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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20091002

Dossier : IMM-3518-08

Référence : 2009 CF 1002

Halifax (Nouvelle‑Écosse), le 2 octobre 2009

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

ISABELLA CHARALAMPIS

alias BUKURIE GASHI

RUBENA CHARALAMPIS

alias RINA GASHI

représentées par leur tuteur à l’instance,

ALI GASHI

 

demanderesses

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une décision rendue par un agent des visas (l’agent) le 18 juillet 2008, par laquelle celui‑ci a refusé aux demanderesses la possibilité de déposer une deuxième demande d’asile à la suite de la décision du 12 juin 2008 d’annuler la décision ayant accueilli leur demande d’asile et celle de leur père, parce qu’ils auraient fait des présentations erronées au sens du paragraphe 109(1) de la Loi.

 

[2]               Les demanderesses demandent que la Cour accueille la demande de contrôle judiciaire et annule la décision du tribunal selon laquelle qu’elles ne peuvent pas présenter une demande d’asile au Canada, et que la Cour renvoie l’affaire pour nouvelle décision par un autre agent.

 

L’historique

 

[3]               Isabella Charaloampis (alias Bukurie Gashi) et sa sœur Rubena Charalampis (alias Rina Gashi) (les demanderesses) son âgées respectivement de 17 et 15 ans. Elles et leur père, Leonardo Staralombous (alias Ali Gashi), sont arrivés au Canada et ont obtenu l’asile le 18 avril 2000. Ils ont prétendu avoir été victimes de persécution parce qu’ils étaient des Albanais de souche vivant au Kosovo. Le 7 octobre 2004, dans une entrevue avec l’agent de Citoyenneté et Immigration Paul Bassi, « Ali Gashi » a admis avoir inventé le récit qu’il avait fait dans sa demande d’asile. Il n’est pas né à Pristina (Kosovo). Il est né en Albanie, et lui et ses filles sont des ressortissants grecs. Ses filles sont nées en Allemagne, où vit leur mère. Selon d’autres renseignements transmis lors de l’audience d’annulation, le père est recherché en Grèce parce qu’il a été déclaré coupable de parjure. Il a la garde de ses filles par suite d’une ordonnance rendue par une cour canadienne en 2004. Lors de l’audience d’annulation, le ministre a prétendu qu’il existait une preuve prima facie en faveur de l’annulation de la décision ayant accueilli la demande d’asile des demanderesses et celle de leur père, parce qu’ils avaient fait une présentation erronée sur des faits importants ou avaient manifesté une réticence sur ces faits et parce que ceux‑ci étaient « des personnes totalement différentes que ce qui était indiqué dans la demande d’asile originale […] ». Par conséquent, la Section de la protection des réfugiés (la Commission) a décidé que « la décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d’asile des intimés, la décision initiale étant dès lors nulle ».

 

[4]               Le défendeur prétend que les demanderesses et leur père ont demandé le contrôle judiciaire de la décision d’annulation, mais que la demande d’autorisation des demanderesses a été rejetée en décembre 2008 parce qu’elle avait fait l’objet d’un désistement.

 

[5]               Le 11 juillet 2008, les demanderesses se sont rendues au bureau de Citoyenneté et Immigration (CIC) à Hamilton afin de présenter une deuxième demande d’asile. Les demanderesses ont prétendu que leur avocat avait informé CIC qu’elles présentaient une demande d’asile malgré les dispositions de l’alinéa 101(1)b) de la Loi, et ce, en vertu de leurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Malgré que leur avocat fût disposé à expliquer pourquoi elles étaient admissibles, le bureau de CIC a refusé de les entendre. Une réunion avec CIC a été fixée au 16 juillet 2008, mais les demanderesses ont dû se désister. Le 18 juillet 2008, CIC a envoyé la lettre reproduite ci‑après, dans laquelle il a conclu que l’affaire ne pouvait pas faire l’objet d’une demande d’autorisation à la Cour fédérale.

 

[6]               Les demanderesses et leur père sont visés par une mesure de renvoi.

