Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 


 

Date : 20090909

Dossier : IMM-1385-09

Référence : 2009 CF 886

 

Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2009

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

LOUIS-JACQUES MICHAUD

demandeur

 

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]         La Cour statue sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision en date du 6 mars 2009 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur, un citoyen d’Haïti, n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

LES FAITS

[2]         Le demandeur, qui est âgé de trente-deux (32) ans, est arrivé au Canada en septembre 2007. Il a demandé l’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté du fait de son appartenance à un groupe social déterminé et de ses opinions politiques et au motif qu’il avait la qualité de personne à protéger.

 

[3]         Le demandeur affirme qu’il a commencé par appuyer l’ancien président Jean‑Bertrand Aristide et son parti politique, Fanmi Lavalas, en 1990. Il distribuait et affichait des tracts en prévision des élections haïtiennes de décembre 1990. Aristide a remporté les élections et a été nommé président en février 1991 mais son gouvernement a été renversé et il a été forcé à s’exiler à la suite d’un coup d’État militaire survenu à la fin de septembre 1991. Le demandeur affirme qu’à la suite du coup d’État, les anciens partisans d’Aristide ont subi de violentes persécutions aux mains de gangs armés d’attachés ou zenglendos. Le demandeur affirme qu’il n’a pas été personnellement persécuté à l’époque parce qu’il n’avait que quatorze ans.

 

[4]         Le demandeur a repris ses activités politiques pro-Aristide après le retour de ce dernier à Haïti en octobre 1994. Il explique qu’il a distribué des tracts et posé des affiches en faveur d’Aristide à Port-au-Prince avant le scrutin de 1995. Le demandeur affirme dans son FRP qu’il a participé à des assemblées publiques organisées par le Famni Lavalas en compagnie de deux de ses amis qui étaient connus comme des membres actifs de ce parti.

 

[5]         En août 1997, le demandeur et ses deux amis ont été agressés par un groupe de cinq membres du FRAPH (Front pour l’Avancement et le Progrès haïtien) alors qu’ils déambulaient dans Port‑au‑Prince. Le demandeur a été battu et on lui a demandé sous la menace d’une arme s’il était membre du Famni Lavalas et s’il connaissait l’adresse de ses deux amis, qui avaient réussi à prendre la fuite. On l’a laissé gisant dans la rue après qu’il eut refusé de divulguer quelque renseignement que ce soit.

 

[6]         Après cette agression, le demandeur s’est réfugié chez ses parents à Aquin puis dans une localité rurale et montagneuse appelée Bellevue, où il a habité chez sa grand-mère.

 

[7]         Au milieu de septembre 1998, le demandeur est revenu chez son oncle à Port-au-Prince. Le 25 septembre 1998, un groupe armé de zenglendos a fait irruption dans la maison, volant ou détruisant son contenu, et a interrogé le demandeur pour savoir où se trouvaient ses deux amis. Ils ont abattu son oncle après que le demandeur eut refusé de leur divulguer les renseignements qu’ils réclamaient.

 

[8]         Le demandeur s’est enfui d’Haïti par bateau le 7 octobre 1998 jusqu’à l’île de Saint-Thomas, d’où il a réussi à se rendre jusqu’aux États-Unis, où il a présenté une demande d’asile. La demande d’asile a été refusée mais il a continué à vivre illégalement aux États-Unis jusqu’en 2007. Lors de son séjour aux États-Unis, il a épousé une citoyenne américaine.

 

[9]         Le 11 septembre 2007, le demandeur est entré au Canada et a présenté sa demande d’asile.

Décision à l’examen

[10]     Le 6 mars 2006, la Commission a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

[11]     Dans sa décision, la Commission a expressément estimé que le demandeur était crédible.

 

[12]      La décision de la Commission reposait sur sa conclusion que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention parce que sa crainte n’était liée à aucun des motifs énumérés dans la définition du réfugié au sens de la Convention.

 

[13]     La Commission a estimé que le demandeur n’avait pas la qualité de personne à protéger parce que, selon la prépondérance des probabilités, il n’était pas personnellement exposé à une menace à sa vie ou au risque de peines cruelles et inusitées alors que la population en général n’y était pas exposée et parce qu’il n’y avait aucun motif sérieux de croire que son renvoi en Haïti l’exposerait personnellement au risque d’être soumis à la torture.

