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Date : 20090604

Dossier : IMM-3068-08

Référence : 2009 CF 586

Ottawa (Ontario), le 4 juin 2009

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

MOLBERDEENE FREJUSTE

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

LE JUGE O’KEEFE

 

[1]               La présente demande, déposée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch 27 (la Loi), vise le contrôle judiciaire d’une décision, datée du 16 mai 2008, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission) a conclu que la demanderesse n’était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

[2]               La demanderesse sollicite l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

Contexte

 

[3]               Molberdeene Frejuste (la demanderesse), citoyenne d’Haïti, allègue qu’elle ne peut retourner dans son pays pour les motifs (1) que des bandits, qui l’ont déjà prise pour cible à cause de son lien avec Martine, une ex-employée du gouvernement, lui causeront du tort, et (2) qu’elle sera prise pour cible puisqu’elle est une jeune femme célibataire considérée comme riche qui retourne dans son pays. 

 

[4]               La demanderesse affirme qu’elle a fait connaissance de Martine en 1999 lorsqu’elle fréquentait l’école secondaire « Métropolitain d’Haïti ». Martine travaillait pour le Bureau des contributions à Port-au-Prince et avait une « belle voiture » qu’elle utilisait pour conduire la demanderesse à l’école.

 

[5]               En mars 2002, un groupe de bandits armés ont tendu une embuscade aux deux femmes au moment où elles se trouvaient dans la voiture de Martine. Elles ont réussi à leur échapper parce des policiers patrouillaient tout près. Après l’incident, la demanderesse n’a jamais revu Martine.

 

[6]               Peu de temps après, en avril 2002, deux hommes qui croyaient qu’elle était la nièce de Martine ont abordé la demanderesse et l’ont menacée. La demanderesse a réussi à s’en sortir, mais cette fois grâce à l’intervention d’un hélicoptère des Nations Unies. Marqué par la peur, la demanderesse n’est pas allée à l’école pendant l’année scolaire 2003. En août 2003, elle a fui Haïti pour se rendre aux États‑Unis.

 

[7]               Le 12 juillet 2006, la demanderesse est entrée au Canada et elle a présenté une demande d’asile qui a été entendue par la SPR le 31 janvier 2008. Dans une décision datée du 16 mai 2008, sa demande a été rejetée.

 

Décision faisant l’objet du contrôle

 

[8]               La SPR a conclu que Mme Frejuste avait présenté une demande remplie d’incohérences et d’invraisemblances pour lesquelles elle n’avait pas pu fournir d’explications raisonnables.

 

[9]               La première contradiction relevée par la Commission concernait le lien de la demanderesse avec Martine, laquelle a été décrite de deux façons, comme son amie et sa cousine. À l’audience, la demanderesse a hésité en tentant de répondre à la question de savoir si Martine était une cousine du côté de sa mère ou du côté de son père, et elle n’a pu donner que très peu d’information sur la famille de Martine. Ensuite, la Commission a souligné qu’aucune allusion n’avait été faite dans les notes prises au point d’entrée sur les deux incidents de 2002 décrits dans le Formulaire de renseignements personnels (le FRP) de la demanderesse. Cette contradiction a été considérée comme problématique, étant donné que ce sont précisément ces incidents qui semblaient avoir été l’élément déclencheur de la décision de la demanderesse de fuir Haïti. La Commission a également signalé que, durant l’instance, la demanderesse avait décrit différemment les hommes armés qui l’auraient abordée en avril 2002, c’est-à-dire comme des hommes habillés de noir, des bandits et des agents politiques. Selon la Commission, la demanderesse « n’a pu fournir pratiquement aucun détail » au sujet de ses agresseurs, ni n’a pu donner de précisions sur la manière dont elle s’était enfuie avec Martine après le premier incident.

 

[10]           La Commission a fait observer que, même si elle a affirmé que Martine avait disparu, la demanderesse n’a pas été en mesure d’expliquer pourquoi la famille de Martine n’avait pas réussi à communiquer avec la police, si ce n’est que pour dire que la police était corrompue. En ce qui concerne l’année pendant laquelle la demanderesse n’a pas fréquenté l’école parce qu’elle avait peur, dans les notes prises au point d’entrée, il est indiqué qu’elle a fréquenté l’école jusqu’en août 2003, contrairement à ce qui est inscrit dans son FRP. À la page quatre de la décision, la Commissaire a écrit :

Selon l’une des versions, la demandeure d’asile a fui Haïti parce que des agents politiques cherchaient son amie Martine. Dans une autre version, des bandits les ont attaquées, la demandeure d’asile et sa cousine, Martine; cette dernière est disparue sans laisser de traces et personne n’a tenté de la retrouver.

