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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20090930

Dossier : T-139-08

Référence : 2009 CF 982

Ottawa (Ontario), le 30 septembre 2009

En présence de monsieur le juge Campbell

 

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DE BROKENHEAD, PREMIÈRE NATION DE

LONG PLAIN, PREMIÈRE NATION DE PEGUIS, PREMIÈRE

NATION DE ROSEAU RIVER ANISHINABE, PREMIÈRE NATION DE

SAGKEENG, PREMIÈRE NATION DE SANDY BAY OJIBWAY,

PREMIÈRE NATION DE SWAN LAKE,

collectivement les signataires du Traité n° 1

et connues sous le nom de

« Premières nations signataires du Traité n° 1 »

demanderesses

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par le procureur général du

Canada, l’honorable Chuck Strahl en sa qualité de

ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien,

l’honorable Vic Toews en sa qualité de président du Conseil du Trésor,

l’honorable Peter MacKay en sa qualité de ministre de la Défense nationale,

l’honorable Lawrence Cannon en sa qualité de ministre responsable de la

Société immobilière du Canada

 

 

défendeurs

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Par la présente demande, les Premières nations du Manitoba demanderesses tentent d’amener le gouvernement du Canada à reconnaître les obligations issues de traités qu’il a envers elles à l’égard des terres, et à prendre les mesures nécessaires pour s’y conformer.  Pour y arriver, les Premières nations doivent démontrer : qu’il existe un droit foncier issu de traités; que le droit est actuellement en voie d’être mis en oeuvre; et qu’il existe des attentes juridiques à l’égard du Canada en ce qui concerne la mise en œuvre, lesquelles n’ont pas été satisfaites. Je conclus que les Premières nations ont entièrement réussi à atteindre leurs objectifs. Les paragraphes qui suivent résument brièvement les motifs pour lesquels je suis arrivé à cette conclusion.  

 

[2]               En 1871, les peuples autochtones du Manitoba et le gouvernement du Canada ont conclu un accord sur les territoires : le Traité n° 1. Entre autres, les peuples autochtones devaient renoncer à leur titre sur les terres dans le but de faciliter l’immigration et, en échange, le Canada avait promis de réserver certaines terres à l’usage exclusif de ces peuples. Cette promesse a donc créé un droit foncier issu de traités. Les peuples autochtones ont respecté leur part de l’entente, mais le Canada n’a pas tenu parole. Ce fait est l’élément le plus important de la revendication territoriale contemporaine au cœur de la présente demande.      

 

[3]               Pour bien répondre à l’attente voulant que les Premières nations obtiennent une indemnité sous forme de terres, attente découlant des obligations imposées au Canada par le Traité, des ententes modernes ont été négociées avec certaines Premières nations du Manitoba signataires du traité. Elles prévoient un processus par lequel les Premières nations peuvent choisir des terres ou acheter des terres avec les fonds fournis par le Canada. Aux termes de ces ententes, les terres ainsi achetées deviennent ensuite des réserves. Ces ententes constituent la réalisation du droit foncier issu de traités et sont actuellement mises en œuvre. La Cour suprême du Canada a clairement énoncé les conditions qui devraient régir la mise en œuvre de ce processus. La présente demande porte essentiellement sur les attentes juridiques selon lesquelles le Canada doit consulter les Premières nations demanderesses avant que ses décisions aient ou puissent avoir un effet préjudiciable sur le droit foncier issu de traités.  

 

[4]               L’attente en ce qui concerne la consultation se rapporte au processus décisionnel du Canada relatiment à la cession d’une vaste étendue de terre « excédentaire » de grande valeur dont il est propriétaire dans le centre-ville de Winnipeg, connue sous le nom de casernement Kapyong. Le Canada a une obligation particulière de consulter deux des Premières nations demanderesses, Brokenhead et Peguis, parce qu’elles ont toutes les deux le droit d’acquérir des terres fédérales excédentaires. Pour les motifs qui suivent, je conclus que, lors de la prise de décisions, le Canada n’a pas répondu aux attentes juridiques selon lesquelles il devait consulter, et par conséquent, je conclus que le processus décisionnel relatif au casernement Kapyong est invalide.    

 

I.          Le droit foncier issu de traités

[5]               Le Traité n° 1, signé le 3 août 1871 par le commissaire aux traités et les peuples autochtones visés, énonce la promesse spécifique et solennelle se rapportant aux terres que le Canada est tenu de respecter :

 

[2e paragraphe]  Considérant que tous les Indiens habitant la dite contrée ont été invités par le dit commissaire à se réunir au Forst de Pierre, autrement appelé Fort Garry inférieur, pour y délibérer sur certaines matières d’intérêt pour Sa Très-Gracieuse Majesté, d’une part, et pour les dits Indiens, de l’autre part; et considérant que les dits Indiens ont été notifiés et informés par le dit commissaire de Sa Majesté, que c’était le désir de Notre Souveraine d’ouvrir à la colonisation et à l’immigration l’étendue de pays bornée et décrite tel que ci-après, et d’obtenir à cela le consentement de ses sujets Indiens habitant la dite étendue, et de faire un traité et des arrangements avec eux, afin que la paix et la bonne volonté règnent entre eux et Sa Majesté, et pour qu’ils connaissent et soient assurés de ce qu’ils recevront annuellement en retour de la générosité et bienveillance de Sa Majesté;

 

[...]

 

[4e paragraphe]  Les tribus Chippaouaise et Crise et tous les autres Indiens habitant le district ci-après décrit et défini, cèdent par le présent à Sa Majesté la Reine et à ses successeurs à toujours, toutes les terres comprises dans les limites suivantes, [...]

