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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20090626

Dossier : IMM­4884­08

Référence : 2009 CF 673

Ottawa (Ontario), le 26 juin 2009

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

DAVID YOUNG SOP JUNUSMIN

ANGELICA SARI DEWI

PRETTY LADY YOUNG JUNUSMIN

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Un exposé circonstancié non contredit en preuve est la principale source de compréhension de la condition humaine dans le cadre de toute analyse juridique. La prise de conscience et la reconnaissance des particularités du vécu d’une ou de plusieurs personnes, en particulier dans les affaires d’immigration ou de réfugiés, sont essentielles. Les circonstances, les situations et les faits contenus dans l’exposé circonstancié ne doivent pas être méconnus, autrement, il en résulterait une parodie de justice. Pour que la décision soit valide, l’exposé circonstancié doit être la première source à partir de laquelle l’analyse juridique commence et se termine, autrement, il s’agit d’un exercice théorique, abstrait et loin de la réalité. En droit, toute personne doit être admise pour son exposé circonstancié, autrement, l’intégrité même du régime juridique serait remise en cause.

 

[2]               Dans cette optique, il est nécessaire d’établir que l’on a compris la situation du pays pour qu’on ait l’assurance que le cadre est pris en compte; sans ce cadre, l’exposé circonstancié ne peut pas être compris dans son contexte.

 

[3]               En l’espèce, malgré qu’il en ait été brièvement question, ni l’exposé circonstancié ni la situation du pays n’ont été adéquatement établis pour montrer la compréhension de la situation des demandeurs.

 

[4]               Par ailleurs, selon l’exposé circonstancié non contredit, les demandeurs ont dû payer des pots-de-vin pour éviter d’être persécutés. S’il ne s’agit pas de persécution, qu’est-ce qui en est? Malgré le paiement de l’argent, les incidents qui sont survenus établissent que, quel que soit le montant d’argent payé, ces paiements ne garantissaient pas la sécurité des demandeurs. Si une personne doit payer pour assurer sa propre sécurité afin d’éviter de la persécution, cela constitue en soi de la persécution. Les demandeurs ne devraient pas à avoir à payer des pots-de-vin pour leur survie.

 

 

 

II.        LA PROCÉDURE

[5]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), décision datée du 22 septembre 2008 (la décision) statuant que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention, selon l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) ni des personnes à protéger au sens de l’article 97 de la Loi.

 

III.       LA DÉCISION CONTESTÉE

[6]               Dans la décision, le commissaire a cité un paragraphe tiré du résumé de la demande des demandeurs. Le reste de la décision du commissaire est reproduit ci-dessous :

[8]        Le tribunal a entendu le témoignage des demandeurs et a analysé toute la preuve.

 

[9]        Conséquemment, quant à l’identité des demandeurs, le tribunal s’en déclare satisfait.

 

[10]      Quant au mérite de cette cause :

 

[11]      Les demandeurs témoignent à l’effet qu’ils craignent pour leur vie dans leur pays d’origine depuis les émeutes de 1998.

 

[12]      Rappelons que ces émeutes n’étaient pas dirigées tel quel contre la communauté chinoise ou contre certaines communautés religieuses, mais étaient un événement de nature généralisée.

 

[13]      De plus, rappelons que les demandeurs sont sortis de leur pays depuis 1998 et qu’ils n’ont pas demandé asile. Ils expliquent qu’ils n’ont pas demandé l’asile en Hollande pour le motif qu’on leur aurait fait part qu’ils n’avaient pas demandé asile dès leur arrivée dans ce dernier pays.

 

[14]      Conséquemment, ils n’ont pas réussi à justifier pourquoi ils n’ont pas demandé asile dès leur arrivée au Canada.

[15]      De plus, entre 1998 et leur date de départ en 2006, il n’y aurait eu qu’un incident survenu en avril 2006, en ce qui les concerne.

 

[16]      Or, il s’agit ici d’un geste isolé et rien ne me permet de croire qu’il s’agissait d’un geste de nature raciste ou religieux contre les demandeurs.

 

[17]      Même si tel était le cas, un événement isolé depuis 1998, ne sera pas suffisant pour me permettre de conclure qu’ils ont subi de la persécution au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[18]      Enfin, nulle part dans la preuve documentaire, le tribunal peut constater qu’il y a de la persécution des Chinois en Indonésie ou une persécution religieuse, toujours dans le sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[19]      En effet, on lit dans le Country Report de 2004, le passage suivant, notamment :

 

“(…) Instances of discrimination and harassment of ethnic Chinese Indonesians declined compared with previous years. (…)

 

[Reproduit tel quel]

 

[TRADUCTION]

[...] Les cas de discrimination et de harcèlement à l’encontre des personnes d’origine chinoise sont en déclin par rapport aux années antérieures [...]

 

[20]      Conséquemment de l’analyse ci-dessus, le tribunal n’a pas d’autres alternatives que de rejeter les demandes d’asile.

 

[7]               La décision du commissaire peut être hâtive; cependant, elle doit aussi être exacte afin d’être le reflet de l’exposé circonstancié et de la preuve. Il faut noter que les commissaires n’ont peut-être pas le temps de rendre de longues décisions; cela se comprend, mais leurs décisions, même si elles sont hâtives, doivent établir que la partie a été entendue et que son exposé circonstancié a été examiné. La décision du commissaire ne comporte pas de motifs adéquats lorsqu’elle ne montre pas comment l’examen de l’exposé circonstancié ou l’analyse de la situation du pays a été fait.

