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Cour fédérale

Federal Court

 

Date : 20090703


Dossier : T-656-09

Référence : 2009 CF 693

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2009

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

 

ENTRE :

APOTEX INC.

demanderesse

et

 

ELI LILLY CANADA INC.

défenderesse

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

  • [1] La présente requête est présentée dans le cadre d’une action en dommages-intérêts intentée par Apotex Inc. (« Apotex ») contre Eli Lilly Canada Inc. (« Lilly ») en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le « Règlement »). Lilly demande, aux termes de l’article 221 des Règles des Cours fédérales, une ordonnance visant la radiation du sous-paragraphe 1(b) et des paragraphes 22 à 28 de la déclaration d’Apotex, dans lesquels Apotex demande la restitution des bénéfices enregistrés par Lilly en application des principes d’enrichissement sans cause.

 

  • [2] Lilly demande également une ordonnance visant soit la prolongation du délai de dépôt de sa défense, soit la suspension de l’action jusqu’au règlement de sa requête en autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême du Canada de l’ordonnance de la Cour d’appel fédérale qui confirme le rejet de la demande d’ordonnance d’interdiction présentée par Lilly, jusqu’à l’issue définitive de l’appel, si l’autorisation lui est accordée.

 

Requête en radiation

 

  • [3] Lilly prétend qu’en raison de la décision rendue par la Cour dans Apotex inc. c. Merck & Co. Inc., 2008 CF 1185, confirmée par la Cour d’appel dans Merck Frosst Canada Ltd. c. Apotex Inc., 2009 CAF 187, il est maintenant évident et manifeste, en droit, qu’un fabricant de produits génériques tel qu’Apotex ne peut pas réclamer la restitution des bénéfices réalisés par une première personne aux termes de l’article 8 du Règlement.

 

  • [4] Apotex a soutenu durant l’audience que la décision rendue dans Apotex c. Merck ne permet pas de savoir si une deuxième personne peut faire valoir une demande fondée sur l’enrichissement sans cause, car il est précisément mentionné au paragraphe 11 de cette décision que la demande d’Apotex qui était fondée sur l’enrichissement sans cause a été abandonnée durant l’instruction et qu’elle n’a donc pas été prise en considération.

 

  • [5] La Cour a conclu ce qui suit dans Apotex c. Merck :

« 97   S’agissant du paragraphe 8(4) du Règlement, il apparaît immédiatement que le fabricant de produits génériques n’est pas un breveté et, en fait, il a échappé à l’accusation de contrefaçon du brevet d’une autre personne en montrant que le brevet était invalide (comme dans la présente affaire) ou qu’il n’a pas été contrefait. Le fabricant de produits génériques ne peut pas réclamer des dommages-intérêts ou une restitution de profits pour contrefaçon. Ce qu’il peut réclamer, c’est une « indemnité » pour « une perte », cette perte ayant été pour lui le fait d’avoir été écarté du marché durant une certaine période. Cette « indemnité » prend la forme d’un « recouvrement de dommages-intérêts ou de profits ». L’interprétation raisonnable de ces mots « recouvrement de dommages-intérêts ou de profits » est que le fabricant de produits génériques peut demander, comme mesure des dommages-intérêts qu’il demande, les profits qu’il aurait réalisés s’il avait pu commercialiser son produit plus tôt.

 

[…]

 

101   Compte tenu de l’examen qui précède, notamment des propos de la professeure Sullivan, j’arrive à la conclusion que la bonne interprétation du paragraphe 8(4) du Règlement consiste à dire que les mots « recouvrement de dommages-intérêts ou de profits » doivent être interprétés de manière à inclure uniquement l’« indemnité » au titre de la « perte », le cas échéant, subie par le fabricant de produits génériques et que ces mots ne lui confèrent pas le droit d’opter pour la restitution des bénéfices réalisés par la première personne (la société innovatrice).