 

Les motifs de la décision

 

[7]               La décision de l’agent est courte. Les points saillants de la réponse qu’il a donnée à l’avocat des demanderesses sont les suivants :

[traduction]

 

Comme vous le savez déjà, la Section de la protection des réfugiés a annulé la décision ayant accueilli la demande d’asile présentée par les personnes susmentionnées. Celles‑ci ne peuvent pas demander l’asile, et ce, en vertu du paragraphe 99(3).

 

Le paragraphe 99(3) est ainsi libellé : « [La demande d’asile] de la personne se trouvant au Canada se fait à l’agent et est régie par la présente partie; toutefois la personne visée par une mesure de renvoi n’est pas admise à la faire ».

 

Vos clients sont visés par une mesure de renvoi. J’ai le regret de vous informer que nous ne pouvons pas faire un autre examen de leur admissibilité.

 

Si vous désirez interjeter appel de la décision d’« annulation de la décision ayant accueilli leurs demandes d’asile », vous devez vous adresser à la Cour fédérale.

 

Les questions en litige

 

[8]               Les demanderesses ont soumis la question suivante pour examen :

            L’agent a‑t‑il commis une erreur en droit en concluant que, en vertu du paragraphe 99(3) de la Loi, les demanderesses ne pouvaient pas faire renvoyer leurs demandes d’asile à la Commission et en n’examinant pas leurs arguments selon lesquels elles pouvaient le faire?

 

[9]               Je reformulerais les questions en litige comme suit :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         L’agent a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que, en vertu du paragraphe 99(3) de la Loi, les demanderesses ne pouvaient pas faire renvoyer leurs demandes d’asile à la Commission?

            3.         L’agent a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle en n’examinant pas les arguments selon lesquels les demanderesses peuvent présenter une demande d’asile?

 

 

Les prétentions des demanderesses

 

[10]           Les demanderesses prétendent que, malgré le paragraphe 99(3) et l’alinéa 101(1)b) de la Loi, elles peuvent présenter une demande d’asile.

 

[11]           En ce qui concerne la troisième question en litige, les demanderesses prétendent que, comme l’agent a refusé d’entendre leurs arguments quant à leur droit de présenter une demande d’asile, celui‑ci est réputé avoir tranché leurs demandes le 11 juillet 2008. En effet, le paragraphe 99(3) exige que le demandeur se trouvant au Canada fasse sa demande à un agent. Comme « condition préalable à une conclusion qu’un demandeur est inadmissible en vertu du paragraphe 99(3) » parce qu’il est visé par une mesure de renvoi, une demande d’asile doit avoir été faite. L’avocat des demanderesses a remis une copie de leurs prétentions à l’agent le 11 juillet 2008 et, par conséquent, il s’ensuit donc que CIC était au courant de l’affirmation selon laquelle les demanderesses avaient le droit de présenter leurs demandes en vertu de la Charte, et ce, malgré les dispositions de la Loi.

 

[12]           À titre subsidiaire, les demanderesses prétendent que l’agent a rendu une décision en réponse à une demande non existante et que, à ce titre, la décision de l’agent devrait être annulée et les demanderesses devraient se voir donner la possibilité de présenter des arguments quant à leur admissibilité et que ceux-ci devraient être dûment pris en compte.

 

[13]           Dans l’éventualité où une conclusion selon laquelle les demandes ont été validement présentées en vertu du paragraphe 99(3) serait tirée, les demanderesses prétendent que la décision, dans sa concision, n’a pas convenablement examiné les questions en litige.

 

[14]           L’avocat des demanderesses affirme qu’un examen de l’admissibilité s’applique tout autant au paragraphe 99(3) qu’à l’alinéa 101(1)b) de la Loi. Il prétende que ces deux dispositions empêchent les demanderesses de présenter une deuxième demande et qu’elles font toutes les deux l’objet d’une exemption constitutionnelle, parce qu’elles violent les droits garantis aux demanderesses par l’article 15 de la Charte. L’avocat des demanderesses écrit ce qui suit : [traduction] « [l]e fondement de l’argument de la discrimination était la thèse – appuyée par le commissaire Wolman au cours de l’instance d’annulation – selon laquelle les demanderesses ne pouvaient pas être tenues responsables des fausses déclarations faites par leur père et du rejet de leurs demandes d’asile par annulation que ces déclarations ont occasionné ». La mesure de renvoi a également été occasionnée par les fausses déclarations faites par le père et elle devrait faire l’objet d’une exemption constitutionnelle. Ces arguments n’ont pas été examinés par l’agent, ce qui constitue une erreur de droit.

