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Date : 20080922

Dossier : T-76-08

Référence : 2008 CF 1063

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2008

En présence de Monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

LOUIS DUFOUR

demandeur

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision prise le 19 novembre 2007 par le délégué du Chef d’état-major des Forces armées canadiennes, lui refusant sa demande à l’effet de changer le motif pour lequel il a été libéré des Forces armées le 7 mars 2000. Il avait alors été libéré au motif qu’il était « inapte à continuer son service militaire », alors que les informations reçues depuis sa libération démontraient selon lui qu’il aurait dû être libéré pour « raisons de santé ».

 

[2]               Après avoir pris en considération la preuve au dossier ainsi que les représentations écrites et orales des parties, j’en suis arrivé à la conclusion que cette demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Les motifs qui m’amènent à cette conclusion sont exposés dans les paragraphes qui suivent.

 

I. Faits

 

[3]               Le demandeur a été membre des Forces armées canadiennes du 6 septembre 1988 au 7 mars 2000. Au cours de ces années, il a participé à des missions de paix en Croatie et en Haïti.

 

[4]               En 1998 et 1999, le demandeur a connu des problèmes avec ses supérieurs après avoir rapporté le vol d’un item mineur à la cantine, dont il était responsable, par un militaire plus haut gradé que lui. Ses démarches répétitives auprès de la hiérarchie pour faire punir le fautif n’ont pas été prises au sérieux, et ont éventuellement été considérées comme une forme de harcèlement.

 

[5]               Les mauvaises relations entre le demandeur et ses supérieurs ont par la suite dégénéré, à un point tel que des accusations formelles ont été portées contre le demandeur le 24 février 1999 pour menace de mort et résistance à un agent de la paix.

 

[6]               Alors que ces plaintes étaient encore pendantes devant la Cour du Québec (chambre criminelle), le demandeur a été libéré des Forces armées le 7 mars 2000 au motif qu’il était inapte à poursuivre son service militaire. Aucune explication écrite n’a été fournie au demandeur quant aux raisons pour lesquelles il a été libéré sous ce motif. Le demandeur n’a pas contesté cette décision, croyant qu’elle était basée sur les accusations criminelles dont il faisait l’objet.

[7]                Le 14 juin 2000, la Cour du Québec a acquitté le demandeur des accusations portées contre lui.

 

[8]               En mars 2002, le demandeur a demandé à être réintégré dans les Forces armées. Il a cependant été informé, par lettre datée du 7 février 2003, qu’il ne pouvait être réintégré dans les Forces armées en raison de restrictions médicales.

 

[9]               Appelés à faire une évaluation du demandeur, un psychiatre et un psychologue de l’Institut Pinel ont diagnostiqué un syndrome de stress post-traumatique. Ils écrivent à cet égard, dans leur rapport d’évaluation du 20 septembre 2005 :

En fait, il y a ici à notre avis un phénomène de déplacement et de retour du refoulé en vertu desquels toute la détresse (colère et culpabilité) contenue tant bien que mal de 92 à 98 s’est cristallisée sur un incident banal (tube de crème) puis sur la hiérarchie de son unité, puis des Forces Canadiennes dans leur ensemble et même éventuellement toutes les ramifications gouvernementales jusqu’au système judiciaire, magistrats et policiers inclus.

 

 

[10]           Le 19 mai 2006, le Ministère des anciens combattants octroie une prestation d’invalidité au demandeur en vertu du paragraphe 21(1) de la Loi sur les pensions, L.R., 1985, ch. P-5. On reconnaît que le demandeur souffre de trois affections différentes, soient un trouble délirant paranoïde, un état de stress post-traumatique et une dépression majeure; l’effet de ces affections ne pouvant être séparé, on évalue son invalidité à 80 pour cent en combinant leur impact. La lettre faisant part au demandeur de cette décision précise :

La preuve médicale établit que vous souffrez de trouble délirant paranoïde, état de stress post-traumatique et dépression majeure attribuable à votre service dans la zone de service en Croatie en 1992, selon les rapports psychiatriques du 20 septembre et du 22 novembre 2005.