 

[8]               Dans le résumé de l’exposé circonstancié qui suit, comme cela ressort du dossier, en seulement trois pages et demie, la Cour a au moins fait état de l’exposé circonstancié pour ce qui est de ses points les plus importants qui avaient presque tous disparu lorsqu’ils avaient été repris par le commissaire.

 

            IV.       RÉSUMÉ DES FAITS

[9]               Le commissaire n’a soulevé aucune question quant à la crédibilité des demandeurs; ainsi, les faits suivants ressortent de la présente affaire.

 

[10]           Le demandeur principal, M. David Young Sop Junusmin, son épouse, Mme Angelica Sari Dewi, et leur enfant mineure, Pretty Lady Young Junusmin (les demandeurs) sont Indonésiens. M. Junusmin est né dans une famille chinoise bouddhiste en 1963. Ses parents, la plupart de ses frères et sœurs et lui ont changé leur nom de consonance chinoise pour des noms indonésiens en 1966 en raison, à l’époque, d’une politique d’intégration du gouvernement indonésien. M. Junusmin vient d’une famille d’acupuncteurs et il est lui-même acupuncteur. Il exploitait une clinique d’acupuncture à Jakarta depuis 1996.

 

[11]           M. Junusmin est un chrétien pratiquant depuis qu’il s’est intéressé au christianisme à dix-sept ans. La véracité de l’identité des demandeurs doit être établie par des documents officiels authentiques. En l’espèce, l’identité des demandeurs en tant que Chinois et chrétiens pratiquants n’est pas contestée par le commissaire. Le caractère officiel des documents contenus dans le dossier certifié de la Commission établit que M. Junusmin et sa famille sont des Chinois chrétiens. Ils allèguent tous avoir souffert de persécution et de discrimination tout au long de leur vie en Indonésie, en raison de leur religion chrétienne et de leur origine ethnique chinoise.

 

[12]           Bien que M. Junusmin et Mme Dewi déclarent avoir souffert de discrimination tout au long de leur vie, ce n’est qu’en 1998 qu’ils allèguent avoir commencé à souffrir de persécution. Lors des émeutes qui ont eu lieu en Indonésie en 1998, M. Junusmin a été agressé alors qu’il se rendait à sa clinique. Un émeutier l’a attaqué au couteau et a lacéré ses bras et ses doigts; M. Junusmin a été assommé et dérobé. Comme les personnes d’origine ethnique chinoise ne pouvaient pas se déplacer en sécurité dans les rues, le beau­frère de M. Junusmin a dû payer un pot-de-vin à un policier afin qu’il l’aide à raccompagner M. Junusmin de l’hôpital jusqu’à sa maison. La clinique de M. Junusmin a été pillée. Comme beaucoup d’autres commerçants chinois dont les commerces avaient été ciblés, M. Junusmin et sa mère, en guise de précaution, ont fermé leurs cliniques d’acupuncture pendant plusieurs mois.

 

[13]           Tant la clinique de M. Junusmin que celle de sa mère ont été la cible d’extorsion d’argent en échange de protection même avant les émeutes de 1998; après avoir rouvert sa clinique, M. Junusmin a été abordé une fois de plus en 2000 par un autre groupe, il a de nouveau été agressé en raison de son origine ethnique chinoise, et il a continué à être forcé de payer de l’argent pour assurer sa protection non seulement au premier groupe d’agresseurs, mais aussi au deuxième groupe, afin de ne pas être harcelé et tué.

 

[14]           En 2005, M. Junusmin s’est marié à son épouse actuelle. Comme lui, elle a deux enfants de son précédent mariage. Ensemble, ils ont eu une fille, Pretty Lady, qui est venue avec eux au Canada.

 

[15]           L’épouse de M. Junusmin, Mme Dewi, a aussi vécu de la discrimination tout au long de sa vie. Pendant les émeutes de 1998, sa voisine chinoise a été violée. En fait, pendant les émeutes, parce qu’elle était reconnaissable du fait de son origine ethnique chinoise, elle devait se cacher dans le coffre arrière du véhicule d’un collègue pour éviter d’être vue et ciblée. Elle a aussi dû s’enfuir de sa maison lorsqu’un émeutier a menacé d’attaquer le complexe où elle vivait. Elle s’est absentée de son travail pendant trois semaines après ces incidents.

 

[16]           Après une série d’attaques à la bombe contre son église en décembre 2000, Mme Dewi n’est pas allée à l’église jusqu’en février ou mars 2001.

 

[17]           En 2004, d’autres commentaires désobligeants ont été faits sur son origine ethnique chinoise quand elle a été dérobée sous la menace d’un couteau.

 

[18]           En 2004, Mme Dewi a présenté une demande de visa et en a obtenu un pour entrer aux États-Unis; cependant, la demande de visa de M. Junusmin pour les États-Unis a été rejetée. Les époux sont allés en Malaisie et à Singapour en avril 2004, pendant deux semaines, parce qu’un agent avait dit à M. Junusmin que, si leurs passeports n’avaient pas d’estampe de visites dans d’autres pays, cela réduirait leurs chances d’obtenir un visa. Les époux ont réussi à obtenir des visas de touristes pour les Pays-Bas, où ils ont passé un mois à la fin 2004. Ils avaient l’intention de s’enfuir pour les Pays-Bas et d’y demander l’asile, mais à un bureau du gouvernement, on leur a dit qu’ils ne pouvaient pas demander l’asile parce qu’ils ne l’avaient pas fait au moment de leur arrivée à l’aéroport. Comme ils n’avaient pas d’autre choix, ils sont retournés en Indonésie.

