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Cour fédérale

 

 

 

 

 

 

 

 

Federal Court


Date :  20090713

Dossier :  T-1289-07

Référence :  2009 CF 720

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2009

En présence de madame la juge Johanne Gauthier 

 

ENTRE :

AURÉLIEN MAINVILLE, CLAUDE PAULIN, JEAN-PIERRE PLOURDE

demandeurs

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Messieurs Mainville, Paulin, et Plourde demandent à la Cour d’annuler la décision du ministre des Pêches et des Océans (le Ministre) du 5 juin 2007 allouant à chacun des pêcheurs de l’est du Nouveau-Brunswick dépendants du poisson de fond opérant sous le régime compétitif une part de 0,050925 % du total autorisé des captures (TAC) (ou 0,7143 % de l’allocation non traditionnelle (ou nouvel accès) du Nouveau-Brunswick) de crabes des neiges des zones de pêche de crabe (ZPC) 12, 18, 25 et 26.

 

[2]               Ils demandent de plus à la Cour de déclarer qu’ils ont droit de recevoir le double de cette allocation de même que des dommages-intérêts équivalant aux pertes subies en raison de la conduite du défendeur pour la saison 2007, le tout avec dépens.

 

Les faits

[3]               Il est souhaitable de situer, même brièvement, les questions en litige dans le cadre plus général du régime dans lequel les demandeurs opèrent.

 

[4]               Les pêcheurs du poisson de fond du Nouveau-Brunswick pêchent traditionnellement la morue, mais également la plie. Entre 1989 et 1993, ils ont eu l’opportunité de choisir entre un régime dit de contingent individuel transférable (QIT) et le régime dit compétitif. Le régime QIT offre aux pêcheurs un contingent individuel de sorte qu’ils peuvent pêcher à leur rythme jusqu'à ce que leur contingent maximal de capture soit atteint ou jusqu’à la fermeture de la saison. Les pêcheurs soumis au régime de la pêche compétitive n’ont pas de contingent individuel, mais plutôt un contingent global alloué à un groupe de pêcheurs désigné; ces pêcheurs se livrent alors à une course à la capture jusqu'à ce que le contingent du groupe soit atteint ou jusqu’à la fermeture de la saison.

 

[5]               Les pêcheurs en compétitif bénéficient d’une plus grande flexibilité que ceux en QIT quant au transfert de leur permis. Ils ont accès à certaines zones de pêche, telles que le détroit de Northumberland, duquel les pêcheurs en QIT sont exclus. Il existe aussi d’autres distinctions entre les deux régimes, bien que les demandeurs aient indiqué que celles-ci s’estompent de plus en plus avec le temps.

 

[6]               Il existe aussi au sein même du groupe des pêcheurs du poisson de fond des distinctions telles que le type d’engin utilisé pour la pêche – soit un engin fixe ou mobile. Les pêcheurs avec un engin fixe ne font que « tirer » ou placer des lignes à l’eau et reviennent le lendemain pour les pêcher. La pêche à engin mobile ou chalut implique au contraire qu’un filet (la senne) soit tiré par le bateau, ce qui nécessite un moteur plus puissant et entraîne une plus grande consommation de carburant. Cette distinction ne s’applique dans les faits qu’aux pêcheurs dépendants du poisson de fond en compétitif car tous les pêcheurs dépendants de ce type de poisson en QIT opèrent des engins mobiles.

 

[7]               Les demandeurs sont des pêcheurs dépendants du poisson de fond qui utilisent un engin mobile et opèrent sous le régime compétitif.

 

[8]               Bien que les pêcheurs du poisson de fond de l’est du Nouveau-Brunswick ne soient pas obligés par la loi ou la réglementation d’être membres d’une association de pêcheurs comme le sont par exemple les pêcheurs du homard ou de hareng, dans les faits, ils sont presque tous membres (la seule exception étant deux des demandeurs), soit de l’Association de Pêcheurs de Poisson de Fond Acadien (APPFA) ou de l’Union des Pêcheurs des Maritimes (UPM). Il semble que l’APPFA représente entre autres la flottille des pêcheurs du poisson de fond en QIT alors que l’UPM, qui représente plusieurs types de pêcheurs (plus de 1200 membres),  particulièrement des homardiers, réunit les pêcheurs de poisson de fond en compétitif. Avant le 10 mai 2005, seulement six (deux utilisant un engin fixe et les quatre autres utilisant un engin mobile) des pêcheurs membres de l’UPM sont désignés comme étant dépendants du poisson de fond[1] alors que parmi les membres de l’APPFA, quatorze pêcheurs étaient ainsi désignés.