 

[5e paragraphe] [...] pour que Sa Majesté la Reine et ses successeurs à toujours en aient la possession; Et Sa Majesté la Reine convient et s’engage par le présent de mettre de côté et de réserver pour le seul et exclusif usage des Indiens les étendues de terres suivantes, savoir : pour les indiens appartenant à la bande dont Henry Prince, autrement appelé Mis-koo-kenew est le chef, autant de terre située sur les deux côtés de la Rivière-Rouge et commençant à la ligne sud de la paroisse St-Pierre, qu’il en faudra pour donner 160 acres à chaque famille de cinq, ou dans cette proportion pour les familles plus ou moins nombreuses; et pour l’usage des indiens dont Na-sha-ke-penais, Na-na-wa-nanan, Ke-we-tay ash et Wa-ko-wush sont les chefs, autant de terre sur la rivière Roseau qu’il en faudra pour donner à chaque famille de cinq, ou dans cette proportion pour les familles plus ou moins nombreuses à partir de l’embouchure de cette rivière; et pour l’usage des indiens dont Ka-ke-ka-penais est le chef, autant de terre sur la rivière Winnipeg, en amont du Fort Alexandre, qu’il en faudra pour donner 160 acres à chaque famille de cinq, ou dans cette proportion pour les familles plus ou moins nombreuses, à un mille de distance, ou environ, au-dessus de ce fort; et pour l’isage des indiens dont Oo-za-we-kwun est le chef autant de terre sur les côtés sud et est de l’Assiniboine, à environ 20 milles au-dessus du Portage, qu’il en faudra pour donner 160 acres à chaque famille de cinq, ou dans cette proportion pour les familles plus ou moins nombreuses, avec aussi une autre réserve équivalant à 25 milles carrés autour de la première réserve, avec l’entente, cependant, que si à la date de l’exécution de ce traité il se trouve des colons dans les limites d’aucune des terres réservées par une bande, Sa Majesté se réserve le droit de traiter avec ces colons de la manière qu’elle croira juste, afin de ne pas diminuer l’étendue accordée aux indiens.

 

[Je souligne.]

 

(Dossier des demandeurs, Vol. 1, p. 50 – 51)

 

Il y a plusieurs dizaines d’années, le Canada a formellement admis ne pas avoir tenu sa promesse relative aux terres formulée dans le Traité n° 1. Dans le but précis de rectifier ce manquement, les Premières nations du Manitoba ont conclu des ententes sur les droits fonciers avec le Canada et la province du Manitoba. Les ententes prévoyaient notamment l’octroi par le Canada d’environ 109 000 000 $ à l’usage des Premières nations pour acheter des terres afin d’honorer la promesse d’attribution de terres par habitant. Comme je l’expliquerai plus loin, ce qui intéresse les Premières nations demanderesses, en particulier Brokenhead et Peguis, est l’achat de terres excédentaires dont le Canada est propriétaire à Winnipeg, à savoir le casernement Kapyong.

 

[6]               Les Premières nations demanderesses soutiennent que l’obligation non acquittée du Canada de tenir sa promesse et l’existence des ententes sur les droits fonciers signifient qu’il existe actuellement un droit foncier issu de traités :  

[traduction] Les Premières nations demanderesses ne contestent pas que le titre ancestral a été touché par le Traité n° 1. Elles ont accepté de partager leurs terres, de les ouvrir à l’immigration et à la colonisation. Cet engagement a été respecté au fil des ans depuis l’adoption du traité et il n’a jamais été contesté. Le lien établi par traité est un lien vivant qui perdure. Il s’ensuit automatiquement que les obligations non exécutées en matière de droits fonciers issus de traités que la Couronne a envers les Premières nations l’obligent à les consulter à l’égard de l’aliénation des terres désignées comme excédentaires et rendues disponibles pour satisfaire aux obligations de la Couronne.

 

(Réponse des Premières nations demanderesses aux observations écrites des défendeurs relativement aux questions soulevées par le juge Campbell, au par. 23)

 

           

Toutefois, le Canada soutient ce qui suit :

[traduction] Le Traité n° 1 a éteint le titre ancestral sur toutes les terres auquel il se rapporte, y compris le casernement Kapyong. Les diverses ententes contemporaines sur les droits fonciers issus de traités satisfont à l’obligation de la Couronne en ce qui concerne les dispositions non respectées du Traité n° 1 d’attribution par habitant.

 

(Observations écrites des défendeurs relativement aux questions posées par le juge Campbell, au par.11)

 

 

[7]               Il est entendu que la norme de contrôle applicable lorsqu’il s’agit de déterminer si un droit foncier issu de traités existe est celle de la décision correcte. Il n’est pas contesté que le Traité promettait des terres aux peuples autochtones. Selon moi, il ne fait aucun doute que cette promesse a créé un droit qui existe encore aujourd’hui. Cela dit, bien que certaines terres aient été cédées par le Traité, d’autres terres ont été promises, à l’égard desquelles les peuples autochtones avaient, et ont toujours, un droit. J’estime que les ententes ne sont qu’un moyen de remplir l’obligation qui incombe au Canada de respecter ce droit; l’obligation n’est remplie que lorsque l’obligation d’attribution par habitant l’est aussi et le droit subsiste jusqu’à ce moment-là. Il n’est pas contesté que les ententes n’ont pas encore mené à l’acquisition de terres conformément à la promesse du Canada. Par conséquent, je suis d’avis que le Traité n° 1, y compris le droit foncier qu’il crée, en est toujours à l’étape de la mise en œuvre.

 

II.        Les attentes juridiques relatives au processus de traité

[8]               Il existe de nombreuses règles de droit qui servent de repères dans le cadre de la relation passée et actuelle du Canada avec les Premières nations demanderesses en ce qui concerne leur droit foncier issu de traités.

