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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20090901

Dossier : IMM-4020-09

Référence : 2009 CF 868

Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2009

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

DRITAN PRIFTI

ELONA PRIFTI

FRANCESKO PRIFTI

JASON PRIFTI

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  Introduction

[1]               Le renvoi des demandeurs, M. Dritan Prifti, et son épouse, Mme Elona Prifti, des ressortissants albanais, est prévu pour le 5 septembre 2009. Leurs deux enfants mineurs, qui sont tous les deux citoyens américains, devraient quant à eux être renvoyés aux États-Unis le 2 septembre 2009. Les demandeurs déposent la présente requête en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de leur renvoi en contestant la décision défavorable rendue à leur sujet, à l’issue de l’examen des risques avant renvoi (ERAR). L’agent d’ERAR a rejeté les prétentions des demandeurs au motif qu’ils reprenaient les allégations qu’ils avaient formulées devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et qu’ils pouvaient compter sur une protection de l’État suffisante dans leur pays d’origine.

 

II.  Le contexte

[2]               Les demandeurs adultes sont tous les deux citoyens de l’Albanie. Ils sont au Canada depuis juillet 2006. Les demandeurs ont présenté une demande d’asile à la SPR de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR). Les demandeurs adultes affirment craindre de faire l’objet de mesures de représailles ou de rétorsion à la suite du rejet, par la demanderesse, de son ancien fiancé et de la vendetta déclarée en conséquence entre les deux familles. La SPR a rendu le 4 avril 2008 une décision défavorable au sujet de la reconnaissance du statut de réfugié et a rejeté la demande d’asile conjointe des demandeurs pour des raisons de crédibilité. La Cour a refusé, en août 2008, l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de cette décision et, dans la décision d’ERAR défavorable qui a été rendue en juillet 2009, l’agent d’ERAR a repris la décision qui avait été rendue par la SPR sur le fondement de la crédibilité et qui n’était pas fondée sur de véritables contradictions, mais plutôt sur les conclusions tirées quant à la vraisemblance. La présente affaire ne porte pas sur la décision de la SPR, mais bien sur la décision d’ERAR, laquelle avait trait à la question de savoir si les demandeurs, en tant que famille, seraient exposés à un danger. Lorsqu’on prend connaissance du 2008 Human Rights Report: Albania des É.‑U., publié en février 2009, ainsi que d’autres éléments de preuve pertinents soumis par les demandeurs, tels que ceux de Freedom House, on est forcé de reconnaître que la corruption, à tous les échelons, constitue toujours un grave sujet de préoccupation en ce qui concerne les autorités en question, bien qu’il existe un appareil étatique pour protéger les demandeurs; il n’en demeure pas moins que cette protection demeure en grande partie théorique.

 

III.  La question en litige

[3]               Les exigences du critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1988), 86 N.R. 302, 11 A.C.W.S. (3d) 440 (C.A.F.), ont-elles été satisfaites?

 

IV.  Analyse

[4]               Les demandeurs ont satisfait au critère à trois volets de l’arrêt Toth leur permettant d’obtenir un sursis à l’exécution de leur renvoi en ce qui a trait à chacun des éléments de ce critère cumulatif.

 

            A.  Question sérieuse à juger

[5]               La détermination du risque en cas de retour dans un pays particulier est une question qui est en grande partie axée sur les faits. Elle exige que l’on examine les antécédents réels, et non pas théoriques, du pays en cause en matière de respect des droits de la personne et que l’on examine le risque personnel possible auquel s’exposerait l’intéressé. Les faits présentés sont propres à la situation de l’intéressé et à la preuve documentaire applicable. L’analyse à laquelle on doit se livrer doit être raisonnable et être conforme à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch-27 (la LIPR). Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. Il tient aussi à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il faut tenir compte du danger, s’il en est, qui attend la demanderesse et sa famille (Sebastiampillai c. Canada (M.C.I.), 2009 CF 394, aux paragraphes 45 et 46; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