 

 

[11]           Le ou vers le 17 août 2006, le demandeur a formulé une demande de révision de la décision rendue le 7 mars 2000, afin de faire changer le motif de libération. S’appuyant sur son acquittement des accusations criminelles portées contre lui, sur le rapport d’expertise psychiatrique et sur la décision du Ministère des anciens combattants, le demandeur a prétendu qu’il aurait dû être libéré pour le motif 3b) plutôt que pour le motif 5f) du Tableau ajouté à l’article 15.01 des Ordres royaux des Forces canadiennes. Les paragraphes 3b) et 5f) de ce Tableau se lisent comme suit :

3. Raison de santé

b) Lorsque de point de vus médical le sujet est invalide et inapte à remplir les fonctions de sa présente spécialité ou de son présent emploi, et qu’il ne peut pas être employé à profit de quelque façon que ce soit en vertu des présentes politiques des forces armées.

 

5. Service terminé

f) Inapte à continuer son service militaire.

S’applique à la libération d’un officier ou militaire du rang qui, soit entièrement soit principalement à cause de facteurs en son pouvoir, manifeste des faiblesses personnelles ou un comportement ou a des problèmes de famille ou personnels qui compromettent grandement son utilité ou imposent un fardeau excessif à l’administration des Forces canadiennes.

3. Medical

(b) On medical grounds, being disabled and unfit to perform his duties in his present trade or employment, and not otherwise advantageously employable under existing service policy

 

 

 

 

5. Service Completed

(f) Unsuitable for Further Service

Applies to the release of an officer or non-commissioned member who, either wholly or chiefly because of factors within his control, develops personal weakness or behaviour or has domestic or other personal problems that seriously impair his usefulness to or impose an excessive administrative burden on the Canadian Forces.

[12]           Le 19 novembre 2007, la demande de révision du motif de libération a été rejetée par le Colonel F. Bariteau, Directeur de l’Administration et de la gestion des ressources (Carrières militaires).  La portion pertinente de la lettre dans laquelle on informe le demandeur de cette décision se lit comme suit :

(…)

 

Suite à votre requête présentée à la référence A, nous avons révisé votre dossier et consulté le Directeur politiques de santé (Dir Pol santé) à cet effet. Basé sur l’information disponible ainsi que celle que vous nous avez fait parvenir, il appert qu’il n’y avait aucune raison justifiant l’assignation de contraintes d’emploi pour raison médicale lors de votre libération car à ce moment-là, vous rencontriez les normes médicales minimales pour votre métier.

 

Lorsqu’une décision de libération est prise par les Forces canadiennes, le motif précis de la libération de même que l’item correspondant (chiffre et lettre) sont indiqués afin que tous les bureaux de responsabilités soit au courant des circonstances applicables au cas en question. Toutefois, s’il arrivait qu’au cours du processus menant à la libération du militaire une condition particulière soit notée et jugée suffisante pour justifier la possibilité d’attribuer un autre item de libération, l’autorité déléguée par le Chef d’état-major de la Défense révisera le dossier à nouveau, déterminera le principal motif de la libération et changera au besoin l’item de libération. Dans votre cas, la révision détaillée de votre dossier couplée aux nouvelles informations que vous nous avez soumises à la référence A ne nous a pas permises de déterminer qu’un autre motif de libération aurait été plus approprié à l’époque.

 

Par conséquent et conformément aux dispositions de la référence B, je me vois dans l’obligation de fermer votre dossier et vous informer que le motif de libération 5(f) demeure.

 

(…)

 

[13]           C’est de cette décision que le demandeur cherche à obtenir le contrôle judiciaire.

 

 

II. Questions en litige

 

[14]           Dans son exposé écrit et son argumentation orale, le demandeur a soulevé plusieurs questions qui peuvent se résumer de la façon suivante :

a) Le délégué du Chef d’état-major a-t-il commis une erreur révisable dans l’appréciation de la preuve soumise par le demandeur?

b) Le délégué du Chef d’état-major a-t-il violé l’équité procédurale en omettant de fournir des motifs au soutien de sa décision?

 

III. Analyse

 

            a) Questions préliminaires

[15]           Le défendeur a fait valoir que la demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur n’était pas conforme à la Loi sur les Cours fédérales dans la mesure où elle était dirigée contre le Quartier général de la Défense nationale. Il ne s’agit pas là, de soutenir le défendeur, d’un « conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes », et il n’exerce pas non plus « une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale ».

