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Date : 20090716

Dossier : T‑1837‑07

Référence : 2009 CF 726

 

ENTRE :

PURDUE PHARMA

demanderesse

et

 

 

PHARMASCIENCE INC. ET

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

défendeurs

 

 

 

MOTIFS PUBLICS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE HARRINGTON

[1]               La question en litige dans la présente demande est celle de savoir si les nombreuses allégations d’invalidité de Pharmascience concernant le brevet de Purdue pour des « préparations d’oxycodone à libération contrôlée » sont justifiées. Dans l’affirmative, la Cour n’empêchera pas le ministre de la Santé d’autoriser Pharmascience de commercialiser sa version générique des comprimés de chlorhydrate d’oxycodone à libération contrôlée. Dans la négative, le ministre ne pourra accorder d’autorisation (un avis de conformité) avant l’expiration du brevet de Purdue, en 2012.

 

[2]               Pharmascience avait certes le droit d’invoquer tous les motifs d’invalidité qui lui semblaient appropriés, mais je pense qu’il est juste de dire que si Purdue n’avait pas revendiqué un éventail aussi large de méthodes de contrôle ou d’étalement dans le temps de la libération de l’oxycodone dans l’organisme, la présente instance aurait été sans objet.

 

[3]               La présente demande a été introduite par Purdue en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Même s’il est de nature byzantine, ce règlement est tellement connu qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce de l’analyser en détail. Voir par exemple Merck Frosst Canada Inc. c. Canada Ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social), [1998] 2 R.C.S. 193, 80 C.P.R. (3rd) 368, Brystol‑Myers Squibb Co. c. Canada (Procureur‑général), 2005 CSC 26, [2005] 1 R.C.S. 533, 39 C.P.R. (4th) 449 (Biolyse), aux paragraphes 5 à 24, Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265, 69 C.P.R. (4th) 251 (Plavix), aux paragraphes 7 et 12 à 17, et aussi la décision de monsieur le juge Hughes dans Ferring Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 300, 55 C.P.R. (4th), à la page 271.

 

[4]               Il suffit de dire que le brevet canadien 2098738 (brevet 738) de Purdue, qui revendique une nouvelle formulation d’oxycodone à libération contrôlée sur 12 heures et présente un profil pharmacocinétique particulier, figure sur la liste tenue par le ministre conformément à l’article 4 du règlement. Lorsque Pharmascience a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle, comparant ses comprimés avec ceux de Purdue afin d’accéder au marché le plus rapidement possible, elle a dû signifier à Purdue un avis d’allégation, auquel cette dernière a ensuite répondu en déposant une demande d’ordonnance d’interdiction. Dans les faits, cette simple demande tient lieu d’injonction prescrite par la loi pour une période maximale de deux ans.

 

[5]               Je traiterai la présente demande de la façon suivante :

 

Paragraphe(s)

Brevets d’invention – Quelques notions élémentaires

6 – 20

Oxycodone et brevet 738

21 – 34

Destinataire versé dans l’art

35

Témoins experts

36 – 47

Analyse

48 – 63

Élaboration du brevet 738

64 – 75

Motifs d’invalidité

76 – 116

            Antériorité

78 – 82

            Évidence

83 – 100

            Prédiction valable d’utilité

101 – 104

            Portée excessive et absence de divulgation

105 – 116

Conclusion

117 – 118

 

BREVETS D’INVENTION– QUELQUES NOTIONS ÉLÉMENTAIRES

[6]               Il n’est pas nécessaire de breveter une invention. Toutefois, si tel est le cas, le brevet est considéré comme un marché entre l’inventeur et le public. En contrepartie de la divulgation de l’invention et de sa mise en pratique, l’inventeur se voit accorder un monopole temporaire de 20 ans sur son exploitation à compter de la date de dépôt de la demande.

 

[7]               Le cadre législatif qui régit la présente affaire est la Loi sur les brevets en vigueur au moment du dépôt de la demande en novembre 1992. Les renvois à des articles précis de la Loi sont des renvois aux articles tels qu’ils existaient à cette époque. Le brevet s’adresse, en théorie, à une personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention et doit recevoir l’interprétation que cette personne lui aurait donnée lorsqu’il a été rendu public (Loi sur les brevets, art. 34). C’est dans le mémoire descriptif que l’invention et la façon de la mettre en pratique sont divulguées. Le mémoire descriptif se termine par une revendication ou une liste de revendications à l’égard desquelles le monopole est revendiqué.

 

[8]               Pour être brevetable une invention doit présenter le caractère de la nouveauté et de l’utilité, soit au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable. Une invention peut présenter le caractère de la nouveauté même s’il ne s’agit que d’une amélioration de ce qui existe déjà, et d’utilité même s’il ne s’agit que d’une solution de rechange de qualité inférieure à ce qui existe déjà. On ne refusera pas un brevet à l’inventeur d’un nouvel analgésique seulement parce qu’il est beaucoup moins efficace que de l’aspirine mais beaucoup plus dispendieux.

 

[9]               Le brevet est écrit par ou pour l’inventeur et son libellé doit être interprété avec précaution. Il est destiné à la personne qui est capable de « confectionner, construire, composer ou utiliser l’objet de l’invention » (art. 34(1)b) de la Loi), ce que la Cour n’est pas, il va sans dire. Il est probable que la Cour sente le besoin de recourir aux experts pour trancher la question de savoir si l’invention revendiquée est nouvelle et utile, et pour donner un sens au langage technique du  libellé des revendications. 

 

[10]           Comme je l’ai indiqué, le libellé est d’une importance cruciale. Il tend à y avoir un conflit entre ce qui a été inventé, le cas échéant, et ce que l’inventeur prétend avoir inventé. Si l’invention est plus considérable que ce qui a été revendiqué, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, la Cour ne viendra pas à la rescousse en donnant effet à l’« esprit » de l’invention. D’autre part, si l’inventeur revendique ou promet davantage que ce qui est inventé, le brevet sera invalide. Afin de réduire au minimum cette possibilité, l’inventeur fait valoir différents niveaux de revendications dont les restrictions sont destinées à servir d’éventuels filets protecteurs de sorte que, si une revendication plus large devait être rejetée, le monopole puisse en partie subsister sur la base d’une revendication de moins grande portée. Monsieur le juge Binnie les a décrites comme une « [...] superposition complexe de définitions de différents éléments (ou « composants » ou « caractéristiques » ou « parties intégrantes ») dont la complexité, l’interchangeabilité et l’ingéniosité sont variables [...] » (Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, 9 C.P.R. (4th) 168, au paragraphe 15).

 

[11]           Les revendications doivent être interprétées de façon éclairée et en fonction de l’objet pour assurer le respect de l’équité et la prévisibilité, et pour cerner les limites du monopole. La portée des revendications ne peut être étendue au point de permettre au breveté d’exercer un monopole sur tout moyen d’obtenir le résultat souhaité. En revanche, il ne devrait pas être permis de contourner le monopole en utilisant une variante non essentielle qui n’affecte pas de façon significative le fonctionnement de l’invention.

 

[12]           Certains éléments de l’invention revendiquée sont essentiels, alors que d’autres ne le sont pas en raison soit des connaissances usuelles lorsque l’invention a été rendue publique, soit de l’intention de l’inventeur, expresse ou inférée, qu’offre le libellé de la revendication. Seules les nouvelles caractéristiques que l’inventeur prétend être essentielles constituent ce qu’on appelle l’« essence » de la revendication.

 

[13]           Lorsqu’il s’agit d’interpréter le sens d’une revendication, il y a lieu de recourir à la divulgation pour avoir un aperçu de la signification d’un terme ou d’une expression. Sinon, la portée de la revendication ou des revendications telles qu’interprétés à partir de leur libellé ne peut être ni limitée ni élargie. 

 

[14]           Ces principes sont tirés des arrêts Free World, précité, et Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067, 9 C.P.R. (4th) 129.

 

[15]           Les brevets tirent leur origine de la loi. Ainsi donc, ces arrêts, ainsi que la jurisprudence antérieure émanant du Canada, de l’Angleterre et des États-Unis qui est citée, sont tous fondés sur le texte même des différentes Lois sur les brevets en vigueur dans ces pays. Les principes généraux qui y sont énoncés ne peuvent être dissociés des termes de la loi sous examen.

 

[16]           L’exigence du caractère de « nouveauté » se trouve à la définition d’« invention » énoncée à l’art. 2 de la Loi. La définition prévoit expressément que l’invention peut simplement être un perfectionnement, tout comme l’art. 32 le prévoit.

 

[17]           Pour que soit bien expliquée la notion de « nouveauté », les al. 27c) et d) prévoient que la revendication ne doit pas avoir fait l’objet d’une divulgation antérieure (et ne doit pas être apparue antérieurement comme évidente à une personne versée dans l’art ou dans la science dont relève l’invention). « Antérieur » signifie plus d’une année avant le dépôt de la demande.