 

[9]               Suite à l’imposition d’un moratoire sur la pêche à la morue dans le golfe du Saint-Laurent en 1993, les pêcheurs dépendants de poisson de fond eurent accès à des permis de pêche pour d’autres espèces, notamment le crabe des neiges. L’accès à cette dernière ressource fut d’abord accordé en 2003 aux pêcheurs du poisson de fond et de homard de la région du sud du golfe du Saint-Laurent auxquels on alloua 15 % du TAC, moins la part attribuée aux premières nations. La part de cette allocation qui revenait aux pêcheurs de l’est du Nouveau-Brunswick devait être gérée par l’APPFA et l’UPM à qui l’on avait attribué respectivement 10 % et 90 % de cette part. Ces organisations étaient chargées d’obtenir un consensus au sein de leurs membres et de proposer au Ministre la liste de permis à être émis dans une année donnée.

 

[10]           Tel que l’indique le mémoire préparé pour le Ministre afin d’obtenir la décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire, les demandeurs et les autres trois pêcheurs dépendants du poisson de fond membres de l’UPM devaient continuellement renégocier leurs parts de l’allocation totale de l’association, dans un contexte de compétition avec le groupe noyau constitué de pêcheurs de homard pour qui l’UPM réservait la majeure partie de son allocation de crabe. Cette situation était insatisfaisante, car elle était une cause d’irritation constante tant pour l’association que pour les pêcheurs dépendants du poisson de fond. Le 10 mai 2005, l’UPM demanda à deux des demandeurs, messieurs Mainville et Paulin, de quitter l’association et en avisa le ministre de l’Agriculture, des Pêches et de l’Aquaculture du Nouveau-Brunswick ainsi que Pêches et Océans Canada. M. Plourde, qui avait alors un permis de pêche de hareng, devait demeurer membre de l’association.

 

[11]           En 2006, le Ministre alloua directement à la flottille de pêcheurs dépendants du poisson de fond en compétitif une allocation additionnelle de 46,24 tonnes dans la ZPC 12E, une zone plus éloignée des côtes et moins accessible que les ZPC 12, 18, 25 et 26. Il s’agissait alors d’une allocation temporaire. Quant au groupe de pêcheurs dépendants du poisson de fond en QIT, ils recevaient, jusqu’en 2005, une allocation temporaire de crabe des neiges pour les ZPC 12, 18, 25 et 26 qui, en 2005, était de 0,636 % du TAC. Cette année-là, l’APPFA proposa au Ministre que l’allocation soit partagée également entre sept pêcheurs désignés d’un commun accord par la flottille de pêcheurs dépendants du poisson de fond en QIT (14 pêcheurs) et que cela devienne une allocation régulière. Cette proposition fut entérinée par le Ministre.

 

[12]           Il n’est pas contesté que les pêcheurs dépendants du poisson de fond qui font partie de la flottille en QIT avaient un historique de prises de poisson de fond largement supérieures à celles de la flottille toujours en compétitif. La valeur moyenne de ces prises, pour la période de 1989 à 1992, se situait à 204 155 $ pour les premiers alors qu’elle n’était que de 28 752 $ pour les demandeurs. La flottille en QIT a donc été, selon le Ministre, plus durement frappée par le moratoire.

[13]           Bien que le plan de pêche pour l’année 2007 n’a pas été mis en preuve par les demandeurs, les parties s’entendent à l’audience pour dire que lorsque celui-ci a été rendu public, il ne comprenait pas d’allocation de crabe des neiges dans la ZPC 12, 18, 25 et 26 pour les pêcheurs dépendants du poisson de fond en compétitif qui n’étaient pas membres d’une association.