 

[16]           Lors de l’audition, le demandeur n’a pas contesté cet argument et a reconnu son erreur. Le procureur du défendeur a néanmoins accepté que les procédures soient amendées de façon à ce qu’elles soient conformes à la Loi sur les Cours fédérales. Étant donné ce consentement du défendeur et l’absence de toute confusion possible quant à la décision visée, j’ai donc accepté que le demandeur dépose une demande amendée de contrôle judiciaire. La modification se reflète dans l’intitulé de la cause.

 

[17]           D’autre part, le demandeur avait fait valoir dans sa demande de contrôle judiciaire un conflit d’intérêt de la part du directeur des politiques médicales. On prétendait en effet que ce dernier avait recommandé la décision prise le 19 novembre 2007 alors même qu’il avait également recommandé la libération du demandeur pour cause d’inaptitude au service en 2000. Cet argument n’avait cependant pas été repris dans les prétentions écrites du demandeur.

 

[18]           En réponse, le défendeur a déposé un affidavit du Lieutenant-colonel Michel Deilgat, médecin à l’emploi des Forces armées, dans lequel il affirme n’avoir jamais été Directeur des politiques médicales, avoir quitté cette Direction le 24 mai 2004, et n’avoir jamais formulé de recommandation ou d’opinion médicale au sujet du demandeur entre la date de sa demande de révision du motif de sa libération, le 17 août 2006, et la date de la décision à l’égard de cette demande de révision, le 19 novembre 2007.

 

[19]           À l’audition, le demandeur a pris acte de cette preuve et n’a pas réitéré son argument. Comme le docteur Michel Deilgat n’a pas été contre-interrogé sur son affidavit et que le demandeur n’a présenté aucune contre preuve, il faut donc tenir les faits exposés dans cet affidavit comme avérés. En conséquence, l’argument du demandeur ne peut être retenu, puisqu’il ne repose sur aucun fondement factuel.

b) La norme de contrôle

[20]           Les deux parties s’entendent, à bon droit me semble-t-il, sur l’applicabilité de la norme de la décision raisonnable dans la présente instance. Dans ce qu’il est maintenant convenu d’appeler l’ « analyse relative à la norme de contrôle », quatre facteurs doivent être pris en considération aux fins de déterminer la norme de contrôle applicable. Dans sa décision la plus récente à ce chapitre, la Cour suprême les a résumés ainsi :

[64] L’analyse doit être contextuelle. Nous rappelons que son issue dépend de l’application d’un certain nombre de facteurs pertinents, dont (1) l’existence ou l’inexistence d’une clause privative, (2) la raison d’être du tribunal administratif suivant l’interprétation de sa loi habilitante, (3) la nature de la question en cause et (4) l’expertise du tribunal administratif. Dans bien des cas, il n’est pas nécessaire de tenir compte de tous les facteurs, car certains d’entre eux peuvent, dans une affaire donnée, déterminer l’application de la norme de la décision raisonnable.

 

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 SCC 9.

 

 

[21]           Bien que la Loi sur la défense nationale, L.R., 1985, ch. N-5, ne protège pas les décisions du Chef d’état-major de la Défense par le biais d’une clause privative, elle ne lui confère pas moins la direction et la gestion des Forces canadiennes (art. 18). D’autre part, les questions en cause sont essentiellement des questions d’appréciation de faits, et ce dans le contexte précis du fonctionnement des Forces canadiennes, en tenant compte des exigences du service, des qualités et restrictions physiques et mentales applicables, de la discipline militaire, des règles applicables à la libération des militaires, et du fonctionnement des forces armées :

a.       Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (O.R.F.C.), chapitre 15, Libération;

b.      Ordonnances et Règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (O.R.F.C.), chapitre 1, Introduction et définitions;

c.       Ordonnances administratives des Forces canadiennes (O.A.F.C.), chapitre 15-2, Libération – Force régulière.