 

Les incohérences et les invraisemblances dans les éléments de preuve présentés par la demandeure d’asile étaient innombrables, et aucune explication raisonnable n’a été fournie. Le tribunal est d’avis qu’aucun de ces événements n’a eu lieu.

 

 

[11]           La Commission a aussi souligné que la demanderesse n’avait pas demandé l’asile aux États‑Unis. La demanderesse a répondu qu’on lui avait conseillé de ne pas le faire. Elle n’a toutefois pas été en mesure de donner le nom de la personne qui lui avait donné ce conseil. La demanderesse n’a pas pu donné le nom de la ville en Haïti où elle s’était enfuie avant de quitter le pays ou le nom de l’endroit où elle aurait séjournée.   

 

[12]           Enfin, la demanderesse n’a pas pu fournir de détails sur la manière dont elle avait quitté Haïti. Elle a dit s’être rendue à Miami à bord d’un bateau sur lequel elle s’était cachée, mais elle n’a pas pu nommer la plage d’où elle était partie ni le port où elle était arrivée, et elle ne se rappelait pas du nom du bateau. Son explication selon laquelle elle n’avait pas porté attention a été jugée invraisemblable. La demanderesse n’était pas certaine de la durée du voyage, mais elle a estimé à l’audience que le voyage pouvait avoir duré entre huit et dix jours, alors que dans les notes prises au point d’entrée elle avait déclaré être arrivée aux États-Unis le 16 août, le lendemain de son départ d’Haïti. La Commission a conclu à la page cinq de sa décision :

Le tribunal estime que la demandeure d’asile ne s’est pas cachée à La Gonave et qu’elle n’a pas fait le voyage de La Gonave aux États‑Unis cachée sur un bateau.

 

Le tribunal constate qu’il n’est pas saisi d’éléments de preuve crédibles ni dignes de foi à l’appui de la demande d’asile de Mme Frejuste. Il juge que la demandeure d’asile n’a pas établi l’élément subjectif de sa demande.

 

 

[13]           La SPR a ensuite examiné la partie demande fondée sur l’alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi dans laquelle Mme Frejuste faisait valoir qu’elle avait qualité de personne à protéger. La Commission a tenu compte du bref rapport rédigé par une consultante de l’ONU, Mme Cecile Marotte (le Rapport Marotte), sur les risques auxquels sont exposés les Haïtiens qui sont renvoyés dans leur pays après avoir vécu en Amérique du Nord. Même si elle a dit être au courant de « la violence qui semble régner partout en Haïti » et du fait que le nombre de « meurtres » et « d’actes criminels en général est à la hausse », la Commission a néanmoins tiré la conclusion suivante :

En ce qui concerne la demandeure d’asile, le tribunal ne croit pas que son absence de deux ans de son pays l’a transformée dans une telle mesure qu’elle ne pourra plus passer inaperçue dans la société haïtienne. La demandeure d’asile a de la famille en Haïti, laquelle pourra l’accueillir à l’aéroport et prendre les précautions nécessaires. Elle retournerait à la maison familiale, dans le même quartier et le même milieu, bref, des endroits qu’elle connaît bien.

 

 

[14]           La Commission a cité de la jurisprudence de la Cour qui confirme que la perception de la richesse ne constitue pas un risque particulier aux termes de l’article 97 de la Loi, ni ne s’inscrit dans un groupe social au sens de l’article 96.

 

Questions en litige

 

[15]           La demanderesse a soulevé les questions suivantes :

            1.         La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse ne serait pas exposée à un risque objectif en raison de son profil personnel?

            2.         La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse n’était pas crédible?

            3.         La commissaire a-t-elle commis une erreur de droit en contredisant sa propre décision rendue à l’égard de la demande d’asile d’une autre Haïtienne moins de quatre mois plus tôt, et ce, sans motiver le changement dans son analyse?