 

La décision contestée et points en litige

[14]           Dans un mémoire intitulé [TRADUCTION]  « Allocations du crabe des neiges et de la morue aux pêcheurs dépendants du poisson de fond de la flottille compétitive de l’est du Nouveau-Brunswick », le sous-ministre des Pêches et des Océans recommande au Ministre d’allouer un contingent individuel de crabe des neiges aux membres de cette flottille (à l’exception d’un pêcheur qui bénéfice déjà d’un permis additionnel pour le homard). Le 5 juin, 2007, le Ministre a décidé d’entériner cette recommandation et d’allouer un contingent de crabe des neiges à cette flottille (à l’exception du pêcheur mentionné ci-dessus) pour la ZPC 12 (mais aussi 18, 25 et 26) de 0,050925 % du TAC (ce qui, cette année-là, représentait environ 11,818 tonnes) par pêcheur à être déduit de l’allocation globale de l’UPM pour la saison de pêche 2007, préalablement annoncée.

 

[15]           Les demandeurs ne contestent évidemment pas la décision de leur allouer directement le contingent mentionnée ci-dessus. Ils soutiennent toutefois que la décision doit être révisée parce qu’elle est entachée des erreurs suivantes :

                                                               i.      le Ministre a comparé la taille des navires et les frais d’exploitation des demandeurs en ne faisant pas de distinction au sein de la flottille en compétitif, qui inclut deux pêcheurs utilisant un engin fixe. De plus, ils les comparent à la flottille en QIT qui regroupe des bateaux de tailles disparates tel qu’un petit navire de 11 tonnes et un très gros de 31 tonnes, ce qui a grand impact sur la taille moyenne des bateaux de cette flottille;

 

                                                             ii.      qu’il est faux de prétendre que les bateaux de la flottille des demandeurs sont « much smaller » et que leurs frais d’exploitation sont moindres. Des informations erronées ne peuvent être qualifiées de pertinentes au sens de la loi;

 

                                                            iii.      qu’une erreur s’est aussi glissée dans le tableau annexé au mémoire remis au Ministre qui décrit les quotas de morue, de crabe et de homard alloués aux demandeurs et aux autres membres de la flottille en compétitif pour la période de 2002 à 2006, particulièrement la note en bas de page qui indique que le contingent qui leur fut alloué en 2006 pour la ZPC 12E n’a pas été pêché parce que M. Plourde, qui avait été désigné par les autres membres du groupe pour pêcher ce quota, avait eu des problèmes mécaniques. Dans les faits, bien que M. Plourde ait effectivement eu des problèmes mécaniques, il a pu pêcher la moitié du tonnage alloué. Cette information était en possession du ministère tel que l’a reconnu M. Vienneau, lors de son interrogatoire sur l’affidavit déposé au soutien des prétentions du défendeur. Cette erreur s’ajoute à celles mentionnées ci-dessus et ensemble elles indiquent, selon les demandeurs, que le Ministre n’a pas agi de bonne foi;

 

                                                           iv.      le barème adopté pour en arriver à une allocation de 50 % du quota alloué à la flottille en QIT est arbitraire puisqu’il n’exprime pas directement la différence en pourcentage de la taille ou des frais d’exploitation des deux flottilles.

 

[16]           Finalement, les demandeurs arguent que le Ministre a manqué à son obligation d’agir équitablement en ne leur permettant pas de formuler des commentaires sur le mémoire ou tout au moins sur la recommandation qu’il contenait. À cet égard, les demandeurs reconnaissent que le ministère les a généralement consultés sur le plan de pêche et qu’ils ont eu l’opportunité de faire des représentations sur leur désir de ne pas être comparé aux pêcheurs dépendants du poisson de fond en compétitif utilisant un engin fixe. Par contre, ils soumettent qu’ils n’ont pas été avisés du fait que le Ministre considérait de leur allouer un pourcentage moindre que celui alloué à la flottille en QIT à cause d’une différence entre la grosseur des bateaux, de leur capacité de chargement et des restrictions quant aux distances parcourues de même que des frais d’exploitation.