 

[9]               Dans Nation Haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, au paragraphe 20, la juge en chef McLachlin décrit les attentes juridiques fondées sur des droits issus de traités qui ne sont pas encore reconnus :  

Tant qu’un traité n’a pas été conclu, l’honneur de la Couronne exige la tenue de négociations menant à un règlement équitable des revendications autochtones : R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1105-1106. Les traités permettent de concilier la souveraineté autochtone préexistante et la souveraineté proclamée de la Couronne, et ils servent à définir les droits ancestraux garantis par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’article 35 promet la reconnaissance de droits, et «  [i]l faut toujours présumer que [la Couronne] entend respecter ses promesses » (Badger, précité, par. 41). Un processus de négociation honnête permet de concrétiser cette promesse et de concilier les revendications de souveraineté respectives. L’article 35 a pour corollaire que la Couronne doit agir honorablement lorsqu’il s’agit de définir les droits garantis par celui-ci et de les concilier avec d’autres droits et intérêts. Cette obligation emporte à son tour celle de consulter et, s’il y a lieu, d’accommoder.

 

            A. L’honneur de la Couronne

[10]           Dans Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2005] 3 R.C.S. 388, la Cour suprême du Canada devait examiner l’obligation de consultation de la Couronne dans le contexte du Traité n° 8 ainsi que le transfert des terres en Alberta. À cet égard, le juge Binnie a donné la directive suivante au paragraphe 51 :

L’obligation de consultation repose sur l’honneur de la Couronne, et il n’est pas nécessaire pour les besoins de l’espèce d’invoquer les obligations de fiduciaire. L’honneur de la Couronne est elle-même une notion fondamentale en matière d’interprétation et d’application des traités que le juge Gwynne de notre Cour avait déjà qualifiée d’obligation découlant d’un traité en 1895, soit quatre ans avant la conclusion du Traité n° 8 : Province of Ontario c. Dominion of Canada (1895), 25 R.C.S. 434, p. 511-512, le juge Gwynne (dissident). Même si son opinion, voulant que l’obligation découlant d’un traité de verser des rentes aux Indiens crée une fiducie à l’égard des terres provinciales, était minoritaire, les juges majoritaires n’ont rien dit dans cette affaire qui permette de douter que l’honneur de la Couronne garantissait l’exécution de ses obligations envers les Indiens. La Couronne en avait fait sa politique au moins depuis la Proclamation royale de 1763, et cette notion ressort clairement des promesses consignées dans le rapport des commissaires. L’honneur de la Couronne existe également en tant que source d’obligation indépendante des traités, bien entendu. Dans les arrêts Sparrow, Delgamuukw c. Colombie-Britannique [1997] 3 R.C.S. 1010, Nation Haïda et Taku River, l’« honneur de la Couronne » a été invoqué à titre de principe central du règlement des demandes de consultation des Autochtones, et ce, même en l’absence d’un traité.

 

[Je souligne.]

 

 

De plus, au paragraphe 33, le juge Binnie reconnaît que la mise en œuvre du traité commande un processus au sein duquel la Couronne est tenue d’agir honorablement :  

Tant le contexte historique que les inévitables tensions sous-jacentes à la mise en œuvre du Traité n° 8 commandent un processus par lequel des terres peuvent être transférées d’une catégorie (celle des terres sur lesquelles les premières nations conservent des droits de chasse, de pêche et de piégeage) à l’autre (celle des terres sur lesquelles elles n’ont pas ces droits). Le contenu du processus est dicté par l’obligation de la Couronne d’agir honorablement. Même si aucun traité n’était en cause dans l’affaire Nation Haïda, la juge en chef McLachlin a souligné ce qui suit aux par. 19 [...] :

 

L’honneur de la Couronne imprègne également les processus de négociation et d’interprétation des traités. Lorsqu’elle conclut et applique un traité, la Couronne doit agir avec honneur et intégrité, et éviter la moindre apparence de « manœuvres malhonnêtes » (Badger, par. 41). Ainsi, dans Marshall, précité, par. 4, les juges majoritaires de la Cour ont justifié leur interprétation du traité en déclarant que « rien de moins ne saurait protéger l’honneur et l’intégrité de la Couronne dans ses rapports avec les Mi’kmaq en vue d’établir la paix avec eux et de s’assurer leur amitié [...] ».

 

[Je souligne.]

 

[11]           Il est important de souligner que la Cour d’appel du Yukon, au paragraphe 67 de l’arrêt Little Salmon/Carmacks First Nation c. Yukon (Minister of Energy, Mines and Resources), 2008 YKCA 13, s’est fondée sur les motifs du juge Binnie pour arriver à la conclusion que [traduction] « l’honneur de la Couronne et l’obligation de consultation et d’accommodement s’appliquent à l’interprétation des traités et existent indépendamment des traités ».

 

            B. Réconciliation

[12]           Le commissaire aux traités de la Saskatchewan considère la mise en œuvre des traités comme une partie intégrante du processus de réconciliation. La remarque suivante faite par le commissaire, citée par les Premières nations demanderesses, aide à comprendre l’importance d’un engagement non contentieux entre les peuples autochtones et le gouvernement lors de la prise de décisions qui portent directement atteinte aux droits ancestraux issus de traités :  

[traduction] En droit, comme le soulignent les arrêts Haïda et Mikisew, la réconciliation est un « processus » et ce processus ne se termine pas avec la conclusion d’un traité.  Il se poursuit dans la mise en œuvre du traité et est guidé par l’obligation de se conduire honorablement. La nature même des traités est d’établir des droits et obligations mutuels. Le respect des traités n’est pas un concept à sens unique. Par conséquent, l’honneur des Premières nations signataires de traités est aussi en jeu dans le processus de mise en œuvre des traités. Comme la Cour suprême du Canada l’a dit : « À toutes les étapes, les deux parties sont tenues de faire montre de bonne foi ».