 

[14]     La Commission a passé en revue les critères permettant de reconnaître la qualité de réfugié qui sont énumérés à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, et qui exigent l’existence d’un lien avec l’un des cinq (5) motifs prévus par la Convention des Nations Unies relative au statut de réfugié (la Convention sur le statut de réfugié). La Commission s’est fondée sur Cius c. Canada (MCI), 2008 CF 1, dans lequel le juge Beaudry a rejeté cet aspect de la demande d’asile en expliquant que les demandeurs d’asile déboutés provenant d’Haïti ne constituaient pas un groupe social déterminé.

 

[15]     La Commission a décidé que la crainte de persécution du demandeur ne pouvait s’expliquer par ses opinions politiques, puisque le groupe auquel il était associé avait, au fil des ans, cessé d’être un outil efficace de « répression politique » pour devenir un gang criminel ordinaire (page 2 des motifs de la Commission).

 

[16]     La Commission a ensuite analysé les motifs invoqués par le demandeur en vue de se faire reconnaître la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. La Commission s’est demandé si les rapatriés haïtiens en général et le demandeur, en particulier, seraient personnellement exposés à des risques s’ils devaient retourner en Haïti.

 

[17]     La Commission a fait observer que le demandeur soutenait qu’il avait la qualité de personne à protéger « parce qu’il risquerait d’être enlevé ou assassiné s’il était renvoyé en Haïti, puisque les zenglendos y sont toujours actifs » (page 3 des motifs de la Commission).

 

[18]      La Commission a estimé que la crainte des zenglendos n’était pas une crainte personnalisée mais plutôt une crainte de violence criminelle généralisée en raison des zenglendos, parce que, selon le demandeur lui-même, « il s’agit d’un autre nom pour les Chimères ». C’est un gang criminel qui vole et tue des gens et enlève des personnes pour demander des rançons. La Commission a signalé qu’on observait en Haïti un degré élevé de violence criminelle généralisée en raison de l’effondrement de la société civile et de l’absence de la primauté du droit.

 

[19]     La Commission s’est référée à des décisions de la Cour fédérale pour évaluer le risque personnalisé auquel le demandeur serait exposé s’il devait retourner en Haïti. La Commission a renvoyé à la décision Prophète c. Canada (MCI), 2008 CF 331, 70 Imm. L.R. (3d) 128, par. 23, conf. par 2009 CAF 31, 78 Imm. L.R. (3d) 163, dans laquelle la juge Tremblay-Lamer avait déclaré que « [l]e risque d’être visé par quelque forme de criminalité est général et est ressenti par tous les Haïtiens. Bien qu’un nombre précis d’individus puissent être visés plus fréquemment en raison de leur richesse, tous les Haïtiens risquent de devenir des victimes de violence » [voit également Cius, précité, par. 25 des motifs du juge Beaudry].

 

[20]     La Commission a souscrit au raisonnement de la Cour dans Cius, précitée, dans laquelle il a été jugé que le risque pour une personne d’être kidnappée en raison de la perception de richesse était de nature criminelle et n’avait aucun lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention.  

 

[21]     Après examen, la Commission a rejeté le témoignage de l’expert que le demandeur avait fait entendre au sujet des caractéristiques distinctives des rapatriés haïtiens, et elle a conclu que le risque auquel le demandeur était exposé était le même que celui auquel l’ensemble de la population haïtienne était exposé.