 

102   Le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales n’élargit pas les recours offerts par l’article 8 du Règlement. Il permet au Règlement d’inclure des recours en equity, mais de tels recours doivent figurer dans le Règlement. Comme je l’ai dit plus haut, il m’est impossible de trouver un tel recours dans le Règlement. »

 

  • [6] Il ressort clairement de cette analyse, avec laquelle la Cour d’appel fédérale est d’accord, que la bonne interprétation de l’article 8 du Règlement consiste à dire qu’il vise uniquement les recours qui indemniseraient le fabricant de produits génériques au titre de la perte qu’il a subie. Selon l’analyse faite dans la décision Bayer AG c. Apotex Inc., (2001) 10 C.P.R. (4th) 151, invoquée dans JAY-LOR International Inc. c. Penta farm systems ltd., 2007 CF 358, et sur laquelle la Cour s’est appuyée dans Apotex c. Merck, il est évident que le recours qui consiste à restituer les bénéfices a le même objectif que le recours d’enrichissement sans cause, en ce qu’il rendrait à la demanderesse ce qui lui appartient en droit, c’est-à-dire les bénéfices ou les profits réalisés par la contrefaçon de sa propriété intellectuelle :

 

« 12  Le recours consistant dans la restitution des bénéfices trouve son origine dans l’equity, et son objectif est de nature compensatoire. L’idée n’est pas de sanctionner le défendeur pour son acte répréhensible : Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy (1994), 55 C.P.R. (3d) 433, page 455 (C.F. 1re inst.), infirmé sur d’autres moyens : (1995), 61 C.P.R. (3d) 271 (C.A.F.); Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltée (1996), 71 C.P.R. (3d) 26, page 33 (C.A.F.). Tout comme une attribution de dommages-intérêts, une restitution des bénéfices vise à indemniser le breveté pour l’utilisation condamnable de son bien. Si l’objectif de chaque redressement est le même, les principes sous-jacents sont très différents. L’attribution de dommages-intérêts vise à indemniser le demandeur des pertes qu’il a subies en raison de la contrefaçon. Le montant des bénéfices réalisés par le contrefacteur n’est pas pertinent. La restitution des bénéfices, par ailleurs, vise la restitution des bénéfices illicitement réalisés en raison de l’usage préjudiciable des biens du demandeur. Ces bénéfices, tirés de l’usage des biens du demandeur, appartiennent en droit au demandeur. L’objectif est de corriger l’enrichissement sans cause du défendeur par le transfert de ces bénéfices à leur titulaire de droit, à savoir le breveté : Beloit Canada Ltée c. Valmet Oy (1994), précité, page 455 (C.F. 1re inst.).

[Non souligné dans l’original.]

 

  • [7] Comme l’indique la Cour au paragraphe 97 de la décision Apotex c. Merck, « il apparaît immédiatement que le fabricant de produits génériques n’est pas un breveté. […] Le fabricant de produits génériques ne peut pas réclamer des dommages-intérêts ou une restitution de profits pour contrefaçon. »Le raisonnement de la Cour indique que les dispositions compensatoires de l’article 8 du Règlement n’incluent pas la restitution des bénéfices d’un breveté parce que ce type de recours n’a qu’un effet compensatoire, alors que la demanderesse est une brevetée alléguant la contrefaçon. Je ne peux voir comment on pourrait comprendre de ce raisonnement qu’Apotex est toujours autorisée à réclamer d’un breveté la restitution des mêmes types de bénéfices ou de profits afin d’être indemnisée pour le même type de préjudice, c’est-à-dire pour avoir été écartée du marché, simplement en invoquant les principes généraux de l’enrichissement sans cause.

 

  • [8] L’avocat d’Apotex ajoute que même si les recours d’enrichissement sans cause ne pouvaient être accordés conformément à l’interprétation restreinte de l’article 8 du Règlement, il n’est toujours ni évident ni manifeste qu’Apotex ne pourrait pas faire valoir contre Lilly une demande indépendante, fondée sur l’enrichissement sans cause, qui ne serait pas visée par l’article 8. Je ne suis pas d’accord. Ce qu’Apotex ferait alors valoir, c’est une cause d’action entièrement fondée sur un enrichissement sans cause découlant du commencement et de la poursuite sans cause par Lilly d’instances en vertu du Règlement. La faille fatale dans l’argumentation d’Apotex est qu’une cause d’action entre parties privées qui est fondée sur un enrichissement sans cause ou sur un abus de procédure n’est tout simplement pas du ressort de la Cour. En dehors du régime législatif que prévoit le Règlement, il n’existe simplement aucun ensemble de règles de droit fédérales qui crée une cause d’action pour un enrichissement sans cause ou un abus de procédure entre parties privées. Le choix d’Apotex de se fonder sur l’article 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales est malavisé, car Apotex ne fait manifestement pas valoir une cause d’action « relativement à un brevet », mais plutôt relativement à la conduite de la défenderesse dans sa poursuite d’une demande en vertu du Règlement. De plus, comme l’indique la Cour au paragraphe 102 de la décision Apotex c. Merck, « Le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales n’élargit pas les recours offerts par l’article 8 du Règlement. Il permet au Règlement d’inclure des recours en equity, mais de tels recours doivent figurer dans le Règlement. »

