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Date : 20090915

Dossier : IMM‑4210‑08

Référence : 2009 CF 910

Ottawa (Ontario), le 15 septembre 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O’KEEFE

 

 

ENTRE :

JOAQUIN ROBERTO MEZA DELGADO,

ELSA MARINA BERNAL DE MEZA

ET ELSA ALEJANDRA ARTEAGA ERNAL

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire formée sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant la décision en date du 15 août 2008 par laquelle la Section de la protection des réfugiés à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger. 

 

[2]               Les demandeurs prient la Cour, sous le régime du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, d’annuler la décision par laquelle la Commission a rejeté leurs demandes d’asile et de renvoyer l’affaire à cette dernière pour qu’un tribunal différemment constitué statue sur elle conformément aux instructions de ladite Cour. 

 

Le contexte

 

[3]               Joaquin Roberto Meza Delgado, Elsa Marina Bernal de Meza et Elsa Alejandra Arteaga Bernal (les demandeurs) sont citoyens salvadoriens. Ils ont demandé l’asile au Canada le 24 mai 2006.

 

[4]               Le 21 septembre 2007, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a donné avis de son intention de participer à tous les aspects de la procédure relative aux demandes d’asile considérées. Il a soulevé la question de l’exclusion au titre de l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention, question que l’agente du tribunal a ajoutée au dossier.

 

[5]               Joaquin Roberto Meza Delgado (le demandeur principal) a servi la République salvadorienne en de multiples qualités. Il a en effet été ambassadeur de son pays aux Nations Unies, président du Conseil électoral central, ministre des Travaux publics et directeur de l’Institut salvadorien d’administration municipale.

 

[6]               Le demandeur principal a inauguré le consulat général du Salvador à Vancouver (Colombie‑Britannique) le 1er août 2001 et y a rempli la fonction de consul général jusqu’en février 2006.

[7]               En décembre 2004, la Cour des comptes, qui est le service salvadorien de vérification des comptes publics, a procédé à un contrôle des états financiers du consulat. Le demandeur principal s’est tenu à la disposition des vérificateurs pendant trois à quatre jours, mais n’a pu être présent le dernier jour de la vérification. En janvier 2005, le demandeur principal a appris que la Cour des comptes avait constaté des défauts dans la comptabilité du consulat. Le demandeur principal lui a alors écrit pour expliquer ces défauts supposés, mais n’a pas reçu de réponse à sa lettre.

 

[8]               Le 25 février et le 3 mars 2006, des journaux salvadoriens ont publié trois articles accusant le demandeur principal d’avoir commis des irrégularités financières dans l’exercice de ses fonctions de consul général à Vancouver. On ne sait pas avec certitude qui a communiqué ces renseignements aux médias.

 

[9]               Cinq semaines plus tard, la Cour des comptes a présenté un rapport officiel rendant compte des irrégularités financières qui auraient été constatées au consulat salvadorien à Vancouver. Le demandeur principal soutient que ces accusations avaient des motifs politiques, étant donné qu’elles ont été publiées pendant la campagne électorale de 2006. Jusque‑là, ni le ministère des Affaires étrangères ni la Cour des comptes n’avaient entrepris quoi que ce soit en vue de sa destitution ou de son inculpation.

 

[10]           Le demandeur principal cite à l’appui de cette version des événements le fait qu’on aurait téléphoné à son beau-frère, Antonio Cabarales, membre d’un groupe de réflexion appelé Fondation pour le développement social du Salvador, pour lui dire que s’il ne cessait pas d’accuser la Cour des comptes de corruption et de partialité politique, le demandeur principal serait impliqué dans une affaire criminelle.

 

[11]           Le procureur général du Salvador n’a jamais explicitement accusé ni inculpé le demandeur principal d’un quelconque délit relativement à ses fonctions de consul général. Aucune mesure n’a non plus été prise pour le faire extrader.

 

[12]           Les allégations de détournement de fonds sont liées à la première moitié (de 2001 à 2004) de la période où le demandeur principal a occupé le poste de consul général. Ces allégations découlent de communications et d’éléments de preuve documentaire présentés au ministre salvadorien des Affaires étrangères par Carmen Elena Rapalo de Orellana (l’adjointe administrative), qui travaillait au consulat de 2001 à 2004.