 

[22]     Le demandeur a renvoyé la Commission à la décision Surajnarain c. Canada (MCI), 2008 CF 1165, dans lequel la juge Dawson explique, au paragraphe 11 de ses motifs, que « [l]a demande d’asile, qu’elle soit présentée suivant l’article 96 ou l’article 97 de la Loi, exige du demandeur qu’il établisse l’existence d’un risque qui est à la fois personnel et objectivement identifiable. Toutefois, cela ne signifie pas que le risque ou les risques que craint le demandeur ne sont pas partagés par d’autres personnes se trouvant dans une situation semblable. » Signalant qu’il ne s’agissait que de remarques incidentes formulées par la Cour, la Commission a néanmoins conclu qu’il ressortait de la preuve et des témoignages que les risques auxquels le demandeur serait exposé à son retour étaient les mêmes que ceux auxquels la population générale devait faire face en Haïti.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[23]      Je reproduis l’article 96 de la LIPR par souci de commodité :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions

politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette

crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa

résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

[24]      Je reproduis l’article 97 de la LIPR par souci de commodité :

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au

sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans

le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires

de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not

have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning

of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the

protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard

of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[25]      Le demandeur soulève trois (3) questions au sujet de la décision de la Commission :

a.       La Commission a-t-elle commis une erreur de fait et de droit en rejetant la demande d’asile présentée par le demandeur en vue de se faire reconnaître la qualité de « réfugié au sens de la Convention » au sens de l’article 96 de la LIPR du fait de ses opinions et de ses activités politiques, en comprenant mal la preuve et le fondement de sa demande?

 

b.      La Commission a-t-elle commis une erreur de fait et de droit en rejetant la demande d’asile présentée par le demandeur en vue de se faire reconnaître la qualité de « personne à protéger » au sens de l’article 97 de la LIPR en n’analysant pas adéquatement les risques auxquels le demandeur serait exposé s’il devait retourner en Haïti?

 

c.       Le commissaire a-t-il commis une erreur de droit en contredisant la décision qu’il avait lui-même rendue le même jour au sujet d’une demande d’asile présentée par un autre citoyen haïtien?

 

 

[26]      J’ai reformulé comme suit la liste de questions à trancher :

1.      Le demandeur est-il un réfugié au sens de la Convention conformément à l’article 96 de la LIPR?

 

2.      Le demandeur est-il exposé à un risque personnalisé en tant que rapatrié haïtien au sens de l’article 97 de la LIPR?

 

3.      Le commissaire a-t-il manqué à son obligation d’agir avec équité en rendant une décision contradictoire à l’égard d’une autre demande d’asile le même jour où il a rendu la décision relative au demandeur?

NORME DE CONTRÔLE

[27]      Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1, la Cour suprême du Canada explique, au paragraphe 62, que la première étape de l’analyse de la norme de contrôle judiciaire applicable consiste à vérifier « si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ».

 

[28]           La première question concerne des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit. Dans le passé, les conclusions de ce genre n’étaient annulées que si elles étaient jugées manifestement déraisonnables (Aguebor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.). Toutefois, en raison de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. 9 (QL), de la Cour suprême du Canada, il est acquis que la norme de la décision manifestement déraisonnable a été supprimée et que le tribunal saisi d’une demande de contrôle judiciaire doit limiter son analyse à deux normes de contrôle, à savoir celle de la décision raisonnable et celle de la décision correcte. En conséquence, la retenue dont il convient de faire preuve à l’égard des conclusions de fait tirées par la Commission exige que l’on examine les questions susmentionnées en fonction de la norme de la décision raisonnable.

 

[29]      Cette norme a déjà été appliquée dans plusieurs décisions rendues par la Cour (Pillhuaman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 748, 149 A.C.W.S. (3d) 660; Chaudhary c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 68, 136 A.C.W.S. (3d) 913). En conséquence, la norme de contrôle qui s’applique dans le cas de la première question en litige est celle de la décision raisonnable. Pour déterminer si les conclusions de la Commission sont raisonnables, la Cour tiendra compte de « la justification de la décision [et de] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel » et se demandera si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1, par. 47).

 

[30]      Il a déjà été décidé que la deuxième question en litige, soit celle de savoir si les rapatriés haïtiens constituent un groupe social déterminé parce qu’ils sont perçus comme étant riches, est une question de droit [Cius, précité, au paragraphe 22; Prophète c. Canada (MCI), 2008 CF 331, 70 Imm. L.R. (3d) 128, conf. par 2009 CAF 31, 78 Imm. L.R. (3d) 163, au paragraphe 11 (question de savoir si la perception de richesse constitue un risque particularisé au sens de l’article 97 de la LIPR)].