 

 

[22]           Enfin, l’expertise du Chef d’état-major de la Défense dans le contrôle et l’administration des Forces canadiennes a été reconnue par cette Cour dans l’arrêt McManus c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1281, 279 F.T.R. 286. Dans cette affaire, mon collègue le juge Hughes a conclu qu’il fallait faire preuve de déférence à l’endroit des décisions du Chef d’état-major étant donné son expertise, et a en conséquence opté pour la norme de la décision raisonnable simpliciter. Sur la base de ce précédent et de l’application des critères élaborés par la Cour suprême dans le cadre de son analyse relative à la norme de contrôle, j’estime donc à mon tour que la norme de la décision raisonnable doit s’appliquer ici.

 

[23]           Le rôle de cette Cour ne consiste donc pas à se demander si la bonne décision a été rendue; le fait que le juge chargé de se prononcer sur la demande de contrôle judiciaire puisse être d’un avis différent et qu’il ait pu prendre une autre décision s’il avait été saisi de l’affaire en premier lieu ne devraient donc pas l’influencer. Il suffira plutôt que la décision contestée soit intelligible et puisse trouver appui sur le droit et les faits mis en preuve. Comme l’affirmait la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir :

[47] La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

C’est donc fort de ces principes que j’examinerai maintenant la raisonnabilité de la décision rendue le 19 novembre 2007.

 

 

            c) La raisonnabilité de la décision prise le 19 novembre 2007

 

[24]           Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur allègue que l’on n’a pas attendu le jugement de la Cour du Québec relativement aux accusations portées contre lui avant de le libérer, le 7 mars 2000. Dans son mémoire, il fait plutôt valoir qu’en ne lui donnant pas les motifs de sa libération, le délégué du Chef d’état-major a violé les principes d’équité procédurale et l’a induit en erreur sur les véritables causes de son congédiement.

 

[25]           Il suffit de noter, pour disposer de ces deux arguments, que le demandeur est hors délai pour contester par voie de contrôle judiciaire la décision prise le 7 mars 2000. Ceci étant, le demandeur ne saurait se prévaloir de sa demande de contrôle judiciaire eu égard à la décision du 19 novembre 2007 pour attaquer la décision initiale relative à sa libération. Il est de jurisprudence constante qu’une seule décision peut être attaquée par voie de contrôle judiciaire, et que l’on ne peut faire indirectement ce qui ne peut être obtenu directement : voir Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460 au par. 20; Règles des Cours fédérales, art. 302.

 

[26]           Le principal motif invoqué par le demandeur à l’encontre de la décision rendue le 19 novembre 2007 tient au fait que le décideur n’aurait pas tenu compte de la preuve qu’il avait soumise à l’appui de sa demande de révision. À son avis, son acquittement par la Cour du Québec, la décision des Forces armées de refuser son ré-enrôlement pour des raisons médicales le 7 février 2003, le rapport d’expertise psychiatrique du 20 septembre 2005 et la décision prise par le Ministère des Anciens combattants le 19 mai 2006 de lui accorder une pension auraient dû amener le défendeur à réviser le motif de sa libération en mars 2000 et à reconnaître qu’il aurait dû être libéré pour raisons médicales.

 

[27]           De son côté, le défendeur a soutenu qu’aucun des éléments soumis par le demandeur ne permettait d’établir son état de santé au moment de sa libération. Par conséquent, d’affirmer le défendeur, la Cour ne devrait pas substituer sa discrétion à celle du décideur, puisque sa décision de ne pas modifier le motif de sa libération n’a pas été tirée de façon absurde ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

 

[28]           Je suis bien prêt à admettre que l’acquittement du demandeur le 14 juin 2000 ne prouve rien quant à son état de santé, puisqu’il a été prononcé en fonction des règles et du fardeau de preuve propres au droit criminel.

 

[29]           De la même façon, le défendeur a raison d’insister sur le fait que la décision du Ministère des Anciens combattants a été rendue sous l’autorité de la Loi sur les pensions, laquelle décrète explicitement à son paragraphe 5(3) que le Ministre doit tirer les conclusions les plus favorables possibles au demandeur, accepter tout élément de preuve non contredit qui lui semble vraisemblable, et trancher en faveur du demandeur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

 

[30]           Le défendeur ne peut cependant tirer argument du fait que cette décision du Ministère des Anciens combattants ne rétroagit qu’au 19 octobre 2005. La Loi sur les pensions prévoit en effet, à son paragraphe 39(1), que la pension ne pouvait rétroagir qu’à la date à laquelle la demande avait été présentée.