 

[13]           Le demandeur principal soutient que toutes les allégations en question sont fausses et s’expliquent par ses rapports professionnels conflictuels avec l’adjointe administrative, qui convoitait son poste.

 

[14]           Selon la Cour des comptes, le demandeur principal aurait détourné un montant de 60 000 $US des manières suivantes :

            1.         il aurait omis de verser environ 12 000 $US à l’État salvadorien (et falsifié certains des reçus de services correspondants);

            2.         il aurait facturé à des compatriotes un montant injustifié d’environ 900 $CAN, au titre de services consulaires en réalité fournis à Edmonton;

            3.         il aurait détourné 49 000 $US en mentant à l’État salvadorien sur le loyer réel de l’immeuble du consulat;

            4.         il aurait falsifié des documents et facturé à des Salvadoriens des droits consulaires excessifs.

 

[15]           Le demandeur principal soutient que sa vie serait en danger s’il retournait au Salvador. Il fait valoir qu’il n’y subirait pas un procès impartial et pourrait y faire l’objet de détention arbitraire.

 

[16]           La première demanderesse associée, Elsa Marina Bernal de Meza (Elsa Marina), a épousé le demandeur principal le 16 mai 2002.

 

[17]           La seconde demanderesse associée, Elsa Alejandra Arteaga Bernal, est la fille biologique d’Elsa Marina, mais pas du demandeur principal.

 

La décision de la Commission

 

[18]           La Commission a conclu que le demandeur principal n’est pas exclu du champ d’application de la Convention au titre de l’alinéa Fb) de son article premier. Chose plus importante, cependant, elle a aussi conclu que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention, du fait qu’ils ne craignent pas avec raison d’être persécutés au Salvador pour un motif prévu par cet instrument. Elle a en outre conclu que les demandeurs n’ont pas qualité de personne à protéger au motif qu’ils ne seraient pas personnellement, par leur renvoi vers le Salvador, exposés au risque d’être soumis à la torture, ni à une menace à leur vie, ni au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

[19]           Comme la question de l’exclusion du champ d’application de la Convention n’est pas en litige dans la présente espèce, je me contenterai de récapituler brièvement les motifs pour lesquels la Commission a établi que les demandeurs n’en sont pas exclus.

 

[20]           La Commission a conclu que le point de savoir s’il y avait exclusion dépendait de la crédibilité du témoignage de l’adjointe administrative, étant donné qu’elle était à l’origine de la totalité de la preuve relative à l’abus de confiance et à la fraude supposés. La Commission a conclu que non seulement l’adjointe administrative n’était pas crédible, mais aussi qu’elle était animée par un sentiment d’hostilité envers le demandeur principal, qui l’avait amenée à aller même au‑delà de ses accusations de malversations. La Commission note en effet que l’adjointe administrative, non contente de discréditer personnellement et professionnellement le demandeur principal auprès des autorités salvadoriennes, a également avisé Citoyenneté et Immigration Canada que le demandeur d’asile principal et sa femme n’étaient pas des réfugiés politiques, mais des voleurs, et a produit à l’appui de cette accusation un volumineux dossier.

 

[21]           La Commission s’est déclarée incapable de conclure que le demandeur d’asile principal a essayé de frauder le Trésor public salvadorien, de sorte qu’elle n’a pas estimé nécessaire de prendre en considération les infractions correspondantes au Code criminel ni les peines d’emprisonnement y afférentes qui servent à établir si a été commis un « crime grave de droit commun » sous le régime de la Convention.

 

[22]           Pour ce qui concerne l’analyse relative à la protection des réfugiés, la Commission a conclu que rien ne prouvait « qu’une personne en particulier, un parti politique ou des forces de l’ombre [eussent] porté ou [porteraient] préjudice aux demandeurs d’asile s’ils [retournaient] au Salvador », et que, par conséquent, une demande d’asile fondée sur l’article 97 n’était pas « viable » en l’espèce.        