 

[31]      Or, lors de l’appel formé par la suite dans l’affaire Prophète, la Cour d’appel fédérale a refusé de répondre à la question certifiée qui découlait de la décision de première instance au motif que cette question avait une portée trop large et exigeait une analyse individualisée (Prophète c. Canada (MCI), 2009 CAF 31, par. 7). La juge Gauthier a ensuite conclu, au paragraphe 11 de ses motifs, que la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Prophète « indique clairement que la question en litige n’est pas une question de droit pur mais porte plutôt sur l’application de l’article aux faits de l’espèce qui ne peuvent pas être examinés dans un contexte général » (Acosta c. Canada (MCI), 2009 CF 213, [2009] A.C.F. no 270 (QL)). Je ne vois aucune raison d’écarter l’opinion de la juge Gauthier. La norme de contrôle applicable, dans le cas de la deuxième question en litige, est celle de la décision raisonnable.

 

[32]      Puisque la troisième question a trait à l’équité procédurale, elle doit donc être examinée selon la norme de la décision correcte (Baker c. Canada (MCI), [1999] 2 R.C.S. 817; Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392; Conseil des Canadiens avec déficiences c. Via Rail Canada Inc., [2007] 1 R.C.S. 650).

 

ANALYSE

Première question : Le demandeur est-il un réfugié au sens de la Convention conformément à l’article 96 de la LIPR?

 

[33]      Le demandeur soutient que la Commission a mal compris le fondement de sa demande d’asile. La Commission a estimé que la crainte du demandeur n’était pas fondée sur ses opinions politiques parce que le Famni Lavalas, ou les Chimères, pour reprendre l’appellation sous laquelle avaient par la suite été désignés les éléments les plus violents de ce groupe, avaient cessé de se consacrer à la « répression politique » depuis le départ forcé du président Aristide en 2004, et se livraient maintenant à des activités criminelles ordinaires (pièce R/A-4, Réponse aux demandes d’information (RDI) no HTI102854.FE, 3 juin 2008). Selon la Commission, toute persécution dont le demandeur pourrait par conséquent faire l’objet du fait de son affiliation avec ce groupe était liée au crime et non à la politique.

 

[34]      Après avoir lu attentivement sa décision, je suis convaincu que la Commission n’a pas mal compris le fondement de la présente demande d’asile. La Commission a simplement dit qu’en raison de son appartenance passée au Lavalas, le demandeur n’avait aucune raison de craindre d’être persécuté du fait de ses opinions politiques puisque ce groupe n’existe plus. En outre, même si la Commission avait mal compris le fondement de la demande, il ne s’agit pas d’une erreur importante, vu l’ensemble de la preuve. Compte tenu du fait que le demandeur ne jouait pas un rôle de premier plan au sein de cette organisation, l’appartenance du demandeur à une organisation politique qui a cessé d’exister n’est pas suffisante pour conclure que le demandeur craignait avec raison d’être persécuté au motif qu’il avait déjà été membre de cette organisation politique. Bien que, suivant la preuve, certains membres bien en vue du mouvement Lavalas soient toujours des prisonniers politiques en Haïti et que des membres en vue du Lavalas aient été victimes de persécutions politiques dans le passé, il n’y a aucun élément de preuve qui appuie l’argument du demandeur suivant lequel il serait persécuté en raison de ses affiliations et convictions politiques passées. Compte tenu de ces éléments de preuve, je conclus qu’il était raisonnablement loisible à la Commission de tirer cette conclusion.

 

Deuxième question : Le demandeur est-il exposé à un risque personnalisé en tant que rapatrié haïtien au sens de l’article 97 de la LIPR?

 

[35]      Le demandeur affirme qu’il serait exposé à un risque personnalisé en tant que rapatrié haïtien puisqu’il est susceptible d’être perçu comme une personne fortunée.

 

[36]      Le demandeur affirme, aux paragraphes 9 à 17 de son mémoire complémentaire, que la Commission n’a pas appliqué correctement la jurisprudence récente portant sur l’application de l’article 97 de la LIPR compte tenu de son statut de rapatrié haïtien.