 

[18]           Enfin, en vertu du Règlement, la présomption de validité établie par l’art. 43 de la Loi est repoussée dès lors que la personne signifiant l’avis d’allégation présente des éléments de preuve d’invalidité. Par la suite, il incombe au demandeur, en l’instance Purdue, de présenter une preuve selon la prépondérance des probabilités réfutant de telles allégations. Les étapes qu’il convient de prendre en compte lors de l’appréciation du fardeau en matière de validité ont été clairement résumées par le juge Hughes au paragraphe 32 de la décision Pfizer Canada Inc. c. Canada (ministre de la Santé), 2008 CF 11, 69 C.P.R. (4th) 191, récemment reprises dans Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., 2009 CF 235, aux paragraphes 22 à 25.

 

[19]           Les lacunes et l’utilité limitée des demandes présentées en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) sont bien connues. Les témoignages d’experts sont  présentés sous forme d’affidavits et de contre-interrogatoires. Ces témoins sont censés aider la Cour en expliquant des termes techniques et en donnant leur avis sur l’étendue des connaissances générales aux dates pertinentes. Or le juge ne peut poser de questions pour obtenir des éclaircissements et, en l’absence d’expérience personnelle, il peut difficilement se former une opinion sur la question de savoir si un avis est exagéré et si c’est en toute connaissance de cause qu’on a présenté des éléments comme ayant fait l’objet d’une divulgation antérieure ou comme une évidence.

 

[20]           La seule question qui doit être tranchée dans la présente demande est celle de savoir s’il doit être interdit au ministre de délivrer un avis de conformité à Pharmascience. Les conclusions portant sur la validité du brevet ne lient même pas les parties elles‑mêmes : cela doit être présent à l’esprit, étant donné que l’invention a fait l’objet de litiges engagés dans d’autres pays. Plus particulièrement, Purdue a porté à mon attention la décision du juge Floyd dans Ratiopharm GmbH v. Napp Pharmaceutical Holdings Ltd., [2008] EWHC 3070 (Pat), [2009] R.P.C. 11. Le juge a conclu que les revendications du brevet contestées dans cette affaire (qui ne sont pas les mêmes que celles contestées en la présente espèce) étaient valides et n’étaient pas contrefaites. La Cour d’appel, [2009] EWCA Civ 252, a confirmé que les revendications étaient valides mais a statué qu’elles étaient contrefaites. En fin de compte, comme Pharmascience n’a pas maintenu d’allégation de non‑contrefaçon, je ne suis pas directement appelé à me prononcer sur cette question.

 

OXYCODONE ET BREVET 738

[21]           Le brevet 738 est intitulé « préparation d’oxycodone à libération contrôlée ». L’oxycodone n’est pas une nouveauté, pas plus que les voies et moyens d’étaler la libération d’un médicament dans la circulation sanguine. Un avantage évident des comprimés oraux à libération contrôlée tient au fait que le médicament est efficace pendant une plus longue période et, par conséquent, il peut être administré moins fréquemment. Il est bien sûr plus commode de prendre un comprimé aux 12 heures plutôt qu’à un intervalle de quatre ou six heures. La quantité de médicaments libérée à n’importe quel moment donné peut alors aussi être plus uniforme.

 

[22]           L’oxycodone est utilisée depuis 1917 et n’est actuellement visée par aucun brevet. Elle fait partie d’un groupe de médicaments appelés « analgésiques opioïdes », qui soulagent la douleur en agissant sur divers récepteurs opioïdes de l’organisme, en l’occurrence, les récepteurs mu. Il existe divers types de dérivés opioïdes : naturels, semi-synthétiques ou synthétiques. L’oxycodone est un dérivé semi-synthétique. Le simple mot « opium » fait craindre une dépendance. Il est bien établi, toutefois, que cette crainte est exagérée si la substance est administrée de façon rigoureuse et professionnelle à des fins appropriées. Les opioïdes comprennent la morphine, la codéine, la dihydrocodéine, l’héroïne, l’hydromorphone, l’oxycodone et la méthadone. Les opioïdes présentent à la fois des caractéristiques semblables et différentes, et peuvent produire des effets secondaires désagréables de différentes natures qui varient d’une personne à l’autre.

 

[23]           La demande de brevet a été déposée au Canada en novembre 1992, et la priorité est revendiquée sur la base d’une demande de brevet déposée aux États-Unis en novembre 1991. Elle a été publiée, c.-à-d. rendue publique, au Canada en mai 1993. Ces dates sont importantes car les actualités d’hier ne sont aujourd’hui d’aucun intérêt. En ce qui concerne la nouveauté et l’évidence, la date de référence est la date de priorité de novembre 1991. L’appréciation de l’utilité est faite à la lumière de la date de dépôt, en novembre 1992, alors que celle des questions d’interprétation et du caractère suffisant est effectuée par rapport à la date de publication, en mai 1993. Pharmascience fait valoir que Purdue ne peut s’appuyer sur la date de priorité car le mémoire descriptif du brevet américain est quelque peu différent. Compte tenu des conclusions auxquelles j’en suis arrivé, il ne s’agit pas d’un facteur déterminant.

 

[24]           Selon Purdue, le mémoire descriptif du brevet divulgue une invention comportant trois éléments primaires : 1) le choix de l’oxycodone comme ingrédient actif d’un produit devant être utilisé dans le traitement de douleur modérée ou intense; 2) le choix d’un profil pharmacocinétique précis; et 3) la conception de formulations qui résulteraient en un profil de la nature de celui recherché (libération contrôlée sur 12 heures). La pharmacocinétique est le domaine de la pharmacologie qui s’intéresse à la circulation des drogues dans l’organisme. Chacun de ces trois éléments est considéré comme essentiel à l’invention. En d’autres termes, pour qu’il y ait contrefaçon, il faut que chacun de ces trois éléments soit présent dans le produit de Pharmascience.

 

[25]           En résumé, Pharmascience soutient que le brevet ne divulgue rien de nouveau ou d’utile. À titre subsidiaire, elle fait valoir qu’à certains égards le brevet ne remplit pas toutes ses promesses, et que même si quelque chose de nouveau ou d’utile avait été inventé, les revendications en cause sont de portée excessives et couvrent, dans un même souffle, des sujets qui étaient désuets ou inutiles. En conséquence, les revendications en cause sont invalides.

 

[26]           Plus précisément, Pharmascience soutient que les deux revendications en question, les revendications 5 et 11, sont invalides pour l’un ou l’autre des trois motifs principaux suivants : portée excessive, évidence et fausse promesse. Elles sont également invalides pour cause d’antériorité, d’ambiguïté, d’insuffisance de l’exposé, d’absence de caractère inventif, d’absence de prédiction valable et d’absence d’utilité.

 

[27]           Pour ce qui est du brevet 738, le résumé est ainsi libellé :

[traduction]

Une méthode pour réduire sensiblement le nombre de doses quotidiennes requises pour contrôler la douleur chez environ 80 % des patients est divulguée; selon cette méthode, une forme pharmaceutique orale solide à libération contrôlée contenant entre 10 et 40 mg d’oxycodone ou l’un de ses sels, est administrée à un patient. La formulation assure une concentration plasmatique maximale moyenne d’oxycodone variant entre 6 et 60 ng/ml, en moyenne deux à quatre heures et demie après l’administration, et une concentration plasmatique minimale moyenne variant entre 3 et 30 ng/ml, en moyenne 10 à 14 heures après une administration répétée « q 12 h » (toutes les 12 heures) jusqu’à l’état d’équilibre. Une autre réalisation porte sur une méthode permettant de réduire sensiblement le nombre de doses quotidiennes requises pour contrôler la douleur chez presque tous les patients. Le graphique illustre la concentration plasmatique moyenne d’oxycodone pour une formulation d’oxycodone à libération contrôlée préparée conformément à la présente invention et un étalon témoin utilisé dans le cadre de l’étude.

 

 

[28]           Le brevet, comptant 47 pages de texte, tableaux, exemples et graphiques, comprend, comme il se doit, un mémoire descriptif qui est une divulgation se terminant par des revendications portant sur l’invention (en l’occurrence, 28 revendications). À titre d’information, il est précisé, au sujet des analgésiques opioïdes en général, qu’il faut environ huit doses quotidiennes pour contrôler la douleur chez environ 90 p. 100 des patients. La réaction des humains à la douleur et au soulagement de la douleur varie considérablement. En raison de cette grande variabilité, le dosage est difficile et le patient est parfois privé d’un soulagement adéquat de la douleur pendant de longues et inacceptables périodes. Le dosage permet de déterminer la posologie adaptée à chaque patient, c.‑à‑d. celle qui offre un soulagement optimal sans entraîner d’effets toxiques. Selon les inventeurs, l’invention offre des méthodes et des formulations qui améliorent l’efficacité et la qualité de la prise en charge de la douleur, réduit de manière considérable la variabilité et le nombre de doses quotidiennes, ainsi que le temps et les ressources nécessaires pour établir la posologie des patients.