[23]           Le demandeur principal a fait valoir qu’on utiliserait les allégations de l’adjointe administrative pour discréditer son parti politique aux futures élections législatives salvadoriennes.

[24]           Le demandeur principal a soutenu qu’il pourrait faire l’objet de poursuites abusives et d’une détention de longue durée s’il retournait au Salvador. La Commission a répondu que le gouvernement salvadorien aurait déjà intenté les poursuites sans fondement que le demandeur principal appréhendait s’il avait l’intention de l’inculper.

 

[25]           Les allégations de fraude ont été publiées dans les journaux au printemps 2006, et la Commission a fait observer que « beaucoup de choses [s’étaient] produites depuis ». La Commission n’estimait pas qu’il y eût plus qu’une simple possibilité que le demandeur principal fût inculpé et, par conséquent, a conclu à l’absence de fondement de sa crainte d’emprisonnement ou de poursuites abusives. Par exemple, ajoutait la Commission, la Cour des comptes avait achevé son enquête et formulé des conclusions sur la base des résultats de celle‑ci. Elle avait lavé le demandeur principal de tout soupçon en ce qui concerne la seconde moitié de la période d’occupation de son poste de consul. Pour ce qui touche à la première moitié, elle l’avait innocenté à certains égards et, à d’autres, avait formulé des recommandations en vue du versement des rémunérations réclamées par certains salariés du consulat et du remboursement du trop-perçu en droits consulaires.

 

[26]           En dépit de ces problèmes et bien que le rapport de la Cour des comptes fût entre les mains des autorités salvadoriennes depuis un à deux ans et demi, celles‑ci n’avaient toujours pas inculpé le demandeur principal et n’avaient aucunement essayé de le faire extrader. 

 

[27]           La Commission fait observer que si la Cour des comptes décidait de relancer cette affaire maintenant, elle donnerait raison à l’organisation du frère du demandeur principal, qui l’accuse de faire preuve de partialité politique et de ne lutter contre la corruption que lorsque cela l’arrange. La Commission a conclu que le procureur général ne souhaitait pas poursuivre l’affaire. 

 

[28]           La Commission a également déclaré douter que le procureur général souhaitât prendre des mesures à l’égard de la question restante de savoir si le demandeur principal avait touché des dessous de table sur la location de l’immeuble du consulat. En tout état de cause, a‑t‑elle conclu, c’était là une question simple, qui ne donnait guère prise à des machinations de la part des enquêteurs. En fait, selon la Commission, il était même possible que le procureur général eût mené sa propre enquête sur cette question et que cette enquête eût innocenté le demandeur principal.

 

[29]           La Commission a également conclu à l’absence de fondement de la crainte du demandeur principal d’être sommairement exécuté par des forces occultes liées à des milieux politiques qui voudraient le réduire au silence. Il y avait selon elle moins qu’une simple possibilité que quelqu’un voulût assassiner les demandeurs, puisqu’il n’y avait aucune raison de le faire. Si la Cour des comptes, raisonnait la Commission, se sentait vraiment menacée par les critiques du frère du demandeur principal et, par extension, par les critiques de ce dernier, son frère serait en danger. Or, celui‑ci reste au Salvador, fait encore partie du même groupe de réflexion et continue de critiquer la Cour des comptes. La Commission note aussi que le demandeur principal lui-même, à qui l’on a demandé plusieurs fois de le faire au cours de l’audience, n’a pu nommer personne qui voudrait en fait le tuer ou qui trouverait avantage à son assassinat.

 

[30]           Selon la Commission, les craintes invoquées par les demandeurs auraient été mieux fondées à l’époque de la guerre civile qui a déchiré le Salvador : la preuve donne à penser que ces craintes n’ont pas de fondement objectif dans le Salvador d’aujourd’hui.

 

[31]           En tout état de cause, a conclu la Commission, même si le demandeur principal était inculpé et poursuivi, il ne serait pas traité injustement. La Commission a fondé cette conclusion sur le fait que la Constitution salvadorienne prévoit la nécessité d’un mandat d’arrêt écrit et le droit pour le détenu à un jugement rapide. Suivant la Commission, les autorités, en pratique, respectaient « en général » ce droit. En outre, la corruption qui existait, selon la preuve documentaire, se manifestait plutôt par l’intimidation et le meurtre de victimes et de témoins que par des condamnations abusives.