 

[37]      Voici les termes dans lesquels la Commission a exposé la question, à la page 3 de sa décision :

[…] La question qui demeure consiste à déterminer si le demandeur d’asile serait personnellement exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Haïti ou s’il ne serait confronté qu’aux risques auxquels toute la population haïtienne fait face.

 

 

 

[38]      En l’espèce, tant les parties que la Cour ont eu de la difficulté à comprendre la décision de la Commission. La Cour est toutefois convaincue qu’il ressort clairement des deux derniers paragraphes de la décision que la Commission a estimé que le risque auquel le demandeur d’asile serait exposé en tant que rapatrié haïtien ne serait pas différent de celui auquel est confronté l’ensemble de la population en Haïti, où chacun est exposé à un grave risque de violence. Pour en arriver à cette conclusion, la Commission s’est fondée sur les décisions Prophète et Cius de la Cour fédérale et a cité et approuvé l’extrait suivant tiré de Cius (par. 25 des motifs du juge Beaudry) :

Bien que la preuve documentaire établisse que vivre ou voyager en Haïti comporte des risques importants, la preuve indique que la crise à laquelle les Haïtiens sont confrontés est généralisée. Il n’est aucunement fait mention que les rapatriés haïtiens sont exposés à un risque particulier et il n’est aucunement fait mention que les rapatriés haïtiens sont considérés comme étant riches. Même si cette prémisse n’est pas confirmée par le demandeur, j’estime qu’il n’existe pas de motifs suffisants pour conclure que les rapatriés haïtiens sont particulièrement exposés à des risques de violence.

 

La Commission a rejeté les remarques incidentes formulées dans Surajnariain, précité.

 

[39]      La Commission a également cité le rapport d’expert soumis par le demandeur. Suivant le rapport de Mme Cécile Marotte, Ph.D, spécialiste en sciences sociales possédant une expertise sur la situation haïtienne, les rapatriés haïtiens sont exposés à un plus grand risque de violence que la population générale. À la page 4 de sa décision, la Commission s’est exprimée comme suit :

Le tribunal a examiné le rapport de [Mme] Marotte et conclut de nouveau que le préjudice redouté par le demandeur d’asile en Haïti est redouté par tous dans ce pays et ne constitue pas une crainte personnelle.

 

La Commission a ensuite déclaré ce qui suit :

 

À la lumière du témoignage du demandeur d’asile pendant l’audience et des éléments de preuve analysés précédemment, le tribunal conclut que, en cas de retour dans son pays, le demandeur d’asile ne sera pas exposé à des menaces différentes de celles auxquelles l’ensemble de la population d’Haïti est confronté, la situation étant dramatique pour tous dans ce pays. Autrement dit, le demandeur d’asile n’a pas établi qu’il est plus probable que le contraire que, s’il retournait vivre dans son pays de nationalité, il serait exposé à un risque aux termes de l’alinéa 97(1)a) et du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR [sic].

 

[40]      Dans l’affaire Hardat Ramotar et autre c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 362, [2009] A.C.F. no 472 (QL), par. 31, j’ai examiné la même question relativement au Guyana. Dans cette affaire, les membres d’une famille guyanaise craignaient d’être ciblés en tant que « rapatriés » guyanais parce qu’ils seraient perçus comme étant différents et comme étant plus riches. Tout comme en Haïti, les crimes visant ceux qui sont perçus comme étant riches sont monnaie courante au Guyana. J’ai expliqué que tous les Indo‑Guyaniens sont confrontés à la même menace de criminalité lorsqu’ils quittent le Canada pour retourner en Guyana et que conclure autrement « ouvrirait tout grand la porte », en ce sens que tous les Indo‑Guyaniens prolongeraient indûment leur statut juridique au Canada et déposeraient une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire en disant qu’ils s’exposent à des « difficultés » ou à un risque personnalisé s’ils sont renvoyés dans leur pays d’origine. Au paragraphe 31 de ma décision, j’ai écrit ce qui suit :