 

[15]           Les demanderesses prétendent que, même si elles acceptaient que l’agent a examiné les arguments constitutionnels, celui‑ci ne l’a pas fait correctement. Selon la jurisprudence, la norme relative au caractère suffisant des motifs n’a pas été satisfaite en l’espèce (voir Abdeli c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, [2006] A.C.F. no 1322, Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.)). L’absence de motifs adéquats de la part de l’agent est une erreur susceptible de contrôle.

 

Les prétentions du défendeur

 

[16]           Le défendeur ne souscrit pas à l’affirmation selon laquelle la décision d’inadmissibilité était une décision discrétionnaire ou une décision rendue en vertu de la loi. Il s’agissait tout simplement de l’effet de la loi. Cela ressort clairement de l’argument juridique même formulé par les demanderesses relativement à une exemption constitutionnelle découlant de l’effet de la loi. L’agent n’avait pas le pouvoir d’autoriser une telle exemption, compte tenu du mandat contraire clairement prévu par la loi. La décision de l’agent était « purement » administrative.

 

[17]           Le défendeur prétend que si un recours d’ordre constitutionnel est subordonné à l’application de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui permet à une cour de justice de rendre un jugement déclaratoire en interprétant de façon large ou de façon atténuée la partie de la loi qui est jugé inconstitutionnelle. L’agent n’avait pas le pouvoir d’accorder un tel recours. Compte tenu de ce fait, le défendeur prétend que la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas fondée.

 

[18]           Le défendeur prétend que les demanderesses ne contestent pas la constitutionnalité de la loi comme telle, mais qu’elles prétendent qu’une exemption constitutionnelle aurait dû leur être accordée. Un agent n’est pas une cour de justice ni un tribunal administratif, lesquels jouissent d’un certain pouvoir leur permettant d’examiner les questions d’ordre constitutionnel.

 

[19]           La Cour d’appel fédérale a conclu de façon catégorique qu’un agent d’immigration principal n’a pas compétence pour répondre à des questions juridiques ou constitutionnelles. Cette conclusion a également été confirmée par Raman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), [1999] 4 C.F. 140 (C.A.), et Gwala c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 3 C.F. 404 (C.A.).

 

[20]           La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Raman, a expliqué la distinction entre les arbitres de l’immigration, auxquels la loi confère des pouvoirs très étendus, et les agents d’immigration principaux, lesquels ne jouissent d’aucun pouvoir particulier pour répondre à des questions d’ordre juridique ou constitutionnel.

 

[21]           Le renvoi des demanderesses à l’arrêt rendu pas la Cour suprême du Canada dans R. c. Ferguson, [2008] 1 R.C.S. 96, pose également problème. Dans cette affaire, la Cour suprême a mis en garde contre l’usurpation du rôle du législateur et de ses objectifs, car l’octroi d’une exemption constitutionnelle « aurait pour effet de modifier la loi à tel point qu’elle serait d’une toute autre nature que celle voulue par le législateur ». Selon le défendeur, l’octroi d’une exemption constitutionnelle par l’agent aurait [traduction] d’« énormes conséquences ». Une dispense pour les mineurs dont les demandes d’asile ont été rejetées ou annulées en raison des activités frauduleuses de leur tuteur serait un changement important dans le droit et il exigerait qu’une modification soit apportée à la loi ou cela [traduction] « aurait pour effet de permettre qu’une loi inconstitutionnelle demeure dans le corpus législatif » (voir Ferguson, précité). 

 

[22]           Le défendeur prétend que l’arrêt Ferguson a été rendu dans le contexte des cours de justice qui adoptent une approche « à la pièce » en matière d’exemption constitutionnelle. Il met néanmoins en lumière les problèmes occasionnés par l’octroi du pouvoir d’accorder une exemption constitutionnelle aux décideurs administratifs comme l’agent.