 

[17]           Pour les demandeurs, il s’agit ici non d’une décision politique telle que la fixation d’allocations globales ou d’un plan de gestion de la ressource, mais bien de décisions individuelles qui sont soumises à un devoir d’équité procédurale plus grand que celui défini par la jurisprudence traitant de décisions politiques en matière d’allocations de pêche.

 

Remarques préliminaires

[18]           Les demandeurs ont reconnu à l’audience que la Cour n’a effectivement pas juridiction pour accorder de dommages-intérêts dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Manuge c. Canada, 2009 CAF 29, 384 N.R. 313). Il n’y aura donc pas lieu de commenter davantage cette demande.

 

[19]           Les demandeurs n’ont pas non plus soumis d’arguments à l’encontre de la demande de radiation du défendeur de certains paragraphes de l’affidavit de M. Plourde que le défendeur qualifie de ouï-dire et qui contiennent des opinions sur la base d’informations ou de documents qui ne sont pas en preuve, par exemple le tableau comparant les dimensions des bateaux des deux flottilles pertinentes, ainsi que d’autres éléments qui relèvent davantage de l’argumentation que des faits.

 

[20]           La Cour n’entend pas donner de poids à ces éléments de l’affidavit puisque, tel que mentionné à l’audience, seul un expert est habilité à présenter des opinions sur des matières qui ne relèvent pas de sa connaissance personnelle. D’autant plus qu’à sa face même, le tableau de M. Plourde contient au moins une erreur évidente et que la documentation sur laquelle il s’est fondé n’est pas devant la Cour. À cet égard, la Cour note d’ailleurs que rien n’indique que M. Plourde a tenu compte des modifications faites à certains bateaux de la flottille en QIT après leur enregistrement original (tel que les super 45 pieds).

 

Analyse

[21]           La norme de contrôle applicable aux questions autres que celles d’un manquement au devoir d’agir équitablement ne fera pas l’objet d’une analyse détaillée puisqu’il est clair que la retenue s’impose d’emblée vu qu’en l’espèce le Ministre exerçait son pouvoir discrétionnaire de gérer la pêche et d’établir des allocations en vertu desquelles des permis et des baux pourraient par la suite être octroyés (Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F‑14 (la Loi), art. 7)e la (la Loi). Les parties s’entendent d’ailleurs à ce sujet (Mémoire des faits et du droit des demandeurs, para. 8; Mémoire des faits et du droit du défendeur, para. 32).

 

[22]            Avant la décision de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), la norme de contrôle applicable à une décision du Ministre en cette matière était celle de la décision manifestement déraisonnable. (Tucker c. Canada (ministre des Pêches et Océans), 2001 CAF 384, 288 N.R. 10, au para. 2, Area Twenty Three Snow Crab Fisher’s Association c. Canada (A.G.) 2005 CF 1190, 279 F.T.R. 137, aux paras. 19 et 25 (Area Twenty Three Snow Crab Fisher’s Association) et Assoc. des crabiers acadiens c. Canada (P.G.), 2006 CF 1242, 305 F.T.R. 318, aux para. 2 (Assoc. des crabiers acadiens)). Il y a donc maintenant lieu d’appliquer la norme de la décision raisonnable.

 

[23]           En ce qui a trait à l’allégation selon laquelle le Ministre a manqué à son devoir d’agir équitablement, la Cour doit normalement intervenir dès qu’un manquement à cette obligation est constaté. (Sketchley c. Canada (P.G.), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392, aux paras. 52-55 et Dunsmuir, au para. 60).

 

[24]           Il convient à présent de réitérer quelques principes généraux établis dans la jurisprudence relativement au pouvoir du Ministre de gérer la pêche et d’allouer les contingents en vertu de la Loi. Comme l’a indiqué le juge Richard Mosley dans Area Twenty Three Snow Crab Fisher’s Association, le pouvoir discrétionnaire du Ministre à cet égard est quasi absolu.

