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Date : 20091001

Dossier : IMM-1799-09

Référence : 2009 CF 990

Ottawa (Ontario), le 1er octobre 2009

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

le ministre de la citoyenneté et de L’IMMIGRATION

demandeur

et

 

HARPREET KAUR DEOL

(alias KULWINDER KAUR DEOL)

défenderesse

 

Motifs du jugement et jugement

 

[1]               Une mesure de renvoi a été prise contre la défenderesse le 19 septembre 2007 par un commissaire de la Section de l’immigration qui a décidé qu’elle était interdite de territoire en application de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) pour avoir fait une présentation erronée sur des faits importants, ou une réticence sur ces faits, entraînant une erreur dans l’application de la LIPR. L’appel de la défenderesse interjeté auprès de la Section d’appel de l’immigration (SAI) a été accueilli et la mesure de renvoi a été annulée dans une décision datée du 24 mars 2009. Le ministre demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAI.

 

[2]               Après avoir examiné avec soin les dossiers et les observations déposés par les deux parties, j’en arrive à la conclusion que la Cour ne devrait pas intervenir dans la décision de la SAI. Bien que les présentations erronées de Mme Deol fussent graves, la SAI a examiné en profondeur tous les facteurs pertinents avant de décider qu’il existait des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales. Voici les motifs pour lesquels je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

I.          LES FAITS

[3]               La défenderesse est une citoyenne de l’Inde âgée de 40 ans. En 2002, elle a obtenu le statut de résidente permanente au Canada au titre de la catégorie du regroupement familial, après avoir été parrainée en qualité d’épouse par son frère biologique. La tromperie a été facilitée par un certificat de naissance frauduleux, un passeport indien et une date de naissance inventée. Elle a divorcé de son frère en septembre 2003 et en avril 2004 elle s’est remariée à son conjoint actuel en Inde. Elle a alors présenté une demande de parrainage pour son conjoint, qui a été rejetée.

 

[4]               En 2005, Citoyenneté et Immigration Canada a eu connaissance de la présentation erronée de la défenderesse. En juillet 2005, un rapport a été établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR pour déterminer si la défenderesse était interdite de territoire parce qu’elle était une personne visée à l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. La défenderesse a été déclarée interdite de territoire pour avoir fait, directement ou indirectement, une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui pourrait entraîner une erreur dans l’application de la LIPR, et une mesure de renvoi a été prise contre la défenderesse.

 

[5]               Mme Deol a alors présenté une demande d’asile qui a été instruite en novembre 2006. À l’audience, elle a expliqué que, en 1999, elle avait été agressée sexuellement par un homme puissant en Inde, qui avait continué à la menacer et qu’elle craignait toujours. Elle a également allégué que puisque l’attaque était très connue dans la collectivité, la seule manière de sauver sa vie et son honneur était d’épouser son frère. La Section de la protection des réfugiés (SPR) a conclu que le récit de la défenderesse n’était pas crédible, elle s’est demandée si l’attaque s’était réellement produite et, quoi qu’il en soit, n’a pas accepté que la seule solution consistait à épouser son frère. En conséquence, il a été conclu que Mme Deol n’était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

[6]               La défenderesse a interjeté appel de la mesure de renvoi auprès de la SAI en vertu du paragraphe 63(3) de la LIPR. Elle n’a pas contesté la validité de la mesure de renvoi, mais a plutôt demandé que la SAI exerce son pouvoir discrétionnaire pour autoriser des mesures spéciales, en application de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.

 

II.        La décision contestée

[7]               La SAI s’est appuyée sur les facteurs énumérés dans Ribic c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (S.A.I. T84-9623), comme étant les éléments appropriés à prendre en compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Ces facteurs, énumérés ci-après, ne sont pas exhaustifs et le poids accordé à chacun variera selon les circonstances de chaque affaire :

·        la gravité des fausses déclarations ayant entraîné la mesure de renvoi et les circonstances dans lesquelles elles ont eu lieu;

 

·        les remords exprimés par l’appelant;

 

·        le temps passé au Canada par l’appelant et son degré d’enracinement;

 

·        la présence de membres de la famille de l’appelant au Canada et les conséquences que le renvoi aurait pour la famille;

 

·        le soutien que l’appelant peut obtenir de sa famille et de la collectivité;

 

·        les intérêts supérieurs d’un enfant directement touché par la décision;

 

·        l’importance des épreuves que subirait l’appelant s’il était renvoyé du Canada, y compris la situation dans le pays où il serait probablement renvoyé.