 

[29]           Le mémoire descriptif porte sur différentes formes posologiques orales solides contenant entre 10 et 160 mg d’oxycodone, ou l’un de ses sels, dans lesquelles la libération, après ingestion, est prolongée au moyen d’un enrobage ou d’une matrice ayant un effet retardateur. Un système matriciel se compose d’un ingrédient actif, dans le cas présent l’oxycodone, qui est libéré de façon uniforme à travers une matrice composée d’une matière inerte, érodable ou à gonflement contrôlé, généralement un polymère. Ce genre de système entraîne avec le temps certaines vitesses de dissolution in vitro et concentrations plasmatiques, « essentiellement indépendantes du pH ».

 

[30]           Même si, parmi les 28 revendications, seules les revendications 5 et 11 sont présentées comme invalides, une attention particulière doit aussi être accordée à la revendication 9, de laquelle découle la revendication 11.

[31]           Revendication 5 :

[traduction]

Une forme posologique orale solide à libération contrôlée contenant 10 à 160 mg d’oxycodone, ou l’un de ses sels, libérée dans une matrice qui renferme :

une quantité efficace de matrice à libération contrôlée sélectionnée dans le groupe des polymères hydrophiles, des polymères hydrophobes, des hydrocarbures digestibles substitués ou non substitués ayant entre 8 et 50 atomes de carbone, des polyalkylènes glycols et des mélanges de l’une ou l’autre des substances susmentionnées;

une quantité adéquate d’un diluant pharmaceutique adéquat, dans lequel ladite composition assure une concentration plasmatique maximale moyenne d’oxycodone variant entre 6 et 240 ng/ml environ 2 à 4,5 heures après l’administration et une concentration plasmatique minimale moyenne variant entre 3 et 120 ng/ml environ 10 à 14 heures après une administration répétée toutes les 12 heures jusqu’à l’état d’équilibre.

 

 

[32]           Revendication 9 :

Un comprimé à libération contrôlée destiné à être administré par voie orale contenant entre 10 et 160 mg d’oxycodone ou d’un sel d’oxycodone disséminé dans une matrice à libération contrôlée, ledit comprimé assurant une dissolution in vitro de la forme posologique – mesure effectuée au moyen de la méthode utilisant un appareil à palette de USP à raison de 100 T/M dans une tampon aqueux de 900 ml (pH entre 1,6 et 7,2), à 37 ºC – correspondant à 12,5 à 42,5 % d’oxycodone (en poids) libéré après 1 heure, à 25 à 55 % d’oxycodone (en poids) libéré après 2 heures, à 45 à 75 % d’oxycodone (en poids) libéré après 4 heures et à 55 à 85 % d’oxycodone (en poids) libéré après 6 heures; la vitesse de libération in vitro étant essentiellement indépendante du pH et ayant été choisie de façon à obtenir une concentration plasmatique maximale moyenne d’oxycodone variant entre 6 et 240 ng/ml in vivo au bout d’environ 2 à 4,5 heures en moyenne après l’administration de la forme posologique et une concentration plasmatique minimale moyenne variant entre 3 et 30 ng/ml environ 10 à 14 heures après une administration répétée toutes les 12 heures jusqu’à l’état d’équilibre.

 

 

[33]           Revendication 11 :

Une forme posologique conforme à la revendication 9, dans laquelle la vitesse de dissolution est la suivante : entre 17,5 et 32,5 % d’oxycodone (en poids) libéré après 1 heure, entre 35 et 45 % d’oxycodone (en poids) libéré après 2 heures, entre 55 et 65 % d’oxycodone (en poids) libéré après 4 heures et entre 65 et 75 % d’oxycodone (en poids) libéré après 6 heures.

 

 

[34]           L’essentiel de la thèse de Pharmascience est fondé sur l’utilisation proposée de l’hydroxypropylméthylcellulose (HPMC) dans la matrice, substance qui pourrait appartenir au groupe des matrices revendiquées. Le HPMC est expressément mentionné dans la revendication.

 

DESTINATAIRE VERSÉ DANS L’ART

[35]           Les parties s’entendent pour dire, et la Cour ne voit aucune raison d’exprimer son désaccord sur ce point, que la personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention détient trois compétences particulières. Cette personne, ou ces personnes, compteraient quelques années de formation universitaire et d’expérience dans le domaine de la pharmacocinétique, des formules chimiques et du traitement clinique de la douleur.

 

 

TÉMOINS EXPERTS

[36]           Purdue a fait entendre deux des quatre inventeurs américains : M. Benjamin Oshlack, un formulateur, et le Dr Robert Kaiko, dont la formation est en pharmacocinétique, mais qui s’y connaît également en pharmacologie clinique en matière d’analgésiques et de soulagement de la douleur en raison des premières années de sa carrière passées à l’Institut de recherche sur le cancer Sloan Kettering. De toute évidence, ils possèdent les compétences requises, mais le brevet ne leur est pas destiné. Ils ont plutôt décrit de façon très détaillée leur invention et comment ils s’y sont pris. Ils sont considérés comme témoins des faits.

 

[37]           Les témoins experts cités par les deux parties sont tous hautement qualifiés pour aider la Cour et leur expertise n’est pas remise en cause. Bien qu’ils aient tous été utiles à la Cour, quelques‑uns ne se sont pas bornés à fournir les informations techniques nécessaires pour interpréter le brevet, ils l’ont en fait interprété eux‑mêmes. Il faut garder à l’esprit que « l’interprétation des revendications est une question de droit qu’il appartient au juge de trancher, et celui‑ci avait parfaitement le droit de donner aux revendications une interprétation différente de celle préconisée par les parties » (Whirlpool, par. 61).

 

[38]           Purdue a cité quatre experts :

a.       Le Dr Donald Stanski, qui travaille dans le domaine de la pharmacocinétique;

b.      Le Dr Roland Bodmeier, formulateur;

c.       Le Dr Louis Cartilier, également formulateur;

d.      La Dre Romaine Gallagher, qui possède une vaste expérience dans le domaine du soulagement de la douleur.

 

[39]           Pharmascience a également cité quatre experts :

a.       Le Dr Christopher Rhodes, formulateur;

b.      Le Dr Donald Denson, qui travaille dans le domaine de la pharmacocinétique;

c.       Le Dr Stephen Abram, spécialiste en anesthésiologie et soulagement de la douleur;

d.      Le DGerhard Levy, qui travaille également dans le domaine de la pharmacocinétique.

 

[40]           Le Dr Stanski, actuellement à l’emploi de Novartis International AG, est anesthésiste. Il a été membre du corps professoral du département d’anesthésie de l’école de médecine de l’Université Stanford de 1979 à 2005 et a occupé le poste de président de ce département pendant cinq ans. En plus de son emploi actuel chez Novartis, il occupe, pour une période deux ans, la fonction de conseiller scientifique auprès du directeur du Centre for Drug Evaluation and Research, au sein de la Food and Drug Administration des États‑Unis. Pendant ses années à Stanford, il a aussi acquis une expérience commerciale et a mis sur pied un cabinet de pratique clinique au Veterans Administration Hospital de Palo Alto.

 

[41]           Le DBodmeier enseigne la technologie pharmaceutique au Collège de pharmacie de l’Université Freie de Berlin, en Allemagne. Il a obtenu un doctorat en pharmacologie en 1986 de l’Université du Texas, à Austin, où il a été professeur agrégé avant de se joindre au corps professoral de l’Université Freie de Berlin. Son principal champ de recherche porte sur les systèmes de libération contrôlée de médicaments, ce qui lui permet d’être reconnu, aux fins des présentes, à titre de formulateur. Il ne faudrait toutefois pas en conclure que les trois principaux domaines de spécialité de ce destinataire versé dans l’art s’excluent mutuellement.

 

[42]           Le Dr Cartilier est titulaire d’un doctorat en sciences pharmaceutiques de l’Institut de pharmacie de l’Université libre de Bruxelles. Il a aussi été boursier de recherches postdoctorales à l’Université de Montréal, où il enseigne depuis 1989. Il est actuellement professeur titulaire à la faculté de pharmacie et se considère principalement comme un formulateur exerçant en milieu universitaire, même s’il a été consulté à diverses reprises par l’industrie pharmaceutique.

 

[43]           La Dre Gallagher exerce en tant que médecin de famille à Vancouver. Elle possède une vaste expérience dans le soulagement de la douleur et a travaillé comme directrice de la division des soins palliatifs du département de médecine familiale de l’Université de la Colombie‑Britannique. Elle est membre du corps professoral depuis 1996, à titre de professeure clinicienne.

 

[44]           Le Dr Rhodes a obtenu son doctorat en pharmacie de la faculté de médecine de l’Université de Londres en 1964. Pendant de nombreuses années, il a été professeur et directeur du département de pratique pharmaceutique à l’Université du Rhode Island.