 

[31]           Ceci étant dit, le défendeur a raison d’affirmer qu’aucune preuve n’établit expressément que le demandeur souffrait de stress post-traumatique lors de sa libération. N’est-ce pas cependant la seule conclusion logique que l’on puisse tirer de la preuve soumise par le demandeur? Même si cette maladie n’avait pas encore été diagnostiquée en 2000 et que les symptômes qui l’accompagnent ont pu s’accentuer avec les années, peut-on raisonnablement soutenir que les événements vécus par le demandeur lors des missions de paix auxquelles il a participé en 1992 et en 1996-97 n’ont eu aucun impact sur son comportement dans les années qui ont suivi et n’ont commencé à affecter sa santé mentale qu’après son départ des Forces armées?

 

[32]           Bien que le psychiatre et le psychologue qui l’ont évalué en 2005 ne se prononcent pas explicitement sur le moment où le demandeur a pu commencer à souffrir de stress post-traumatique (tel n’était pas leur mandat), ils n’en relient pas moins l’incident qui a déclenché les mauvaises relations entre le demandeur et ses supérieurs avec le refoulement de la détresse (colère et culpabilité) qu’il avait tant bien que mal refoulée de 1992 à 1998. Cela tend à accréditer la thèse du demandeur selon laquelle il était déjà aux prises avec cette maladie même s’il ne le réalisait pas à l’époque.

 

[33]           Le défendeur a bien tenté de faire valoir que sa condition a pu se dégrader avec les années, que son état a pu se cristalliser plusieurs années après les missions du demandeur à l’étranger, et que la preuve ne permet pas d’établir que son comportement erratique au cours des mois qui ont précédé sa libération pouvait être attribué à sa condition mentale. Or, cet argument contraire à l’intuition n’est appuyé d’aucune preuve médicale. Il est vrai que c’est au demandeur qu’incombe le fardeau de la preuve. Mais lorsqu’une conclusion logique peut s’inférer de la preuve soumise, il peut être nécessaire d’expliciter les raisons qui permettent néanmoins d’en arriver à une conclusion contraire.

 

[34]           C’est d’ailleurs précisément à ce chapitre que la décision du 19 novembre 2007 apparaît déficiente. Le procureur du défendeur a bien tenté lors de l’audition d’expliquer la décision prise par le délégué du Chef d’état-major, mais comme il l’a reconnu lui-même, les motifs écrits communiqués au demandeur sont pour le moins « succincts » et ne font aucunement écho aux explications proposées par le procureur. Ceci m’amène donc à traiter du dernier argument du demandeur.

 

d) L’absence de motifs constitue-t-elle une violation de l’équité procédurale?

[35]           Tel que mentionné précédemment, la raisonnabilité d’une décision s’apprécie en tenant compte tant du résultat que de sa justification. En d’autres termes, il ne suffit pas que le résultat auquel en est arrivé le décideur initial puisse être considéré comme une solution acceptable compte tenu du droit et des faits; encore faudra-t-il que le processus décisionnel qui sous-tend cette décision soit intelligible, cohérent et transparent. Dans cette perspective, il va de soi que cette Cour, comme toute cour de révision, fait face à un défi additionnel lorsque le décideur initial ne fournit aucun motif pour appuyer sa décision. Comme l’écrivait le juge Pelletier au nom d’une Cour d’appel unanime dans l’arrêt Gardner c. Procureur général du Canada, 2005 CAF 284 :

[23] Il est vrai que les motifs invoqués par la Commission pour rejeter la plainte de Mme Gardner sont laconiques et qu'il s'agit davantage d'une conclusion que de motifs. Lorsque la décision de la Commission donne effet au rapport de l'enquêteur, la plaignante peut raisonnablement présumer qu'elle a adopté son raisonnement. Mais lorsque la Commission s'écarte de la recommandation de l'enquêteur, comme c'est le cas en l'espèce, le fondement de sa décision peut être moins clair.