¶31.      Tous les Indo‑Guyaniens sont confrontés à la même menace de criminalité lorsqu’ils quittent le Canada pour retourner en Guyana. Il était donc raisonnablement loisible à l’agent d’immigration de décider que les demandeurs ne s’exposeraient pas à des [traduction] « difficultés inhabituelles ou excessives » par rapport à tous les Indo‑Guyaniens renvoyés dans leur pays après le rejet d’une demande d’asile au Canada. Sans cela, une conclusion CH [traduction] « ouvrirait tout grand la porte » comme l’a laissé entendre le défendeur, en ce sens que tous les Indo‑Guyaniens prolongeraient indûment leur statut juridique au Canada et déposeraient une demande CH en disant qu’ils s’exposent à un risque de « difficultés » s’ils sont renvoyés dans leur pays d’origine à cause de l’importance de la criminalité exercée contre les Indo‑Guyaniens en Guyana.

 

 

[41]      Le même principe vaut dans le cas des Haïtiens rapatriés. Tous les Haïtiens rapatriés sont confrontés au même risque personnalisé. En fait, suivant la preuve, ce risque n’est pas plus élevé que celui auquel sont exposés tous les autres Haïtiens qui sont perçus comme étant relativement riches.

 

Troisième question : Le commissaire a-t-il manqué à son obligation d’agir avec équité en rendant une décision contradictoire sur une autre demande d’asile le même jour où il a rendu la décision relative au demandeur?

 

[42]      En l’espèce, le commissaire a rendu sa décision le 6 mars 2009. Le même jour, le commissaire a rendu une décision apparemment contradictoire au sujet d’un autre demandeur d’asile haïtien (dossier TA7-06842 de la SPR) et a accepté le témoignage de Mme Marotte, la même experte sur la question des rapatriés haïtiens dont la Commission n’a pas retenu le témoignage dans le cas dont je suis saisi.

[43]      Aux paragraphes 18, 19 et 20 de son mémoire complémentaire, le demandeur soutient que le commissaire a manqué à son obligation d’agir avec équité en se contredisant sur la même question sans motiver adéquatement sa décision.

 

La décision contradictoire

[44]      Dans le dossier TA7-06842, le demandeur d’asile, un étudiant universitaire de Port-au-Prince, était perçu comme un militant du Parti de la convergence démocratique d’Haïti. Le demandeur d’asile avait été persécuté par des membres des Chimères-Lavalas qui l’avaient poursuivi partout dans l’île. Le demandeur d’asile avait quitté Haïti et était arrivé au Canada en 2007 après que sa grand-mère eut été agressée par des membres des Chimères-Lavalas qui étaient à la recherche du demandeur d’asile.

 

[45]       La Commission a estimé que le demandeur d’asile était crédible et elle lui a reconnu la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

[46]      La Commission a examiné le rapport de Mme Marotte dans lequel elle expliquait que les rapatriés haïtiens sont faciles à distinguer du reste de la population et que, pour cette raison, ils sont ciblés et sont victimes d’actes criminels lorsqu’ils retournent en Haïti. La Commission a également tenu compte des décisions rendues par la Cour fédérale dans les affaires Cius, Prophète et Surajnarain. La Commission a également signalé que la preuve documentaire ne contredisait pas le témoignage que le demandeur d’asile avait donné à l’audience.

 

[47]      La Commission a conclu ce qui suit :

Ayant considéré la jurisprudence susmentionnée et après avoir considéré le rapport du Dr Marotte, le tribunal estime, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur est personnellement exposé à un risque auquel ne sont pas exposés tous les citoyens du pays, en ce que ce ne sont pas tous les citoyens d’Haïti qui reviennent de l’Amérique du Nord, mais seulement un groupe déterminé. Le tribunal estime donc, selon la prépondérance des probabilités, que si le demandeur devait retourner en Haïti, il serait personnellement soumis à une menace [à] sa vie. [Souligné dans l’original; les italiques sont du soussigné.]

 

 

[48]      La décision rendue dans l’affaire TA7-06842 semble parvenir à une conclusion différente sur la question de savoir si les rapatriés haïtiens provenant de l’Amérique du Nord constituent un groupe social distinct à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

Manquement à l’obligation d’équité

[49]      En ce qui concerne la décision TA7-06842, qui semble contredire la décision rendue par la Commission en l’espèce, ou bien cette décision est erronée ou bien le commissaire a conclu, sans toutefois l’expliquer suffisamment, que l’autre demandeur d’asile était davantage susceptible que le présent demandeur d’asile d’être personnellement exposé à un risque en raison de son expérience passée et récente avec les gangs armés.