 

[19]           En avril 2006, une fois de plus, les demandeurs ont été agressés et dérobés à l’aide d’un couteau et ils ont été menacés de blessures s’ils déposaient un rapport à la police. Les policiers ont aussi fait comprendre aux demandeurs qu’ils pouvaient seulement déposer un rapport à la suite du paiement d’un pot-de-vin. Les policiers ont dit à Mme Dewi qu’en raison de leur origine chinoise les époux devraient garder à l’esprit leurs antécédents; ils proféraient ainsi à la fois un avertissement et une menace.

 

[20]           Une fois de plus, les demandeurs ont présenté une demande de visa pour les États-Unis. Mme Dewi a obtenu un visa, mais M. Junusmin a encore une fois vu sa demande rejetée. Toutefois, les époux ont obtenu des visas de touristes pour le Canada. Le 13 juin 2006, M. Junusmin fut le premier de la famille à arriver au Canada. Il n’a pas présenté de demande d’asile immédiatement parce qu’il attendait son épouse et leur jeune fille qui devaient arriver un mois plus tard en raison d’une maladie subite contractée par leur fille avant le voyage. L’épouse de M. Junusmin et leur fille sont arrivées au Canada le 9 juillet 2006, et la famille a présenté une demande d’asile deux jours plus tard.

 

 

V.        LES QUESTIONS EN LITIGE

[21]           La présente demande soulève les trois questions suivantes :

1.      Le commissaire a-t-il fourni des motifs adéquats pour ses conclusions?

2.      Le commissaire a-t-il commis une erreur dans ses conclusions de fait?

3.      Le commissaire a-t-il commis une erreur de droit, vu les circonstances non contredites, lorsqu’il a décidé qu’un incident de persécution n’était pas concluant pour établir la persécution au sens de la Loi?

 

VI.       LA LOI APPLICABLE

[22]           Les articles 96 et 97 de la Loi sont libellés de la façon suivante :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well­founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles­ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

[…]

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

[…]

 

VII.     ANALYSE

Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du commissaire?

[23]           Le caractère adéquat des motifs de la décision du commissaire est un élément de l’obligation d’équité procédurale. Ainsi, la norme de contrôle applicable à la question de savoir si un commissaire a fourni des motifs adéquats pour sa décision est la décision correcte (Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100; Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392, au paragraphe 81; Vila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 627, au paragraphe 9; H.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 521, [2009] A.C.F. no 645 (QL) (H.L. c. Canada), au paragraphe 15). Lorsqu’on conclut à la violation de l’équité procédurale, en général, la décision doit être annulée (arrêt Sketchley, précité, au paragraphe 54).

 

[24]           La deuxième question a trait aux erreurs possibles dans les conclusions de fait de la Commission. Les questions de fait relatives aux décisions de la Commission sont contrôlées selon la raisonnabilité (voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 53).

 

[25]           Enfin, la troisième question vise à savoir si la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a décidé qu’un incident de persécution ne serait pas concluant pour établir la persécution au sens de la Loi. Une telle conclusion relève d’une question de droit qui est susceptible de contrôle selon la décision correcte (voir l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), précité; l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, précité, au paragraphe 60).

 

1.      Le commissaire a-t-il fourni des motifs adéquats pour ses conclusions?

Motifs adéquats pour la conclusion selon laquelle les demandeurs n’ont pas de crainte objective de persécution

 

[26]           L’obligation d’équité procédurale, qui exige que le commissaire fasse des observations sur la preuve documentaire dans sa décision, augmente en fonction de la pertinence de cette preuve. Dans Cepeda­Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998) 157 F.T.R. 35, 83 A.C.W.S. (3d) 264 (C.F. 1re inst.) (Cepeda­Gutierrez), le juge John Evans a conclu ce qui suit :

[17]      [P]lus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » […] Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

 

[27]           Dans Maksud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 221, 137 A.C.W.S. (3d) 390, la juge Carolyn Layden‑Stevenson a conclu que, lorsque la Commission ne croit pas que le demandeur n’est pas digne de foi, elle doit au moins faire des observations sur la preuve qui est au cœur de la demande :

[8]        Il était, certes, loisible à la Commission de ne pas ajouter foi aux dires du demandeur, mais elle ne l’a pas fait. Puisqu’elle avait conclu que M. Maksud avait été visé pour des motifs politiques et puisqu’elle n’avait pas constaté qu’il n’était pas digne de foi, je suis d’avis que la Commission devait faire état de ces éléments de preuve et formuler des observations. La SPR aurait pu rejeter les éléments de preuve produits, mais elle ne pouvait pas en faire abstraction, parce qu’ils étaient au cœur de la demande d’asile. Si elle n’a pas ajouté foi aux éléments de preuve, elle devait le dire sans ambiguïté. Dans les circonstances, il faut tenir pour acquis que la Commission a pris sa décision sans tenir compte des éléments de preuve et que celle‑ci est donc manifestement déraisonnable.

 

[28]           En fait, une partie de l’obligation de fournir des motifs adéquats comprend le fait d’examiner la preuve contradictoire pertinente. Dans Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, 295 F.T.R. 35, le juge Luc Martineau a conclu que la Commission ne pouvait pas simplement choisir d’écarter les éléments de preuve pertinents qui pourraient soutenir le point de vue des demandeurs.