 

[25]           Dans l’arrêt Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (P.G.), [1994] 2 C.F. 247, (C.A.) (Assoc. canadienne des importateurs réglementés) le juge Allen Linden explique au para. 22 que « [l]e fait d'avoir tenu compte de certains facteurs non pertinents ne met pas en péril une décision en matière de politique; c'est seulement lorsqu'une telle décision est fondée entièrement ou principalement sur des facteurs non pertinents qu'elle est contestable ». Ce passage fut cité avec approbation par la Cour d’appel fédérale dans Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 C.F. 548, 155 D.L.R. (4th) 572 (Carpenter Fishing Corp.) alors que la Cour examinait le pouvoir du Ministre d’attribuer des contingents de pêche. C’est donc dire que, comme l’indique la juge Danièle Tremblay-Lamer dans Campbell, au para. 40, « [l]a décision du ministre n’est pas susceptible de révision lorsqu’il est tenu compte d’un facteur mineur non pertinent. Il faut plutôt démontrer que la décision du ministre repose principalement sur des facteurs qui ne sont pas pertinents » (souligné dans l’original).

 

[26]           Dans Carpenter Fishing Corp., le juge Robert Décary explique aussi, au para. 39, que :

Les quotas comportent immanquablement une part d'arbitraire ou d'injustice […] Le besoin de normes objectives pour réglementer une industrie qui était jusque-là autoréglementée requiert la prise de décisions difficiles qui nuiront à certains moins qu'à d'autres. L'imposition de quotas est rarement sinon jamais une situation où tout le monde gagne.

 

[27]           De plus, comme l’explique le juge Marc Nadon dans Assoc. des Senneurs du Golf Inc. c. Canada (ministre des Pêches et Océans) (1999), 175 F.T.R. 25, 94 A.C.W.S. (3d) 774, au para. 25 : 

Puisqu’il n’existe aucune restriction dans la Loi sur les pêches ou les Règlements concernant l’objet en fonction duquel le Ministre doit exercer ses pouvoirs, il ne peut faire de doute, à mon avis, que le Ministre possède le pouvoir de gérer la pêche, compte tenu de considérations sociales, économiques ou autres. À mon avis, rien n’empêche le Ministre de favoriser un groupe de pêcheurs au détriment d’un autre.

 

[28]           Finalement, comme l’a indiqué la Cour à diverses reprises, y inclus dans Assoc. des crabiers acadiens, au para. 9, dans le cadre d’un contrôle judiciaire « il n'appartient pas à cette Cour de dicter au Ministre ce qui est plus approprié ni de substituer [s]on opinion personnelle à celle du Ministre dans l'évaluation et le choix des mesures qui sont prises pour ce dernier pour réaliser les objectifs poursuivis et les fins autorisées par la Loi et le Règlement. »

 

[29]           En appliquant les principes énoncés ci-dessus aux faits en l’espèce, il est évident que la nature de la pêche pratiquée par la flottille en QIT versus celle pratiquée par la flottille en compétitif, la taille des navires ainsi que les frais d’exploitation sont clairement des considérations pertinentes. La Cour ne peut remettre en question les groupes de référence utilisés par le Ministre pour effectuer sa comparaison au motif que, selon les demandeurs, l’utilisation de sous-groupes (par exemple, excluant le plus gros bateaux de la flottille en QIT ou excluant les utilisateurs d’engins fixes de la flottille compétitive) seraient plus juste ou plus appropriée.

 

[30]           Ceci étant, outre le tableau comparatif discuté ci-dessus et auquel la Cour ne peut accorder de valeur probante, les demandeurs n’ont pas établi que la taille des bateaux de leur flottille (ou même celle des bateaux des demandeurs seulement) n’est pas « much smaller » que ceux de la flottille en QIT. Eu égard à l’ensemble de la preuve, incluant les interrogatoires des affiants, la Cour n’est pas satisfaite non plus que les frais d’exploitation des bateaux des demandeurs ou des autres bateaux de la flottille en compétitif discutés dans le mémoire ne sont pas moindres que ceux de la flottille en QIT.

 

[31]           Quant à l’allégation voulant que ces éléments ne justifient pas exactement le pourcentage de 50 % (versus 48 % ou 52 %) utilisé par le Ministre, les commentaires du juge Décary cités au para. 25 ci-dessus sont particulièrement appropriés ici et il n’est pas nécessaire d’en discuter davantage. 