 

[23]           Finalement, le défendeur affirme que ce recours figure plutôt à l’article 24 de la Charte, lequel exige que le demandeur s’adresse à un tribunal compétent (voir Constitutional Law of Canada, Peter Hogg, vol. 2, 5e éd., 2007, page 205).

 

[24]           Ou, selon le défendeur, la Loi contient des mécanismes qui contrebalancent les effets du paragraphe 99(3) et de l’alinéa 101(1)b), à savoir l’évaluation des risques avant renvoi (l’ERAR),prévue aux articles 112 et 113 de la Loi, et les considérations d’ordre humanitaire (CH), prévues à l’article 25 de la Loi. Un ERAR tient compte des risques examinés dans le cadre d’une demande d’asile présentée en vertu des articles 96 et 97 de la Loi. La crainte des demanderesses d’être persécutées si elles retournaient en Grèce pourrait être alléguée dans le cadre de l’ERAR. Les demanderesses pourraient également formuler leurs arguments dans une demande CH.

 

[25]           En conclusion, le défendeur souligne que la Cour d’appel fédérale n’a pas nécessairement conclu à l’inconstitutionnalité lorsqu’un parent ou un tuteur compromettait la capacité d’un enfant à immigrer ou à demeurer au Canada. Par exemple, dans l’arrêt De Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, avec autorisation de pourvoi rejeté par la Cour suprême du Canada, la violation de la loi par le parent n’a pas en elle‑même occasionné une invalidité constitutionnelle. De plus, lorsqu’un parent ne révèle pas l’existence d’un enfant lorsqu’il présente une demande de résidence permanente, le parent peut perdre la capacité de parrainer l’enfant, ce qui peut occasionner une séparation entre l’enfant et le parent.

 

[26]           En ce qui concerne la norme de contrôle, le défendeur soutient que, en ce qui concerne les questions relatives au droit et à la compétence, il faut appliquer celle de la décision correcte.

 

La réponse des demanderesses

 

[27]           Les demanderesses répondent que, après les arguments du défendeur, la question de savoir si l’agent n’a pas examiné leurs arguments ou n’a pas formulé de motifs suffisants pour lesquels il les a rejetés demeure toujours.

 

[28]           En réponse à l’argument selon lequel un agent n’a pas compétence pour accorder une exemption constitutionnelle, les demanderesses prétendent que c’est la Cour fédérale qui a compétence, dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire, pour trancher des questions constitutionnelles, et non pas le tribunal de première instance (voir Gwala, précité).

 

[29]           En ce qui concerne l’arrêt Ferguson de la Cour suprême du Canada, les demanderesses reconnaissent l’utilité des exemptions constitutionnelles et prétendent que leur argument est formulé dans le cadre de faits exceptionnels. Il n’y a pas eu rejet de la demande sur le fond, mais une annulation de leur statut parce que leur père avait fait de fausses déclarations quant à leur identité et quant à leur nationalité. Une exception à l’article en l’espèce est conforme aux principes énoncés dans la Charte relativement à la discrimination fondée sur l’âge.

 

[30]           En ce qui concerne les tentatives du défendeur de discerner l’existence d’une politique concernant les enfants et la Loi, les demanderesses prétendent que l’arrêt De Guzman, précité, est différent sur le plan des faits et de la nature de la demande et, selon elles, il n’est d’aucune utilité dans le cadre de l’appréciation de la présente affaire.

 

[31]           Enfin, les demanderesses ne souscrivent pas à l’affirmation selon laquelle les processus d’ERAR et de demande CH leur offrent une contrebalance aux conséquences du paragraphe 99(3). Un ERAR et une demande CH ne donnent pas lieu à la tenue d’une audience complète et ils sont souvent instruits immédiatement avant le renvoi.

 

Question préliminaire

 

[32]           Le paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales, modifiée par L.C. 2002, ch.8, art. 54, est ainsi libellé :

 

57.(1) Les lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d’application, dont la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale ou un office fédéral, sauf s’il s’agit d’un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n’aient été avisés conformément au paragraphe (2).

