre en place toutes les mesures à votre disposition pour aider à assurer sa sécurité.

 

J’ai examiné avec un grand malaise les documents qui m’ont été communiqués, lesquels sont tirés du dossier de Leila. Celle-ci fait l’objet d’une mesure d’expulsion, prise par Citoyenneté et Immigration Canada, vers son pays d’origine, Saint-Vincent-et-les Grenadines. J’ai transmis le dossier de Leila aux autorités policières de Saint-Vincent-et-les Grenadines parce que son retour dans ce pays les exposerait, elle et son fils, à un danger tant émotionnel que physique.

 

À mon avis, la police de Saint-Vincent-et-les Grenadines traitera cette affaire avec énormément de sérieux et de professionnalisme, mais hélas, compte tenu de ses moyens limités et des difficultés qu’elle éprouve, il lui est impossible d’assurer une protection en tout temps, ce dont Leila a apparemment besoin contre le genre d’agresseur auquel font référence ses documents.

 

[20]           Selon les notes de l’agent, de nouveaux éléments de preuve ont été produits avec la deuxième demande d’ERAR de la demanderesse. Ces nouveaux éléments de preuve comprennent l’affidavit d’Elizabeth J. Cain., la tante maternelle de la demanderesse. Elle a témoigné avoir vu  Oriel Yearwood à Saint‑Vincent en 2007, soit après le rejet de la première demande d’ERAR de la demanderesse. Mme Cain a dit ce qui suit aux paragraphes 7 et 8 de son affidavit :

[traduction]

7. Lorsqu’il m’a vue à Saint-Vincent, il ne s’est pas montré amical. Il est très en colère contre Leila et veut « se venger » d’elle. Il a dit : « Saint-Vincent est différente du Canada. Si Leila revient, je lui casserai le cou! » Il a dit que cette fois il « la [tuerait] et l’[acheverait]. Avant que la police arrive. Parce que quand elle arrivera, Leila sera déjà morte ». Je me suis juste éloignée rapidement, car s’il s’était montré violent envers moi, personne n’aurait pu m’aider.

 

8. Vu cette expérience et ce que je sais d’Oriel Yearwood, je sais qu’il est sincère dans ses menaces, parce que, s’il était capable d’agresser ma nièce en public, à l’école devant tous les enseignants ici au Canada, il n’hésitera pas à la tuer à Saint-Vincent.

 

[21]           L’agent d’ERAR renvoie à l’affidavit d’Elizabeth Cain et à la lettre datée du 21 mai 2008 du consul général de Saint-Vincent-et-les Grenadines. L’agent a analysé ainsi ces éléments de preuve :

La demanderesse a produit un affidavit d’Elizabeth J. Cain daté du 5 juin 2008. Je remarque que l’affidavit contient des renseignements sur des menaces adressées à la demanderesse qui suivent la première décision d’ERAR, mais je conclus que cela ne change pas le risque dont l’existence avait été constatée par l’ancien agent.

 

La demanderesse a soumis une lettre du consulat général de Saint‑Vincent-et-les Grenadines à Toronto en date du 21 mai 2008. Cette lettre fait part de la crainte du gouvernement de Saint-Vincent. En outre, son auteur pense que la protection de l’État sera assurée, ce qui réfute la prétention de l’avocat que la demanderesse ne peut se prévaloir de la protection de l’État.

 

 

[22]           L’agent a apparemment écarté cet élément de preuve. Mme Cain a dit croire que M. Yearwood ferait courir un risque à la demanderesse si celle-ci revenait à Saint-Vincent. Bien que l’opinion de Mme Cain ait peut-être été influence par son lien de parenté avec la demanderesse, cela ne vaut pas pour la lettre de M. Phillips, un envoyé du gouvernement de Saint-Vincent-et-les Grenadines. Il a fait, au nom du gouvernement de ce pays, une déclaration quant au manque de protection de la demanderesse dans son pays d’origine. L’agent a fait abstraction de cette déclaration ou l’a délibérément mal comprise.

 

[23]           L’agent a conclu que la demanderesse n’était pas parvenue à réfuter la présomption de protection de l’État, se fondant sur la lettre de M. Phillips à ce sujet. À mon avis, cette conclusion est déraisonnable, car la lettre du consul général est une preuve qui réfute cette présomption. Je suis convaincue que l’agent a mal saisi la lettre du 21 mai 2008 et qu’il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle.  

 

[24]           Dans Villafranca, le juge Hugessen a affirmé, au paragraphe 6, que :

Il n’est pas facile de se décharger de l’obligation de prouver que l’on ne peut pas se réclamer de la protection de son propre pays. Le test applicable est objectif, le demandeur étant tenu de démontrer qu’il lui est physiquement impossible de rechercher l’aide de son gouvernement […] ou que le gouvernement lui-même ne peut d’une façon quelconque la lui accorder. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[25]           Contrairement à ce qu’indiquent les motifs de l’agen d’ERAR, la lettre de M. Phillips prouve de manière claire et convaincante que le gouvernement de Saint-Vincent est « empêché d’une façon quelconque » de fournir la protection nécessaire. Dans cette lettre, le gouvernement de Saint-Vincent a dit lui-même qu’étant donné ses « moyens limités et les difficultés qu’[il] éprouve »,  il n’est pas en mesure de fournir la protection nécessaire à la demanderesse. À mon avis, il n’était pas raisonnable pour l’agent de conclure que la protection de l’État sera assurée compte tenu de cette lettre. 

 

[26]           De plus, le juge Hugessen a ajouté au paragraphe 7 que :

Aucun gouvernement qui professe des valeurs démocratiques ou affirme son respect des droits de la personne ne peut garantir la protection de chacun de ses citoyens en tout temps. Ainsi donc, il ne suffit pas que le demandeur démontre que son gouvernement n’a pas toujours réussi à protéger des personnes dans sa situation.  

 

[27]           Cependant, la demanderesse n’a pas simplement établi que le gouvernement de Saint‑Vincent n’a pas toujours réussi à protéger les victimes de violence conjugale. Des éléments de preuve montrent clairement l’incapacité de son propre État à la protéger. Cet aspect de Villafranca ne trouve pas application en l’espèce parce que la demanderesse a démontré que le gouvernement saint-vincentais-et-grenadin n’est pas en mesure de la protéger.

 

[28]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvelle décision conforme à la loi. Il n’y a aucune question à certifier en l’espèce.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour nouvelle décision conforme à la loi. Il n’y a aucune question à certifier en l’espèce.

 

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-592-09

 

INTITULÉ :                                       LEILA BROWN TRIMMINGHAM c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 9 juillet 2009

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              La juge Heneghan

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 19 octobre 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Amina Sherazee

 

POUR LA DEMANDERESSE

Tamrat Gebeyehu

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Amina Sherazee

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

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