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Date : 20080625

Dossier : DES-1-08

Référence : 2008 CF 807

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2008

En présence de monsieur le juge Mosley

 

ENTRE :

OMAR KHADR

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS PUBLICS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le 23 mai 2008, la Cour suprême du Canada a ordonné au ministre de la Justice et procureur général du Canada, au ministre des Affaires étrangères et du Commerce international, au directeur du Service canadien du renseignement de sécurité et au commissaire de la Gendarmerie royale du Canada de remettre à un « juge » au sens de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5, art. 38 (la Loi), des copies non expurgées de tous les documents, dossiers et autres pièces en leur possession susceptibles d’intéresser les accusations pesant actuellement contre le demandeur, M. Omar Khadr, à la base militaire des États‑Unis à Guantanamo (Cuba).

 

[2]               Un « juge » au sens de l’article 38 de la Loi est le juge en chef de la Cour fédérale ou le juge de la Cour fédérale désigné par le juge en chef pour statuer sur les questions dont est saisi le tribunal en application de l’article 38.04 de la Loi.

 

[3]               La Cour suprême a ordonné au juge à qui les pièces ont été remises de statuer sur tout privilège ou exception d’intérêt public revendiqué, notamment sur le fondement des articles 38 et suivants, et de rendre une ordonnance de communication conformément aux motifs de l’arrêt : Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28.

 

            L’historique de la procédure

 

[4]               La Cour suprême était saisie d’un pourvoi contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale rendu le 10 mai 2007 et modifié le 19 juin 2007 : Khadr c. Canada (Ministre de la Justice), 2007 CAF 182, [2007] A.C.F. no 672. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a jugé que M. Khadr avait droit, en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11, à la communication de toutes les pièces pertinentes au regard de l’instance américaine qui étaient en la possession des intimés. La Cour suprême a rejeté le pourvoi du gouvernement à l’encontre de cette conclusion mais a modifié l’ordonnance quant à l’étendue de la communication à laquelle M. Khadr avait droit.

 

[5]               Dans ses motifs, la Cour d’appel invoquait le droit d’un accusé au Canada à la communication de tous les renseignements pertinents et non protégés en la possession de la poursuite, qu’ils soient inculpatoires ou disculpatoires, comme l’a reconnu l’arrêt de la Cour suprême R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, ce droit étant subordonné aux revendications d’immunité d’intérêt public que le procureur général du Canada pourrait formuler dans le cadre de la procédure prévue à l’article 38 de la Loi.

 

[6]               L’ordonnance de la Cour d’appel aurait englobé toutes les pièces pertinentes que le Canada avait obtenues des autorités américaines. Les appelants ont contesté l’ordonnance au motif que les droits de M. Khadr en vertu de l’article 7 de la Charte ne s’étendaient pas à la production de renseignements à des fins de communication dans une instance criminelle étrangère.

 

[7]               La Cour suprême a statué que la Charte liait le Canada dans la mesure où des responsables canadiens avaient participé à une procédure étrangère qui allait à l’encontre des obligations du Canada en droit international. La Cour suprême des États-Unis avait décidé que les détenus à Guantanamo avaient été illégalement privés du recours à l’habeas corpus et que la procédure en vertu de laquelle ils allaient être poursuivis contrevenait aux Conventions de Genève de 1949. Vu cette conclusion du tribunal étranger ayant compétence en dernier ressort sur l’instance criminelle, les principes de la souveraineté et de la courtoisie judiciaire n’empêchaient pas de conclure que l’article 7 de la Charte imposait au Canada l’obligation de communiquer les pièces en sa possession en raison de sa participation à la procédure illégale.

 

[8]               Il a été sursis à l’exécution du jugement de la Cour d’appel fédérale en attendant le résultat du pourvoi devant la Cour suprême. Le 23 janvier 2008, dans le contexte d’une requête pour prorogation du sursis, la juge en chef Beverley McLachlin a ordonné que la procédure prévue à l’article 38 se poursuive, comme l’avait ordonné la Cour d’appel, sous réserve qu’il ne soit procédé à aucune communication en l’absence d’une ordonnance additionnelle de la Cour suprême.

 

[9]               Dans un avis de demande déposé le 24 janvier 2008, le demandeur a demandé la communication de renseignements que le gouvernement avait refusé de communiquer dans les actions devant la Cour fédérale nos T-536-04, T-686-04 et T-3-06. Le demandeur avait demandé la production de ces renseignements dans le cadre de procédures de communication de la preuve dans les actions susmentionnées et en invoquant la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1. En conséquence, environ 3000 pages largement expurgées avaient été communiquées aux avocats du demandeur. Dans la présente instance, le demandeur a demandé la communication de tout renseignement expurgé qui pourrait intéresser les accusations portées contre lui à Guantanamo selon la norme de l’arrêt Stinchcombe.

 

[10]           Des mesures immédiates ont été prises pour disposer de la demande en attendant des directives additionnelles de la Cour suprême. Sur requête du demandeur, le juge en chef Allan Lutfy a nommé Me Brian Glover, avocat, pour agir comme ami de la cour afin d’aider la Cour lors d’audiences au cours desquelles le procureur général présenterait des éléments de preuve et des observations en l’absence des avocats du demandeur. L’affaire a ensuite été confiée au soussigné, juge désigné au sens de la Loi, pour qu’il tienne une audience et rende une décision.

 

[11]           Les étapes préliminaires, notamment le dépôt des affidavits et des observations écrites, se sont terminées à la fin mars. À la suite d’une nouvelle vérification auprès des ministères et organismes concernés, le procureur général a produit une série de documents comptant 182 pièces contenant les renseignements en litige à titre de pièces jointes à des affidavits ex parte souscrits par des témoins du gouvernement.

 

[12]           La plupart de ces documents sont des communications internes du gouvernement, notamment des notes de service, des notes d’information et des courriels. Certains contiennent des renseignements généraux sur le demandeur et sa famille et décrivent les mesures prises par des responsables canadiens pour obtenir et recueillir des renseignements au sujet de son état de santé et de son statut à la suite de sa capture près de Khost, en Afghanistan, en juillet 2002. D’autres se rapportent à la planification, la coordination et les rapports de visites à Guantanamo par des responsables. Les documents répètent souvent les mêmes renseignements. Les rapports reçus d’un ministère ou organisme étaient partagés avec d’autres et leur contenu était ensuite reproduit dans des documents subséquents.

 

[13]           Le 25 mars 2008, la Cour a tenu une audience à huis clos pour permettre aux avocats du demandeur de formuler des observations confidentielles concernant l’instance criminelle devant la commission militaire américaine et l’importance potentielle des renseignements non communiqués pour la défense. Une série d’audiences ex parte ont ensuite été tenues pour recevoir les éléments de preuve du gouvernement concernant le préjudice qui pourrait découler de la communication des renseignements et pour entendre les observations des avocats du procureur général et de l’ami de la cour. La Cour a conclu ces audiences le 17 avril 2008.

 

[14]           L’ami de la cour, Me Glover, a eu accès à tous les documents protégés produits par le procureur général et a assisté à chacune des audiences ex parte. Il a contre-interrogé les témoins du gouvernement et formulé des observations concernant l’application aux documents des considérations prévues à l’article 38.

 

[15]           À la demande de la Cour, les avocats du procureur général et l’ami de la cour ont dressé une liste des renseignements qu’ils estimaient potentiellement pertinents quant à la défense du demandeur. Ils ont identifié ces renseignements dans leur plaidoirie et ont produit une liste écrite. Bien que cela ait été utile pour la Cour, j’ai examiné chaque pièce de la série de documents et j’ai procédé à ma propre évaluation de ce qui serait pertinent pour l’instance criminelle. Il a ensuite été sursis à l’instance en attendant le prononcé du jugement de la Cour suprême.