 

  • [9] Enfin, je dois ajouter qu’Apotex fait fausse route en invoquant la jurisprudence de la Cour qui précède la décision Apotex c. Merck. Les affaires précitées appuient la proposition selon laquelle il n’est pas approprié d’accueillir les requêtes visant à rejeter les instances présentées en vertu de l’article 8 du Règlement en fonction de l’interprétation de la portée de cette disposition. Ces décisions tiennent compte de l’état de la loi telle qu’elle existait à ce moment. Il n’y avait encore eu aucune décision judiciaire relative à l’interprétation de l’article 8, au type de recours qu’il permet de demander et d’accorder et au délai de réclamation d’un recours, et on a conclu à juste titre que ces questions ne doivent pas être tranchées comme de simples questions de droit sans une mise en contexte et un dossier de preuve complet. Maintenant qu’une décision judiciaire a été rendue dans Apotex c. Merck concernant les recours possibles, dans le contexte d’un procès et avec un dossier de preuve complet et des arguments exhaustifs, ce courant jurisprudentiel n’est plus applicable à ces questions. Apotex s’est particulièrement appuyée sur la décision non publiée qui a été rendue par le juge Pinard le 18 février 2002 dans Apotex v. Merck & Co., Inc et al, dans le dossier judiciaire T‑411-01, dans laquelle la requête présentée en vue d’obtenir le rejet d’une demande fondée sur l’enrichissement sans cause a également été rejetée. Il semble que dans sa plaidoirie, la partie ayant présenté la requête ait précisé qu’une demande fondée sur l’enrichissement sans cause ne pouvait être accueillie ni aux termes de l’article 8 du Règlement ni en tant que demande indépendante, car la Cour n’avait pas la compétence pour trancher cette dernière. L’ordonnance de rejet, qui ne présente aucun motif, ne peut être retenue comme une justification de l’argument d’Apotex selon lequel on peut considérer que la Cour a bel et bien la compétence d’entendre une demande fondée sur l’enrichissement sans cause indépendamment de l’article 8. Il est évident que la déclaration dans cette affaire a aussi fait valoir la même demande aux termes de l’article 8 du Règlement; comme l’instruction de la demande a été autorisée en fonction de l’article 8, il n’aurait servi à rien de se prononcer sur le fait qu’elle peut ou non être soutenue aussi de façon indépendante.

 

  • [10] J’en viens donc à la conclusion qu’il est évident et manifeste que toute demande faite par Apotex dans sa déclaration en vue d’obtenir la restitution des bénéfices ou des revenus gagnés en trop par Lilly ne peut être accueillie et doit être rejetée.

 

Requête en suspension ou en prolongation de délai

 

  • [11] C’est le rejet de la demande présentée par Lilly en vue d’obtenir une ordonnance d’interdiction qui a permis à Apotex d’obtenir un avis de conformité pour son raloxifène et qui a donné lieu à la présente action. Par conséquent, Lilly prétend que si elle obtient que ce rejet soit annulé par la Cour suprême, l’action échouera automatiquement et tout le temps, tous les efforts et tous les frais engagés pour traiter l’action dans l’intervalle auront été gaspillés.