 

[24] Si le plaignant conteste la décision, la cour de révision doit apprécier la conclusion de la Commission sans connaître le raisonnement l'y ayant menée. Comme le caractère raisonnable d'une décision est établi par la mesure dans laquelle les motifs invoqués viennent l'étayer (voir Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.S.C. 247, 2003 CSC 20, au par. 47), le tribunal administratif place la cour de révision dans une position très désavantageuse lorsqu'il ne fournit pas les motifs de sa décision.

 

 

[36]            Il faut se garder, bien entendu, d’imposer au décideur administratif des obligations trop onéreuses en cette matière, surtout lorsque le législateur lui-même n’a pas jugé bon de l’exiger. On alourdirait de façon indue le fardeau déjà très lourd des organismes administratifs si l’on devait prescrire l’obligation en toutes circonstances de motiver quelque décision que ce soit. Même si la rédaction de motifs a l’immense avantage d’inciter à une analyse plus rigoureuse et favorise une meilleure formulation des questions en litige et du raisonnement adopté pour les résoudre, l’on ne saurait faire abstraction des conséquences qui en résulterait pour l’efficacité de la justice administrative.

 

[37]           Confrontée à cette tension, la Cour suprême du Canada a proposé dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, [1999] A.C.S. no. 39, un moyen terme lorsque vient le moment de déterminer les paramètres de l’équité procédurale à ce chapitre. Plutôt que de requérir des motifs chaque fois qu’une décision est prise et d’en faire un attribut essentiel de l’équité procédurale sans égard à la nature de la décision en cause, la Cour a opté pour une modulation de cette exigence en fonction de certains facteurs et en tenant compte des circonstances propres de chaque affaire. Voici comment Mme le juge L’Heureux-Dubé s’exprimait à cet égard :

[43] À mon avis, il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l’espèce où la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans des cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi, ou dans d’autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise.

 

[38]           Les circonstances de la présente affaire me semblent correspondre aux situations envisagées par la Cour suprême dans lesquelles un décideur doit fournir « une forme quelconque » de motifs. Non seulement la décision rendue le 19 novembre 2007 était-elle sujette à contrôle judiciaire et place-t-elle cette Cour dans une situation impossible lorsque vient le moment d’en évaluer sa raisonnabilité, tel que précédemment mentionné, mais il est également indéniable qu’elle revêt pour le demandeur une grande importance. Il ne s’agit pas seulement des bénéfices dont il a été privé du fait de son congédiement pour cause d’inaptitude à poursuivre son service militaire, mais il y va également de la réputation du demandeur, de la perception que peuvent en avoir les personnes qui l’entourent, et des répercussions que peut avoir cette décision sur le regard qu’il porte sur lui-même.

 

[39]           Dans ce contexte, j’estime que le demandeur était en droit de s’attendre à ce que le délégué du Chef d’état-major lui fournisse un minimum d’explication sur les raisons de son refus de modifier les motifs de sa libération des Forces armées. Cela ne signifie pas que de telles décisions doivent s’accompagner de motifs élaborés dans lesquels sont passés en revue dans leur moindre détail tous les éléments de preuve soumis par un demandeur. Pour que soient respectées les exigences de l’équité procédurale dans le contexte bien particulier de ce genre de décisions, il suffira le plus souvent d’une courte explication permettant au demandeur de comprendre pourquoi sa demande a été rejetée.

 

[40]           Pour ces motifs, j’en arrive donc à la conclusion que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Les rationalisations ex post facto proposées par le procureur du défendeur ne sauraient tenir lieu de motifs et ne peuvent remédier aux déficiences de la décision originale. Par conséquent, le dossier du demandeur doit être retourné au Chef d’état-major afin d’être réexaminé et tranché en tenant compte de la présente ordonnance.

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, et que le dossier du demandeur soit retourné au défendeur pour qu’une nouvelle décision soit prise à la lumière des présents motifs. Le tout avec dépens.

 

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-76-08

 

INTITULÉ :                                       Louis Dufour

                                                            c.

                                                            Procureur général du Canada

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               21 août 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT PAR :                     LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      22 septembre 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Jacques Ferron

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Pierre Salois

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Jacques Ferron

5600, boul. des Galeries, Bureau 205

Québec (Québec), G2K 2H6

 

POUR LE DEMANDEUR

Jim H. Sims,

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

                                                                             

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