 

[45]           Le Dr Denson a obtenu un doctorat en chimie organique de l’Université de la Géorgie en 1970. Il occupe actuellement les postes de professeur adjoint d’anesthésie à l’école de médecine de l’Université Emory et de directeur des laboratoires de recherche en anesthésie. Il travaille dans le domaine de la pharmacocinétique.

 

[46]           Le Dr Abram a obtenu son diplôme en médecine du Jefferson Medical College en 1970. Médecin spécialiste en anesthésie et soulagement de la douleur, il enseigne au département d’anesthésie du Medical College of Wisconsin à Milwaukee et occupe le poste de directeur du programme de bourses de recherche sur la douleur.

 

[47]           Le Dr Levy a obtenu son doctorat en pharmacie de l’Université de la Californie, à San Francisco, en 1958, et, après une longue et brillante carrière, il est aujourd’hui professeur distingué émérite de pharmacie à l’Université d’État de New York à Buffalo. Il a occupé le poste de directeur du centre de recherche en pharmacocinétique clinique de 1978 à 1988 et a agi à titre de consultant auprès de l’Organisation mondiale de la santé, de la Food and Drug Administration des États‑Unis et de l’industrie pharmaceutique. On dit de lui qu’il est le père de la pharmacocinétique.

 

ANALYSE

[48]           Je fais état de deux questions dès le départ afin de les écarter immédiatement : l’antériorité fondée sur l’utilisation et le succès commercial.

 

[49]           Pharmascience a fait valoir que l’invention avait été antériorisée par une utilisation antérieure ayant pris la forme d’essais in vivo. Les experts reconnaissent que des essais in vitro (dans un bécher) peuvent laisser présager des résultats prometteurs, mais que les essais in vivo sont également nécessaires. Selon cette allégation, l’étude clinique sur les humains exécutée à la demande de Purdue n’a pas été suffisamment confidentielle. Toutefois, le témoignage du Dr Miguel Zinny, directeur médical de Medical Technical Research Associates Inc. aux États‑Unis, qui a agi à titre de chercheur principal, réfute totalement cette allégation.

 

[50]           Par ailleurs, je n’accorde également aucune valeur à la preuve de Purdue selon laquelle l’oxycodone à libération contrôlée est un succès commercial. Le succès commercial peut servir d’indicateur secondaire du fait qu’il existait un besoin sur le marché, lequel a été satisfait par un produit nouveau et utile (Janssen‑Ortho Inc. c. Novopharm Ltd., 2007 CAF 217, 59 C.P.R. (4th) 116). Purdue a déposé des rapports de ventes et des dossiers de prescription constituant du ouï‑dire. Le Dr Abram est d’avis que l’oxycodone à libération contrôlée est un succès commercial aux États‑Unis en raison des efforts de commercialisation de Purdue.

La Dre Gallagher ne se souvient pas qu’il y ait eu des efforts de commercialisation particuliers au Canada. Les avocats et les juges n’ont pas à recevoir de leçons de logique. Les données présentées ne permettent pas de conclure que le présent brevet est valide. Cela tient de la conjecture. De plus, ni le Dr Abram ni la Dre Gallagher n’ont d’expertise en matière de commercialisation. Ils ont outrepassé leur domaine de compétence. Les tribunaux doivent tenir compte de ce type de témoignage avec une grande prudence. Voir les commentaires du juge Goudge de la Cour d’appel de l’Ontario, au chapitre 8 du volume 2 de l’Enquête sur la médecine pédiatrique légale en Ontario, concernant les témoignages qui dépassent les limites de l’expertise ou qui sont fondés sur des hypothèses.

 

[51]           Quant aux autres allégations d’invalidité, l’analyse que Purdue me demande de retenir est celle selon laquelle les allégations devraient être examinées de façon séparée et distincte, et que celles-ci constituent des compartiments étanches dont pratiquement rien ne s’échappe. On reproche à Pharmascience de soulever un certain nombres d’allégations d’un seul coup. Par exemple, une des rubriques de son mémoire est ainsi formulée [traduction] « Brevet 738 – Rien n’a été inventé (évidence, antériorité, aucune invention, absence d’utilité) ». Je privilégie toutefois l’approche fondée sur  « l’uniformité du droit », étant donné que le brevet est, somme toute, un document juridique, un règlement au sens de la Loi sur l’interprétation. Je ne peux que m’en remettre à l’arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2008 CF 142, 63 C.P.R. (4th) 406, dans lequel le juge Hughes a dit :

[64]      J’ai délibérément rassemblé tous les sujets énumérés dans le titre de cette partie des motifs : « Antériorité/Évidence/Prédiction valable/Suffisance de la divulgation ». Il y a une question à examiner, à savoir la validité du brevet 356. Dans la jurisprudence, les tribunaux ont tendance à classer les arguments concernant la validité dans certaines catégories telles que l’« antériorité », ou

« l’évidence » et ainsi de suite. Chaque catégorie a donné lieu à une multitude de décisions. On a tendance à plaider chaque catégorie séparément, ce qui crée parfois des contradictions, des incohérences et des lacunes. En l’espèce, il faut prendre du recul et examiner les aspects fondamentaux du régime des brevets et décider s’il convient d’adopter une approche plus globale.

 

[52]           Après avoir examiné le régime d’octroi des brevets, il a conclu ce qui suit :

[74]           Par conséquent, afin d’obtenir le monopole accordé par le brevet, il faut assurer l’avancement de l’état de l’art et divulguer cet avancement. L’omission de le faire, qui aurait pour effet d’invalider le monopole, peut prendre diverses formes, par exemple, l’« invention » n’était pas nouvelle, ou la prétendue invention était « évidente » ou la divulgation était « insuffisante » ou encore « ce qui a été divulgué ne justifie pas le monopole demandé ».

 

[75]           Il faut se pencher sur les faits de chaque affaire avant d’essayer de les examiner sous l’angle d’un argument particulier portant sur la validité, en vue de décider si, en réalité, une invention appropriée a été faite, si elle a été divulguée de la façon appropriée et si elle a été revendiquée de la façon appropriée.

 

 

[53]           Je conviens avec Pharmascience que l’oxycodone n’est pas nouveau, que son utilisation pour soulager la douleur modérée ou aiguë n’est pas nouvelle, que les formulations à libération contrôlée d’opioïdes ne sont pas nouvelles et même qu’une formulation à libération contrôlée d’oxycodone a déjà été divulguée, mais cela ne signifie pas nécessairement que le brevet est invalide. Le juge Martland s’est ainsi exprimé à la page 383 de l’arrêt Ciba Ltd. c. Commissaire des brevets [1959] R.C.S. 378 :

[...] La méthode peut être connue et les substances aussi, mais l’idée de les appliquer l’une à l’autre pour produire un composé nouveau et utile peut être nouvelle et, en l’espèce, je crois qu’elle l’était.

 

Voir aussi les paragraphes 23 et 30 de l’arrêt Free World, précité.

 

[54]           Les éléments de preuve présentés me convainquent que la création d’un comprimé d’oxycodone à libération contrôlée sur 12 heures, sous différentes formes posologiques, est nouvelle et utile. La véritable question qui se pose est celle de savoir si les revendications 5 et 11 sont  rédigées de façon à permettre la création d’un monopole sur des choses qui n’ont pas du tout été inventées, particulièrement les matrices de HPMC.

 

[55]           Il ne fait aucun doute que le choix de l’oxycodone pour le traitement de la douleur modérée à sévère est dénué d’inventivité. Si l’oxycodone est généralement prescrite pour le traitement de la douleur légère à modérée, c’est principalement en raison du fait qu’elle est souvent administrée en association avec d’autres médicaments, tels que l’aspirine ou l’acétaminophène. Le fait de prescrire ces comprimés en quantité suffisante pour soulager la douleur moyenne à sévère entraînerait des concentrations d’aspirine et d’acétaminophène qui pourraient s’avérer toxiques. Toutefois, selon les témoignages du Dr Abram et de la Dre Gallagher, il est possible de se procurer de l’oxycodone à libération immédiate, administrée seule, tant au Canada qu’aux États‑Unis. La Dre Gallagher déplore le fait que seuls des comprimés de 10 mg sont disponibles, ce qui n’est pas commode pour le traitement des patients atteints de cancer dont les besoins quotidiens peuvent parfois atteindre 300 mg par jour. Cela n’a rien à voir avec la dose, mais tout à voir avec la commodité. Force est de constater que le trihydrate d’hydrochlorure d’oxycodone est offert au Canada en comprimés de 10 mg, commercialisé sous le nom de Supeudol, et qu’un autre produit, le Roxicodone, est  disponible aux États‑Unis. D’après le Compendium des produits et spécialités pharmaceutiques de 1988, publié par l’Association des pharmaciens du Canada, Supeudol est indiqué pour soulager la douleur modérée à sévère. Comme dans le cas d’autres narcotiques, on précise que des précautions s’imposent en raison, notamment, du risque d’accoutumance et de dépression respiratoire. Quoi qu’il en soit, les revendications 5, 9 et 11 ne promettent pas clairement le soulagement d’une douleur d’une intensité particulière.