 

  • [12] Pour appuyer sa requête en suspension ou en prolongation de délai, Lilly fait valoir que sa requête en autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême a une chance raisonnable de succès, même si la Cour d’appel fédérale a précédemment conclu que les appels relatifs à des jugements rejetant des demandes d’interdiction deviennent théoriques lorsqu’un avis de conformité pertinent a été délivré et même si l’éventualité d’un autre procès découlant du rejet antérieur, par exemple une action intentée en vertu de l’article 8 du Règlement, ne suffit pas à militer en faveur de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’appel (voir Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Limited, (2007), 62 C.P.R. (4th) 161, 2007 CAF 359). Lilly soutient que, contrairement aux conclusions de la Cour d’appel fédérale dans Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Limited, un tribunal d’appel a le pouvoir, durant l’appel d’une demande d’interdiction, d’annuler l’avis de conformité délivré, selon les motifs du rejet antérieur, et de rendre une ordonnance d’interdiction.

 

  • [13] Lilly ajoute que si cet argument lui permet finalement d’avoir gain de cause devant la Cour suprême, elle subira un préjudice irréparable du fait que les dépens établis sur une base procureur‑client qu’elle aura engagés pour se défendre dans l’intervalle ne seront pas entièrement recouvrables, étant donné que toute adjudication des dépens serait limitée aux dépens entre parties.

 

  • [14] Même si j’étais d’accord avec l’argumentation de Lilly sur les questions énoncées ci-dessus, sans pour autant statuer en faveur de l’une ou l’autre des parties, je refuserais tout de même d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour rendre l’ordonnance que Lilly demande.

 

  • [15] Même en supposant que l’appel interjeté par Lilly auprès de la Cour suprême soulève une cause défendable, il demeure que Lilly a très peu de chances de succès dans sa requête en autorisation d’interjeter appel, car une telle autorisation fondée sur le caractère théorique des appels a déjà été rejetée par la Cour suprême (précisément dans l’affaire Lilly c. Novopharm, précitée) et il est évident qu’il est fort possible que les questions de fond soulevées durant l’appel soient présentées à la Cour suprême et examinées par celle-ci dans le contexte d’autres instances. Par conséquent, la réalisation du préjudice que craint Lilly est tout aussi peu probable. En outre, les mesures que Lilly devra prendre pour se défendre dans la présente action devraient être relativement simples, du moins jusqu’au début des interrogatoires préalables oraux, auquel moment la Cour suprême aura probablement statué sur sa requête en autorisation d’interjeter appel. En ce qui concerne l’écart entre les frais que Lilly pourrait recouvrer pour ces mesures sur une base partie‑partie et ceux qu’elle aura réellement engagés, la somme en jeu ne sera probablement pas très élevée. À mon avis, c’est ce préjudice relativement gérable et peu probable qu’il faut évaluer par rapport au préjudice causé à Apotex simplement en lui interdisant d’exercer un recours dont elle est en droit de se prévaloir, ou en la freinant dans l’exercice de ce recours. Il faut également tenir compte de l’intérêt de la justice en veillant à ce que les actions soient traitées de façon expéditive et sans délai, surtout dans le contexte des récentes initiatives politiques prises par la Cour à cet égard.

 

[16]  Tout bien pesé, à ce stade, je refuse de suspendre les présentes instances. Si Lilly avait gain de cause dans sa requête en autorisation d’interjeter appel auprès de la Cour suprême, la prépondérance des inconvénients pourrait bien changer, et il serait alors approprié d’examiner en détail les arguments de Lilly et d’en déterminer la validité quant à la question sérieuse à juger et au préjudice irréparable. Dans les circonstances actuelles, cet exercice n’est pas nécessaire.

 


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

1.   Le sous-paragraphe 1(b) et les paragraphes 22 à 28 de la déclaration sont radiés par les présentes.

 

2.   La requête est par ailleurs rejetée.

 

3.   Le délai au cours duquel la défenderesse doit signifier et déposer sa défense est prolongé de 30 jours suivant la date de la présente ordonnance.

 

4.   Les dépens relatifs à la comparution du 19 mai 2009 sont adjugés à la demanderesse. Aucuns autres dépens ne sont adjugés.

 

 

 

« Mireille Tabib »

Protonotaire


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :  T-656-09

 

 

INTITULÉ :  APOTEX INC. c. ELI LILLY CANADA INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 25 juin 2009

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  MADAME LA PROTONOTAIRE MIREILLE TABIB

 

 

DATE DES MOTIFS :  Le 3 juillet 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jerry Topolski

POUR LA DEMANDERESSE

 

Patrick Smith

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

GOODMANS LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

GOWLING LAFLEUR HENDERSON S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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