 

[29]           Dans Polgari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 626, 15 Imm. L.R. (3d) 263, la juge Dolores Hansen a conclu que, si le décideur pouvait tirer une conclusion précise, cela ne signifie pas qu’il n’est pas nécessaire d’analyser les éléments de preuve contredisant la conclusion du commissaire sans que ce dernier fournisse des motifs écrits justifiant sa conclusion :

[32]      […] Si, d’une part, il était raisonnable pour le tribunal de tirer les conclusions qu’il a tirées, d’autre part l’absence d’analyse de la volumineuse documentation contenue dans la trousse d’information sur les causes types hongroises, des documents de la trousse de documents communiqués par l’ACR et des documents soumis par les demandeurs, joints à un traitement inadéquat des documents contradictoires et à l’absence d’explications sur ses préférences pour la preuve sur laquelle il s’est fondé, justifient l’intervention de la Cour.

 

[30]           La Cour a admonesté les décideurs qui se fondent sur certains éléments de preuve de façon sélective et qui dans le même temps omettent les éléments de preuve qui étayent la position du demandeur, comme dans Orgona c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 346, 14 Imm. L.R. (3d) 273 :

[31]      En examinant si les mauvais traitements réservés aux Tziganes, et aux demanderesses, pouvaient être considérés comme étant de la persécution, la Commission a conclu que la plupart des éléments de preuve des demanderesses étaient peu crédibles compte tenu de certains éléments de preuve documentaire. Mais elle n’a fait aucunement référence à l’importante preuve documentaire qui étayait les revendications des demanderesses. Ce faisant, elle paraît ne pas avoir tenu compte d’éléments de preuve pertinents. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de faire référence à toute la preuve documentaire dont elle disposait, lorsqu’elle ne fait pas mention de certains éléments de preuve corroborant la thèse des demanderesses, et lorsque qu’elle se fie de façon sélective à d’autres éléments de la preuve documentaire, la Commission commet, à mon avis, une erreur de droit en ne tenant pas compte d’éléments de preuve pertinents.

 

[31]           En ce qui concerne la conclusion du commissaire quant à l’absence de crainte objective de persécution, la Commission a déclaré au paragraphe 18 de la décision que « nulle part dans la preuve documentaire, le tribunal peut constater qu’il y a de la persécution des Chinois en Indonésie ou une persécution religieuse, toujours dans le sens des articles 96 et 97 de la Loi ». Le point de vue du commissaire qui est reproduit ci-dessous est en contradiction directe avec la preuve relative aux personnes d’ethnie chinoise en Indonésie, qui sont systématiquement dérobées et traitées violemment en raison de leur origine :

[traduction]

Q :       Bien, il ne ressort pas de la preuve documentaire que seules les personnes chinoises sont dérobées en Indonésie parce que, premièrement, vous représentez trois pour cent de la population, et que les voleurs ne gagneraient pas beaucoup d’argent s’ils le faisaient. Qu’avez-vous à dire à ce sujet?

 

[…]

 

R :        La raison pour laquelle les Chinois ou les personnes d’origine chinoise sont la cible de vol et de toute atrocité, c’est parce qu’il est communément admis que les Chinois ont beaucoup d’argent.

 

Q :       Voyez-vous, nous avons des éléments de preuve documentaire qui ont été déposés soit par votre avocat, soit par la Commission. À la lecture de tous les documents en question, nous ne voyons pas que les personnes d’ethnie chinoise en Indonésie sont systématiquement persécutées.

 

[Transcription aux pages 8 et 9]

 

Enfin, au paragraphe 19 de sa décision le commissaire cite le 2007 U.S. State Department Country Report on Human Rights Practices [le rapport du Département d’État des États-Unis sur les pratiques en matière de droits de la personne pour 2007 (le rapport sur la situation du pays)], selon lequel [traduction] « les cas de discrimination et de harcèlement à l’encontre des personnes d’origine chinoise sont en déclin par rapport aux années antérieures […] ».

 

[32]           Bien entendu, il appartient au commissaire de décider du poids à accorder à chaque élément de preuve et de choisir les éléments de preuve qu’il préfère. Toutefois, cela doit être fait compte tenu de l’ensemble de la preuve dont il dispose, sans qu’il cite les documents hors de leur contexte. Ainsi, même s’il était loisible au commissaire de tirer les conclusions comme il l’a fait dans sa décision, le commissaire n’a pas analysé la preuve contradictoire directe et précise qui est au cœur de la demande de M. Junusmin. La preuve documentaire dont le commissaire disposait comprenait notamment le cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié sur l’Indonésie (dans sa version du 2 avril 2008), et des documents présentés par les demandeurs. Ces deux ensembles de documents, notamment le cartable de documentation de la Commission elle-même, contenaient des preuves de harcèlement continu, de discrimination systémique et de violence envers les Chinois de confession chrétienne en Indonésie.

 

[33]           En plus du cartable de documentation de la Commission elle-même, deux affidavits présentés par les demandeurs n’ont pas du tout été mentionnés dans la décision du commissaire, malgré qu’ils apportaient la preuve de violences continues envers les chrétiens d’origine chinoise en Indonésie. Un des affidavits a été présenté par Mme Janet Hinshaw-Thomas, directrice de l’organisation à but non lucratif visant la protection des réfugiés dénommée PRIME – Ecumenical Commitment to Refugees [Engagement œcuménique pour les réfugiés], organisation qui est reconnue par la Commission des appels en matière d’immigration du Département de la Justice des États-Unis pour la représentation de personnes dans le régime d’immigration des États-Unis. Dans son affidavit, Mme Hinshaw-Thomas déclare sans ambiguïté qu’en Indonésie les chrétiens chinois doivent encore négocier pour assurer la sécurité de leur vie et de leur corps :

[traduction]

[12]      Je suis convaincue que, sur la base de l’examen d’un grand nombre de déclarations, malgré les beaux mots de certains politiciens indonésiens, le chrétien indonésien moyen et/ou chinois doit négocier sa sécurité en Indonésie sur une base quotidienne. La seule véritable protection semble être celle qui doit être achetée avec de l’argent, et l’Indonésien moyen ne pense pas que l’Indonésie devrait être un État multiethnique dans lequel cohabitent différentes religions [].