 

57.(1) If the constitutional validity, applicability or operability of an Act of Parliament or of the legislature of a province, or of regulations made under such an Act, is in question before the Federal Court of Appeal or the Federal Court or a federal board, commission or other tribunal, other than a service tribunal within the meaning of the National Defence Act, the Act or regulation shall not be judged to be invalid, inapplicable or inoperable unless notice has been served on the Attorney General of Canada and the attorney general of each province in accordance with subsection (2).

 

 

[33]           Selon moi, cet article s’applique en l’espèce. Aucun avis n’a été donné au procureur général du Canada ou aux procureurs généraux des provinces. Par conséquent, je ne peux pas trancher l’affaire parce que l’envoi d’un avis est obligatoire. Au cas où cette conclusion serait erronée, je vais trancher les questions en litige soulevées dans le cadre de la présente demande.

 

L’analyse et la décision

 

[34]           La question en litige no 1

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            L’interprétation des lois, qui est exigée en l’espèce, est une question de droit. Selon l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, les questions de droit général sont presque toujours tranchées selon la norme de la décision correcte. Comme, en l’espèce, l’agent n’a fondé sa décision que sur l’interprétation des lois, la norme de la décision correcte s’applique. La jurisprudence a donné des lignes directrices à cet égard (voir Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 684, au paragraphe 8, et Hamid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1632, au paragraphe 4).

 

[35]           La question en litige no 2

            L’agent a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que, en vertu du paragraphe 99(3) de la Loi, les demanderesses ne pouvaient pas faire renvoyer leurs demandes d’asile à la Commission?

            Évidemment, la brève réponse à cette question est non. Le paragraphe 99(3) interdit à toute personne qui fait l’objet d’une mesure de renvoi de présenter une demande d’asile. La mesure de renvoi est entrée en vigueur après que le statut de réfugié des demanderesses a été annulé avec celui de leur père. De ce point de vue, l’agent avait raison. Cependant, les demanderesses font valoir une thèse qui dépasse le carcan de cette disposition. Elles prétendent que cet article ainsi que l’alinéa 101(1)b) violent les droits qui leur sont garantis par l’article 15 de la Charte en raison de leur âge. Cet argument soulève un certain nombre de questions. Premièrement, les demanderesses ont‑elles soulevé de façon adéquate leur argument relatif à une exemption constitutionnelle? D’un point de vue technique, le procureur général du Canada et les procureurs généraux des provinces ont‑ils été avisés? De plus, les agents d’immigration ont‑ils compétence pour décider si l’on devrait accorder une exemption constitutionnelle à des demandeurs?

 

[36]           Deuxièmement, il y a lieu de se demander si tout ce qui se trouve au‑delà d’une interprétation des lois selon la norme de la décision correcte est susceptible de contrôle. Le nœud du problème que posent les prétentions des demanderesses réside dans le fait qu’on demande à la Cour d’examiner une décision qu’un agent d’immigration, d’entrée de jeu, ne peut pas rendre (voir Raman, précité). Les demanderesses nous demandent de présumer que l’agent a examiné les arguments et, que soit il les a rejetés, soit il n’a pas fourni de motifs suffisants justifiant leur rejet. Ceci ne couvre toutefois pas tous les aspects. Si, d’entrée de jeu, un agent ne peut même pas rendre une décision relativement à une exemption constitutionnelle, il est très problématique de demander à la Cour d’examiner à son tour, en fonction de la viabilité d’une exemption constitutionnelle, une décision qui outrepasse la compétence d’un agent. Cet exercice est vicié dès le départ, parce que la compétence n’est que l’une des questions qui est examinée dans le cadre des questions de droit.

 

[37]           Dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans Bekker c. Canada, [2004] A.C.F. no 819, le juge Létourneau, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a affirmé ce qui suit :

[...] sauf dans des circonstances exceptionnelles comme l’existence de questions relatives à la partialité ou à la compétence, qui ne figurent pas nécessairement au dossier, la cour de révision est liée par le dossier dont le juge ou l’office était saisi et est limitée à ce dossier. Par souci d’équité pour les parties et pour le tribunal dont la décision est révisée, cette restriction est nécessaire. Ainsi, la nature même de la demande de contrôle judiciaire empêche la Cour de faire droit à la demande du demandeur.