 

Les observations de la demanderesse

 

[16]           La critique principale de la demanderesse à l’égard de la décision de la Commission est que, selon elle, celle-ci n’a pas examiné explicitement l’argument fondé sur le sexe invoqué dans sa demande. À cet égard, la demanderesse allègue que la Commission a commis « quatre erreurs fatales » pour les raisons suivantes :

            1.         Elle n’a pas examiné les 70 pages de la preuve documentaire démontrant que la violence liée au sexe est très répandue en Haïti et du fait que les agressions sexuelles dans ce pays [traduction] « ne sont non seulement des crimes gratuits », mais aussi une « arme utilisée délibérément dans un contexte d’oppression sociale et politique », dont les victimes sont  principalement des femmes célibataires;

            2.         Elle n’a pas motivé sa conclusion selon laquelle la demanderesse ne serait pas exposée personnellement à un risque en tant que « jeune femme de la classe moyenne »;

            3.         Elle n’a pas tenu compte d’un élément clé du profil de la demanderesse, à savoir le fait qu’elle est une jeune femme célibataire;

            4.         Elle a appliqué le mauvais critère juridique en ce qui concerne l’article 96, concluant que la preuve était insuffisante pour établir que la demanderesse « serait » personnellement visée, au lieu de se demander s’il existait  une « possibilité  raisonnable ou sérieuse » qu’elle soit prise pour cible.

 

Crainte accrue en tant que personne rapatriée

 

[17]           La demanderesse allègue qu’en tant que rapatriée elle serait exposée à un risque accru, en se fondant principalement sur sa propre interprétation du Rapport Marotte qui, selon elle, a été mal interprété par la Commission. La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en ne faisant pas une distinction d’avec Cius c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. n9, où la Cour avait confirmé la décision de la SPR de rejeter la demande d’un Haïtien qui craignait d’être persécuté en tant que rapatrié en raison d’une preuve insuffisance permettant d’établir qu’il serait exposé à un risque particulier. La demanderesse prétend que le Rapport Marotte, qui fait état de l’existence d’un risque particulier, dissipe la préoccupation de la Cour dans Cius précitée. De plus, elle met l’accent sur le fait que, en l’espèce, contrairement à l’affaire Cius susmentionnée, la demande est présentée par une femme et non un homme.

 

[18]           La demanderesse soulève également quelques autres contestations. Par exemple, en réponse à la Commission, qui lui a reprochée d’avoir fourni peu de détails au sujet du premier incident, la demanderesse renvoie aux déclarations qu’elles a faites à l’audience et allègue que la Commission semble ne pas s’être bien souvenue de son témoignage. De plus, elle allègue que la Commission n’a pas accordé une importance suffisante à son témoignage lorsqu’elle a expliqué pourquoi elle ne s’était pas adressée aux autorités après la disparition de sa cousine. La demanderesse conteste ensuite le fait que la Commission a conclu qu’elle n’avait pas envoyé d’argent en Haïti à sa famille. Pourtant, elle allègue que cette question ne lui a jamais été posée et que la conclusion n’a donc pas pu être tirée de son témoignage.

 

[19]           Selon la demanderesse, la Commission a commis une erreur en déclarant qu’elle s’était absentée pendant deux ans alors qu’elle s’était en fait absentée pendant cinq ans. Cette période de temps a été mentionnée plus d’une fois dans la décision et, par conséquent, la demanderesse soutient que cette mention répétée a joué un rôle déterminant dans la décision.

 

Crédibilité

 

[20]           La demanderesse fait observer que la Commission a mis en doute les ses déclarations apparemment contradictoires selon lesquelles Martine était sa cousine et son amie. En réalité, Martine était les deux : elle était sa cousine dont elle avait fait connaissance à une fête en 1999 et avec qui elle s’était liée d’amitié. 

 

[21]           En ce qui concerne les incohérences apparentes, la demanderesse souligne que les notes au point d’entrée ont été prises par un agent d’immigration, et que le FRP a été rédigé par la demanderesse elle-même, sans l’assistance d’un avocat. 