 

[56]           Au paragraphe 219 de l’arrêt Ratiopharm c. Napp, précité, le juge Floyd a dit que [Traduction] « [...] qu’il ne serait pas venu à l’esprit d’une équipe versée dans l’art, en 1991, de faire figurer l’oxycodone sur une liste de substances susceptibles de remplacer la morphine dans une formulation orale à libération contrôlée ». La morphine est généralement considérée comme le produit de référence. Cette constatation s’appuyait sur les éléments de preuve dont disposait le juge. Il n’a jamais été fait mention du Compendium canadien. J’en conclus donc que l’on sait que l’oxycodone à libération immédiate peut efficacement traiter un large éventail d’intensité de douleur. Le fait d’envisager la mise au point d’un comprimé à libération contrôlée n’est qu’un simple pas à franchir.

 

[57]           D’autre opioïdes sont disponibles dans des formulations à libération contrôlée. La morphine est disponible et M. Oshlack lui‑même a divulgué et revendiqué une formulation à libération contrôlée d’oxycodone dans le brevet américain 4 861 598, brevet dans lequel sont divulgués des formulations pouvant être utilisées pour un certain nombre d’opioïdes. Qui plus est, Purdue, par le biais de M. Goldie, est titulaire des brevets américains qui visent deux autres opioïdes à libération contrôlée, l’hydromorphone et la dihydrocodéine.

 

[58]           Tout en gardant à l’esprit que chaque revendication devrait être considérée de façon indépendante (ou de pair avec son précurseur comme les revendications 9 et 11), un certain nombre des allégations de Pharmascience peuvent être rejetées rapidement.

 

[59]           Le brevet indique que l’oxycodone à libération contrôlée serait efficace avec une fourchette posologique plus étroite comparativement à la morphine à libération contrôlée. Pharmascience soutient que cette fourchette plus étroite n’a jamais été démontrée et que cette prédiction ne repose sur aucun fondement valable. Quoi qu’il en soit, cette supposée réduction de la posologie n’est pas indiquée dans les revendications 5, 9 et 11, et ne peut être inférée à la lecture du mémoire descriptif dans son ensemble.

 

[60]           La divulgation comporte l’énoncé suivant : [Traduction] « De plus, la présente invention offre le moyen de réduire sensiblement le temps et les ressources nécessaires pour la détermination de la dose chez des patients dont il faut soulager la douleur à l’aide d’analgésiques opioïdes. » On a contesté cette affirmation, soulignant qu’elle était non fondée et inutile, puisque la détermination de la dose se fait habituellement, en premier lieu, pour un comprimé à libération immédiate, avant de passer à une dose unique d’un comprimé à libération contrôlée, puis à un schéma régulier de comprimés à libération contrôlée. Or, là encore, ces affirmations ne font pas partie des revendications 5, 9 ou 11.

 

[61]           Les revendications 5, 9 et 11 sont liées à deux profils : un profil de dissolution in vitro et un profil pharmacocinétique in vivo. On peut représenter chacun d’eux par une ligne traversant un rectangle de gauche à droite; dans les deux cas, cette ligne horizontale va de l’ingestion à 12 heures après cette ingestion, avec, de part et d’autre, le Tmin et le Tmax). Dans le cas du profil in vitro, la quantité dissoute est mesurée à différents moments, comme on peut le voir sur la ligne verticale. Selon la revendication 9, on observe une libération de 12,5 à 42,5 % (en poids) durant la première heure, de 45 à 75 % après 4 heures, etc. La revendication 11 est plus limitée.

 

[62]           Dans le profil pharmacocinétique in vivo, la ligne verticale correspond à la concentration plasmatique maximale d’oxycodone à compter de l’administration. La concentration d’environ 6 à 240 ng/ml, en moyenne 2 à 4,5 heures après l’administration, chute à environ 3 à 120 ng/ml, environ 10 à 14 heures après une administration répétée toute les 12 heures jusqu’à l’état d’équilibre (Cmax et Cmin). Cette vaste fourchette est attribuable au fait que l’ingrédient actif, l’oxycodone ou un de ses sels, est administré en dose de 10 à 160 mg par l’entremise d’une matrice.

 

[63]           Le fait que ces revendications soient liées à une matrice est important. Dans le produit – dont on a estimé, en Angleterre, qu’il violait le brevet britannique – la libération de l’oxycodone était contrôlée au moyen de l’enrobage extérieur. Il existe de nombreux moyens, autres que les matrices et les enrobages, de contrôler la libération des ingrédients actifs. Le Dr Bodmeier mentionne les systèmes réservoirs, les systèmes contrôlés par la pression osmotique et les formes à gonflement contrôlé.

 

ÉLABORATION DU BREVET 738

 

[64]           Le brevet 738 découle dans une large mesure de la collaboration de deux inventeurs, M. Benjamin Oshlack et le Dr Robert Kaiko, qui, aux dates pertinentes, étaient employés par Purdue Pharma L.P., une société située aux États‑Unis et affiliée à la demanderesse. M. Oshlack, formulateur, a joint Purdue en 1980. Durant les quatre années précédant son embauche, il a travaillé aux Pays‑Bas pour une société qui a par la suite tissé des liens avec Purdue. Son travail portait alors principalement sur les comprimés à libération immédiate.

 

[65]           Après avoir joint Purdue, et après un certain temps passé dans son entreprise britannique affiliée Napp, où il a reçu une formation officielle en mise au point de formulations à libération contrôlée, il a travaillé avec différents produits, dont l’oxycodone et d’autres opioïdes, s’intéressant principalement à la mise au point de formes posologiques solides à libération contrôlée.

 

[66]           Au début des années 1980, Napp a mis au point un produit à base de morphine à libération contrôlée : MS CONTIN. La libération était contrôlée par une matrice incluant, entre autres, un polymère cellulosique et un alcool aliphatique supérieur. Le système CONTIN présentait un profil pharmacocinétique selon lequel la concentration maximale de morphine se produisait relativement tôt comparativement à d’autres formulations à libération contrôlée, et était suivie par une baisse de concentration.

 

[67]           MS CONTIN a connu un succès commercial dès son entrée sur le marché aux États‑Unis en 1985. Il a fait en sorte qu’un patient peut être traité avec de la morphine hors de l’hôpital, que la libération dans le temps est plus soutenue et que le produit ne doit pas être administré aussi fréquemment.

 

[68]           M. Oshlack n’a pas participé aux premières étapes de la mise au point de MS CONTIN, mais il a participé à la mise au point d’une formulation de codéine à libération contrôlée fondée sur le système CONTIN. Les premiers essais avec un sel de codéine n’ont pas été concluants, étant donné que la dissolution était trop rapide pour une administration deux fois par jour. Toutefois, en combinant finalement un sel de codéine avec de la codéine épurée dans le système CONTIN, un meilleur profil de dissolution a été obtenu et, après avoir mis la formulation à l’essai chez les humains, elle a été élaborée en un produit commercial.

 

[69]           En fait, M. Oshlack a commencé à mettre à l’essai des comprimés d’oxycodone à libération contrôlée en 1981. Il a utilisé du chlorhydrate d’oxycodone, lequel était libéré trop rapidement. Puis, s’inspirant de son expérience avec la codéine, il a essayé une association de sel d’oxycodone et d’oxycodone épurée, qui, encore une fois, était libérée trop rapidement selon le profil de dissolution in vitro.

 

[70]           C’est en réalité avec l’arrivée du Dr Kaiko à Purdue, en 1985, que les choses ont réellement progressé. Le Dr Kaiko était vraiment décidé à obtenir un profil plasmatique avec un pic de libération rapide suivie d’une libération graduelle sur 12 heures. Ce concept est jusqu’à un certain point contre‑intuitif. Bien que les comprimés à libération immédiate atteignent un pic rapidement, il est généralement admis que la concentration plasmatique maximale d’un comprimé à libération contrôlée se produit beaucoup plus tard, soit après 4 à 8 heures. Auparavant, le but avait été de maintenir le plus possible une ligne de progression relativement droite ou un profil plat.

 

[71]           Après plusieurs essais avec le système CONTIN, dont aucun n’a permis d’obtenir un profil de dissolution satisfaisant, M. Oshlack a commencé à utiliser différents produits ayant un effet retardateur et, plus particulièrement, il a songé à utiliser une résine acrylique en combinaison avec un alcool aliphatique supérieur. Les résines acryliques sont, essentiellement, du plexiglass. Il a utilisé la préparation Eudragit, qu’il connaissait bien, et qui présentait plusieurs compositions.

 

[72]           M. Oshlack a aussi travaillé avec des solvants organiques. Ces substances présentent plusieurs inconvénients, notamment un point d’éclair faible et des restrictions environnementales. Cette formulation n’a jamais été mise à l’essai.