 

[16]           À la suite du prononcé de ce jugement, les avocats des parties et l’ami de la cour ont été convoqués à une conférence le 26 mai 2008 pour que la Cour puisse entendre leurs observations au sujet des répercussions du jugement sur la présente demande. Une audience ex parte a ensuite été tenue le 27 mai pour entendre des observations complémentaires des avocats du procureur général et de l’ami de la cour concernant certains documents précis au sujet desquels la Cour avait encore certaines questions.

 

[17]           Conformément à la directive qui leur avait été donnée de fournir des assurances que tous les documents visés par l’ordonnance de la Cour suprême avaient été produits, les avocats du procureur général ont procédé à d’autres vérifications auprès des ministères et organismes concernés pour déterminer s’il se pouvait que ceux-ci aient en leur possession des documents additionnels qui auraient été laissés de côté lors de la constitution de la série de documents remis à la Cour. À la suite de cette vérification, les avocats du procureur général ont informé la Cour par lettre datée du 30 mai 2008 que le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (le MAECI) avait repéré trois documents qui étaient peut-être visés par le jugement de la Cour suprême. Ces documents ont été communiqués à la Cour sous une forme non expurgée.

 

[18]           Après avoir examiné ces trois nouveaux documents, je suis convaincu que la Cour disposait déjà des renseignements qu’ils contiennent dans deux documents. Deux des documents sont des versions en format différent des documents 140 et 142; ils ont le même contenu. Le troisième est une page de notes manuscrites dont le contenu est similaire à celui du document 142. Ces documents auraient dû être repérés lors de la recherche antérieure de documents potentiellement pertinents, mais je n’ai aucune raison de croire qu’ils ont été laissés de côté autrement que par inadvertance. En tout état de cause, leur production à ce stade tardif n’ajoute ni ne modifie rien d’important au travail qui avait été accompli jusqu’à présent. Pour ce motif, je n’ai pas jugé nécessaire de recevoir des affidavits ou témoignages additionnels ni de convoquer les avocats à une nouvelle conférence.

 

[19]           Tard dans la semaine du 26 mai 2008, la Cour a été informée que plusieurs médias demanderaient l’autorisation d’intervenir dans la présente instance. Les avocats de CTVGlobeMedia Publishing Inc., Toronto Star Newspapers Ltd. et la Canadian Broadcasting Corporation ont par la suite produit des dossiers de requête qui traitaient aussi du bien-fondé de leurs interventions proposées.

 

[20]           Les avocats des parties et l’ami de la cour ont été invités à commenter par écrit les requêtes en intervention, et une audience a été tenue le 12 juin pour entendre les observations verbales des sociétés qui désirent intervenir et des parties. Par souci d’économie judiciaire, j’ai entendu les arguments relatifs aux requêtes en autorisation d’intervention ainsi qu’au bien-fondé des positions avancées sur la question de la diffusion publique des renseignements, et j’examinerai les deux questions dans les présents motifs.

 

[21]           Avant d’examiner ces questions, j’estime utile de formuler quelques commentaires au sujet de la portée du jugement de la Cour suprême et de la compétence de la Cour.

 

 

            Portée et effet du jugement de la Cour suprême :

 

[22]           À mon avis, la compétence de la Cour pour examiner la présente affaire découle entièrement du recours du demandeur fondé sur la Charte et non de l’autorité légale conférée par la Loi sur la preuve au Canada en vertu de laquelle M. Khadr a officiellement demandé la communication dans sa demande du 24 janvier 2008. Il en est ainsi parce que la demande ne se rapporte d’aucune manière véritable à une « instance » sous-jacente au sens de l’article 38.01 de la Loi. Selon la Loi, une instance se déroule devant un tribunal, un organisme ou une personne ayant le pouvoir de contraindre la production de renseignements. J’interprète cette définition comme étant assujettie aux restrictions territoriales normales applicables aux lois canadiennes. L’instance en cause se déroule devant un tribunal dans un ressort étranger qui n’a aucun pouvoir de contraindre la production de renseignements au Canada.

 

[23]           Il a été ordonné à la Cour de procéder à un examen des renseignements en vertu de l’article 38 pour donner effet au recours fondé sur la Charte découlant de la participation de responsables canadiens à une procédure étrangère illégale. La Cour suprême a statué que tous les renseignements recueillis par le Canada grâce à cette participation et les renseignements ainsi acquis qui avaient ensuite été partagés avec les États-Unis devaient être communiqués. La procédure prévue à l’article 38 constitue un moyen commode d’évaluer si des considérations liées à l’intérêt public devraient limiter l’information qui devrait être communiquée, mais elle ne constitue pas la source de la compétence de la Cour.

 

[24]           Je note qu’il y a encore des actions civiles en instance devant la Cour contre le gouvernement fédéral concernant la prestation de services consulaires à M. Khadr et des questions connexes. Il se peut que le demandeur ait le droit de demander une décision en vertu de l’article 38 concernant le refus de communiquer des renseignements qui doivent l’être et la communication de renseignements dans une ou plusieurs de ces actions. Cela exigerait un examen que la Cour n’a pas effectué. Il est clair que la portée de l’examen que la Cour peut effectuer dans la présente instance est liée à l’instance américaine et se limite aux paramètres fixés dans le jugement de la Cour suprême.

 

[25]           Au paragraphe 34 de ses motifs, la Cour suprême affirme que « [l]e Canada a une obligation de communication suivant l’art. 7 afin d’atténuer les conséquences de la participation canadienne ayant consisté à relayer l’information obtenue aux autorités américaines. » Au paragraphe 35, elle écrit que « [l]e juge désigné de la Cour fédérale qui entendra la demande […] pourra être plus à même de déterminer quels éléments ont été partagés avec les Américains et quels autres documents, s’il en est, devraient être communiqués, compte tenu des présents motifs et des principes dégagés dans l’arrêt Stinchcombe. » [Non souligné dans l’original.]

 

[26]           À première vue, les mots soulignés ne sembleraient pas exclure la possibilité que le juge désigné puisse appliquer le critère relatif à la pertinence énoncé dans l’arrêt Stinchcombe aux pièces expurgées comprises dans la série de documents.

 

[27]           Cependant, l’étendue de l’obligation de communication reconnue par la Cour suprême est résumée au paragraphe 37 :

Pour statuer sur la demande, la Cour d’appel fédérale a conclu que le régime de communication établi dans l’arrêt Stinchcombe devait s’appliquer, de sorte qu’il y avait obligation de communiquer tous les documents en la possession de l’État canadien susceptibles d’intéresser les accusations portées contre M. Khadr, sous réserve des art. 38 et suivants de la Loi sur la preuve au Canada. Or, notre conclusion selon laquelle l’art. 7 commande la communication ne résulte pas de l’application directe de l’arrêt Stinchcombe à la présente affaire, mais du fait que les responsables canadiens ont permis aux autorités américaines de prendre connaissance de la teneur de leurs entretiens avec M. Khadr à Guantanamo. Par conséquent, la portée de notre ordonnance diffère de celle de la Cour d’appel fédérale. Les appelants doivent communiquer (i) tous les documents, sous quelque forme, relatifs aux entretiens des responsables canadiens avec M. Khadr, ainsi que (ii) tout renseignement dont la communication aux autorités américaines découle directement du fait que le Canada a interrogé M. Khadr. La communication demeure conditionnée par la prise en compte de la sécurité nationale et d’autres considérations conformément aux art. 38 et suivants de la Loi sur la preuve au Canada. [Non souligné dans l’original.]

 

[28]           Au paragraphe 40, la Cour réitère que le « […] juge désigné examinera les documents et entendra les parties, puis il déterminera quels documents sont visés au par. 37 des présents motifs. » Je déduis des motifs de la Cour suprême considérés dans leur ensemble que la Cour peut toujours s’inspirer des principes énoncés dans l’arrêt Stinchcombe, mais uniquement dans la mesure où les pièces en cause se rapportent à la participation directe du Canada à la procédure américaine sous la forme des entretiens réalisés à Guantanamo et du partage du fruit de ces entretiens avec les États‑Unis.