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[34]           Contrairement à la perception du commissaire lors de l’audience, l’affidavit de Mme Jana Mason du International Rescue Committee [Comité international de secours] souligne que les personnes d’ethnie chinoise ont été ciblées en raison de leur prospérité réputée précisément parce qu’elles sont un groupe ethnique identifiable en marge de la majorité de la société indonésienne :

[traduction]

[11]      Même les personnes d’ethnie chinoise qui ne sont pas chrétiennes sont réputées être chrétiennes par la plupart de la population indonésienne, et elles font l’objet de violence pour cette raison. Les personnes d’ethnie chinoise ont aussi été ciblées en raison de leur statut de minorité ethnique parce que beaucoup d’Indonésiens croient qu’elles ont la mainmise sur la prospérité du pays. Les personnes d’ethnie chinoise continuent d’avoir peur depuis qu’elles ont été la cible de violence lors des émeutes de 1998 qui ont précédé la chute de l’ex‑président Suharto. Malgré une évolution favorable depuis lors – notamment l’annulation de certaines lois anti­Chinois – le potentiel de violence contre la population chinoise n’a pas diminué. Les personnes d’ethnie chinoise sont perçues par beaucoup d’Indonésiens comme de perpétuels « étrangers ». Le fait que beaucoup, voire la majorité d’entre eux, sont des chrétiens donne à la population un autre « motif » contre eux.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[35]           Le cartable national de documentation de la Commission sur l’Indonésie (version du 2 avril 2008) confirme la preuve présentée par les demandeurs; il en ressort clairement la nature cyclique des violences envers les Chinois dans les périodes de crise économique, lorsque les personnes d’origine ethnique chinoise sont des cibles en raison de leur prospérité économique réputée. La preuve documentaire présentée au commissaire comprenait un document provenant de l’organisation Human Rights Watch intitulé : « Indonesia Alert: Economic Crisis Leads to Scapegoating of Ethnic Chinese » [Alerte en Indonésie : les personnes d’origine ethnique chinoise sont des boucs émissaires en raison de la crise économique], dans ce document se trouve l’historique de la façon dont [traduction] « [l]es violences contre les Chinois sous une forme ou une autre ont accompagné presque toutes les agitations sociales et politiques pendant les trente années au pouvoir du président Suharto [] ». (Dossier certifié de la Commission, à la page 23, non souligné dans l’original). Le document de l’organisation Human Rights Watch associe aussi les violences contre les Chinois aux [traduction] « attaques contre les églises, ce qui ajoute un autre élément explosif à l’ensemble, puisque beaucoup de Chinois sont aussi des chrétiens ». (Dossier certifié de la Commission, à la page 23).

 

[36]           Le commissaire a dûment admis en preuve le document intitulé « Patterns of Collective Violence in Indonesia (1990­2003) » [Formes de la violence collective en Indonésie (1990­2003)], document publié par le United Nations Support Facility for Indonesian Recovery [Groupe de soutien des Nations Unies pour la reconstruction de l’Indonésie] dans lequel les chercheurs ont conclu que la combinaison du succès économique et de la marginalisation politique rend la minorité visible chinoise en Indonésie vulnérable à l’explosion de violence :

[traduction]

Anderson (1990) fait observer que le nouvel ordre a permis aux Chinois de prospérer économiquement, mais il les a marginalisés politiquement. Nous savons en raison de l’abondante littérature comparative que de telles combinaisons de privilèges économiques et de marginalisation politique rendent un groupe extrêmement vulnérable : leurs richesses sont jalousées, mais ils n’ont aucune protection politique, juridique ou institutionnelle lorsque les jalousies à l’encontre de leurs richesses éclatent (Chua, 2002). Les ambivalences structurelles de ce genre ont souvent été associées l’explosion de violence dans différentes parties du monde […].

 

(Patterns of Collective Violence in Indonesia (1990­2003), à la page 29.)

 

[37]           Bien que l’arrêt des États­Unis dans l’affaire Sael c. Ashcroft, 386 F.3d 922 (9e circuit 2004) ne lie pas la Cour, mais qu’il soit néanmoins important pour la Cour, les demandeurs l’ont bien présenté comme preuve documentaire au commissaire; à la page 14537 de cet arrêt, la cour d’appel des États­Unis pour le neuvième Circuit a conclu que des périodes de calme relatif succédaient aux périodes de violence contre les Chinois :

[traduction]