 

 

[38]           De plus, les arguments formulés par les demanderesses à l’appui de l’idée que la Cour fédérale peut répondre à des questions d’ordre constitutionnel dans le cadre d’un contrôle judiciaire sont distincts de ce que les demanderesses demandent qu’il soit fait dans le présent contrôle. La compétence est attribuée par l’interprétation, faite par la Cour fédérale, de lois soumises à la Charte ou par les décisions rendues par la Cour fédérale à l’égard de questions d’ordre juridique ou constitutionnelle. La compétence n’est pas attribuée par l’octroi d’une exception particulière, fondée sur certains faits, à certaines lois en vue de les rendre conformes à la Charte. Essentiellement, les demanderesses ne demandent pas un contrôle, mais un recours qui peut porter atteinte au rôle du législateur, comme dans l’arrêt Ferguson, précité, au principe de la primauté du droit et les valeurs qui le sous‑tendent : la certitude, l’accessibilité, l’intelligibilité, la clarté et la prévisibilité. Dans l’arrêt Bekker, la Cour d’appel fédérale avaient des réserves semblables lorsqu’un demandeur a demandé le contrôle judiciaire d’une décision rendue par un juge de la Cour canadienne de l’impôt qui était lié par une exigence de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le demandeur avait prétendu que la disposition législative violait l’article 15 de la Charte, car elle créait une distinction fondée sur une déficience physique. La Cour a conclu qu’« [i]nvoquer la Charte pour contester la validité d’un texte de loi édicté par le Parlement est une démarche sérieuse. Cette contestation doit habituellement reposer sur des arguments étayés par la preuve. Les questions constitutionnelles ne peuvent pas et ne devraient pas être tranchées dans un vide factuel ».

 

[39]           Le défendeur soulève un autre argument qui est convaincant, à savoir qu’il y a des cas dans la Loi où les enfants subissent les conséquences des déclarations faites par leur tuteur légal ou leurs parents dans le cadre du processus d’immigration. Le défendeur a souligné les cas où les enfants sont exclus du Canada lorsqu’ils ne figurent pas dans une demande de résidence permanente initiale et lorsque des conclusions défavorables quant à la crédibilité des parents dans le cadre de demandes d’asile touchent les enfants. Je souscris à l’affirmation que ces conséquences donnent à penser que le législateur voulait que les enfants constituent une partie intégrante des demandes d’asile des parents et que dissocier les enfants de celles‑ci aurait, selon le défendeur, des [traduction] « conséquences très importantes » et pourrait [traduction] « créer quelque chose qui serait d’une tout autre nature que celle voulue par le législateur ». Par conséquent, même si j’appréciais la constitutionalité du paragraphe 99(3) et de l’alinéa 101(1)b) à cet égard, je ne suis pas convaincu qu’il y aurait un argument valable. 

 

[40]           Je souscris à l’affirmation selon laquelle les fausses déclarations faites par le père ont nui aux enfants dans le cadre de leurs demandes et que les intérêts des enfants doivent toujours être pris en compte. Toutefois, je suis limité par les paramètres du contrôle judiciaire et, ainsi, je ne peux pas accueillir la demande de contrôle judiciaire pour ce motif.

 

[41]           La question en litige no 3

            L’agent a‑t‑il commis une erreur susceptible de contrôle en n’examinant pas les arguments selon lesquels demanderesses pouvaient présenter une demande d’asile?

            Cette question a trait aux conclusions tirées dans la question en litige no 2. Selon moi, le fait que l’agent n’a pas examiné les arguments des demanderesses ou n’a pas fourni de motifs justifiant leur rejet est conforme au pouvoir qui lui est conféré par la Loi. Tout comme dans Raman, précité, l’agent n’avait pas compétence pour trancher ces questions. Les demanderesses ont prétendu que, quoi qu’il en soit, elles ne devraient pas être privées d’une audience équitable portant sur le bien‑fondé d’une exemption fondée sur la discrimination au sens de la Charte au motif que cette question excède la compétence d’un agent d’immigration. Encore une fois, comme il a déjà été mentionné, selon moi, la décision de l’agent était juste, et élargir la portée des conclusions de l’agent en vue de trouver une erreur de droit me cause problème. Je n’accueillerai pas la demande de contrôle judiciaire pour ce motif.