 

[29]           En conséquence, la portée de l’enquête effectuée par la Cour a été considérablement restreinte. Des renseignements compris dans la série de documents qui auraient pu être considérés comme pertinents quant aux accusations criminelles en vertu de l’arrêt Stinchcombe ont été fournis au Canada par des organismes américains à des fins de partage de renseignement et d’application de la loi sans rapport avec les visites des responsables canadiens à Guantanamo.

 

[30]            Je noterai ici que les droits relatifs à la communication de la preuve suivant les règles fédérales et militaires américaines n’ont pas, en règle générale, une aussi grande portée que ceux qui s’appliquent au Canada en vertu des principes de l’arrêt Stinchcombe : voir Brady c. Maryland, 373 U.S. 83 (1963); United States c. Dancy, 38 M.J. 1, 4 (CMA, 1993). Suivant les règles américaines, le demandeur a droit à tout élément de preuve disculpatoire ou atténuant et à ses propres déclarations consignées qui sont sous le contrôle du gouvernement, mais il n’a pas droit à la communication d’autres renseignements incriminants pertinents que la poursuite ne compte pas utiliser. Cela comprend des renseignements incriminants qui peuvent être incompatibles avec la théorie de la poursuite. En conséquence, il se peut que le demandeur n’obtienne pas des autorités américaines au cours de son procès devant la commission militaire américaine la communication de renseignements qui pourraient lui être utiles et qui sont en la possession d’organismes canadiens. Mais cela outrepasse la compétence de la Cour.

 

            Les requêtes en intervention :

 

[31]           L’article 109 des Règles des Cours fédérales permet à la Cour d’autoriser un tiers à intervenir dans une instance. En l’espèce, les requérantes demandent l’autorisation d’intervenir à seule fin de présenter des arguments au sujet de la diffusion publique des renseignements qui seront communiqués à M. Khadr et à ses avocats par suite de l’ordonnance de la Cour suprême et de la décision de la Cour en vertu de l’article 38. Le demandeur et l’ami de la cour sont favorables à l’intervention proposée. Le procureur général s’y oppose.

 

[32]           Aux termes de l’alinéa 109(2)b), la personne qui désire intervenir doit démontrer que sa participation aidera à la prise d’une décision sur une question de fait ou de droit se rapportant à l’instance. Les facteurs que la Cour doit prendre en compte pour décider si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder l’autorisation d’intervenir sont énoncés dans l’arrêt S.C.F.P. c. Les Lignes aériennes Canadien International Limitée, [2000] A.C.F. no 220, 95 A.C.W.S. (3d) 249 (C.A.). Ces facteurs sont les suivants :

(1) La personne qui se propose d’intervenir est-elle directement touchée par l’issue du litige?

(2) Y a-t-il une question qui est de la compétence des tribunaux ainsi qu’un véritable intérêt public?

(3) S’agit-il d’un cas où il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour?

(4) La position de la personne qui se propose d’intervenir est-elle défendue adéquatement par l’une des parties au litige?

(5) L’intérêt de la justice sera-t-il mieux servi si l’intervention demandée est autorisée?

(6) La Cour peut-elle entendre l’affaire et statuer sur le fond sans autoriser l’intervention?

 

[33]           Le procureur général soutient que les requérantes n’ont pas réussi à démontrer en quoi leur participation à ce stade tardif aiderait la Cour à prendre une décision sur une question de fait ou de droit se rapportant à l’instance. Ils ne proposent pas de présenter de nouveaux éléments de preuve relatifs à une question de fait en litige. Leur participation vise à réitérer une argumentation juridique déjà exposée par le demandeur selon laquelle toute pièce dont la communication est ordonnée devrait être diffusée publiquement sans condition. À cet égard, ils n’ont pas plus d’intérêt dans la présente instance que n’importe quel autre membre du public. La Cour a pris connaissance de tous les éléments de preuve relatifs à cette question, et elle a aussi entendu les observations des parties et de l’ami de la cour. Leur point de vue ne diffère pas en substance de celui du demandeur et il est essentiellement d’ordre « jurisprudentiel », selon le procureur général.

 

[34]           Les sociétés qui se proposent d’intervenir répliquent qu’il y a un intérêt public marqué dans la cause de M. Khadr et qu’elles jouent un rôle important en représentant le public canadien. La pondération de l’intérêt public en faveur de la communication des renseignements et l’intérêt public en faveur de la non-communication est une question contentieuse. La non-communication de renseignements par l’État est une question d’intérêt public qui revêt d’autant plus d’importance en l’espèce que les actes des responsables de l’État ont été remis en question du fait de la conclusion selon laquelle ils ont participé à une violation des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne.

 

[35]           Dans Abdullah Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 549, [2008] A.C.F. no 770, décision concernant la communication de renseignements sensibles au frère du demandeur aux fins d’une procédure d’extradition, j’ai formulé les commentaires suivants aux paragraphes 44 et 45 au sujet de l’intérêt public à obtenir des renseignements, du rôle de la presse et du principe de la publicité des débats judiciaires :

La liberté de la presse est en cause dans la présente instance à cause de la divulgation par inadvertance de l’un des renseignements à un journal. La liberté d’expression, y compris la liberté de la presse, et le droit du public à l’information sont des valeurs fondamentales protégées par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.). L’étendue de la protection accordée à la liberté de la presse doit être interprétée « de façon généreuse et libérale en tenant compte de l’historique de la garantie et en mettant l’accent sur son objet » : Société Radio‑Canada c. Lessard, [1991] 3 R.C.S. 421, [1991] A.C.S. no 87, au paragraphe 61.

 

Le principe de la publicité des débats judiciaires est inextricablement lié à ces valeurs (voir Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] A.C.S. no 41, et Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] A.C.S. no 41). La liberté de la presse et le principe de la publicité des débats judiciaires ne sont cependant pas absolus. Ils doivent parfois céder le pas à d’autres intérêts importants qui doivent être protégés, par exemple le privilège de l’indicateur de police (voir Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] A.C.S. no 43) ou le droit d’une personne à un procès équitable (voir Charkaoui (Re), 2008 CF 61).

 

            Et aux paragraphes 47 et 48 :

Il ne fait maintenant aucun doute que toute décision judiciaire qui restreint la liberté d’expression et la liberté de la presse relativement à des procédures judiciaires, notamment celles qui sont imposées par la loi, est assujettie au critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, [1994] A.C.S. no 104, et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; voir aussi Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188, au paragraphe 7. L’application de cette règle dans le contexte de l’article 38 de la LPC a été confirmée par le juge en chef Allen Lutfy dans Ottawa Citizen Group Inc. c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1552, [2006] A.C.F. no 1969.

 

Selon le critère Dagenais/Mentuck, l’accès du public aux procédures judiciaires ne sera interdit que si le tribunal compétent conclut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, que la divulgation serait préjudiciable aux fins de la justice ou nuirait indûment à la bonne administration de la justice. Ce critère est censé être utilisé avec souplesse et en fonction du contexte […].

 

 

[36]           Les médias apportent un éclairage utile sur l’appréciation par la Cour de l’application de l’alinéa 2b) de la Charte, du principe de la publicité des débats judiciaires et du critère Dagenais/Mentuck. Dans Abdullah Khadr, la presse était déjà en possession d’un élément d’information important que le procureur général souhaitait protéger au moyen d’une ordonnance de non-divulgation. En conséquence, j’ai ordonné que l’organisme de presse concerné, une des requérantes en l’espèce, soit avisé de la demande et se voie offrir la possibilité de produire un dossier et d’être entendu sur la question. En fin de compte, la demande d’interdit de publication a été rejetée. Ici, en revanche, on me demande d’étendre au public, par l’entremise des médias, la portée de toute communication ordonnée au profit de M. Khadr.