 

(« Treaty Implementation: Fulfilling the Covenant », Bureau du commissaire aux traités, Saskatoon, 2007, p. 127 – 128)

 

(Réponse des Premières nations demanderesses aux observations écrites des défendeurs relativement aux questions posées par le juge Campbell, au par. 35)

 

 

[13]           Il est juste de dire que la négociation des ententes sur les droits fonciers issus du Traité n° 1 constituait un processus de réconciliation entre les intérêts et les ambitions des peuples autochtones et des gouvernements du Canada et du Manitoba. Les Premières nations demanderesses s’appuient sur la directive donnée par le juge Binnie au paragraphe 1 de l’arrêt Première nation crie Mikisew relativement à cette réconciliation souhaitée, pour contester la conduite du Canada au moyen de la présente demande :

L’objectif fondamental du droit moderne relatif aux droits ancestraux et issus de traités est la réconciliation entre les peuples autochtones et non autochtones et la conciliation de leurs revendications, intérêts et ambitions respectifs. La gestion de ces rapports s’exerce dans l’ombre d’une longue histoire parsemée de griefs et d’incompréhension. La multitude de griefs de moindre importance engendrés par l’indifférence de certains représentants du gouvernement à l’égard des préoccupations des peuples autochtones, et le manque de respect inhérent à cette indifférence, ont causé autant de tort au processus de réconciliation que certaines des controverses  les plus importantes et les plus vives.

 

(Réponse des Premières nations demanderesses aux observations écrites des défendeurs relativement aux questions posées par le juge Campbell, au par. 17)

 

            C. Obligation de consultation

[14]           Au paragraphe 35 de l’arrêt Nation Haïda, la juge en chef McLachlin définit le critère qui permet de déterminer le moment auquel l’obligation de consultation prend naissance : 

Mais à quel moment précisément, l’obligation de consulter prend-elle naissance? L’objectif de conciliation ainsi que l’obligation de consultation, laquelle repose sur l’honneur de la Couronne, tendent à indiquer que cette obligation prend naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral revendiqué et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui-ci.

 

[Je souligne.] 

 

[15]           La Cour suprême du Canada a d’abord examiné l’étendue et le contenu de l’obligation de consultation dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, où elle a indiqué au paragraphe 168 que « [la consultation] doit être menée de bonne foi, dans l’intention de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones dont les terres sont en jeu ». La jurisprudence qui a suivi, dont l’arrêt Nation Haïda, étaye cette déclaration en concluant que la consultation peut signifier, à l’extrémité inférieure du continuum, donner avis d’une décision susceptible de porter atteinte à un droit ou, à l’extrémité supérieure, tenir une consultation véritable, selon l’atteinte du droit en question.

 

[16]           Au paragraphe 46 de Nation Haïda, la juge en chef McLachlin définit en quoi consistent des consultations véritables :

À la suite de consultations véritables, la Couronne pourrait être amenée à modifier la mesure envisagée en fonction des renseignements obtenus lors des consultations. Le Guide for Consultation with Maori (1997) du ministère de la Justice de la Nouvelle-Zélande fournit des indications sur la question (aux p. 21 et 31) :

 

[traduction] La consultation n’est pas seulement un simple mécanisme d’échange de renseignements. Elle comporte également des mises à l’épreuve et la modification éventuelle des énoncés de politique compte tenu des renseignements obtenus ainsi que la rétroaction. Elle devient donc un processus grâce auquel les deux parties sont mieux informées ...

                         

... de véritables consultations s’entendent d’un processus qui consiste :

- à recueillir des renseignements pour mettre à l’épreuve les énoncés de politique;

-   à proposer des énoncés qui ne sont pas encore    arrêtés définitivement;

-  à chercher à obtenir l’opinion des Mäoris sur ces énoncés;

-  à informer les Mäoris de tous les renseignements pertinents sur lesquels reposent ces énoncés;

-   à écouter avec un esprit ouvert ce que les Mäoris ont à dire sans avoir à en faire la promotion;

-           à être prêt à modifier l’énoncé original;

- à fournir une rétroaction tant au cours de la consultation qu’après la prise de décision.

 

 

III.       Le droit issu d’un traité à l’acquisition de terres fédérales excédentaires

[17]           Une question fondamentale dans le cadre du processus prévu par l’entente sur les droits fonciers est la mesure dans laquelle le Canada s’est acquitté de son obligation de consulter les Premières nations demanderesses lorsqu’il a pris sa décision sur le casernement Kapyong. Au cours de l’audience, l’avocat des Premières nations demanderesses a confirmé, et il est convenu, que seules les Premières nations de Brokenhead et de Peguis sont directement touchées par cette question distincte. Il en est ainsi puisque l’entente sur les droits fonciers de chacune de ces Premières nations confère le droit d’acheter des terres fédérales « excédentaires »; le casernement Kapyong est un terrain fédéral « excédentaire ». 

 

[18]           En 1998, la Première nation de Brokenhead a signé l’Entente cadre sur les droits fonciers issus des traités du Manitoba (entente cadre sur les DFIT). L’article 3.10 de cette entente décrit un processus détaillé par lequel la Première nation de Brokenhead peut acquérir des terres fédérales excédentaires; un processus qui risque fort de devenir impossible à suivre en raison de la mise en œuvre de la politique gouvernementale décrite ci-dessous :

[traduction]

3.10 Principes particuliers applicables à l’acquisition de terres fédérales excédentaires

 

(1)   Lorsque le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien est avisé des terres fédérales excédentaires qui sont situées dans la région visée par le traité d’une Première nation partie à l’entente cadre énumérée à l’annexe B, le ministère envoie à cette Première nation partie à l’entente et au comité sur les DFIT un avis de ces terres fédérales excédentaires et une copie de toute évaluation ou une estimation de la juste valeur marchande de desdites terres, dans la mesure où :   

 

a)                 la période d’acquisition de cette Première nation partie à l’entente n’a pas expiré;

 

b)                 la Première nation partie à l’entente cadre n’a pas acquis le nombre d’acres des Autres Terres à la date où le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien reçoit l’avis des terres fédérales excédentaires.