 

[50]      Un commissaire n’est pas légalement tenu d’expliquer pourquoi il rend une décision différente de celle déjà rendue par la Commission lorsque le profil des demandeurs d’asile est radicalement différent (Woods c. Canada (MCI), 2008 CF 262, 165 A.C.W.S. (3d) 508, par. 25 des motifs du juge Gibson). Il n’est pas non plus nécessaire d’expliquer le fait que l’on s’écarte d’une décision antérieure lorsque les conclusions tirées au sujet de la crédibilité sont différentes (Cius, précité, par. 35 et 36 des motifs du juge Beaudry).

 

[51]       La Commission a examiné les mêmes éléments de preuve documentaires et la même jurisprudence dans les deux cas. En l’espèce, la Commission a refusé de souscrire aux conclusions de Mme Marotte et a conclu que le risque auquel le demandeur était exposé était généralisé. Je répète la conclusion de la Commission :

Le conseil du demandeur d’asile a présenté un rapport de [MmeMarotte dans lequel il est écrit que les rapatriés haïtiens dont les demandes d’asile ont été rejetées par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié sont faciles à distinguer du reste de la population et que, pour cette raison, ils risquent d’être enlevés ou de subir d’autres types de violence, car il existe une présomption de richesse. Le tribunal a examiné le rapport de [Mme] Marotte et conclut de nouveau que le préjudice redouté par le demandeur d’asile en Haïti est redouté par tous dans ce pays et ne constitue pas une crainte personnelle.

 

À la lumière du témoignage du demandeur d’asile pendant l’audience et des éléments de preuve analysés précédemment, le tribunal conclut que, en cas de retour dans son pays, le demandeur d’asile ne sera pas exposé à des menaces différentes de celles auxquelles l’ensemble de la population d’Haïti est confronté, la situation étant dramatique pour tous dans ce pays. Autrement dit, le demandeur d’asile n’a pas établi qu’il est plus probable que le contraire que, s’il retournait vivre dans son pays de nationalité, il serait exposé à un risque aux termes de l’alinéa 97(1)a) et du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR. [Les italiques sont du soussigné.]

 

 

[52]      Les deux décisions peuvent se justifier si l’on considère que la Commission s’est expressément fondée sur la situation du demandeur. La Commission n’a cependant pas motivé suffisamment et adéquatement sa décision.

 

[53]      Je suis convaincu que, même si la Commission avait expliqué la contradiction constatée entre les deux décisions, le résultat aurait été le même en ce qui concerne le présent demandeur. Il s’agit d’un de ces cas qu’évoque le professeur Wade dans l’arrêt Mobile Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers [1994] 1 R.C.S. 202, dans lequel le juge Iacobucci explique, au paragraphe 53 de ses motifs, que « lorsque le fondement de la demande est à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir », il est inutile de renvoyer l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue lorsque « les circonstances de [l’affaire] soulèvent un type particulier de question de droit, [à] savoir une question pour laquelle il existe une réponse inéluctable » (Mobile Oil, par. 52). Ainsi que je l’ai déjà expliqué, les rapatriés haïtiens sont exposés au même risque de violence et de crime que tous les autres Haïtiens qui sont perçus comme étant riches.

 

[54]      Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

QUESTION CERTIFIÉE

[55]      Les deux parties ont informé la Cour que la présente affaire ne soulève pas de question grave de portée générale qui devrait être certifiée en vue d’un appel. La Cour est du même avis.


 

JUGEMENT

 

 

LA COUR ORDONNE :

La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre, LL.B., trad. a.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1385-09

 

INTITULÉ :                                       LOUIS-JACQUES MICHAUD

et MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 2 septembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Kelen

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 9 septembre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Michael Crane

mandataire d’AnthonyKako                                                      POUR LE DEMANDEUR

                                                                                               

 

Ladan Sharooz                                                                         POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Anthony Kako

Avocat                                                                                     POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

John Sims, c.r.                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.