 

 

 

[8]               La SAI a conclu que le degré des présentations erronées de la défenderesse était « parmi les plus graves qui soient » et risquait d’influencer directement ou indirectement la décision de lui accorder ou non le droit d’établissement au Canada. La SAI a également mentionné qu’aucune preuve crédible n’avait été produite à l’audience pour mettre en cause les conclusions de la SPR selon lesquelles la défenderesse n’était pas crédible à l’égard de son récit et de la crainte à l’égard de son présumé agresseur. De même, la SAI a conclu à la non-crédibilité des déclarations des témoins selon lesquelles, parce que la communauté était au courant de la prétendue agression, la seule manière de protéger la vie et l’honneur de l’appelante consistait à lui faire épouser son frère parce qu’il n’était pas possible de trouver un mari à l’appelante en Inde.

 

[9]               La SAI a également conclu que le remords exprimé par la défenderesse manquait de crédibilité. Plus précisément, le commissaire de la SAI a écrit ce qui suit : « [Elle] n’a pas démontré qu’elle comprenait véritablement la nature des présentations erronées et leurs conséquences sur le processus d’immigration au Canada et elle s’inquiétait plutôt de l’incidence qu’avait la découverte de ses présentations erronées sur sa vie ».

 

[10]           La SAI a également jugé que la défenderesse était relativement établie au Canada compte tenu de la durée de sa résidence dans le pays, de son emploi à temps plein, du fait qu’elle possède une voiture et des économies et de ses liens serrés avec les membres de sa famille établis au Canada.

 

[11]           L’élément crucial de la décision de la SAI était sans aucun doute l’importance des difficultés que la défenderesse subirait à la suite de son renvoi du Canada. Premièrement, la SAI a conclu que la défenderesse n’avait jamais vécu de manière autonome ou sans le soutien de sa famille en Inde; elle a toujours mené sa vie conformément aux décisions de sa famille immédiate. Compte tenu des efforts de sa famille immédiate pour la faire venir au Canada, son renvoi en Inde bouleverserait grandement cette famille à cause des liens affectifs très forts qui l’unissent à la défenderesse. La SAI a souligné que, en faisant des présentations erronées, les parents et le frère de la défenderesse mettaient à risque leur propre statut au Canada.

 

[12]           De plus, la SAI a accepté le témoignage de la défenderesse selon lequel son mari en Inde, ayant appris les détails de son mariage précédent, ne veut pas qu’elle y retourne. La SAI a estimé que, selon la prépondérance des probabilités, son mari voudrait mettre fin au mariage. Ceci a amené la SAI à examiner la situation difficile d’une femme divorcée en Inde, sans soutien familial. Elle a également accepté le témoignage de la défenderesse selon lequel ni sa sœur ni sa tante en Inde ne l’inviteraient à emménager avec elles. La SAI s’est dite d’avis que même avec un endroit pour habiter et le soutien financier de sa famille, la défenderesse n’obtiendrait probablement pas un emploi en Inde. Enfin, la SAI a tenu compte de la crainte de la défenderesse de retourner en Inde et a conclu que les membres de sa famille vivant au Canada ne retourneraient vraisemblablement pas en Inde afin de vivre avec elle dans ce pays.

 

[13]           Après avoir soupesé ces facteurs et les considérations d’intérêt public, la SAI a conclu que la preuve concernant les grandes difficultés que subirait la défenderesse l’emportait sur les facteurs militant en faveur du renvoi. Elle a donc accueilli l’appel et conclu qu’il existait des motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales.

 

III.       LA Question en litige

[14]           La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAI était raisonnable, vu toutes les autres circonstances de l’affaire.

 

IV.       L’ANALYSE

[15]           La question de la norme de contrôle ne se pose pas, puisque les deux parties conviennent que la norme applicable est la norme de la raisonnabilité. Comme c’était le cas dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, la décision contestée prévoit la prise de mesures de nature discrétionnaire fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. À ce titre, une cour de révision ne devrait pas soupeser à nouveau la preuve ou substituer sa propre appréciation de la solution appropriée, elle doit plutôt déterminer si l’issue se situe dans le cadre de solutions raisonnables.