 

(2) Une Première nation partie à l’entente cadre décrite au paragraphe (1) peut aviser le Canada par écrit dans les 30 jours suivant la réception de l’avis dont il est question à l’alinéa 1a), manifestant son intérêt à acquérir les terres fédérales excédentaires et dans ce cas :  

 

a)                 le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien prend les mesures nécessaires, en vertu de la politique du Conseil du Trésor du Canada en vigueur à cette date concernant la vente des terres fédérales excédentaires, pour manifester un intérêt à obtenir le transfert de l’administration des terres fédérales excédentaires dans le but de permettre à la Première nation partie à l’entente cadre de les acquérir;

 

b)                 le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien avise la Première nation partie à l’entente cadre si, conformément à la politique mentionnée à l’alinéa a), l’administration des terres fédérales excédentaires lui sera transférée à cette fin;

 

c)                 sous réserve du paragraphe (5), si la Première nation partie à l’entente cadre est avisée que les terres seront transférées au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, elle a 60 jours pour acquérir les terres fédérales excédentaires ou pour conclure une entente avec le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien en vertu duquel, entre autres :

 

i.      des fonds suffisants (lesquels ne dépassent pas la juste valeur  marchande des terres fédérales excédentaires et les ajustements entre le Canada et la Première nation partie à l’entente concernant les taxes municipales et scolaires) seront accordés au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien par la Première nation partie à l’entente cadre pour permettre au ministère d’administrer les terres;

 

ii.     un droit de louer les terres pour une somme suffisante pour répondre aux obligations de la Première nation partie à l’entente en vertu du paragraphe (5) sera accordé à cette Première nation pour la période entre la date à laquelle la responsabilité des terres est transférée au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien et la date à laquelle les terres sont mises à part à titre de réserves pour la Première nation.  

 

(3) Si plus d’une Première nation partie à l’entente cadre communique un avis en conformité avec le paragraphe (2), le Canada avise chacune d’elles de leurs intérêts opposés et ces dernières doivent concilier ces intérêts opposés et aviser par écrit le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien de la conciliation dans le  délai pendant lequel le ministère doit manifester un intérêt à obtenir ces terres fédérales excédentaires en vertu de la politique mentionnée à l’alinéa (2)a), sans quoi le ministère n’est aucunement obligé de poursuivre l’obtention du transfert de l’administration de ces terres fédérales excédentaires.

 

(4) Si une Première nation partie à l’entente cadre, après avoir été informée que les terres seraient transférées au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien conformément à l’alinéa (2)c), manque à ses obligations prévues à cet alinéa, le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien ne sera pas obligé d’exécuter le transfert de l’administration des terres fédérales excédentaires.

 

(5) Une Première nation partie à l’entente qui a l’intention d’acquérir les terres fédérales excédentaires, ou toute autre personne qui doit en avoir la propriété pour le bénéfice de la Première nation, assume les frais engagés par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien relativement à l’exploitation et à l’entretien des terres fédérales excédentaires et aux améliorations situées sur les terres (notamment les coûts afférents à l’accès aux services de chauffage, d’eau, d’aqueduc et d’électricité aux améliorations situées sur les terres et toute somme payée ou payable pour les taxes municipales et scolaires) à compter de l’entrée en vigueur du transfert de l’administration des terres au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien.

 

(6) Les parties veulent que, si possible, la propriété des terres fédérales excédentaires soit transférée à la Première nation ou à toute personne qui doit en avoir la propriété pour le bénéfice de la Première nation partie à l’entente cadre ou que les terres deviennent des terres de réserve à la date d’entrée en vigueur du transfert de l’administration des terres au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien.

 

(7) Les parties reconnaissent que, conformément à la politique du Conseil du Trésor du Canada relative à la vente des terres fédérales excédentaires, la manifestation d’un intérêt dans l’acquisition des terres fédérales excédentaires en vertu du paragraphe (2) ou la prise de mesures par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien conformément à l’alinéa (2)a) ne donne pas un droit ni ne crée une garantie selon laquelle les terres pourront être acquises par la Première nation partie à l’entente cadre ou que les terres, si elles sont acquises par la Première nation partie à l’entente cadre ou une personne en son nom, deviendront des terres de réserve.

 

(Dossier des demanderesses, Vol. III, p. 892)

 

 

[19]           En 2006, la Première nation de Peguis a signé une entente sur les droits fonciers avec le Canada et le Manitoba. Cette entente n’est pas liée à l’entente cadre sur les DFIT, mais aux termes de l’alinéa 3.04(iv)b), la Première nation de Peguis est autorisée à acquérir des terres fédérales excédentaires de la même façon que la Première nation de Brokenhead.

 

[20]           Toutefois, compte tenu des dispositions de libération de chaque entente, le Canada soutient qu’il n’a aucune obligation envers les Premières nations de Brokenhead et de Peguis en vertu des dispositions relatives aux terres excédentaires des ententes en question :  

[traduction] [...]  Les dispositions de libération des diverses ententes sont claires et sans équivoque. À titre d’exemple, voici un extrait de l’entente cadre sur les droits fonciers issus de traités :

 

« En considération de la présente entente sur les droits fonciers issus de traités, la Première nation partie à l’entente [...] par les présentes :

(a)                cède au Canada toute revendication, tout droit, titre et intérêt qu’elle ou toute bande antérieure a eus dans le passé, a maintenant ou peut avoir dans l’avenir en raison de ou découlant de la disposition d’attribution par habitant;

(b)               libère définitivement le Canada, ses fonctionnaires, agents et successeurs de :

                                                                                   i.          toutes les obligations qui leur incombent, et leurs promesses et engagements, liés aux droits fonciers en vertu de la disposition d’attribution par habitant;

 