 

[42]           Je conclurai donc que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

[43]           Aucune des parties n’a souhaité me proposer une question grave de portée générale pour certification.

 


 

JUGEMENT

 

[44]           LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


ANNEXE

 

Les dispositions législatives pertinentes

 

Les dispositions législatives pertinentes sont énoncées dans la présente section.

 

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27:

 

99.(1) La demande d’asile peut être faite à l’étranger ou au Canada.

 

(2) Celle de la personne se trouvant hors du Canada se fait par une demande de visa comme réfugié ou de personne en situation semblable et est régie par la partie 1.

 

 

 

(3) Celle de la personne se trouvant au Canada se fait à l’agent et est régie par la présente partie; toutefois la personne visée par une mesure de renvoi n’est pas admise à la faire.

 

[...]

 

44.(1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

 

 

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

 

 

 

 

(3) L’agent ou la Section de l’immigration peut imposer les conditions qu’il estime nécessaires, notamment la remise d’une garantie d’exécution, au résident permanent ou à l’étranger qui fait l’objet d’un rapport ou d’une enquête ou, étant au Canada, d’une mesure de renvoi.

 

 

 

 

101.(1) La demande est irrecevable dans les cas suivants:

 

a) l’asile a été conféré au demandeur au titre de la présente loi;

 

b) rejet antérieur de la demande d’asile par la Commission;

 

 

c) décision prononçant l’irrecevabilité, le désistement ou le retrait d’une demande antérieure;

 

 

d) reconnaissance de la qualité de réfugié par un pays vers lequel il peut être renvoyé;

 

 

 

e) arrivée, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;

 

 

f) prononcé d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux — exception faite des personnes interdites de territoire au seul titre de l’alinéa 35(1)c) — , grande criminalité ou criminalité organisée.

 

99.(1) A claim for refugee protection may be made in or outside Canada.

 

(2) A claim for refugee protection made by a person outside Canada must be made by making an application for a visa as a Convention refugee or a person in similar circumstances, and is governed by Part 1.

 

(3) A claim for refugee protection made by a person inside Canada must be made to an officer, may not be made by a person who is subject to a removal order, and is governed by this Part.

 

. . .

 

44.(1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

 

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

 

(3) An officer or the Immigration Division may impose any conditions, including the payment of a deposit or the posting of a guarantee for compliance with the conditions, that the officer or the Division considers necessary on a permanent resident or a foreign national who is the subject of a report, an admissibility hearing or, being in Canada, a removal order.

 

101.(1) A claim is ineligible to be referred to the Refugee Protection Division if

 

(a) refugee protection has been conferred on the claimant under this Act;

 

(b) a claim for refugee protection by the claimant has been rejected by the Board;

 

(c) a prior claim by the claimant was determined to be ineligible to be referred to the Refugee Protection Division, or to have been withdrawn or abandoned;

 

(d) the claimant has been recognized as a Convention refugee by a country other than Canada and can be sent or returned to that country;

 

(e) the claimant came directly or indirectly to Canada from a country designated by the regulations, other than a country of their nationality or their former habitual residence; or

 

(f) the claimant has been determined to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality, except for persons who are inadmissible solely on the grounds of paragraph 35(1)(c).

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3518-08

 

INTITULÉ :                                       ISABELLA CHARALAMPIS

                                                            alias UKURIE GASHI

                                                            RUBENA CHARALAMPIS

                                                            alias RINA GASHI

                                                            représentées par leur tuteur à l’instance,

                                                            ALI GASHI

 

-         et –

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 27 mai 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 2 octobre 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Clifford Luyt

 

POUR LES DEMANDERESSES

Kristina Dragaitis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Clifford Luyt

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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