 

[32]           Enfin, ajoutait la Commission, les ressources que le demandeur principal pourrait mobiliser du fait de ses relations dans les milieux politiques et juridiques le protégeraient contre le risque d’un procès inique.

 

Les questions en litige

 

[33]           Le demandeur met en litige les questions suivantes :

            1.         La conclusion de la Commission selon laquelle le procureur général du Salvador ne souhaite pas poursuivre au pénal le demandeur principal est-elle une conclusion de fait déraisonnable qu’elle a tirée sans tenir compte de la preuve dont elle disposait?

            2.         La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur principal subirait un procès équitable s’il était poursuivi au pénal au Salvador est-elle une conclusion de fait déraisonnable qu’elle a tirée sans tenir compte de la preuve dont elle disposait?

            3.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en omettant de prendre en considération l’affidavit notarié de Salvador Nelson Garcia Cordova, étant donné son importance en tant qu’opinion d’expert contredisant directement les conclusions de la Commission sur le risque pour le demandeur principal d’être persécuté au moyen de poursuites abusives et à motifs politiques?

 

[34]           Je reformulerais les questions en litige comme suit :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         La Commission a‑t‑elle tiré une conclusion de fait déraisonnable en concluant que le procureur général du Salvador ne souhaitait pas poursuivre au pénal le demandeur principal?

            3.         La Commission a‑t‑elle tiré une conclusion de fait déraisonnable sans tenir compte de la preuve dont elle disposait en concluant que le demandeur principal subirait un procès équitable s’il était poursuivi au pénal au Salvador?

            4.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en omettant de prendre en considération l’affidavit notarié de Salvador Nelson Garcia Cordova en tant qu’il contredisait ses propres conclusions?

 

Les prétentions et moyens des demandeurs

 

[35]           Les demandeurs soutiennent que la norme de contrôle applicable aux questions de droit reste celle de la décision correcte, tandis que les autres questions relèvent de la norme de la décision raisonnable telle que l’a redéfinie l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, selon laquelle le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision considérée aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[36]           Les demandeurs font valoir l’absence de fondement de la conclusion comme quoi le procureur général ne souhaiterait pas intenter de poursuites. Ce n’est pas parce qu’il ne l’a pas encore fait qu’il ne le fera pas plus tard. Le demandeur principal explique que l’une des raisons pour lesquelles il n’a pas été inculpé est qu’il n’est pas retourné au Salvador.

 

[37]           Les demandeurs rappellent que le ministre croit que le demandeur principal est menacé de persécution et a demandé l’asile pour l’éviter. La décision de la Commission contredit la position du ministre et, par conséquent, constitue une conclusion de fait erronée. La question réelle qui se posait entre le ministre et le demandeur principal était le point de savoir si les procédures judiciaires dont le demandeur principal était menacé seraient équitables ou équivaudraient à de la persécution.

 

[38]           Les demandeurs affirment en outre que la Commission n’a pas compris le [TRADUCTION] « caractère hautement politisé » des problèmes du demandeur principal, ni le fait que l’ouverture même de l’enquête est attribuable à l’appartenance de l’adjointe administrative au parti politique qui contrôle le ministère des Affaires étrangères, lequel a demandé à la Cour des comptes d’auditer le consulat général à Vancouver. Cet audit a été effectué à un moment politiquement opportun pour le parti en question, soit au cours d’une année d’élection et pas moins d’un an après que les allégations en cause eurent été portées à l’attention du procureur général. Il ne fait guère de doute non plus que les renseignements communiqués aux médias à la même époque venaient du bureau du procureur général, seule source disposant des montants détaillés que spécifient les articles. Le demandeur principal fait valoir que ces articles ont été fatals pour sa carrière politique, et qu’il était tout à fait injuste et illégitime de la part du bureau du procureur général de divulguer les renseignements susdits.