Nous reconnaissons que la minorité ethnique chinoise en Indonésie est souvent décrite comme étant économiquement puissante, mais tout enquêteur raisonnable serait obligé de conclure que, au vu du dossier présenté à la juge Hayward et à la Board of Immigration Appeals (BIA) [la Commission des appels en matière d’immigration], le succès économique de certaines personnes d’origine ethnique chinoise est utilisé comme justification facile et récente du sentiment anti‑chinois qui reste constant même lorsque les périodes de calme relatif ont succédé aux périodes d’agitation sociale et politique. Ce sentiment ressurgit pendant les périodes d’instabilité sociale, lorsque les personnes d’ethnie chinoise sont souvent les « boucs émissaires » pour les problèmes économiques et sociaux en Indonésie. […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[38]           Il est présumé que le commissaire a examiné tous les éléments de preuve, mais il n’a pas besoin de se référer à chacun de ces éléments. Néanmoins, le commissaire a l’obligation d’examiner dans ses motifs tout élément de preuve qui contredit directement ses conclusions sur un aspect clé de sa décision. Étant donné le droit applicable, la décision présentée à la Cour ne fournit pas de motifs adéquats. Les documents cités ci-dessus par la Cour avaient tous été présentés au commissaire, et ils établissaient la preuve qui contredisait directement et spécifiquement la conclusion selon laquelle aucune preuve objective de crainte de persécution n’existait pour les chrétiens chinois en Indonésie. Il était loisible au commissaire de tirer une telle conclusion si c’était le cas; cependant, vu le caractère clé des conclusions pour la résolution de la demande des demandeurs, il incombait au commissaire d’examiner l’abondante preuve contradictoire pour qu’il satisfasse à son obligation de fournir des motifs adéquats.

 

[39]           En outre, la citation du commissaire tirée du rapport sur la situation du pays de 2007 déclare seulement que les cas de discrimination et de harcèlement à l’encontre des Indonésiens d’origine chinoise [traduction] « sont en déclin par rapport aux années antérieures ». Il est clair qu’un tel raisonnement n’est pas une base adéquate pour une conclusion selon laquelle il n’existe pas de crainte objective de persécution. Le « déclin » des cas de harcèlements ne dit rien à propos du nombre actuel de cas de harcèlements contre la population d’origine ethnique chinoise en Indonésie. Comment peut-on dire que l’on a analysé le harcèlement en ce qui a trait à un exposé circonstancié non contredit rejeté de façon hâtive avant qu’il y ait admission de la preuve dans son ensemble? Le commissaire a simplement choisi au hasard sans tenir compte du contexte de quelque façon que ce soit : le commissaire n’a pas pris en compte l’essence même de la preuve documentaire. Lorsqu’il rend sa décision, il incombe au commissaire de fournir des motifs adéquats. Ainsi, la pauvreté de l’analyse, combinée à l’absence d’examen adéquat de la preuve dans le contexte, justifie l’intervention de la Cour.

 

Motifs adéquats pour la conclusion selon laquelle les demandeurs n’avaient pas de crainte objective de persécution

 

[40]           Bien qu’il puisse être loisible à un commissaire de décider que le défaut de présenter une demande d’asile dans un pays tiers ou immédiatement à l’arrivée au Canada établit une absence de crainte subjective, la question est de savoir si le commissaire a fourni des motifs adéquats à l’appui d’une telle conclusion.

 

[41]           Une lecture attentive de la décision établit que le commissaire n’a pas basé sa conclusion sur le fait que les demandeurs n’ont pas présenté de demande d’asile aux Pays-Bas : cela résume simplement la position des demandeurs sur cet aspect. Plutôt, le commissaire s’est servi de l’expérience des demandeurs aux Pays-Bas pour tirer l’inférence selon laquelle les demandeurs auraient dû savoir qu’ils devaient présenter une demande d’asile immédiatement à leur arrivée au Canada : « Conséquemment, ils n’ont pas réussi à justifier pourquoi ils n’ont pas demandé asile dès leur arrivée au Canada. » (Décision, au paragraphe 14.)

 

[42]           Le défendeur cite la décision Mendoza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 687, 131 A.C.W.S. (3d) 323, pour l’observation selon laquelle, pour que des motifs soient adéquats, ils doivent être clairs, précis et intelligibles afin que le demandeur puisse savoir pourquoi sa demande a été rejetée. Néanmoins, les motifs du commissaire ne font pas clairement ressortir la raison pour laquelle la connaissance par les demandeurs des pratiques en matière de demande d’asile aux Pays-Bas rendrait injustifiable leur retard à présenter une demande d’asile à la frontière canadienne lors de leur arrivée ici.

 

[43]           La preuve présentée lors de l’audience, de même que celle contenue dans les affidavits des demandeurs, explique la raison pour laquelle M. Junusmin a retardé le dépôt de sa demande d’asile à son arrivée à la frontière canadienne. Comme je l’ai souligné ci-dessus, il voulait présenter sa demande avec son épouse et leur fille; celles-ci sont arrivées au Canada près d’un mois après, en raison d’une maladie subite de leur fille. M. Junusmin, son épouse et leur fille ont présenté leur demande d’asile deux jours après l’arrivée de celles-ci. Le commissaire ne montre aucune analyse de l’explication fournie par M. Junusmin.

 

[44]           En fait, il n’y a absolument aucune exigence juridique selon laquelle le demandeur d’asile doit présenter sa demande à la frontière au moment de son entrée sur le territoire. Dans Huerta c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993) 157 N.R. 225, 40 A.C.W.S. (3d) 487 (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale a décidé que le retard à demander l’asile n’est pas un facteur décisif en soi; cependant, il peut s’agir d’un élément pertinent dont le tribunal peut tenir compte lors de l’évaluation de la conduite du demandeur.