Aucune obligation de consultation ne découle des ententes sur les droits fonciers issus de traités. Ces ententes ne représentent pas la mise en œuvre du Traité n° 1; elles en sont le résultat. Les ententes sont des instruments grâce auxquels un droit issu d’un traité a fait l’objet d’un consensus lors de négociations manifestement exhaustives.  En se servant encore une fois de l’entente cadre sur les droits fonciers issus des traités comme référence, les défendeurs attirent l’attention de la Cour sur les dispositions suivantes : 

 

40.01      Intégralité de l’entente

(2)        À la signature d’une entente sur les droits fonciers issus de traités par le Canada, le Manitoba, le comité sur les DFIT et une Première nation partie à l’entente, la présente entente et l’entente sur les droits fonciers issus de traités constituent conjointement toute l’entente entre les parties et la Première nation en ce qui concerne :

(a)        l’exécution de l’obligation du Canada de mettre de côté et réserver des étendues de terres en vertu de la disposition d’attribution par habitant pour cette Première nation ou la bande antérieure de la façon et dans la mesure prévues aux présentes;

 

40.10   Aucun nouveau droit issu de traités

La présente entente n’est pas un traité et ne  crée aucun nouveau droit issu de traités pour les Premières nations parties à l’entente au sens du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

 

[Je souligne.]

 

(Observations écrites des défendeurs relativement aux questions posées par le juge Campbell, aux par. 18-19)

 

[21]           Ainsi, le Canada prétend que les dispositions de libération le libèrent effectivement de ses obligations légales découlant du Traité n° 1 envers les Premières nations demanderesses. Cet argument sous-entend que les Premières nations signataires ont convenu que leur relation historique et juridique avec le Canada est terminée. J’estime que cette interprétation des effets juridiques des ententes est incorrecte et impossible.  

 

[22]           Compte tenu des arrêts de la Cour suprême du Canada concernant la continuité de la relation entre les peuples autochtones et le Canada à l’égard des droits issus de traités, et étant donné que les ententes s’inscrivent dans le cadre de la mise en œuvre d’un droit foncier issu de traités, j’estime que les dispositions de libération, interprétées de façon juste et appropriée, ne sont qu’une limite à la responsabilité qu’a le Canada de tenir sa promesse. Sur le plan pratique, la libération fait en sorte que le Canada n’a qu’à fournir des terres ou de l’argent pour acheter des terres sous réserve de la limite prévue par la disposition d’attribution par habitant du traité.

 

[23]           À mon avis, la libération n’a aucune incidence sur les obligations continues du Canada dans la mise en œuvre du droit foncier des Premières nations, et, surtout, sur l’obligation qu’a le Canada de s’acquitter de son obligation de consultation. Cette obligation qui découle du principe de l’honneur de la Couronne, ainsi que l’obligation constitutionnelle et légale qu’a le Canada envers les Premières nations en vertu de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, ne peuvent faire l’objet d’une renonciation.

 

[24]           Par conséquent, dans ses rapports avec les Premières nations demanderesses, et en particulier avec les Premières nations de Brokenhead et de Peguis, j’arrive à la conclusion que le Canada avait une obligation de consultation.

 

IV.       Processus décisionnel du gouvernement : le casernement Kapyong

[25]             Le casernement Kapyong est un terrain de la Base des forces canadiennes où se trouvait le 2e bataillon du Princess Patricia’s Canadian Light Infantry jusqu’à ce que le régiment soit déplacé à la BFC Shilo, au Manitoba, en 2004.  Le ministère de la Défense nationale assure actuellement la garde du terrain de 90 hectares. Kapyong est situé sur le boulevard Kenaston, dans le secteur sud-ouest de Winnipeg entre les deux quartiers aisés de Tuxedo et River Heights. Aussi, il se trouve sur le territoire traditionnel des Chippewas et des Moskégons, ancêtres des Premières nations de Brokenhead et de Peguis.

 

[26]             Le casernement Kapyong est un terrain parfait pour le développement commercial. Le processus décisionnel du Canada à l’égard de l’aliénation du terrain est précisément dans cette perspective. Les Premières nations demanderesses ont un intérêt dans le terrain pour la même raison, mais elles veulent pouvoir décider elles-mêmes. Depuis longtemps, elles veulent créer une réserve urbaine.  

 

[27]             Dans la présente demande, le Canada a vigoureusement défendu sa position selon laquelle,  compte tenu des arguments sur l’extinction et la libération, il n’existait aucune obligation de consultation au moment de prendre sa décision sur le casernement Kapyong. Toutefois, le Canada invoque aussi un argument subsidiaire que je ne peux prendre au sérieux. Il soutient que, s’il existait une telle obligation, il s’en est acquitté. En droit, il est difficile de prétendre qu’une mesure très importante n’est pas nécessaire et d’agir en conséquence; puis de soutenir que si la mesure est requise, elle a été prise.   

 

[28]             Il ressort du dossier de la présente demande que les Premières nations demanderesses ont manifesté leur intérêt pour le casernement Kapyong pendant une période de six ans, de 2001 à 2007, et qu’elles étaient d’avis que les ententes sur les droits fonciers conclues avec la Couronne donnaient priorité aux Premières nations dans le cadre du processus d’aliénation de biens immobiliers. Bien que le dossier révèle qu’un certain dialogue a eu lieu à propos de l’aliénation du casernement Kapyong, en particulier avec les Premières nations de Long Plains et de Brokenhead, il démontre aussi clairement que, pendant tout le processus décisionnel, le Canada n’avait pas l’intention de tenir une consultation véritable, selon la définition qu’en donne la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Nation Haïda, avec les Premières nations. J’estime qu’il n’existe aucun fondement factuel pour soutenir l’argument subsidiaire du Canada; il est donc rejeté.