 

[73]           Ces expériences ont mené au brevet américain 4 861 598, pour le système AcroContin, qui utilise une association de polymère acrylique, comme l’Eudragit, et d’alcool aliphatique supérieur pour retarder la dissolution du médicament de 5 à 24 heures. L’un des exemples était l’oxycodone.  Le brevet ne divulgue pas précisément une formulation à libération contrôlée sur 12 heures pour l’oxycodone, ni pour aucun autre ingrédient actif; il explique toutefois comment la libération peut être allongée ou écourtée en fonction de la quantité de retardateur utilisé. Aucun essai in vivo n’y est divulgué.

 

[74]           M. Oshlack a éventuellement produit un comprimé complètement aqueux. Une étude de biodisponibilité (à dose unique) a été effectuée. Cette formulation est éventuellement devenue la formulation pour la dose de 10 mg commercialisée par l’entreprise.

 

[75]           Lors de la procédure d’examen du brevet 598 aux États‑Unis, M. Oshlack a produit une déclaration, à laquelle certaines pages de son carnet de notes de laboratoire étaient annexées, dont des carnets A12 et A13. Bien qu’il ait effectué des essais de dissolution in vitro pour ces formulations, aucun essai in vivo n’avait été fait.

MOTIFS D’INVALIDITÉ

[76]           L’objet de la revendication doit être nouveau et utile; le brevet doit divulguer à ses destinataires les façons et les moyens de « confectionner, construire, composer ou utiliser l’objet de l’invention ». À l’exception des objets non brevetables, comme la souris de Harvard (Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets, 2002 SCC 76, [2002] 4 R.C.S. 45, 21 C.P.R. (4th) 417), les allégations d’invalidité trouvent leur source dans ces trois grandes catégories. Nul ne peut revendiquer ce qu’il n’a pas inventé, soit en raison du fait que cela existe déjà, a préalablement été divulgué ou est évident, soit parce que l’invention ne suffit pas à établir l’objet de la revendication.

 

[77]           Les allégations bien connues d’invalidité invoquées en l’espèce ‑ portée excessive, évidence,  fausse promesse, antériorité, ambiguïté, description insuffisante, absence de caractère inventif, absence de prédiction valable et absence d’utilité – ne devraient pas suffire à elles seules. Elles sont liées au texte même de la Loi sur les brevets. Elles fournissent néanmoins un cadre de référence utile pour mettre de l’ordre dans une activité normalement totalement désorganisée.

 

            Antériorité

[78]           Comme je l’ai dit dès le début, les revendications d’un brevet sont invalides si elles sont antériorisées par une publication ou un usage antérieurs. L’usage antérieur en l’espèce a été réalisé dans le cadre d’essais in vivo et il peut ainsi en être fait abstraction car ceux‑ci n’ont pas été rendus publics.  

 

[79]           La Cour suprême a récemment examiné la question de la publication antérieure faite par écrit dans l’arrêt Plavix, précité, [2008] 3 R.C.S. 265. La Cour a cité dans un premier temps l’arrêt Beloit Canada Ltd. c. Valmet OY (1986), 8 C.P.R. (3d) 289, où, à la page 297, le juge Hugessen, s’exprimant au nom de la Cour d’appel, a dit ce qui suit :

[...] Il faut en effet pouvoir s’en remettre à une seule publication antérieure et y trouver tous les renseignements nécessaires, en pratique, à la production de l’invention revendiquée sans l’exercice de quelque génie inventif. Les instructions contenues dans la publication antérieure doivent être d’une clarté telle qu’une personne au fait de l’art qui en prend connaissance et s’y conforme arrivera infailliblement à l’invention revendiquée [...]

 

[80]           Dans Plavix, s’appuyant sur la jurisprudence britannique plus récente, le juge Rothstein a statué que l’antériorité reposait en réalité sur deux éléments et que l’arrêt Beloit ne portait que sur le premier. En vertu du premier élément, il est nécessaire que le document antérieur divulgue un objet dont la réalisation mènerait nécessairement à la contrefaçon de l’invention. Si, et seulement si, cette exigence en matière de divulgation est remplie, se pose alors la seconde exigence, à savoir le « caractère réalisable » de l’invention, c.‑à‑d. ce qui sera requis pour réaliser l’invention. Le juge Rothstein a laissé en suspend la question de savoir si le caractère réalisable de l’invention en matière d’antériorité et celui en matière de suffisance se confondaient l’un et l’autre. En Angleterre, ils le font.

 

[81]           Aucun des documents antérieurs ne contient toutes les données nécessaires à la réalisation de l’invention revendiquée et il n’est donc pas nécessaire d’examiner dans quelle mesure des essais successifs seront admis pour arriver à l’invention. Les travaux de M. Oshlack ont établi que la libération d’oxycodone pouvait être contrôlée avec succès in vitro. Les experts s’entendent toutefois pour dire que les essais in vitro ne seront effectués que si le taux de dissolution se situe à l’intérieur de certains paramètres, mais qu’il ne s’en suit pas nécessairement qu’un profil de dissolution prometteur conduira à des essais in vivo fructueux. La mise en application de la divulgation de M. Oshlack ne mènerait pas nécessairement à la contrefaçon du brevet 738.

 

[82]           Le fait est que ce qui était revendiqué comme invention n’était ni « décrit » dans aucun brevet ou autre publication antérieure, ni utilisé plus d’un an avant le dépôt de la demande de brevet. 

 

            Évidence

[83]           Même si l’invention n’avait pas fait l’objet d’une divulgation antérieure, elle aurait pu être évidente.

 

[84]           Nul besoin, là encore, d’aller plus loin que l’arrêt Plavix, précité, de la Cour suprême qui a précisé l’état du droit sur la question de savoir jusqu’où il fallait aller en matière d’antériorité pour conclure qu’une invention n’était pas évidente. Au pays comme à l’étranger, les tribunaux ont examiné la question de savoir si cela « valait la peine d’être tenté » ou si

« l’essai allait de soi ». Toutefois, le droit au Canada est maintenant clair comme l’a ainsi affirmé au paragraphe 66 le juge Rothstein :

 

[66] Pour conclure qu’une invention résulte d’un « essai allant de soi », le tribunal doit être convaincu selon la prépondérance des probabilités qu’il allait plus ou moins de soi de tenter d’arriver à l’invention. La seule possibilité d’obtenir quelque chose ne suffit pas. 

 

[85]           Il ajoute en outre :

[67] Lors de l’examen relatif à l’évidence, il y a lieu de suivre la démarche à quatre volets d’abord énoncée par le lord juge Oliver dans l’arrêt Windsurfing International Inc. c. Tabur Marine (Great Britain) Ltd., [1985] R.P.C. 59 (C.A.). La démarche devrait assurer davantage de rationalité, d’objectivité et de clarté.  Le lord juge Jacob l’a récemment reformulée dans l’arrêt Pozzoli SPA c. BDMO SA, [2007] F.S.R. 37 (p. 872), [2007] EWCA Civ 588, par. 23 : 

 

[traduction]  Par conséquent, je reformulerais comme suit la démarche préconisée dans l’arrêt Windsurfing :

 

(1)        a) Identifier la « personne versée dans l’art »;

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2)        Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3)        Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation; 

(4)        Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?  [Je souligne.]

 

La question de l’« essai allant de soi » se pose à la quatrième étape de la démarche établie dans les arrêts Windsurfing et Pozzoli pour statuer sur l’évidence.

 

 

[86]           Nous avons défini la « personne versée dans l’art ». Cette personne, ou groupe de personnes, savait que l’oxycodone est un analgésique, qu’en combinaison avec d’autres médicaments elle est  efficace pour le soulagement de douleur faible ou modérée, qu’en tant qu’ingrédient actif unique elle est efficace pour le soulagement de douleur modérée ou intense, et que des formulations sont  disponibles pour contrôler sa libération in vitro. En fait, la connaissance de ses propriétés est  suffisamment répandue, comme son élimination de l’organisme à demi‑vie, que son arrivée comme produit de contrôle de libération pourrait être très favorablement accueillie étant donné les réactions négatives de nombreux patients aux différents opioïdes.

 

[87]           Le concept inventif est l’oxycodone dont la libération contrôlée demeure à l’intérieur de profils de dissolution et pharmacocinétique donnés de 10 à 14 heures.

 

[88]           Cette combinaison se différencie de tout ce qui représente l’« état de la technique ». Le concept inventif ne repose pas sur l’idée mais plutôt sur sa réalisation. La question est donc de savoir si ces différences constituent des étapes qui auraient été évidentes ou si elles impliquent un tant soit peu d’activité inventive.

 

[89]           Certaines décisions ont confondu la notion de l’« essai allant de soi » avec celle de la  [traduction] « réalisation allant de soi ». Cependant, comme l’affirme le juge Rothstein au paragraphe 65 de l’arrêt Plavix : «  […] J’estime que la notion d’« essai allant de soi » n’est applicable que lorsqu’il est très clair ou, pour reprendre les termes employés par le lord juge Jacob [dans l’arrêt Saint‑Gobain PAM SA c. Fusion Provida Ltd., [2005] EWCA Civ 177], qu’il est plus ou moins évident, que l’essai sera fructueux. »

 

[90]           Comme je l’ai déjà mentionné, j’estime que la nouveauté et l’utilité reposent sur cette combinaison, et non nécessairement sur un élément précis de celle‑ci.