 

[22]           La demanderesse indique également que la SPR l’a pénalisée parce qu’elle ne se rappelait  pas de certains faits liés à des incidents survenus cinq ans auparavant, comme le nom du bateau qu’elle avait pris lorsqu’elle avait quitté Haïti et le nom précis de l’endroit où elle s’était enfuie après les incidents de 2002. Au paragraphe 45 de son mémoire, la demanderesse allègue ce qui :

[traduction

 

La demanderesse soutient qu’elle a fourni des explications raisonnables à l’égard de chaque incohérence qu’on lui reprochait dans son témoignage. Elle soutient, avec égards, que la commissaire a rejeté son témoignage sur ces points parce que, après avoir douté de sa crédibilité pour les raisons susmentionnées, elle a jugé que tout son témoignage était vicié. En outre, et quoi qu’il en soit, même si la Cour en arrivait à la conclusion que certains aspects du témoignage de Mme Frejuste sont problématiques, nous sommes d’avis que, compte tenu des nombreuses erreurs commises par la commissaire, la Cour ne peut être certaine qu’elle aurait tiré la même conclusion si elle avait examiné tout le témoignage comme elle aurait dû le faire.

 

 

Les observations du défendeur

 

[23]           Le défendeur fait valoir que la conclusion déterminante tirée par la SPR à l’égard de la partie de la demande fondée sur l’article 96 était celle relative au manque de crédibilité de la demanderesse qui reposait sur des contradictions sur des éléments clés de sa demande, ainsi que des invraisemblances. La décision appelle donc à la déférence.

 

[24]           Quant à la partie de la demande fondée sur l’article 97, le défendeur allègue que le fait que certains types de crimes sont principalement commis contre des femmes ne signifie pas qu’ils constituent des risques personnalisés. Quoi qu’il en soit, il soutient que la SPR a précisément examiné la situation des femmes en Haïti, et il fait observer que la mère et les sœurs, des femmes seules à la maison, vivaient en sécurité.

 

[25]           Selon le défendeur, la SPR a également tenu compte de la preuve documentaire portant sur les facteurs de risque auxquels s’exposent les Haïtiens qui retournent dans leur pays, mais elle a conclu que la demanderesse ne répondait pas au profil d’une personne à un risque, d’après le Rapport Marotte.

 

 

Réplique de la demanderesse

 

[26]           Dans sa réplique, la demanderesse fait observer que le défendeur a omis de répondre directement à une grande partie de ses arguments :

[traduction

 

Elle rejette l’affirmation du défendeur, formuler sans citer de décisions à l’appui, selon laquelle le fait que certains types de crimes sont principalement commis contre des femmes ne signifie pas qu’ils constituent un risque personnalisé; au contraire, le viol et l’agression sexuelle sont depuis longtemps reconnus d’une façon plus générale comme des formes de persécution liées au sexe.

 

[27]           La demanderesse précise qu’elle ne répond pas au même profil que sa mère et ses sœurs; contrairement à celles-ci, elle est une Haïtienne célibataire qui serait renvoyée dans son pays. Cette affirmation affaiblit l’analogie tirée par la Commission qui tend à indiquer que leur sécurité apparente est un indice du risque auquel elle ne serait pas exposée

 

Mémoire complémentaire des arguments de la demanderesse

 

[28]           Dans son mémoire d’arguments complémentaire, la demanderesse soulève une troisième question fondée sur l’affidavit de Raoul Boulakia. Annexée à l’affidavit se trouve la transcription d’un jugement oral rendu par la même commissaire le 4 mars 2008 dans une affaire qui mettait aussi en cause une Haïtienne célibataire qui devait retourner dans son pays.

 

[29]           Dans cette affaire antérieure, la commissaire a conclu que la demanderesse était une personne à protéger puisqu’elle risquait d’être victime d’enlèvement ou d’agression sexuelle si elle retournait en Haïti. Au paragraphe 7, la demanderesse écrit :

[traduction]

 

Dans la présente affaire, la commissaire s’est en très peu de temps contredite elle-même sur une question centrale de fait et de droit. La demanderesse a soumis antérieurement que les motifs de la commissaire à l’égard de cette question qui consistent au total en une seule phrase, laquelle est citée précédemment, sont tout à fait insuffisants. De plus, compte tenu de sa décision antérieure, il était particulièrement important que la commissaire explique son raisonnement. La demanderesse fait respectueusement valoir que, sans une telle explication, la décision dans la présente instance a une « apparence d’arbitraire » qui équivaut à un manquement à l’équité procédurale et qui constitue une erreur de droit.