 

[29]             Inutile d’exposer les détails relatifs à la conduite antérieure du Canada et des Premières nations demanderesses à l’égard des terres en question puisque, selon moi, le Canada reconnaît qu’il croyait n’avoir aucune obligation de consultation, ce qui explique sa conduite. Or, par cette décision, une nouvelle phase débute dans la relation entre le Canada et les Premières nations demanderesses.

 

 

 

V.        L’obligation de consulter à propos du casernement Kapyong

[30]           Les Premières nations demanderesses ont déposé la présente demande dans le but d’obliger le Canada à revenir sur son processus décisionnel relatif au casernement Kapyong et de le poursuivre seulement dans la mesure où il les consulte. Par conséquent, il est important de déterminer à quelle étape du processus décisionnel le Canada doit revenir pour s’acquitter de son obligation de consultation.

 

[31]           Le Canada a pris trois décisions distinctes en ce qui concerne l’aliénation du casernement Kapyong : en avril 2001, le Canada a décidé de déclarer le casernement Kapyong comme terre fédérale « excédentaire »; en novembre 2001, le Canada a décidé que les terres excédentaires du casernement Kapyong faisaient l’objet d’une aliénation « stratégique » de biens; et en novembre 2007, le Canada a décidé de transférer les terres excédentaires du casernement Kapyong à la Société immobilière du Canada conformément à la Directive sur la vente ou le transfert des biens immobiliers excédentaires (voir : transcription du 10 septembre 2009, p. 29, lignes 22 – 24). Bien qu’à ce moment-ci le Canada n’ait pas encore transféré le casernement Kapyong à la Société immobilièrement du Canada, le transfert est imminent selon l’issue de la présente demande.

 

[32]           Selon la Directive du Conseil du Trésor sur la vente ou le transfert des biens immobiliers excédentaires de 2006, d’abord adoptée en 2001, le concept selon lequel il faut déclarer les terres comme étant stratégiques est ainsi formulé :  

Les biens immobiliers excédentaires stratégiques sont des biens ou des portefeuilles de biens dont la valeur peut être accrue de manière significative ou qui sont d’une importance névralgique sur la plan politique — ou une combinaison de ces facteurs. En raison de l’aura de complexité entourant ces biens, il peut s’avérer nécessaire d’innover et de recourir à une approche de gestion englobante pour les mettre sur le marché. Ces biens excédentaires font l’objet d’un processus d’aliénation stratégique qu’assure la Société immobilière du Canada CLC limitée, l’agent d’aliénation du gouvernement.

 

(Dossier des demanderesses, Vol. I, p. 108)

 

 

[33]           Les Premières nations demanderesses soutiennent qu’il faut revenir à l’étape du processus décisionnel qui a précédé la décision de novembre 2007 de transférer le casernement Kapyong à la Société immobilière du Canada. Je souscris à cet argument.

 

[34]           Il n’est pas contesté que la mise en œuvre de la directive du Conseil du Trésor relative au casernement Kapyong enlève aux Premières nations de Brokenhead et de Peguis la possibilité de mettre en œuvre les dispositions relatives aux « terres excédentaires » de leurs ententes. Il en est ainsi parce que les ententes stipulent que les « terres fédérales excédentaires » sont définies comme des terres dont une « société d’État fédérale » est propriétaire. Bien d’autres conditions sont aussi imposées.

 

[35]           Les conditions sont très particulières. Par exemple, l’article 3.03 de l’entente cadre sur les DFIT signée par la Première nation de Brokenhead énonce les « Principles particuliers applicables à la sélection des terres de la Couronne », l’article 3.06, les « Principles particuliers applicables à la sélection ou à l’acquisition de terres dans une zone urbaine » et l’article 3.10, les « Principes particuliers applicables à l’acquisition de terres fédérales excédentaires ». Voici la définition n° 88 de l’entente portant sur les terres fédérales excédentaires :

« terres fédérales excédentaires » s’entend de tout « bien réel fédéral » au sens de la Loi sur les immeubles fédéraux et les biens réels fédéraux, à l’exclusion des « biens réels » fédéraux au sens de la Loi sur les immeubles fédéraux et les biens réels fédéraux appartenant à une « société d’État » au sens de l’article 83 de la Loi sur la gestion des finances publiques, c’est-à-dire :

 

a.  dans les limites de la province du Manitoba;

b. reconnues par un « ministre », au sens de la Loi sur les immeubles fédéraux et les biens réels fédéraux, qui a la « gestion », au sens de la Loi sur les immeubles fédéraux et les biens réels fédéraux, de ce « bien réel » fédéral, comme n’étant plus nécessaires aux fins du programme du ministère de ce « ministre »;

 

c.  reconnues par ce « ministre » comme étant disponibles pour la vente;

 

d. offertes par ce « ministre » à tout « autre ministre » du Canada pour un transfert de l’administration conformément aux politiques ou directives du Conseil du Trésor du Canada alors en vigueur.

 

(Dossier des demanderesses, Vol. III, p. 862)

 

[36]           En l’espèce, le casernement Kapyong sera hors d’atteinte pour les Premières nations de Brokenhead et de Peguis à titre de terres excédentaires s’il est transféré à la Société immobilière du Canada. Par conséquent, il faut revenir à l’étape du processus décisionnel qui a précédé le moment où la décision de transférer le casernement Kapyong à la Société immobilière du Canada a été prise. C’est à cette étape du processus décisionnel que la consultation véritable doit avoir lieu.  

 

[37]           Il n’y a aucun doute que le Canada a compris que s’il exécutait la Directive du Conseil du Trésor, cela aurait des répercussions profondes et défavorables sur la capacité des Premières nations de Brokenhead et de Peguis d’acquérir des terres fédérales et, en particulier, des terres fédérales pouvant être utilisées pour réaliser leur intérêt et ambition légitimes de créer une réserve urbaine. Ainsi, je suis d’avis que l’intention du Canada de transférer le casernement Kapyong à la Société immobilière du Canada a donné lieu à l’obligation de consulter les Premières nations de Brokenhead et de Peguis avant que cette intention soit précisée dans la décision. Selon moi, comme la décision du Canada d’exécuter la Directive du Conseil du Trésor a été prise sans consultation légitime, elle est illégale et elle ne permet pas de préserver l’honneur de la Couronne.  