 

[37]           Je souligne que les médias ne sont pas en possession des renseignements que le procureur général souhaite protéger mais veulent que la Cour ordonne la diffusion publique de toute pièce communiquée à M. Khadr. Il ne s’agit pas non plus d’un cas où le procureur général a invoqué l’article 38 afin d’empêcher la communication de renseignements que le public, par l’entremise des médias, pourrait obtenir par ailleurs d’une autre source, comme dans l’affaire Ottawa Citizen, précitée.

 

[38]           Bien que M. Khadr soit favorable à la diffusion publique des renseignements, ses intérêts ne sont pas identiques à ceux des médias. Comme l’a reconnu franchement son avocat à l’audience, M. Khadr cherche à faire avancer sa cause par tous les moyens disponibles, y compris par des mesures politiques. Or, l’intérêt des médias n’est pas d’appuyer M. Khadr ni de lui nuire dans ces efforts, mais de fournir au public le plus d’information possible. Ils soutiennent que l’accès du public à l’information ne devrait pas être tributaire de la possibilité que la défense ne diffusera que les renseignements communiqués qui lui sont utiles. Leur participation, disent-ils, constitue la façon la plus raisonnable et la plus efficace de servir l’intérêt public en la communisation des renseignements.

 

[39]           Une des préoccupations que j’ai soulevées à l’audience tient au fait que les requêtes ont été formulées à un stade très tardif de l’instance. Les médias auraient pu demander l’autorisation d’intervenir à la suite de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale en mai 2007. Cette possibilité n’a peut‑être existé que pendant une brève période de temps puisqu’il a été sursis à l’exécution de l’ordonnance en attendant l’issue du pourvoi. Cependant, il leur a été à nouveau possible de présenter une requête à la suite de l’ordonnance de la Cour suprême du 23 janvier 2008 qui ordonnait à la Cour de procéder à l’examen des renseignements en cause.

 

[40]           Pourtant, aucune mesure n’a été prise jusqu’à la publication du jugement de la Cour suprême le 23 mai 2008, et il semble que ce n’est qu’à ce moment que les avocats de la défense ont informé les médias qu’il existait des enregistrements vidéo des entretiens menés par des responsables canadiens à Guantanamo. Comme l’ont souligné les avocats du procureur général à l’audience, ce fait a été dévoilé dans un affidavit public dans la présente instance le 7 mars 2008.

 

[41]           Les sociétés qui demandent l’autorisation d’intervenir soutiennent que la question de la communication ne s’était pas cristallisée avant que la Cour suprême ne rende son jugement. Jusqu’alors, le travail réalisé par les parties et la Cour était tributaire du sort du pourvoi et les médias ne pouvaient pas présumer que la communication serait ordonnée. Néanmoins, la formulation tardive des requêtes a eu pour effet de retarder la présente instance puisqu’il a fallu reporter le prononcé de la présente décision pendant leur examen.

 

[42]           Il n’est pas nécessaire que tous les facteurs de l’arrêt S.C.F.P. soient présents ou jouent en faveur d’une intervention pour que la Cour puisse accorder l’autorisation d’intervenir. Il ne fait aucun doute pour moi que la présente affaire aurait pu être entendue et tranchée sur le fond sans les sociétés qui se proposent d’intervenir. Cependant, puisque la Cour a lu les documents déposés par les requérantes et a entendu leurs observations sur le fond, il semble que rejeter les requêtes à ce stade‑ci ne permettrait de réaliser aucun objectif pratique. Les requérantes ont réalisé leur objectif principal qui consistait à faire entendre leur point de vue sur la question de la diffusion publique de toute communication résultant de la présente procédure.

 

[43]           Il n’est plus contesté que le critère Dagenais/Mentuck s’applique dans le contexte de l’ordonnance discrétionnaire d’un juge désigné concernant la divulgation ou la non-divulgation et que le principe de la publicité des débats judiciaires est un facteur important à prendre en compte lors de la pondération des intérêts opposés. Cependant, comme le soutient le procureur général, ces principes ne commandent pas un résultat « tout ou rien ». Si le juge désigné conclut que la divulgation porte préjudice aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale, il peut autoriser la divulgation sous réserve des conditions qu’il estime indiquées. Ces conditions peuvent inclure des restrictions concernant, par exemple, la publication des renseignements divulgués pendant une période déterminée : voir R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442.

 

[44]           Je noterais en outre que la Cour suprême a statué que les pièces demeurent la propriété de la partie qui les a produites : la Cour n’a qu’un rôle de dépositaire pour en superviser l’utilisation : Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (protonotaire), [1991] 1 R.C.S. 671. Au paragraphe 20 de ses motifs, la Cour suprême affirme :

Une pièce n’est pas un document du tribunal au même titre que les dossiers produits par le tribunal, ou que les actes de procédure et les affidavits préparés et déposés en conformité des exigences du tribunal. Les pièces appartiennent souvent à des tiers qui ont ordinairement sur elles un droit de propriété. Lorsqu’elles ont servi la fin pour laquelle elles ont été déposées, elles sont généralement mises à la disposition de la personne qui les a produites. Pendant qu’il en est dépositaire, le tribunal a l’obligation de statuer sur toute demande d’accès. […] La règle reflète cependant le fait que les pièces n’appartiennent pas au tribunal.

 

[45]           Les pièces à l’étude ont été communiquées à l’origine au demandeur en vertu d’une obligation découlant soit d’une ordonnance de la Cour soit de la Loi sur l’accès à l’information. Elles ont été communiquées à la Cour en application d’une ordonnance du juge en chef du Canada du 23 janvier 2008 à une fin limitée. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de trancher la question à ce stade‑ci, il ne ressort pas clairement de la jurisprudence que le principe de la publicité des débats judiciaires exige que les pièces produites comme pièces jointes à un affidavit ex parte pour être examinées lors d’une séance à huis clos deviennent de ce fait accessibles au public. Il n’est pas du tout clair non plus qu’une ordonnance de divulgation à un demandeur en vertu de l’article 38.06 de la Loi au motif que les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public justifiant la non-divulgation suppose nécessairement une divulgation au public en général en vertu du principe de la publicité des débats judiciaires.

 

[46]           Suivant la pratique généralement suivie, la communication de renseignements par une partie à une autre dans une instance civile emporte un engagement implicite de ne pas utiliser les renseignements à d’autres fins : voir par exemple Merck & Co. c. Apotex Inc., [1996] 2 C.F. 223. La situation en matière criminelle n’est pas claire : Jackson c. D.A., 2005 ABQB 702, mais voir D.P. c. Wagg, 71 O.R. (3d) 229. Dans Wagg, la Cour d’appel de l’Ontario a exprimé l’avis qu’il devrait y avoir un engagement implicite en matière criminelle relativement aux renseignements communiqués qui ne sont pas produits comme éléments de preuve. Mais cet avis a été exprimé dans le contexte d’une instance criminelle se déroulant au Canada. Je note que les avocats du demandeur ont offert de prendre un engagement exprès dans la présente instance dans une lettre reproduite au paragraphe 10 de l’arrêt de la Cour d’appel, mais les avocats du défendeur n’ont pas donné suite à cette offre. En conséquence, il ne semblerait y avoir aucune restriction à l’utilisation par le demandeur d’aucun des renseignements qui pourraient lui être divulgués dans le cadre de la présente instance, à moins que la Cour impose des conditions en vertu du pouvoir que lui confère l’article 38.06.