 

[16]           L’avocate du demandeur a soutenu que la SAI a tiré deux conclusions irréconciliables quant à la crédibilité, sans fournir de motifs suffisants concernant cet écart. À son avis, la SAI ne pouvait pas accepter comme véridique le témoignage de la défenderesse à l’égard des difficultés qu’elle subirait si elle était renvoyée en Inde, après avoir auparavant rejeté l’histoire selon laquelle elle a tout d’abord été obligée d’épouser son frère pour préserver sa vie et son honneur. Puisque toute la prémisse concernant le mariage de la défenderesse à son frère n’a pas été crue, la SAI était tenue d’expliquer pourquoi elle acceptait son témoignage quant aux difficultés.

 

[17]           Je ne considère pas déraisonnables ou contradictoires ces deux conclusions de la SAI. Même si la raison donnée par la défenderesse pour épouser son frère n’est pas crue, il peut néanmoins être admis qu’elle subirait des difficultés à la suite de ce mariage. La prémisse de l’existence des difficultés n’est pas la raison pour laquelle elle a épousé son frère, mais c’est plutôt parce que son mari actuel ne savait pas qu’elle avait épousé son frère à l’occasion d’une cérémonie religieuse. Il n’y a rien d’incompatible dans ces conclusions.

 

[18]           Le demandeur a également soutenu que la SAI n’avait aucunement mentionné les éléments de preuve objectifs à l’appui de l’allégation selon laquelle le mari de la défenderesse la divorcerait, et qu’elle a erronément appliqué la décision de la Cour dans Warna c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1283. Dans cette affaire, un expert a témoigné sur la situation d’une femme divorcée, seule, vivant sans le soutien de sa famille en Inde. Selon le demandeur, Mme Deol n’est pas actuellement divorcée et la question de savoir si elle sera divorcée ou non à son retour en Inde est pure spéculation.

 

[19]           Il s’agit de toute évidence d’une conclusion quant à la crédibilité et la SAI a fondé son appréciation sur le témoignage de la défenderesse et sur celui de son frère. Contrairement à la Cour, la SAI a eu l’occasion de voir les témoins et d’évaluer leur langage non verbal et leurs réactions. D’un point de vue canadien, la relation de la défenderesse avec son mari actuel et sa famille et la réaction sociale hostile quant à [traduction] « l’utilisation abusive » de la cérémonie religieuse pourraient sembler démesurées et invraisemblables. Mais il faut prendre en compte les différences culturelles dans un contexte d’immigration. Vu sous cet angle, il n’est pas déraisonnable de croire que la défenderesse a caché les détails de son premier mariage à son mari actuel ou qu’il sollicitera le divorce si elle devait retourner en Inde. En conséquence, je ne crois pas que la décision de la SAI se situe à l’extérieur des solutions raisonnables possibles.

 

[20]           Bien que la défenderesse ait abusé du système d’immigration et qu’elle ne soit pas entièrement crédible, la présente demande de contrôle judiciaire devrait néanmoins être rejetée. La Cour aurait bien pu tirer une conclusion différente, mais là n’est pas la norme en fonction de laquelle la décision de la SAI doit être examinée. Sa conclusion d’accorder à la défenderesse la prise de mesures spéciales était fondée sur un examen approfondi des facteurs pertinents élaborés dans Ribic. De toute évidence, la SAI était troublée par la gravité des présentations erronées de la défenderesse, mais a néanmoins conclu que l’importance des difficultés que la défenderesse subirait en tant que femme seule si elle était renvoyée en Inde l’emportait sur ce facteur. Cette conclusion n’était pas déraisonnable, au vu de la preuve dont le commissaire de la SAI était saisi.

 

[21]           Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soulevée par les avocats et aucune ne sera certifiée par la Cour.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                          IMM-1799-09

 

Intitulé :                                         le ministre de la citoyenneté
et de l’Immigration

                                                              c.

                                                              Harpreet Kaur Deol (alias Kulwinder Kaur Deol)

 

 

Lieu de l’audience :                 Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE de l’audience :               le 24 septembre 2009

 

Motifs du jugement

et jugement :                              le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      le 1er octobre 2009

 

 

 

Comparutions :

 

Kimberly Shane

 

Pour le demandeur

Baldev S. Sandhu

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour le demandeur

Sandhu Law Office

Avocats

Surrey (Colombie‑Britannique)

 

Pour la défenderesse

 

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