 

[6]               L’agent d’ERAR ne semble pas avoir examiné chacun des documents soumis en preuve par les demandeurs. Plus précisément, l’agent signale que la SPR avait jugé que la crédibilité constituait l’aspect déterminant qui justifiait le rejet de la demande conjointe des demandeurs; l’agent d’ERAR n’était toutefois pas dispensé pour autant d’analyser le danger auquel la famille risquait d’être exposée sous la rubrique de la protection de l’État. L’agent d’ERAR était spécifiquement tenu d’examiner le risque tangible, et non pas théorique, auquel la famille elle-même était exposée sous la rubrique de la « protection de l’État ».

 

[7]               Les nouveaux documents qui ont été déposés en preuve semblent réfuter les conclusions articulées dans la décision de l’agent d’ERAR.

 

[8]               Il incombe au demandeur qui affirme que la protection de l’État est insuffisante de présenter des éléments de preuve clairs et convaincants pour réfuter la présomption de la protection de l’État. C’est au demandeur qu’il appartient de convaincre l’arbitre des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante (Canada (P.G.) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, 103 D.L.R. (4th) 1, 153 N.R. 321; Flores Carillo c. Canada (M.C.I.), 2008 CAF 94, au paragraphe 30).

 

[9]               L’agent d’ERAR semble avoir examiné de façon étroite la documentation et ne pas s’être concentré sur les éléments de preuve faisant état des mesures prises présentement par l’État albanais au sujet des vendettas. Il semble effectivement que la charge de la preuve repose sur les demandeurs, ainsi que le démontrent les divers éléments de preuve qui ont été présentés et qui ont trait au degré de danger auquel serait éventuellement exposée la famille en raison de la situation toujours existante de corruption chez les autorités. Au début du 2008 Human Rights Report: Albania, il est clairement précisé que [traduction] « [l]es règlements de comptes entre citoyens se sont poursuivis cette année dans la foulée des actes commis par des justiciers (notamment […] des assassinats commis par vengeance et des “vendettas”) ». On trouve dans ce rapport, lorsqu’on le lit dans son ensemble, un passage qui traite expressément des enfants que l’on refuse d’envoyer à l’école en raison des craintes suscitées par l’augmentation du nombre de vendettas. De plus, l’analyse qui a été effectuée était censée aborder la question des risques auxquels les demandeurs seraient exposés à l’avenir. Il ne faut pas scruter à la loupe les motifs de l’agent d’ERAR; il faut plutôt les prendre comme un tout et il doit ressortir de cette lecture globale que les motifs en question sont raisonnables. Compte tenu des éléments de preuve que l’agent d’ERAR aurait analysés, les motifs ne semblent pas raisonnables (documents d’ERAR versés au dossier par le demandeur, dossier du demandeur, aux pages 55 à 66; Doukhi c. M.C.I., 2006 CF 1464, au paragraphe 27; Miranda c. Canada (M.E.I.), (1993), 63 F.T.R. 81, aux pages 81 et 82; Rizvi c. Canada (M.C.I. et M.S.P.P.C.), 2009 CF 463, au paragraphe 22).

 

[10]           Il ressort de l’examen que l’agent d’ERAR a fait de la preuve documentaire que des mesures ont été prises par l’État pour faire face au problème des vendettas, mais qu’en fait, il existe toujours un grave problème, comme les demandeurs l’ont précisé dans la preuve qu’ils ont présentée. Ainsi, un millier de personnes se cloîtrent chez elles en raison des craintes suscitées par les vendettas. L’agent d’ERAR a notamment examiné le rapport publié le 25 février 2009 par le Département d’État des États-Unis ainsi que le rapport publié en août 2008 par Freedom House, des documents qui doivent être examinés comme un tout d’un point de vue pratique, et non pas simplement théorique. Il serait même difficile d’affirmer qu’un changement tangible et durable est survenu dans la situation qui existe en Albanie, lorsqu’on tient compte des éléments de preuve que les demandeurs ont soumis à l’agent d’ERAR. Plus précisément, l’agent d’ERAR cite l’adoption de la législation pénale de 2007 qui cible les vendettas mêmes en en faisant un crime puni par une peine de trois ans d’emprisonnement, et qui rend les auteurs de crimes comme le meurtre passibles d’une peine de vingt ans d’emprisonnement. Toutefois, bien que certaines améliorations aient été signalées, les vendettas demeurent un phénomène courant en Albanie (documents d’ERAR versés au dossier par le demandeur, dossier du demandeur, aux pages 62 et 63).