 

            Le régime de l’article 38 :

 

[47]           La procédure à suivre dans le cadre d’une demande en vertu de l’article 38 a été établie par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Ribic, 2003 CFPI 10, [2003] A.C.F. n1965, conf. par 2003 CAF 246, [2003] A.C.F. no 1964 (Ribic); voir aussi Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 490, [2007] A.C.F. no 622 (Khawaja I); infirmé en partie mais non quant au critère dans Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CAF 342, [2007] A.C.F. no 1473.

 

[48]           Comme l’indique la Cour suprême au paragraphe 41 de ses motifs, la tâche du juge désigné en l’espèce consiste à déterminer si la communication des documents qui répondent aux critères énoncés au paragraphe 37 porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou sécurité nationale et si les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation. Il s’agit normalement d’un processus en trois étapes, dont la première consiste à établir la pertinence des renseignements pour la procédure sous-jacente.

 

[49]           En l’espèce, la pertinence doit être établie en fonction de la question de savoir si les renseignements relèvent des deux aspects du droit à la communication fondé sur l’article 7 reconnu par la Cour suprême, à savoir (i) si les renseignements constituent un document, sous quelque forme que ce soit, relatif aux entretiens des responsables canadiens avec le demandeur à Guantanamo ou (ii) si les renseignements consistent en un document communiqué aux autorités américaines comme conséquence directe du fait que des responsables canadiens ont interrogé le demandeur à Guantanamo alors qu’il était assujetti à un régime de détention illégale.

 

[50]           Si le juge désigné dans le cadre de la procédure prévue à l’article 38 conclut qu’un renseignement est pertinent pour la procédure sous-jacente, l’étape suivante consiste à décider si la communication de ce renseignement porterait préjudice aux intérêts nationaux protégés.

 

[51]           La partie qui s’oppose à la divulgation des renseignements a le fardeau de raisonnablement établir un fondement factuel au soutien de l’affirmation voulant qu’il y aurait probablement préjudice. Il faut accorder un poids considérable à l’avis du procureur général selon lequel un préjudice serait causé en raison de l’accès du procureur général à des sources d’information et d’expertise particulières. En outre, le procureur général joue un rôle de protecteur envers la sécurité du public. Si son appréciation du préjudice est raisonnable, la Cour devrait l’accepter : Ribic, au paragraphe 19 de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale.

 

[52]           Lorsque la Cour conclut qu’aucun préjudice ne serait causé aux intérêts protégés, les renseignements doivent être communiqués. À défaut d’une telle conclusion, la troisième étape du critère consiste à décider si les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation. L’article 38.06 de la Loi permet à un juge désigné d’autoriser la publication de renseignements malgré sa conclusion selon laquelle cela causerait un préjudice. Le juge désigné doit apprécier les facteurs qu’il estime nécessaires pour trouver l’équilibre entre des intérêts publics opposés et il doit se demander si la communication devrait être assujettie à des conditions.

 

[53]           La jurisprudence donne des indications quant aux facteurs qui peuvent être pertinents dans le processus de pondération : voir Khan c. Canada (1re inst.), [1996] 2 C.F. 316, [1996] A.C.F. no 90, au paragraphe 26; Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Attorney General), 2002 CAF 470, [2002] A.C.F. 1658; Arar, précité, au paragraphe 93.

 

[54]           J’ai conclu que les facteurs les plus importants en l’espèce sont la nature des intérêts publics dont la protection est recherchée au moyen de la confidentialité et les intérêts publics qui militent en faveur de l’ouverture ainsi que les autres intérêts supérieurs en jeu, à savoir les droits de la personne du demandeur et son droit à une défense pleine et entière.

 

[55]           La Cour suprême du Canada a reconnu à plusieurs reprises l’importance de protéger la sécurité nationale et la nécessité de la confidentialité en semblables matières : Chirarelli c. Canada (M.E.I.), [1992] 1 R.C.S. 711; Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9. Dans ces arrêts, la Cour suprême a aussi reconnu que de telles considérations peuvent limiter la communication de renseignements aux personnes touchées.

 

[56]           Un autre facteur qui peut servir à restreindre la communication est le fait que le Canada est un importateur net de renseignements essentiels pour notre sécurité, notre défense et nos relations internationales. Une part appréciable de ces renseignements sont fournis par des organismes étrangers sous le sceau de la confidentialité et à la condition qu’ils ne soient pas divulgués sans la permission du fournisseur ou de la source. Le public a un très grand intérêt à maintenir cette confidentialité : Singh c. Canada (Minister of Citizenship and Immigration) 186 F.T.R. 1 (1re inst.), aux paragraphes 32-34.

 

[57]           En revanche, le public a aussi un grand intérêt à veiller à ce que des droits garantis par la Charte ne soit pas brimés par la non-communication de documents qui doivent être produits pour que justice soit rendue à l’égard de la personne touchée. En l’espèce, la Cour suprême du Canada a statué que la Charte s’appliquait parce que le demandeur était détenu dans des conditions qui violaient les obligations des États-Unis et du Canada en droit international. Ce facteur milite fortement en faveur de la communication même si cela peut porter atteinte aux intérêts nationaux du Canada.

 

[58]           Les médias ont déjà divulgué beaucoup de renseignements au sujet de la situation du demandeur. Un livre récemment publié décrit les origines du demandeur, les circonstances de sa capture, son traitement en détention et ses contacts avec des responsables canadiens. Certains des renseignements publiés dans des sources publiques correspondent à des renseignements que le gouvernement cherche à retenir dans la présente instance. En règle générale, les renseignements qui relèvent déjà du domaine public ne devraient pas être protégés en vertu de l’article 38.

 

[59]           Mon collègue, le juge Simon Noël, a examiné ce principe dans Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar - Commission O’Connor), 2007 CF 766, [2007] A.C.F. n1081, aux paragraphes 54 à 57. Néanmoins, comme il l’a affirmé au paragraphe 56, « [m]aintes circonstances justifieraient la protection de renseignements qui relèvent du domaine public, par exemple les suivantes : une partie seulement des renseignements a été divulguée au public; les renseignements ne sont pas généralement connus ou accessibles; l’authenticité des renseignements n’est ni confirmée ni démentie; enfin, les renseignements ont été divulgués par inadvertance. » Évidemment, il est présumé qu’une communication additionnelle portera préjudice à l’un des intérêts nationaux protégés.

           

            Application du régime de l’article 38 aux renseignements en cause :

           

[60]           Les documents qui contiennent les renseignements en cause sont détenus par le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS), la Gendarmerie royale du Canada (la GRC), le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (le MAECI) et le ministère de la Défense nationale / Forces canadiennes (le MDN/FC).

 

[61]           Les allégations de préjudice formulées par le procureur général comprennent des préoccupations par rapport à la divulgation de renseignements concernant d’autres enquêtes, sujets et personnes d’intérêt; de méthodes d’enquête et des techniques opérationnelles employées par les organismes; de renseignements administratifs internes sensibles tels que des numéros de dossiers et de téléphone; de renseignements qui identifieraient des agents et des ressources humaines et des références à des banques de données et des systèmes de communications sécurisés. Dans le contexte de la présente affaire, le procureur général se préoccupe tout particulièrement de rapports confidentiels fournis par des organismes américains. Il soutient que la divulgation de renseignements relevant de ces catégories porterait préjudice à la sécurité nationale, à la défense nationale et aux relations internationales du Canada.

 

[62]           Lorsque le procureur général invoque ce que l’on appelle communément la « règle du tiers » dans une instance prévue à l’article 38 pour que demeurent protégés des renseignements obtenus d’un organisme étranger sous le sceau de la confidentialité, la Cour exige normalement la présentation d’éléments de preuve démontrant que des efforts ont été déployés pour obtenir le consentement de la source étrangère à la communication des renseignements. Si les efforts ont porté fruit, cela éliminera la nécessité pour la Cour d’examiner plus en détail la question et favorisera l’économie des ressources judiciaires.