 

2.      Le commissaire a-t-il commis une erreur dans ses conclusions de fait?

La conclusion de fait du commissaire selon laquelle les demandeurs ont vécu un seul incident de harcèlement

 

[45]           La conclusion du commissaire selon laquelle entre 1998 et 2006 les demandeurs ont vécu un seul incident n’est pas étayée par les faits. Les affidavits de M. Junusmin et de son épouse évoquent avec précision beaucoup d’incidents directs et indirects non contredits qui, mis ensemble, peuvent constituer de la persécution basée sur la race et/ou la religion.

 

[46]           Par exemple, les affidavits révèlent que Mme Dewi a été désignée par une épithète raciste lorsqu’on la dérobait sous la menace d’un couteau en 2004. Mme Dewi a aussi précisé que sa voisine chinoise fut violée pendant les émeutes de 1998, période au cours de laquelle Mme Dewi a dû se cacher pour sa propre sécurité en raison de son origine ethnique chinoise. L’affidavit de M. Junusmin révèle que pendant les émeutes de 1998, il a été lacéré par un émeutier à l’aide d’un couteau et que sa clinique a été pillée. Avant et après les émeutes de 1998, pour se protéger et protéger sa clinique d’acupuncture, M. Junusmin, qui vivait sous menace permanente, était continuellement obligé de payer de l’argent à deux groupes différents qui lui extorquaient des fonds. Au vu de la preuve, ces incidents établissent les violences anti-chinois des émeutes de 1998 combinées à la vulnérabilité constante des personnes d’origine ethnique chinoise en Indonésie aujourd’hui (voir la Réponse aux demandes d’information IDN101030.EF., datée du 28 mars 2006, dans le cartable de documentation de la Commission).

 

[47]           En l’espèce, comme le commissaire n’a pas conclu que les demandeurs manquaient de crédibilité, il lui incombait de déterminer si, en l’absence de protection efficace de l’État, les demandeurs continueraient d’être victimes d’extorsion et de crimes violents (Voir Packiam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 649, 130 A.C.W.S. (3d) 1008, au paragraphe 9). Le « Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés » (HCR/1P/4/FRE/REV.1 Réédité, Genève, janvier 1992, UNHCR 1979) (le Guide des NU), en tant que guide d’interprétation de la Convention, expose les critères et les méthodes selon lesquelles on peut analyser les faits :

[201]    Très souvent, le processus d’établissement des faits ne sera achevé que lorsque la lumière aura été faite sur tout un ensemble de circonstances. Le fait de considérer certains incidents isolément hors de leur contexte peut conduire à des erreurs d’appréciation. Il conviendra de prendre en considération l’effet cumulatif des expériences passées du demandeur. Lorsqu’aucun incident ne ressort de façon particulièrement marquante, ce peut être un incident mineur qui « a fait déborder le vase »; même si aucun incident ne peut être considéré comme décisif, il se peut que le demandeur le craigne « avec raison » à cause d’un enchaînement de faits, considérés dans leur ensemble […].

 

[48]           Le commissaire n’a pas du tout examiné la preuve qui lui a été présentée quant à l’effet cumulatif du harcèlement en Indonésie et, ainsi, il a omis d’analyser ces incidents quant à l’effet qu’ils ont eu sur les conclusions relatives à la persécution (voir H.L. c. Canada, au paragraphe 23).

 

La question de savoir si les émeutes de 1998 visaient la minorité chinoise

[49]           La preuve selon laquelle les émeutes de 1998 visaient les personnes d’ethnie chinoise est très bien documentée. Toutefois, au paragraphe 12 de sa décision, le commissaire a déclaré de façon catégorique que : « [Les émeutes de 1998] n’étaient pas dirigées tel quel contre la communauté chinoise ou contre certaines communautés religieuses, mais étaient un événement de nature généralisée. » Le commissaire a exprimé le même sentiment lors de l’audience. À la page 4 de la transcription de l’audience, le déroulement des questions du commissaire révèle qu’il croyait que les émeutes de 1998 étaient de nature générale, alors que le contraire a été démontré, comme suite aux remarques du commissaire reproduites ci-dessous :

Q : Vous, madame, quand avez-vous commencé à penser que votre vie était menacée?

 

R : Le 13 mai 1998.

 

Q : D’accord. Cependant, en 1998, le soulèvement n’était pas seulement dirigé contre la population chinoise, il était contre le régime tout entier, il n’y a pas que les personnes chinoises qui ont été persécutées à l’époque. N’est-ce pas?

 

[50]           Ce n’est pas le cas, c’est absolument sans équivoque comme la preuve l’a clairement établi. Dans la preuve présentée au commissaire, beaucoup de références sont faites aux émeutes de 1998 comme visant en premier les personnes d’origine ethnique chinoise. L’arrêt Sael c. Ashcroft, précité, en est un parfait exemple. Citant le rapport sur la situation en Indonésie du Département d’État des États-Unis sur les pratiques en matière de droit de la personne pour 1998, parmi d’autres sources, l’arrêt Sael c. Ashcroft, à la page 14536, traite directement du résultat des émeutes de 1998 : [traduction] « Les violences anti-chinois ont connu une augmentation récemment en 1998, lorsque plus de 1 000 personnes ont été tuées et des douzaines de femmes violées au cours d’une série d’émeutes sanglantes. » [Non souligné dans l’original.] L’arrêt, Sael c. Ashcroft, souligne aussi qu’il y a des preuves selon lesquelles [traduction] « les commerces et les maisons des Chinois étaient des cibles intentionnelles de cette violence, même si des clients non chinois et des émeutiers en puissance sont devenus des victimes quand ils ont été pris au piège à l’intérieur des commerces incendiés » (Sael c. Ashcroft, à la page 14536, note de bas de page no 6).