 

[11]           Vu ce qui précède, il convient d’examiner de plus près la conclusion de l’agent d’ERAR suivant laquelle les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État, en vue de déterminer si cette conclusion est raisonnable (documents d’ERAR versés au dossier par le demandeur, dossier du demandeur, aux pages 64 et 65).

 

B.  Préjudice irréparable

[12]           Il incombait aux demandeurs de démontrer, au moyen de preuves claires et convaincantes de préjudice irréparable, que la réparation extraordinaire que constitue le sursis à l’exécution d’un renvoi est justifiée. Le préjudice irréparable doit comporter plus qu’une simple suite de possibilités et ne peut reposer sur de simples allégations et hypothèses, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (Atwal c. Canada (M.C.I.), 2004 CAF 427).

 

[13]           Le fait qu’il existe une question sérieuse à juger en ce qui concerne la décision d’ERAR ne signifie pas nécessairement que le préjudice irréparable a été établi. Chaque cas est un cas d’espèce et les faits de la présente affaire démontrent qu’il existe effectivement une possibilité de préjudice irréparable (Selliah c. Canada (M.C.I.), 2004 CAF 261, au paragraphe 19).

 

[14]           Les demandeurs ont dûment satisfait au critère du préjudice irréparable.

 

C.  Prépondérance des inconvénients

[15]           Les demandeurs réclament une réparation extraordinaire en equity. Il faut tenir compte de l’intérêt public pour évaluer ce dernier critère. Pour démontrer que la prépondérance des inconvénients les favorise, les demandeurs doivent, comme ils l’ont dûment fait en l’espèce, démontrer qu’il est dans l’intérêt public de ne pas les expulser à la date prévue (Dugonitsch c. Canada (M.E.I.), [1992] A.C.F. no 320; RJR-MacDonald Inc. c. Canada, précité, au paragraphe 4; Blum c. Canada (M.C.I.) (1994) 90 F.T.R. 54).

 

[16]           Les inconvénients que les demandeurs pourraient subir s’ils devaient être renvoyés du Canada l’emportent sur l’intérêt public que le défendeur cherche à défendre, plus précisément, son intérêt à faire exécuter la mesure d’expulsion dès qu’il le sera raisonnablement possible si, en fait et en droit, cette expulsion est justifiée en l’espèce, ce qui n’est pas le cas (Atwal c. Canada (M.C.I.), 2004 CAF 427, au paragraphe 19).

 

V.  Conclusion

[17]           Pour tous les motifs qui ont été exposés, la demande de sursis à l’exécution de leur renvoi que les demandeurs ont présentée sera accueillie en attendant qu’une décision définitive ait été rendue au sujet de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de leur décision d’ERAR défavorable.


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de sursis à l’exécution du renvoi des demandeurs soit accueillie en attendant qu’une décision définitive ait été rendue au sujet de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue à l’issue de l’examen des risques avant renvoi.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Réviseur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4020-09

 

INTITULÉ :                                       DRITAN PRIFTI, ELONA PRIFTI,

                                                            FRANCESKO PRIFTI, JASON PRIFTI

                                                            c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 1er septembre 2009 (par conférence téléphonique)

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS

DU JUGEMENT :                             Le 1er septembre 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rod Catford

 

POUR LES DEMANDEURS

Alex C. Kam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Rod Catford

Windsor (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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