 

[63]           En l’espèce, des éléments de preuve présentés lors des audiences à huis clos indiquaient que le gouvernement avait communiqué avec les organismes américains responsables pour demander leur consentement à la communication de renseignements dans la présente instance. Certaines réponses ont été reçues. En conséquence, un nombre restreint de renseignements additionnels a été communiqué aux avocats du demandeur. En revanche, les réponses se font encore attendre pour certains documents.

 

[64]           Il est aussi de pratique courante dans les affaires comme celle-ci de s’enquérir des renseignements que le demandeur possède déjà ou qu’il pourrait obtenir facilement auprès d’autres sources. Lorsque des renseignements ont été communiqués au gouvernement du Canada sous le sceau de la confidentialité et que ces renseignements pourraient être obtenus directement de la source par d’autres moyens qui n’entraîneraient pas une violation de la règle du tiers par le Canada, il semblerait évident que la partie qui demande la communication doive expliquer si elle a fait de telles démarches.

 

[65]           En l’espèce, les membres de l’équipe de défense de M. Khadr sont assujettis à une ordonnance de protection prononcée le 9 octobre 2007 par le juge qui présidait alors l’instance de la commission militaire. Cette ordonnance interdit aux membres de l’équipe de défense de communiquer tout renseignement protégé et tout renseignement sensible quant à l’application de la loi (law enforcement sensitive) (LES) ou à usage officiel seulement (For Official Use Only) (FOUO) qui leur est communiqué par la poursuite, y compris les rapports d’enquête et les déclarations de témoins, sans l’approbation préalable du juge militaire. Les documents protégés peuvent seulement être communiqués à une personne qui possède la cote de sécurité requise et qui a un « besoin de savoir ».

 

[66]           En tant qu’« avocats-conseils étrangers » devant la commission militaire, les avocats canadiens du demandeur ont accès aux documents LES/FOUO mais non aux renseignements protégés communiqués aux avocats militaires de la défense désignés. Le 17 mars 2008, ils ont écrit au procureur militaire pour lui demander la permission de divulguer le contenu des documents LES/FOUO à la Cour lors d’une séance à huis clos, mais la question n’avait pas été réglée à la date des présents motifs. Le juge présidant avait statué antérieurement qu’il n’avait pas compétence pour approuver la communication de ces renseignements aux fins d’une instance judiciaire canadienne puisque cela relevait de la compétence du département de la Défense des États-Unis.

 

[67]           En conséquence, la Cour n’était pas en mesure de déterminer, sauf pour quelques exceptions, ce qui avait été communiqué et ce qui n’avait pas été communiqué à la défense dans le cadre de l’instance militaire. Il ressort clairement du dossier public que la poursuite a déjà communiqué à la défense une grande quantité de pièces. Cependant, la Cour n’a pas pu déterminer s’il y avait des documents en la possession des autorités canadiennes qui combleraient des lacunes éventuelles dans ce que la poursuite a divulgué pour aider le demandeur à présenter une défense pleine et entière.

 

[68]           Il faut souligner qu’une bonne part des renseignements expurgés dans les documents remis à la Cour ne concernent pas le demandeur et ne l’aideraient pas à se défendre contre les accusations criminelles à Guantanamo. Beaucoup de ces renseignements concernent des enquêtes relatives à d’autres personnes n’ayant aucun lien avec lui. Ces renseignements ne seraient pas pertinents selon la norme de l’arrêt Stinchcombe. Certains documents expurgés peuvent ne contenir que de brefs passages mentionnant le demandeur. Par conséquent, de la série de 182 documents, moins de 30 semblaient contenir des renseignements potentiellement pertinents qui pourraient être utiles pour le demandeur.

 

[69]           L’arrêt de la Cour suprême exigeait un réexamen des documents pour établir si les renseignements qu’ils contiennent pourraient être visés par la directive de divulgation définie par la nature du rôle du Canada dans les entretiens menés à Guantanamo peu importe qu’il s’agisse ou non d’éléments pertinents selon Stinchcombe. Certains documents considérés comme pertinents à l’origine ont été exclus parce qu’ils débordaient le cadre de l’arrêt de la Cour suprême. D’autres qui n’auraient pas été considérés par ailleurs comme pertinents selon Stinchcombe ont été jugés inclus dans les paramètres établis par la Cour suprême.

 

[70]           En conséquence, la Cour s’est penchée sur le contenu de quelque 26 documents. Encore une fois, je tiens à souligner que le contenu de ces pièces ne concerne pas exclusivement le demandeur et que les documents contiennent des renseignements sensibles relatifs à d’autres sujets, personnes et événements qui ne seraient pas utiles pour sa défense et qui ne seront pas divulgués.

 

[71]           Dans les présents motifs, je compte mentionner seulement quelques-uns de ces documents, mais ils feront tous l’objet d’une ordonnance privée qui sera rendue à l’intention du demandeur et du procureur général et qui précisera ce qui doit être divulgué et ce qui doit demeurer protégé. La Cour doit faire preuve de réserve à l’égard des renseignements et en parler de façon indirecte puisque toute divulgation dans les présents motifs exigerait que la diffusion publique de la présente décision, y compris sa communication au demandeur, soit reportée jusqu’à l’expiration du délai d’appel prévu au paragraphe 38.09(2) de la Loi.

 

[72]           Comme on le sait bien maintenant, en février 2003, trois responsables du SCRS et un agent de la Direction du renseignement extérieur du MAECI ont été autorisés par le département de la Défense des États-Unis à visiter Guantanamo. Ils se sont entretenus avec M. Khadr pendant quatre jours : du 13 au 16 février 2003. Des responsables du SCRS et du MAECI sont ensuite retournés à Guantanamo pour s’entretenir avec le demandeur en septembre 2003. Un responsable du MAECI s’y est à nouveau rendu en mars 2004. Ces visites avaient principalement pour objet la cueillette de renseignements. Les notes et les rapports d’entretien préparés par les responsables canadiens ont été partagés avec la GRC. Des versions révisées de ces rapports ont par la suite été fournies à des organismes américains.

 

[73]           Des questions ont été soulevées dans la présente instance quant à savoir si les visites visaient notamment l’application de la loi, ce qui fait l’objet d’un certain désaccord entre le procureur général et les avocats de M. Khadr. L’ancien directeur-adjoint des opérations du SCRS a été contre-interrogé à ce sujet dans une instance antérieure. D’après ce que j’ai vu, les entretiens n’ont clairement pas été menés pour aider les autorités américaines à monter leur dossier contre M. Khadr ni pour monter un dossier contre lui au Canada. Je note qu’aucun agent d’application de la loi n’a été autorisé à assister aux entretiens à cette époque. Les renseignements recueillis lors des entretiens ont été fournis à la GRC à des fins de renseignement. Cependant, il est tout aussi clair que les autorités américaines étaient intéressées à ce que le Canada examine la question de savoir si M. Khadr pourrait être poursuivi ici et qu’elles ont fourni à cette fin à des responsables canadiens des détails concernant les éléments de preuve contre lui. Néanmoins, les entretiens menés par les responsables canadiens l’ont été dans le but de recueillir des renseignements et non des éléments de preuve.

 

[74]           À chacune des visites de responsables canadiens à Guantanamo, des responsables américains ont surveillés les entretiens. Un enregistrement audio et vidéo des entretiens de février 2003 a été réalisé. On ne sait pas sous quel format ces enregistrements ont initialement été réalisés, mais on les a décrits comme étant des cassettes vidéo. Le SCRS a obtenu par la suite des copies des cassettes vidéo enregistrées en février. Des copies en format DVD ont été remises à la Cour à titre de pièces. Selon la preuve qui m’a été présentée, les responsables canadiens n’ont aucune copie des enregistrements qui auraient pu être réalisés des entretiens de septembre 2003 ou de mars 2004.