 

[39]           Selon les demandeurs, la preuve établit que le demandeur principal ne bénéficiera pas d’un procès équitable. Premièrement, la Commission a commis une erreur en faisant une lecture sélective de la preuve documentaire relative au système judiciaire du Salvador. Deuxièmement, ce sont précisément les relations politiques du demandeur principal et son action publique antérieure qui lui font courir les risques découlant des problèmes d’inefficacité, de corruption et d’impunité que recense le rapport du Département d’État américain, problèmes qui sapent le respect du pouvoir judiciaire et du principe de légalité.

 

[40]           Les demandeurs font valoir que la Commission n’a pas compris en quoi la preuve documentaire se rapporte aux poursuites éventuelles à motifs politiques qu’il y a lieu de craindre de la part du procureur général, ainsi qu’à la corruption, à la partialité et à l’absence d’indépendance judiciaire qui les caractériseraient. La preuve documentaire relative à la difficulté d’obtenir un procès équitable et public est plus abondante que ne le prétend la Commission. Le bureau du procureur général a été accusé de ne pas respecter les formes régulières, de ne pas garantir les droits constitutionnels, de ne pas protéger la vie, sans compter les nombreuses plaintes de particuliers touchant les irrégularités judiciaires et la corruption des juges. La conclusion de la Commission comme quoi les cibles de ces abus étaient des militants des droits de la personne est erronée. Les demandeurs soutiennent que le demandeur principal serait victime de telles violations, de sorte qu’il ne pourrait bénéficier d’un procès équitable.

 

[41]           Les demandeurs font aussi valoir que les conclusions de la Commission sont fondées sur de pures conjectures, plutôt que sur la preuve du demandeur principal et de M. Salvador Nelson Garcia Cordova (M. Garcia Cordova). La Commission n’a pas pris en considération l’affidavit de M. Garcia Cordova dans sa décision. Or ce dernier a acquis dans les milieux de la magistrature et du droit des titres de compétence qui auraient dû inciter la Commission à faire référence à son opinion dans la décision considérée. En outre, ajoutent les demandeurs, M. Garcia Cordova représente actuellement d’autres personnes se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur principal, de sorte qu’il est inexplicable qu’on n’ait pas fait mention de son affidavit.

 

Les prétentions et moyens du défendeur

 

[42]           Le défendeur fait valoir que les demandeurs invitent en fait la Cour à évaluer de nouveau la preuve documentaire dont disposait la Commission et à substituer sa décision à celle de cette dernière. Or, il est de jurisprudence constante que notre Cour doit s’en remettre aux conclusions de la Commission si elles appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit; voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12.

 

[43]           La Commission a rédigé des motifs détaillés qui rendent compte des éléments de preuve sur lesquels elle a fondé ses conclusions de fait touchant le procureur général, la Cour des comptes et leur volonté supposée de poursuivre le demandeur principal. 

[44]           Le défendeur soutient qu’est raisonnable la conclusion de la Commission comme quoi le procureur général ne souhaite pas poursuivre le demandeur principal. En outre, il est facile d’établir la vérité sur le point de savoir si le demandeur principal a touché des dessous de table sur la location de l’immeuble, et rien n’empêcherait les autorités salvadoriennes de poursuivre cette affaire si elles le désiraient.

 

[45]           La Commission a aussi détaillé les éléments de preuve fondant sa conclusion selon laquelle le demandeur, s’il était inculpé, subirait un procès équitable. Le demandeur principal n’a produit aucun élément objectif tendant à prouver que les tribunaux salvadoriens condamnent sciemment des personnes pour des crimes qu’elles n’ont pas commis.

 

[46]           Les constatations de la Commission sur le système salvadorien de justice pénale – notamment celles comme quoi les accusés sont présumés innocents, sont protégés contre l’auto‑incrimination, et jouissent du droit de subir un procès public, d’être présents devant le tribunal, d’interroger les témoins, de citer des témoins et de produire des éléments de preuve – étayent toutes sa conclusion selon laquelle le demandeur principal bénéficierait très probablement d’un procès équitable. En outre, la Commission a conclu que les relations du demandeur principal dans les milieux politiques et juridiques accroissaient encore cette probabilité.