 

[38]           Une mise en garde s’impose à ce stade du processus juridique dans lequel le Canada et les Premières nations demanderesses se sont engagés. Au cours de la plaidoirie, l’avocat du Canada a déclaré ce qui suit :

[traduction]

M. GLINTER :   Ce que je peux dire, comme j’agis pour le compte du gouvernement du Canada depuis de nombreuses années, est que si la Cour déclare que le gouvernement a outrepassé sa compétence ou qu’il a agi de manière illégale ou abusive, le gouvernement devrait arrêter de faire ce qu’il fait, réévaluer la situation et se conformer aux directives de la Cour quant à la façon dont il aurait pu faire mieux ou, subsidiairement, il devrait interjeter appel de la décision, mais il n’irait pas à l’encontre d’une déclaration de la Cour.

M. LE JUGE :       Très bien. Alors --

M. GLINTER :     Alors si la Cour --

M. LE JUGE :     -- la façon dont cela aurait dû être fait est l’un des arguments avancés par les demanderesses.

M. GLINTER :     La Cour peut tout au plus déclarer qu’existait le droit d’être consulté, ou l’obligation du gouvernement de consulter, que le gouvernement n’a pas réussi à s’acquitter de cette obligation et que, par conséquent, toute ordonnance rendue – une ordonnance a forcément été rendue puisqu’elle fait l’objet du présent contrôle – n’est probablement pas en vigueur.

Puis, à partir de là, nous entamerions des discussions avec les Premières nations d’une façon que nous jugeons adaptée aux circonstances de l’affaire.  Si nous pouvions arriver à une entente, ce serait bien.  Mais si ce n’est pas le cas, ce serait tout aussi bien.  Rien n’oblige les parties à arriver à une entente à la suite d’une consultation, dans la mesure où la consultation est faite d’une manière juste [...], que personne ne déroge à ses responsabilités, et cela s’applique aux deux parties.

Cependant, si nous ne pouvons réussir à s’entendre, alors, nous allons simplement vendre les biens à la Société immobilière du Canada. Nous ferons le nécessaire.

À ce moment-ci, si mes savants collègues s’opposent au transfert parce qu’ils estiment que la consultation n’était pas suffisamment minutieuse ou satisfaisante, il leur sera loisible de soumettre à nouveau l’affaire à la Cour en vue d’un examen.

 

[Je souligne.]

 

(Transcription du 10 septembre 2009, p. 187 – 188)

 

Dans Nation Haïda, la juge en chef McLachlin établit clairement que l’accommodement découle de  l’obligation de consultation. Il faut tout de même faire attention. Si la norme de consultation véritable, y compris l’accommodement, formulée par la juge en chef McLachlin n’est pas respectée dans le cadre de la consultation qui devrait avoir lieu entre le Canada et les Premières nations de Brokenhead et de Peguis à la suite de cette décision, le cycle de confrontation juridique ne sera pas brisé et les aspirations du Canada et des Premières nations demanderesses continueront d’être contrecarrées. À mon avis, bien qu’il incombe au Canada de consulter, les deux parties ont la responsabilité de faire en sorte que la consultation soit une réussite. Une consultation nécessite une participation de bonne foi ainsi qu’une volonté commune de trouver une solution mutuellement acceptable. J’espère qu’il sera possible de trouver une telle solution relativement au casernement Kapyong.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que :

Pour les motifs énoncés dans la conclusion de la présente demande, en vertu du par. 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, je déclare que :

 

le Canada avait l’obligation légale de consulter à propos de sa décision d’aliéner les terres fédérales excédentaires au casernement Kapyong et il ne s’est pas acquitté de cette obligation; et, en particulier,

 

le Canada a agi de façon contraire à la loi en omettant de s’acquitter de l’obligation légale de consulter les Premières nations de Brokenhead et de Peguis avant de prendre sa décision en novembre 2007 de transférer les terres excédentaires du casernement Kapyong à la Société immobilière du Canada conformément à la Directive sur la vente ou le transfert des biens immobiliers excédentaires du Conseil du Trésor; et, par conséquent,

 

la décision de novembre 2007 est invalide.

 

J’adjuge les dépens de la présente demande aux Premières nations demanderesses.

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-139-08

 

INTITULÉ :                                       PREMIÈRE NATION DE BROKENHEAD, PREMIÈRE NATION DE LONG PLAIN, PREMIÈRE NATION DE PEGUIS, PREMIÈRE NATION DE ROSEAU RIVER ANISHINABE, PREMIÈRE NATION DE SAGKEENG, PREMIÈRE NATION DE SANDY BAY OJIBWAY, PREMIÈRE NATION DE SWAN LAKE, collectivement les signataires du Traité n° 1 et connues sous le nom de « Premières nations signataires du Traité n° 1 »

 

 

                                                            et

 

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par le procureur général du Canada, l’honorable Chuck Strahl en sa qualité de ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, l’honorable Vic Toews en sa qualité de président du Conseil du Trésor, l’honorable Peter MacKay en sa qualité de ministre de la Défense nationale, l’honorable Lawrence Cannon en sa qualité de ministre responsable de la Société immobilière du Canada

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 10 SEPTEMBRE 2009

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE CAMPBELL

 

DATE :                                               LE 30 SEPTEMBRE 2009

 

COMPARUTIONS :

 

James Jodouin

 

POUR LES DEMANDERESSES

Harry Glinter

Jeff Dodgson

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

JAMES JODOUIN

Booth Dennehy LLP

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DEMANDERESSES

JOHN H. SIMS, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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