 

[75]           L’avocat du demandeur a indiqué que l’équipe de la défense avait obtenu des copies des cassettes vidéo de février en format DVD sous réserve de restrictions quant aux personnes qui pourraient y avoir accès et quant à l’usage qui pourrait en être fait. Elles portent la cote [traduction] « secret / aucun étranger » (secret / no foreign). J’en déduis que les enregistrements vidéo peuvent seulement être partagés avec quelqu’un qui a la cote de sécurité requise et avec aucun avocat étranger. Ainsi, l’avocat militaire de la défense de M. Khadr, le Lt. Cmdt. Kuebler, peut voir les enregistrements, mais pas les avocats canadiens du demandeur. Si elles étaient présentées dans la salle d’audience lors de l’instance devant la commission militaire, seuls des ressortissants américains ayant la cote de sécurité requise pourraient, apparemment, demeurer dans la salle.

 

[76]           Comme l’ont indiqué les avocats, les DVD en la possession de la défense ont une très mauvaise qualité sonore et tous comportent des passages où la bande sonore est incompréhensible. On m’a dit que le son sur le DVD du 14 février 2003 est parfaitement incompréhensible. Les DVD ne semblent pas avoir été retouchés.

 

[77]           J’ai examiné les DVD remis à la Cour. La qualité visuelle et sonore est mauvaise mais le contenu que l’on parvient à discerner est compatible avec les rapports écrits qui résument ces entretiens, et ils ne semblent pas avoir été retouchés. J’admets que le SCRS a obtenu les cassettes vidéo dans cette condition. Les cassettes vidéo sont visées par les deux volets de l’ordonnance de la Cour suprême et doivent donc être communiquées sous réserve de l’examen des intérêts protégés en vertu de l’article 38.

 

[78]           L’avocat du demandeur soutient que les cassettes vidéo aideront la défense puisqu’elles illustrent que le demandeur a subi des sévices à la suite de sa capture et qu’il appert de résumés non classifiés et de renseignements relevant du domaine public qu’il a pleuré, qu’il a demandé de l’aide aux responsables canadiens, qu’il leur a dit qu’il avait été torturé et qu’il leur a montré les cicatrices laissées par ses blessures. Je m’abstiendrai de commenter ce que les bandes révèlent. Cependant, je suis convaincu que tout contenu qui pourrait tendre à étayer les allégations du demandeur est pertinent et devrait être communiqué au demandeur et à ses avocats aux fins de sa défense contre les accusations criminelles.

 

[79]           Le contenu audio de ces bandes comporte des mentions expresses de renseignements sensibles qui cadrent clairement avec plusieurs des allégations de préjudice formulées par le procureur général. Ces renseignements n’aideraient pas, à mon avis, le demandeur à présenter une défense pleine et entière puisqu’ils se rapportent à des personnes, des lieux et des événements qui ne revêtent aucune pertinence en ce qui concerne les accusations portées contre lui. Il s’agit de renseignements qui porteraient préjudice à des intérêts nationaux protégés, et j’estime que les raisons d’intérêt public qui justifient leur divulgation ne l’emportent pas sur les raisons d’intérêt public qui justifient leur non‑divulgation.

 

[80]           Les enregistrements vidéo révèlent également des images des visages d’agents canadiens et américains qui pourraient mener à leur identification et compromettre leur capacité à exercer leurs fonctions. Une requérante a fait valoir que l’identité des responsables canadiens qui avaient visité Guantanamo relevait déjà du domaine public. Cela semble exact en ce qui concerne le responsable du MAECI, mais je ne suis pas convaincu que les identités complètes des agents du SCRS ont été dévoilées publiquement, pas plus que celle du responsable américain qui se trouvait dans la pièce lors des entretiens. Quoi qu’il en soit, je ne vois aucune raison pour laquelle les visages des responsables ou agents devraient être dévoilés.

 

[81]           Je suis convaincu que la divulgation du contenu audio sensible et des images de visages porterait préjudice aux intérêts nationaux du Canada et qu’il n’y a aucune raison d’intérêt public justifiant la divulgation de cette information qui l’emporte sur l’intérêt à ne pas la divulguer. J’ai été informé que les DVD pouvaient être retouchés de façon à retirer l’enregistrement sonore comportant les renseignements sensibles et à cacher l’identité des responsables/agents. Ces mesures atténueraient tout préjudice potentiel susceptible de découler de la communication des bandes à l’équipe de la défense de M. Khadr.

 

[82]           En conséquence, j’ordonnerai la divulgation de ces bandes à l’équipe de la défense de M. Khadr afin qu’elles soient utilisées dans le cadre de l’instance devant la commission militaire à la condition qu’elles soient retouchées de façon à éliminer tout contenu audio dénué de pertinence et sensible et que les visages des responsables canadiens et américains présents soient obscurcis dans les images vidéo.

 

[83]           Le document 167 se compose de 186 pages de notes d’entretien et de déclarations de témoins qui ont été complètement expurgées dans la version remise au demandeur. Tour le contenu de ce document serait pertinent selon les principes de l’arrêt Stinchcombe. Cependant, seules cinq des 186 pages peuvent être considérées comme étant visées par l’ordonnance de la Cour suprême à titre de documents relatifs aux entretiens canadiens ou à des renseignements découlant de ces entretiens qui ont été communiqués aux autorités américaines.

 

[84]           Les cinq pages en question sont des rapports rédigés par des agents américains qui décrivent la visite canadienne de février 2003. Ils comportent des mentions à des déclarations faites par le demandeur dont il a été fait état plus haut qui pourraient être pertinentes quant à sa défense et qui pourraient aussi aider à comprendre le son sur les bandes vidéo. Sous réserve de retouches mineures visant à supprimer les noms des individus qui ont observé la procédure et qui ont rédigé les notes, la communication de ces pages sera également ordonnée.

 

[85]           Le rapport de la visite de mars 2004 à Guantanamo rédigé par le responsable du MAECI qui s’y était rendu est inclus dans la série de documents à titre de pièce 168. La version remise au demandeur est presque entièrement non expurgée. Le défendeur souhaite protéger un paragraphe à la page 2 du rapport puisqu’il contient des renseignements communiqués à titre confidentiel par un membre de l’armée américaine concernant les mesures prises par les autorités de Guantanamo pour préparer le demandeur en vue de la visite des Canadiens. Il y aussi un commentaire marginal fait par le responsable du MAECI que le procureur général souhaite protéger parce qu’il risquerait de nuire aux relations canado-américaines.

 

[86]           Comme l’indiquait récemment un rapport du bureau de l’inspecteur général du département de la Justice des États-Unis, au cours de la période en question, les détenus à Guantanamo étaient soumis à plusieurs techniques d’interrogatoire musclées qui n’auraient pas été admises en droit américain à des fins d’application de la loi et dont l’emploi par l’armée a depuis été interdit.

 

[87]           Les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne comprennent le respect de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, R.T. Can 1987 no 36, dont les États-Unis sont également signataires. La Cour suprême d’Israël a examiné l’application de cette convention à certaines pratiques précises d’interrogatoire employées par des forces armées contre des détenus dans l’arrêt Public Committee against Torture in Israel c. Israel, 38 I.L.M. 1471 (1999), et a estimé que la pratique consistant à recourir à ces techniques pour affaiblir la résistance à l’interrogatoire constituait un traitement cruel et inhumain au sens de la Convention.

 

[88]           La pratique décrite au responsable canadien en mars 2004 constituait, à mon avis, une violation du droit international en matière de droits de la personne relativement au traitement de détenus en vertu de la Convention susmentionnée et des Conventions de Genève de 1949. Le Canada est devenu partie à la violation lorsque le responsable du MAECI a obtenu les renseignements expurgés et a choisi de procéder à l’entretien.