 

[91]           Selon Pharmascience, le profil plasmatique du Dr Kaiko est tout simplement fondé sur les données disponibles concernant l’oxycodone à libération immédiate et le pic de libération relativement rapide de MS CONTIN. Ce médicament pose toutefois quelques problèmes, car chez certains patients, la concentration plasmatique chute trop rapidement. Le Dr Levy a élaboré un modèle mathématique qui était assez semblable visant à répondre à l’argument de Purdue selon lequel son modèle ne fait pas partie des connaissances générales courantes. En tant que père de la pharmacocinétique, cet homme est un puits de science. Quoi qu’il en soit, la conclusion que quiconque devait parvenir à une formulation qui atteindrait ce résultat ne s’impose pas. C’est à cet égard que je qualifie le témoignage du Dr Bodmeier de très convaincant. Lorsque les responsables du marketing, les cliniciens ou les pharmacocinéticiens décident qu’une formulation à libération contrôlée d’un médicament donné pourrait être avantageuse, le formulateur reçoit un profil cible. La première étape consiste alors à étudier la formulation à libération immédiate afin de déterminer s’il est même possible de produire une formulation à libération contrôlée. Si cette formulation contient déjà une dose élevée, on pourrait s’interroger sur la sagesse de l’augmenter.

 

[92]           Le formulateur doit prendre en considération la solubilité, la constante de distribution, le polymorphisme du médicament ainsi que d’autres facteurs. La durée de la demi‑vie du médicament et sa stabilité chimique à l’état solide et dissous sont des facteurs très importants. Si l’objectif est d’obtenir une forme posologique orale solide, il pourrait être loisible de prendre en compte les comprimés, gélules, pellets ou granulés.

 

[93]           Quant à la méthode utilisée pour ralentir la libération, même si un système matriciel est appliqué, de nombreux autres choix peuvent s’offrir. La formule matricielle peut être soluble (hydrophile) ou non soluble (hydrophobe) dans l’eau. La liste est longue. Une fois les formulations préliminaires obtenues, elles doivent être soumises à des essais in vitro avec des variations afin d’obtenir un profil lent, moyen ou rapide de façon à avoir une idée des caractéristiques de libération des excipients et du médicament.

 

[94]           Selon le Dr Bodmeier :

[traduction] [...] de nombreux choix doivent être faits par le formulateur concernant le système de libération, les excipients et le traitement lors du développement d’un système de libération d’un médicament à libération contrôlée. De plus, chaque médicament est différent et présente des propriétés physicochimiques et pharmacocinétiques qui lui sont propres. Ces propriétés (dose, solubilité, stabilité, pharmacocinétique, etc.) s’ajoutent à la complexité du processus de mise au point d’une formulation. Comme nous l’avons déjà mentionné, il n’est pas de processus préétabli auquel il est possible de recourir lors de l’élaboration d’une formulation à libération contrôlée à l’égard d’un médicament donné.

 

[95]           Compte tenu de ces paramètres, et des années de labeur de M. Oshlack parsemées d’autant d’essais et d’erreurs, j’estime qu’il n’était pas évident que les essais seraient fructueux. Les efforts pour réaliser l’invention ont été considérables, et les essais n’étaient pas des essais de routine. Le travail constituait une activité inventive.

 

[96]           Dans l’arrêt Plavix, le juge Rothstein a dressé une liste d’éléments qui n’est pas exhaustive devant être pris en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée à l’égard de ce qui est revendiqué en l’espèce :

[69]      Lorsque l’application du critère de l’« essai allant de soi » est justifiée, les éléments énumérés ci‑après doivent être pris en compte à la quatrième étape de l’examen de l’évidence. Tout comme ceux pertinents pour l’antériorité, ils ne sont pas exhaustifs et s’appliquent selon la preuve offerte dans le cas considéré.

 

(1) Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

(2) Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

(3) L’antériorité fournit‑elle un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

 

 

[97]           J’ai déjà examiné la question de savoir s’il était plus ou moins évident que les essais seraient fructueux ainsi que celle de l’ampleur des efforts requis. Compte tenu de mes conclusions, il ne serait même pas nécessaire de tenir compte de la motivation.

 

[98]           Malgré la motivation évidente de Purdue de mettre au point une myriade de comprimés d’opioïde à libération contrôlée, il ne semble pas que cette motivation était partagée par l’industrie pharmaceutique en général. Si quelqu’un s’était donné la peine de s’y intéresser, l’oxycodone était en effet digne d’intérêt, mais elle existait déjà depuis longtemps.

 

[99]           Dans Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2009 CAF 8, 72 C.P.R. (4th) 141, la Cour d’appel fédérale a souligné la façon différente dont le Canada et le Royaume‑Uni traitent de la question de la motivation. Citant la décision rendue en première instance par le juge Laddie dans Lilly Icos Ltd. c. Pfizer Ltd., [2001] F.S.R. 16, confirmée par la Cour d’appel d’Angleterre dans [2002] EWCA Civ 1, le juge Noël a ainsi conclu :

[43]      Selon le raisonnement avancé par le juge Laddie et approuvé par la Cour d’appel d’Angleterre, lorsque la motivation d’obtenir un résultat est très forte, le degré de succès attendu devient peu important. Dans ces conditions, la personne versée dans l’art peut se sentir poussée à poursuivre l’expérimentation même si les chances de succès ne sont pas particulièrement grandes.

 

 

[100]       Le juge Noël a cependant poursuivi en affirmant que l’approche fondée sur la seule possibilité d’obtenir un résultat avait été expressément rejetée dans l’arrêt  Plavix, précité, dont j’ai déjà cité le paragraphe 66.

 

            Prédiction valable d’utilité

[101]       Purdue a été critiquée pour avoir revendiqué des profils de compositions contenant entre 10 et 160 mg d’oxycodone. Les essais in vivo portaient cependant sur une dose variant entre 4 et 30 mg. La viabilité de l’invention à des doses plus élevées n’a pas été établie. Toutefois, une invention peut s’appuyer sur une « prédiction valable ». Il est possible qu’une prédiction s’avère juste alors qu’elle n’avait pas de fondement solide à l’origine. En fait, il s’agit d’un coup de chance. Si c’est le cas, la revendication est rejetée. Par ailleurs, il est aussi possible qu’une prédiction soit valable et qu’elle s’avère ultérieurement inexacte. Dans ce cas, la revendication est rejetée, non pas en raison de l’absence de prédiction valable, mais parce que l’invention n’est pas utile.

 

[102]       Comme l’a affirmé le juge Binnie au paragraphe 70 de l’arrêt Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 SCC 77, [2002] R.C.S. 153, (2002) 21 C.P.R. (4th) 499 (AZT) :

 

[70]    La règle de la prédiction valable comporte trois éléments.  Premièrement, comme c’est le cas en l’espèce, la prédiction doit avoir un fondement factuel.‑‑ Deuxièmement, à la date de la demande de brevet, l’inventeur doit avoir un raisonnement clair et

« valable » qui permette d’inférer du fondement factuel le résultat souhaité.‑‑ Troisièmement, il doit y avoir divulgation suffisante.

 

[103]       Le fondement factuel et le raisonnement valable à partir desquels le résultat souhaité peut être inféré s’appuient sur les comprimés d’oxycodone à libération immédiate déjà sur le marché, lesquels sont des analgésiques utiles ayant un profil pharmacocinétique précis. Même s’il s’agit de comprimés de 10 mg, le Dr Kaiko a été en mesure de prédire les caractéristiques de doses plus importantes par « coefficient de distribution ». Pour la plupart des médicaments, mais pas tous, le fait de doubler la dose a pour effet de doubler la concentration dans le plasma sanguin à n’importe quel moment dans le temps. Ce résultat pourrait être atteint en multipliant les valeurs relatives à une dose de 10 mg par 16. C’est ce que le Dr Kaiko a fait en ce qui concerne le pic de concentration plasmatique. Or, il a également recherché une fourchette après 12 heures dans laquelle la concentration maximale pourrait atteindre la moitié de la concentration maximale observée. Cette variation était énoncée clairement et ne s’est pas avérée être un échec dans la pratique. De fait, elle est plus restrictive que les coefficients de distribution ne l’indiquent.

 

[104]       Pharmascience soutient que la revendication 11 a été déposée seulement pour contourner la revendication 9. Elle fait valoir que la revendication 9 est invalide pour cause d’évidence compte tenu du brevet de formulation américain antérieur de M. Oshlack. À  mon avis, ce n’est pas le cas. De plus, même en affirmant que le taux de dissolution in vitro de la revendication 9 était trop étendu pour donner lieu à un profil in vivo approprié, cela ne signifie pas que l’on peut en dire autant de l’écart plus étroit de la revendication 11.