 

[47]           Sont également dénuées de fondement, poursuit le défendeur, les affirmations des demandeurs voulant que la Commission n’ait pas tenu compte d’éléments de preuve qui contredisaient directement ses conclusions. Le texte de M. Garcia Cordova qu’ils invoquent ne proposait tout simplement pas de preuves concrètes, objectives, qu’ils fussent en danger. On y lit que le demandeur principal est victime de persécution politique, mais il n’y est proposé aucun élément concret tendant à établir qui serait l’agent de cette persécution et par quels faits précis elle se serait manifestée.

 

[48]           Quoi qu’il en soit, la Commission n’est pas tenue de mentionner chaque document dans ses motifs écrits, étant présumée avoir pris en considération la totalité de la preuve dont elle disposait; voir Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.).

 

[49]           Le défendeur rappelle que pèse sur le demandeur d’asile la charge de produire une preuve claire et convaincante du bien-fondé de sa demande, charge dont les demandeurs ne sont pas acquittés dans la présente espèce.

 

[50]           Enfin, fait valoir le défendeur, la Commission est le juge des faits, et il ne conviendrait pas de mettre ses motifs en question à la légère. Les inférences et conclusions de la Commission sont raisonnables, et les demandeurs n’ont pas démontré qu’ [TRADUCTION] « aucune personne raisonnable n’aurait pu tirer cette conclusion de la preuve dont disposait la Section de la protection des réfugiés ».

 

Analyse et décision

 

[51]           Première question

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            L’arrêt Dunsmuir, précité, explique que si la jurisprudence a déjà établi quelle est la norme de contrôle applicable à une situation donnée, il n’est pas nécessaire de pousser l’analyse plus loin. La cour de révision doit faire preuve d’un degré élevé de retenue à l’égard des conclusions de fait du tribunal administratif. Par suite, la norme de contrôle applicable à de telles conclusions était, selon la jurisprudence antérieure à Dunsmuir, celle de la décision manifestement déraisonnable; voir Ranjha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2004), 43 Imm. L.R. (3d) 116, au paragraphe 19. Depuis l’arrêt Dunsmuir, cette norme est dite simplement celle de la décision raisonnable; voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 45. La deuxième question en litige est une question de fait, à laquelle s’applique donc la norme de la décision raisonnable.

 

[52]           Le point de savoir si la Commission est parvenue à une conclusion de fait donnée sans tenir compte de la preuve dont elle disposait est de même une question de fait, relevant de la norme de la décision raisonnable. Par conséquent, je conclus que la norme de la décision raisonnable est également applicable aux troisième et quatrième questions en litige.

 

[53]           La deuxième question

            La Commission a‑t‑elle tiré une conclusion de fait déraisonnable en concluant que le procureur général du Salvador ne souhaitait pas poursuivre au pénal le demandeur principal?

            Comme on l’a vu plus haut, la Cour suprême a exprimé dans Dunsmuir la nécessité de la justification dans le processus décisionnel. Or, les motifs de la Commission concernant cette question ne remplissent pas cette exigence. Le fait qu’un organisme d’État n’ait pas agi d’une manière déterminée dans le passé ne justifie pas en soi la conclusion qu’il en ira de même à l’avenir : cette conclusion doit être étayée d’éléments de preuve additionnels.  

 

[54]           S’il est vrai que le procureur général ne semble pas avoir encore essayé de poursuivre le demandeur principal, la Commission paraît avoir admis que certaines questions dont il avait été saisi n’étaient pas encore réglées. On ne voit pas sur quel fondement elle pourrait raisonnablement conclure que le fait que le procureur général n’ait pas encore engagé de poursuites contre le demandeur principal signifie qu’il n’essaiera pas de le faire plus tard. En conséquence, je conclus que la décision de la Commission à cet égard ne remplit pas la norme de la décision raisonnable.

 

[55]           La troisième question

            La Commission a‑t‑elle tiré une conclusion de fait déraisonnable sans tenir compte de la preuve dont elle disposait en concluant que le demandeur principal subirait un procès équitable s’il était poursuivi au pénal au Salvador?