 

[89]           Le Canada ne peut pas s’opposer maintenant à la communication de ces renseignements. Ils sont pertinents quant aux plaintes de mauvais traitement du demandeur durant sa détention. Bien que cela soit susceptible de causer un certain préjudice aux relations canado-américaines, cet effet sera minimisé par le fait que le recours à de telles techniques d’interrogatoire par l’armée américaine à Guantanamo est maintenant notoire et débattu sur la place publique. En tout état de cause, je suis convaincu que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation de ces renseignements l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient leur non‑divulgation.

 

            Conclusion :

 

[90]           La présente affaire a commencé à titre d’examen de toutes les pièces en la possession des ministères et organismes gouvernementaux nommés qui pourraient être pertinents quant aux accusations criminelles portées contre le demandeur à Guantanamo et qui pourraient l’aider à présenter une défense pleine et entière conformément aux principes de l’arrêt Stinchcombe applicables à une poursuite criminelle au Canada. À la suite de l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada le 23 mai 2008 concernant l’étendue de l’application de la Charte à des procédures criminelles étrangères, la portée de l’examen a été considérablement restreinte. Comme je l’ai mentionné plus haut, il demeure loisible aux parties de tenter d’obtenir la communication volontaire de tout renseignement non visé par l’ordonnance de la Cour suprême des sources premières de ces renseignements.

 

[91]            Je conclus que la compétence de la Cour en l’espèce est limitée par ce qu’a autorisé l’ordonnance de la Cour suprême et que cette compétence ne découle pas directement du régime législatif des articles 38 et suivants de la Loi sur la preuve au Canada. Conformément aux directives de la Cour suprême, j’ai appliqué les dispositions mentionnées de la Loi pour décider si la communication des renseignements expurgés contenus dans les documents détenus par le gouvernement et fournis au demandeur porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou sécurité nationales et si les raisons d’intérêt public qui justifient leur divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient leur non-divulgation.

 

[92]           L’ordonnance de la Cour suprême avait pour objet de fournir au demandeur un recours en vertu de la Charte au titre de la violation par le Canada de ses obligations internationales en matière de droits de la personne. La réparation consistait à lui communiquer des renseignements que le Canada avait obtenus et partagés avec les autorités américaines aux fins de sa défense contre les accusations criminelles. Les motifs et l’ordonnance de la Cour suprême ne mentionnent pas de divulgation plus large ou de diffusion publique de ces renseignements. Je dois interpréter et appliquer la directive de la Cour suprême à la lumière du principe de la publicité des débats judiciaires et du critère Dagenais/Mentuck. Cependant, ma préoccupation première doit concerner la communication à M. Khadr aux fins de sa défense.

 

[93]           Lorsqu’elle pondère les raisons d’intérêt public justifiant la divulgation ou la non‑divulgation de renseignements qui pourrait porter préjudice aux intérêts du Canada, la Cour peut être encline à autoriser la divulgation de moins plutôt que le plus de renseignements si le résultat est la divulgation des renseignements au monde entier. Les intérêts de la population à avoir accès aux renseignements retenus par le gouvernement et les intérêts des médias à publier ces renseignements doivent être pris en compte, mais ils ne l’emportent pas sur le droit de M. Khadr à un recours efficace fondé sur la Charte. Il ne s’agit pas non plus de renseignements dont la Cour aurait la propriété et dont elle pourrait disposer comme bon lui semble. Toute ordonnance de communication prononcée devra cadrer avec la réparation ordonnée en vertu de la Charte ainsi qu’avec la procédure et les principes de l’article 38.

 

[94]           Le demandeur soutient que, si la Cour devait conclure qu’un préjudice aux intérêts protégés avait été établi, un tel préjudice pourrait être entièrement évité par l’imposition de conditions appropriées. Le demandeur fait valoir que de telles conditions pourraient consister par exemple en la divulgation publique et sans restriction d’un résumé des renseignements pertinents, ou, subsidiairement, de tous les renseignements pertinents à l’avocat militaire de la défense du demandeur, autorisé à recevoir des documents classifiés, conformément aux règles et procédures établies par le droit américain relativement à l’utilisation de pareils renseignements.

 

[95]           Le procureur général soutient que la Cour devrait refuser d’ordonner la communication de renseignements qui porteraient préjudice aux intérêts nationaux du Canada. Si une partie quelconque des renseignements expurgés doit être communiquée, le défendeur demande à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 38.06(2) de la Loi en autorisant la communication des renseignements sous une forme et à des conditions qui soient les plus susceptibles de limiter le préjudice. Je suis convaincu que la directive de la Cour suprême autorise l’imposition de pareilles conditions. Si la pondération des intérêts favorise la communication à M. Khadr et à ses avocats mais non à la population en général ni aux médias, là aussi l’imposition de conditions peut représenter une mesure indiquée.

 

[96]           En conséquence, je rendrai une ordonnance privée qui indiquera quels renseignements devront être communiqués à M. Khadr et préciserai les conditions jugées nécessaires. Sous réserve de ces conditions, M. Khadr et ses avocats seront libres d’utiliser les renseignements comme bon leur semble aux fins de la défense de M. Khadr, y compris en les divulguant aux médias pour qu’ils soient publiés. Je n’ordonnerai pas, comme le demandent les requérantes, la communication au public en général de tous les renseignements qui seront communiqués à M. Khadr.

 

[97]           M. Khadr s’est vu accorder ses dépens en Cour d’appel fédérale et en Cour suprême. Étant donné les circonstances particulières de la présente espèce, et après avoir pris en considération les facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, et compte tenu en particulier de la difficulté qu’il y a à représenter quelqu’un qui est détenu dans un ressort étranger sous contrôle militaire, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire pour accorder des dépens à un niveau plus élevé que ce que prévoit le barème normal.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

 

  1. Les requérantes sont autorisées à intervenir à la seule fin de formuler des observations au sujet de la diffusion publique des renseignements qui devront être communiqués au demandeur;
  2. Une ordonnance privée sera rendue à l’intention du demandeur et du défendeur et précisera quels renseignements doivent être communiqués au demandeur et à ses avocats sous réserve des conditions que la Cour juge nécessaires en conformité avec l’article 38.06 de la Loi sur la preuve au Canada;
  3. Sous réserve de toute condition précise restreignant la communication de renseignements qui pourrait être énoncée dans l’ordonnance privée, le demandeur et ses avocats peuvent communiquer les renseignements à d’autres membres du public, y compris aux médias;
  4. Le demandeur aura droit à ses dépens taxés selon le montant le plus élevé de la colonne IV du tarif B pour deux avocats depuis le début de la présente instance le 24 janvier 2008.

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        DES-1-08

 

INTITULÉ :                                       OMAR KHADR

 

                                                            ET

 

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             À HUIS CLOS / EX PARTE

 

                                                            25 mars 2008

                                                            2, 3 et 7 avril 2008

                                                            17 avril 2008

                                                            27 mai 2008

 

                                                            PUBLIQUE

 

                                                            12 juin 2008

 

MOTIFS PUBLICS DE

L’ORDONNANCE ET

ORDONNANCE :                             LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :                      25 juin 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Nathan Whitling

POUR LE DEMANDEUR

 

Mme Linda Wall

Mme Marie Crowley

M. R. MacKinnon

 

POUR LE DÉFENDEUR

M. Peter Jacobsen

POUR CTV, GLOBE MEDIA PUBLISHING INC.

 

M. Paul B. Schabas

Mme Iris Fischer

 

POUR TORONTO STAR NEWSPAPERS ET CANADIAN BROADCASTING CORPORATION

 

M. Brian Gover

AMI DE LA COUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Parlee McLaws, LLP                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

Bersenas Jacobsen Chouest

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE

Blake, Cassels & Graydon LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE

Stockwoods, LLP

Toronto (Ontario)

AMI DE LA COUR

 

 

 

 

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