 

            Portée excessive et absence de divulgation

[105]       Comme je l’ai affirmé au tout début, la demande serait devenue théorique si Purdue n’avait pas revendiqué des matrices pouvant conduire littéralement à des centaines et des centaines de formulations différentes. Selon Pharmascience toutefois, la demande ne revendique que des variantes du système AcroContin déjà breveté. Même avec une certaine marge de manœuvre, l’invention ne documente en rien l’utilisation du HPMC dans une matrice.

 

[106]       Le président Thorson a déclaré ce qui suit à la page 352 de la décision Minerals Separation North American Corp. c. Noranda Mines Ltd., [1947] Ex. C.R. 306 :

 

[traduction]  En formulant ses revendications, l’inventeur érige une clôture autour des champs de son monopole et met le public en garde contre toute violation de sa propriété.  La délimitation doit être claire afin de donner l’avertissement nécessaire, et seule la propriété de l’inventeur doit être clôturée. 

 

(Cité dans Free World, précité, au paragraphe 14)

 

 

[107]       J’ai déjà cité en partie dans les présents motifs le paragraphe 15 de l’arrêt Free World. Je reproduis maintenant le paragraphe dans son entièreté :

15        En réalité, les « clôture s» sont souvent constituées d’une superposition complexe de définitions de différents éléments (ou « composants » ou « caractéristiques » ou « parties intégrantes ») dont la complexité, l’interchangeabilité et l’ingéniosité sont variables.  Un ensemble de mots et d’expressions définit le monopole, met le public en garde et piège le contrefacteur. Dans certains cas, les éléments précis de la « clôture » peuvent être cruciaux ou « essentiels » au fonctionnement de  l’invention revendiquée; dans d’autres, l’inventeur peut envisager que des variantes puissent aisément être employées ou substituées sans que cela ne modifie substantiellement le fonctionnement de l’invention, et la personne versée dans l’art qui prend connaissance de la teneur de la revendication peut le constater. Il incombe au tribunal appelé à interpréter des revendications de distinguer les cas les uns des autres, de départager l’essentiel et le non essentiel et d’accorder au « champ » délimité dans un cas appartenant à la première catégorie la protection juridique à laquelle a droit le titulaire d’un brevet valide. 

 

[108]       Pharmascience cite le paragraphe 32 de l’arrêt Free World, dont voici un extrait :

[...] Je le répète, l’ingéniosité propre à un brevet ne tient pas à la détermination d’un résultat souhaitable, mais bien à l’enseignement d’un moyen particulier d’y parvenir.  La portée des revendications ne peut être extensible au point de permettre au breveté d’exercer un monopole sur tout moyen d’obtenir le résultat souhaité.  Il n’est pas légitime, par exemple, de faire breveter un procédé permettant de faire repousser les cheveux d’un homme atteint de calvitie et de prétendre ensuite que n’importe quel moyen d’obtenir ce résultat emporte la contrefaçon du brevet.

 

 

[109]       À mon avis, une fois les profils de dissolution et pharmacocinétique établis au moyen d’un système matriciel, il serait assez simple de contourner les revendications en incorporant dans une matrice des excipients différents de ceux spécifiquement utilisés dans les exemples divulgués. Si les inventeurs avaient formulé les revendications de façon à rendre essentiels l’AcroContin ou de légères variantes de ce système, alors le produit de Pharmascience ne constituerait pas une contrefaçon. C’est ce qui s’est produit dans Biovail Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Ministre de la santé nationale et du bien‑être social), 2005 CF 9, 37 C.P.R. (4th) 487 où une variante qui aurait bien pu être considérée comme une variante non essentielle est devenue une variante essentielle parce que l’inventeur l’avait affirmé. Même en l’absence de formulation précise dans la revendication, il y a lieu de présumer qu’une variante non essentielle entre dans sa portée. (Free World, par. 57).

 

[110]       Aucun marché n’est conclu s’il est possible de contourner l’invention divulguée par l’utilisation d’une variante non essentielle dans une matrice.

 

[111]       La question qui se pose est de savoir si le public ne dispose pas déjà de ce qui est revendiqué comme monopole. Le professeur Vaver a déclaré ce qui suit à la page 133 de Intellectual Property Law, (Irwin Law, Concord, Ontario : 1997) :

[traduction] On applique ici deux poids deux mesures. Les tribunaux donnent des brevets une interprétation non littérale, dite « téléologique », lorsqu’ils veulent en mettre à l’épreuve la validité interne ou essaient d’établir s’ils ont été contrefaits. Mais lorsqu’ils examinent les publications antérieures en fonction du critère de la nouveauté, ils donnent de ces dernières une interprétation étroite. Ces publications sont ensuite soumises à « l’examen le plus rigoureux », et une « lourde charge » pèse sur la partie qui conteste le brevet. Peut‑être faudrait‑il plutôt appliquer le même principe aux brevets et à l’état de la technique. Les publications antérieures devraient faire l’objet d’un examen téléologique, c’est‑à‑dire être lues du point de vue de la personne versée dans l’art. Cet examen devrait s’appliquer aux équivalents évidents des éléments décrits ou revendiqués dans le brevet

 

 

Voir Shire Biochem Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 538, 67 C.P.R. (4th) 94, aux par. 60 et suivants.

 

[112]       Je crois que la même approche devrait être retenue quant aux allégations d’invalidité pour cause d’évidence compte tenu de l’antériorité. Il est en effet difficile d’appliquer la quatrième étape de la démarche établie dans les arrêts Windsurfing/Pozzoli, c.‑à‑d. « abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée – ».

 

[113]       De plus, comme l’a affirmé le juge Binnie au paragraphe 25 de l’arrêt Free World « [i]l faut peu d’ingéniosité pour constituer un dossier d’antériorité lorsqu’on dispose du recul nécessaire ».

[114]       À mon avis, Purdue a fait progressé l’état de la technique avec un apport qui était à la fois utile et nouveau. C’est une chose que de mener des essais sans savoir si le résultat souhaité est réalisable. C’en est une autre lorsque la voie a été tracée et que l’on sait le résultat possible.

 

[115]       En outre, Purdue n’a pas revendiqué l’ensemble des démarches menant au résultat souhaité. Le brevet n’empêche pas Pharmascience d’utiliser d’autres méthodes pour contrôler la libération de l’oxycodone comme l’utilisation d’un réservoir ou d’un système contrôlé par la pression osmotique, ou encore de profils in vitro et in vivo différents.

 

[116]       Il est vrai que les bases ont été jetées, mais les revendications 5 et 11 ont fait progresser l’état de la technique et elles améliorent ce qui existait déjà. Au paragraphe 95 de l’arrêt AZT, précité, le juge Binnie a cité le London Journal of Arts and Sciences de 1831, lequel exprimait l’opinion selon laquelle les inventeurs se divisent en trois catégories. Les premiers sont des hommes de génie. Les deuxièmes sont des hommes dont l’imagination n’est pas aussi considérable mais qui sont capables de réaliser des améliorations sensibles. Les troisièmes regroupent ceux qui n’ont pas beaucoup d’imagination et d’originalité de pensée, mais qui démontrent une certaine ingéniosité. Je dirais que la présente invention tombe dans la deuxième catégorie.

 

CONCLUSION

[117]       Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir la demande et interdirais au ministre de délivrer un avis de conformité à Pharmascience jusqu’à l’expiration du brevet 738.

 

[118]       Purdue a droit à ses dépens. Comme le ministre n’a pas participé aux débats, il n’est pas adjugé de dépens contre lui ou en sa faveur. Les parties sont au fait de la jurisprudence récente établissant les paramètres pour l’adjudication de dépens raisonnables applicables aux demandes de la nature de celle en l’espèce. Il est à espérer que les parties s’entendent. Sinon, elles pourront demander des directives.

 

[119]       Les motifs en l’espèce ont été rendus sous le sceau de la confidentialité le 16 juillet 2009. Les parties n’ont pas demandé à ce qu’une partie quelconque des motifs soient supprimés dans la version publique.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

Vancouver (C.‑B.)

Le 16 juillet 2009

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean‑Jacques Goulet, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1837‑07

 

RÉFÉRENCE :                                              PURDUE PHARMA c.
PHARMA SCIENCE INC. ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Du 8 au 12 juin 2009

 

MOTIFS PUBLICS DE

L’ORDONNANCE :                                     LE JUGE HARRINGTON

 

DATE :                                                           Le 16 juillet 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony Creber

James Mills

Chantal Saunders

 

POUR LA REQUÉRANTE

Carol Hitchman

Paula Bremner

 

Personne n’a comparu

POUR LA DÉFENDERESSE, PHARMASCIENCE INC.

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gowlings

Avocats et procureurs

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA REQUÉRANTE

Hitchman & Sprigings

Avocats et procureurs

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

PHARMA SCIENCE INC.

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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