            Je ne vois pas sur quelle base, ferai‑je d’abord observer, la Commission a pu conclure que les relations dont jouit apparemment le demandeur principal dans les milieux salvadoriens de la magistrature et du droit lui assureraient un procès équitable.

 

[56]           Pour en venir au fond de la question, il ne fait aucun doute que la preuve documentaire présente souvent des points de vue contradictoires sur la situation qui règne dans un pays donné. Dans de tels cas, il appartient à la Commission de peser le pour et le contre et de décider auxquels des éléments de cette preuve elle accordera la préférence. Pour autant qu’elle fournira une justification rationnelle de sa conclusion, sa décision pourra être dite raisonnable. Cependant, il ne peut en aller ainsi lorsqu’elle omet tout simplement de tenir compte de la preuve contradictoire et tire une conclusion sans avoir pris cette preuve en considération comme il convient.

 

[57]           La Commission a conclu que les problèmes recensés par le rapport du Département d’État américain à propos du système judiciaire salvadorien n’empêcheraient pas le demandeur principal de bénéficier d’un procès équitable, parce qu’« [u]ne procédure pénale contre [lui] ne comporterait pas ces préoccupations ». 

 

[58]           Cette conclusion de la Commission se trouve contredite par les éléments de preuve non explicitement analysés, par exemple ceux qui font état des nombreux cas où le bureau du procureur général a empêché l’accès à la justice, n’a pas respecté les formes régulières ou a autrement manqué à ses obligations. 

 

[59]           Il est de jurisprudence constante que la Commission n’a pas à faire référence à tous les éléments de preuve produits devant elle. Cela dit, il est de jurisprudence tout aussi constante que plus sont importants les éléments de preuve non mentionnés ou analysés, plus est forte la présomption que la Commission a tiré une conclusion de fait erronée; voir Cepeda-Gutierrez et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, au paragraphe 17. 

 

[60]           Je conclus que cette présomption est applicable à la présente espèce. Le rapport du Département d’État américain contient certains passages qui mettent en question la validité des conclusions de la Commission. Il n’était pas permis à cette dernière de tirer ces conclusions sans avoir examiné la preuve en question avec le soin voulu.

 

[61]           La quatrième question

            La Commission a‑t‑elle commis une erreur en omettant de prendre en considération l’affidavit notarié de Salvador Nelson Garcia Cordova en tant qu’il contredisait ses propres conclusions?

            Pour les motifs exposés ci‑dessus à propos de la troisième question, je conclus que, en omettant d’analyser avec le soin voulu la preuve contenue dans l’affidavit de M. Garcia Cordova, la Commission a rendu une décision sans tenir compte de la preuve dont elle disposait. 

 

[62]           Dans cet affidavit, M. Garcia Cordova exprime son opinion professionnelle touchant la probabilité que le demandeur principal soit persécuté pour des raisons purement politiques. Au moyen du défendeur comme quoi le fait que la Commission ait cité cet affidavit dans les notes de bas de page de sa décision prouve qu’elle l’a pris en considération, je répondrai que cette simple citation ne suffisait pas en soi à remplir l’obligation de la Commission d’analyser attentivement le contenu de l’affidavit en tant qu’il contredisait ses conclusions.

 

[63]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen.

 

[64]           Aucune des parties n’a exprimé le désir de proposer de question grave d’importance générale à mon examen aux fins de certification.

 

 


 

JUGEMENT

 

[65]           LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée pour nouvel examen à un tribunal différemment constitué de la Commission.

 

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.
ANNEXE

 

Les dispositions législatives applicables

 

Les dispositions législatives applicables sont les passages suivants de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) :

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

97.(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97.(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 (a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑4210 08

 

INTITULÉ :                                       JOAQUIN ROBERTO MEZA DELGADO,

                                                            ELSA MARINA BERNAL DE MEZA

                                                            ET ELSA ALEJANDRA ARTEAGA BERNAL

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 24 mars 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 15 septembre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Craig Constantino

 

POUR LES DEMANDEURS

Banafsheh Sokhansanj

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Elgin, Cannon & Associates

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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