 

[51]           Dans la décision H.L. c. Canada, précitée, le juge Luc Martineau a conclu qu’il était déraisonnable que le commissaire dans cette affaire conclue que les émeutes de 1998 en Indonésie n’étaient pas dirigées contre les personnes d’ethnie chinoise. En fait, elles l’étaient : « Une telle évaluation ne tient pas au vu de la preuve documentaire, qui ne laisse aucun doute sur le fait que même si les émeutes étaient provoquées en grande partie par des motifs politiques et économiques, leurs effets ont été dévastateurs pour les personnes d’origine chinoise du pays qui les a durement ressentis. » (H.L. c. Canada, au paragraphe 24).

 

[52]           Il y a de beaucoup de références dans les documents de la Commission elle‑même selon lesquelles la preuve est faite que les émeutes de 1998 étaient motivées sur le plan racial. Selon la Cour, la véracité de tels faits devait être connue et admise par le commissaire. Sur la base de la preuve dont il est clair que le commissaire disposait, il était déraisonnable que le commissaire conclut, sans égard pour cette preuve, que les personnes d’origine ethnique chinoise en Indonésie n’étaient pas les cibles des émeutes de 1998.

 

3.      Le commissaire a-t-il commis une erreur de droit, vu les circonstances non contredites, lorsqu’il a décidé qu’un incident de persécution n’était pas suffisant pour établir la persécution au sens de la Loi?

 

[53]           Étant donné l’erreur commise par le commissaire dans ses conclusions de fait telle qu’elle est décrite ci-dessus, il est clair que l’exposé circonstancié des demandeurs contient plus d’un incident; il incombait donc au commissaire d’analyser ces incidents plutôt que de simplement les ignorer. Ainsi, il n’est pas nécessaire de déterminer si, en tant que question de droit, le commissaire a commis une erreur sur la question de savoir si un seul incident est suffisant pour conclure à l’existence de la persécution. Néanmoins, il est important de mentionner que le commissaire a mal compris l’exigence juridique relative à la persécution.

 

[54]           Le guide des NU, précité, énonce les principes qui guident l’interprétation de ce qui constitue la persécution :

[51]      Il n’y a pas de définition universellement acceptée de la « persécution » et les diverses tentatives de définition ont rencontré peu de succès. De l’article 33 de la Convention de 1951, on peut déduire que des menaces à la vie ou à la liberté pour des raisons de race, de religion, de nationalité, d’opinions politiques ou d’appartenance à un certain groupe social sont toujours des persécutions. D’autres violations graves des droits de l’homme – pour les mêmes raisons constitueraient également des persécutions.

 

[52]      La question de savoir si d’autres actions préjudiciables ou menaces de telles actions constituent des persécutions dépendra des circonstances de chaque cas, compte tenu de l’élément subjectif dont il a été fait mention dans les paragraphes précédents. Le caractère subjectif de la crainte d’être persécuté implique une appréciation des opinions et des sentiments de l’intéressé. C’est également à la lumière de ces opinions et de ces sentiments qu’il faut considérer toute mesure dont celui­ci a été effectivement l’objet ou dont il redoute d’être l’objet. En raison de la diversité des structures psychologiques individuelles et des circonstances de chaque cas, l’interprétation de la notion de persécution ne saurait être uniforme.

 

[53]      En outre, un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l’objet de mesures diverses qui en elles­mêmes ne sont pas des persécutions (par exemple, différentes mesures de discrimination), auxquelles viennent s’ajouter dans certains cas d’autres circonstances adverses (par exemple une atmosphère générale d’insécurité dans le pays d’origine). En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, peuvent provoquer chez le demandeur un état d’esprit qui permet raisonnablement de dire qu’il craint d’être persécuté pour des « motifs cumulés ». Il va sans dire qu’il n’est pas possible d’énoncer une règle générale quant aux « motifs cumulés » pouvant fonder une demande de reconnaissance du statut de réfugié. Toutes les circonstances du cas considéré doivent nécessairement entrer en ligne de compte, y compris son contexte géographique, historique et ethnologique.

 

[55]           Ces extraits confirment que la persécution est évaluée au cas par cas. Un acte de persécution peut à lui seul, en fonction des circonstances qui l’entourent, constituer de la persécution au sens de la Loi (voir Vural c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1994) 80 F.T.R. 313, 48 A.C.W.S. (3d) 830, au paragraphe 5).

 

VII.           CONCLUSION

[56]           Le commissaire n’a pas fourni de motifs adéquats pour ses conclusions; il a complètement omis de prendre en compte tant la preuve subjective que la preuve objective. Le commissaire a simplement tiré des conclusions de fait déraisonnables et il n’a pas tenu compte de la preuve dont il disposait.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que la décision du commissaire datée du 22 septembre 2008 est annulée. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen en conformité avec les présents motifs.

 

 

 

 « Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale, LL.M., M.A. Trad.jur.

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                   IMM­4884­08

 

INTITULÉ :                                                  DAVID YOUNG SOP JUNUSMIN

                                                                       ANGELICA SARI DEWI

                                                                       PRETTY LADY YOUNG JUNUSMIN

                                                                       c

                                                                       LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                           Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                          le 3 JUIN 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        le juge Shore

 

DATE DES MOTIFS :                                le 26 juIn 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jessica Lipes

 

POUR LES DEMANDEURS

Mireille­Anne Rainville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jessica Lipes

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous­procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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