 

[32]           Pour ce qui est de la note dans l’annexe au mémoire concernant les prises de crabe des neiges effectuées par M. Plourde en 2006, il n’y a aucun doute qu’il ne s’agit pas d’un élément principal sur lequel s’est fondé le Ministre pour en arriver à sa décision. En fait, la Cour n’est même pas convaincue qu’il y ait un lien quelconque entre l’information à moitié erronée et la décision. Il n’y a ici aucune preuve de mauvaise foi du Ministre.

 

[33]           Suite à un examen poussé du dossier, la Cour ne peut conclure que la décision est déraisonnable.

 

[34]           Il convient maintenant d’examiner l’argument des demandeurs selon lequel le Ministre aurait manqué à son obligation d’agir équitablement. À cet égard, il est opportun de noter que dans Carpenter Fishing Corp. le juge Décary indiquait, au para. 32 que :

[e]n règle générale, les principes de justice naturelle ne s'appliquent pas aux décisions législatives ou stratégiques. Il peut y avoir des circonstances, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, dans lesquelles la loi exige la tenue de consultations publiques avant l'adoption d'une politique, mais même alors, ces consultations ne font pas intervenir les règles ordinaires de justice naturelle. En l'espèce, le ministre n'était pas légalement obligé de tenir des consultations, mais il a malgré tout opté pour cette solution. Il n'appartient pas aux tribunaux de porter un jugement sur la pertinence de la méthode de consultation choisie par un ministre, pour autant que les prescriptions de la loi, s'il en est, aient été respectées. Au mieux, la conclusion du juge de première instance que le processus n'était pas démocratique était inappropriée; au pis, elle n'était absolument pas appuyée par la preuve.

 

[Références omises.]

 

[35]           La Cour étant liée par cette décision, les demandeurs ont tenté de la distinguer sur deux bases. Premièrement, comme il a été mentionné, qu’il s’agit non pas d’une décision politique visant à définir les allocations, mais bien d’une décision individuelle, ce qui s’apparente à la distinction soulevée dans des décisions plus récentes de la Cour suprême du Canada, telles que Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281 (Centre hospitalier Mont-Sinaï).

 

[36]           Les faits dans l’affaire du Centre hospitalier Mont-Sinaï se distinguent des faits qui nous occupent, car dans la première, le ministre en question agissait en réponse à une demande de modification de permis alors qu’en l’espèce les demandeurs non seulement n’avaient pas fait de demande de permis, mais ils n’avaient même pas le droit d’en faire puisqu’ils ne bénéficiaient d’aucune allocation régulière de crabe des neiges dans les ZPC 12, 18, 25 et 26.

 

[37]           De plus, bien que la décision ait une incidence directe sur un nombre limité de personnes, il ne fait aucun doute dans mon esprit que cette décision visait à établir une politique en matière de gestion des pêches. Cette allocation régulière de crabe des neiges fait partie intégrante d’un plan de pêche global pour la région du sud du golfe du Saint-Laurent. Il est probable que plusieurs autres éléments du plan de pêche visent un nombre limité de personnes (comme l’allocation à la flottille en QIT). Il serait dangereux de distinguer ce qui constitue l’établissement d’allocations et de politique en matière de gestion de la pêche de ce qui ne l’est pas en se basant uniquement sur le nombre de personnes affectées. La Cour est satisfaite que la nature de la décision à l’étude n’est pas différente de celles qui étaient devant la Cour dans la jurisprudence précitée.

 

[38]           Deuxièmement, les demandeurs soumettent que l’arrêt Dunsmuir, particulièrement aux paras. 86 à 90, a changé le droit en ce qui concerne l’étendue du devoir d’équité procédurale et qu’il y a maintenant lieu d’appliquer en l’espèce les critères de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 174 D.L.R. (4th) 193 (Baker) plutôt que les principes qui s’appliquaient à l’époque où la Cour d’appel fédérale a rendu son jugement dans Carpenter Fishing Corp..

 

[39]           Notons d’abord que dans Baker, la Cour suprême du Canada reprenait les principes qu’elle avait déjà énoncée, entres autres, dans les arrêts Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, 69 D.L.R. (4th) 489 (Knight) et Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, 24 D.L.R. (4th) 44 (Cardinal), des décisions rendues bien avant que Carpenter Fishing Corp. et Assoc. canadienne des importateurs réglementés le soient.

 

[40]           Toutefois, l’analyse ou l’approche plus structurée établie dans Baker ne semble pas avoir été formellement appliquée jusqu’ici. La Cour procédera donc à déterminer l’étendue de l’obligation d’agir équitablement du Ministre à l’aide des facteurs de l’arrêt Baker, soit :

i)  la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

ii) la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit le décideur;

iii) l'importance de la décision pour les droits ou privilèges dont jouissent les demandeurs;

iv) les attentes légitimes des demandeurs;

v) les choix de procédure que fait le décideur lorsque la loi lui laisse la possibilité de choisir ses propres procédures.

 

[41]           Quant au premier facteur, comme je l’ai dit, il s’agit d’une décision purement discrétionnaire. Le Ministre doit soupeser une panoplie d’intérêts divergents (par exemple, celui de la conservation de la ressource, ceux des divers organismes de représentation, ceux des premières nations, ceux des divers types de pêcheurs, etc.) dans l’exercice de sa discrétion. Il s’agit donc d’une décision polycentrique (Area Twenty Three Snow Crab Fisher’s Assn., para. 21) que la Loi ne soumet à aucun mécanisme. La Loi ne prévoit pas non plus de droit d’appel. Dans l’ensemble, ce facteur indique qu’un faible niveau de protection procédurale s’impose.

 

[42]           Deuxièmement, la Cour accepte que la décision du Ministre est importante pour les demandeurs. Toutefois, tel que mentionné, ceux-ci n’avaient aucun droit à un contingent de crabe des neiges pour les ZPC 12, 18, 25 et 26 (ni même un privilège). La décision porte donc sur l’octroi d’un nouveau privilège et dans les circonstances, ceci indique encore qu’un niveau de protection procédurale moindre que celui mis de l’avant par les demandeurs est approprié.

 

[43]           Les demandeurs n’ont pas présenté de preuve établissant l’existence d’attentes légitimes en l’espèce. Ils connaissaient bien le processus de consultation de Pêches et Océans Canada et ont eu l’opportunité d’indiquer leur point de vue. M. Plourde a d’ailleurs indiqué au cours de son interrogatoire que les demandeurs avaient déjà fait part de leur opposition à ce qu’ils soient comparés aux pêcheurs dépendants du poisson de fond en compétitif utilisant un engin fixe à Pêches et Océans Canada. (p. 109, lignes 11 à 17)

 

[44]           En ce qui a trait au dernier facteur, la loi confère au Ministre une discrétion quasi absolue, qui s’étend non seulement à la décision comme telle mais aussi à la procédure pour y parvenir. Le Ministre a choisi une procédure de consultation générale préalablement à l’élaboration d’un plan de pêche, à laquelle il n’a pas dérogé en l’espèce. Compte tenu de la latitude accordée au Ministre par la Loi, la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de ce choix, à moins que les autres facteurs discutés ci-dessus exigent un niveau de protection procédurale plus élevé. Ce n’est pas le cas ici.

 

[45]           En somme, le Ministre n’a pas violé son devoir d’agir équitablement.

 

[46]           La demande en révision judiciaire est rejetée, avec dépens.

 

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que :

La présente demande en contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

 

 

« Johanne Gauthier »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1289-07

 

INTITULÉ :                                       AURÉLIEN MAINVILLE, CLAUDE PAULIN, JEAN-PIERRE PLOURDE c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Fredericton (Nouveau Brunswick)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 1 juin 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :
                              GAUTHIER J.

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 13 juillet 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Jean-Marc Gauvin

 

POUR LES DEMANDEURS

Me Paul Marquis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Godin Lizotte

Avocats-Notaires

Shippagan (Nouveau Brunswick)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 



[1] L’UPM compte 87 détenteurs de permis pour la pêche du poisson de fond en compétitif.

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