 

Analyse et décision

 

[30]           Première question en litige

            La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse ne serait pas exposée à un risque objectif en raison de son profil personnel?

            La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en évaluant le risque objectif auquel elle serait exposé en Haïti, puisqu’elle n’a pas suffisamment tenu compte de son profil en tant que jeune femme rapatriée. Dans Bouaouni c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. 1540, 2003 CF 1211, le juge Blanchard a expliqué la nature du critère à appliquer sous le régime de l’article 97 :

41     Une revendication fondée sur l’article 97 doit être appréciée en tenant compte de toutes les considérations pertinentes ainsi que du comportement en matière de droits de la personne du pays concerné. Bien que la Commission doive évaluer objectivement la revendication du demandeur, il lui faut individualiser son analyse. J’estime cette interprétation conforme non seulement aux décisions du CCT des Nations Unies examinées précédemment, mais aussi au libellé même de l’alinéa 97(1)a) de la Loi, qui fait mention d’une personne qui « serait personnellement, par son renvoi [...] exposée [...] » . Il peut y avoir des cas où l’on conclut qu’un revendicateur du statut de réfugié, dont l’identité n’est pas contestée, n’est pas crédible pour ce qui est de la crainte subjective d’être persécuté, mais où les conditions dans le pays sont telles que la situation individuelle du revendicateur fait de lui une personne à protéger. Il s’ensuit qu’une conclusion défavorable en matière de crédibilité, quoique pouvant être déterminante quant à une revendication du statut de réfugié en vertu de l’article 96 de la Loi, ne le sera pas nécessairement quant à une revendication en vertu du paragraphe 97(1). Les éléments requis pour établir le bien-fondé d’une revendication aux termes de l’article 97 diffèrent de ceux requis en regard de l’article 96, la crainte fondée de persécution pour un motif visé à la Convention devant être démontrée dans ce dernier cas. Bien que le fondement probatoire puisse être le même pour les deux revendications, il est essentiel que chacune d’elles soit considérée distincte. Une revendication fondée sur l’article 97 appelle l’application par la Commission d’un critère différent, ayant trait à la question de savoir si le renvoi du revendicateur peut ou non l’exposer personnellement aux risques et menaces mentionnés aux alinéas 97(1)a) et b) de la Loi […]

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[31]           À mon avis, il existe essentiellement deux différentes catégories de risque qui sous-tendent la demande fondée sur l’article 97 présentée par la demanderesse, bien que cette dernière les ai  formulées en une seule : le risque lié au fait qu’elle est une Haïtienne qui est renvoyée dans son pays après avoir vécu en Amérique du Nord et ainsi perçue comme une personne riche, et le risque qui découle du fait qu’elle est une femme célibataire en Haïti.

 

[32]           Le deuxième argument de la demanderesse est que la Commission n’a pas tenu suffisamment compte du fait qu’elle est une Haïtienne célibataire qui doit retourner dans son pays. Autrement dit, le fait qu’elle soit une femme est un facteur particulier lié au risque auquel elle s’exposerait si elle retournait, facteur qui selon la demanderesse augmenterait considérablement le risque en question. 

 

[33]           Dans sa décision, la commissaire semble aborder en même temps la question liée au sexe et celle concernant les personnes rapatriées :

Le tribunal a tenu compte du sexe, de l’âge et du statut socioéconomique de la demandeure d’asile, ainsi que de la situation de sa famille, qui est toujours en Haïti. Il a également pris en considération le nombre d’années que la demandeure d’asile a passé à l’extérieur de son pays.

 

La mère et les deux sœurs de la demandeure d’asile demeurent en Haïti, et aucun élément de preuve n’a été présenté pour montrer qu’elles ont des problèmes. La demandeure d’asile a témoigné du fait que son père est également en Haïti, même si ses parents se sont séparés lorsqu’elle était enfant. Elle a ajouté que sa mère est une femme d’affaires qui vend des meubles et des articles ménagers en gros. Même si elle n’habitait pas avec son père, la demandeure d’asile a pu confirmer qu’il était couturier.

 

Le tribunal constate que la demandeure d’asile vient d’une famille de classe moyenne, qui ne fait pas partie de la diaspora.

 

[…]

 

En ce qui concerne la demandeure d’asile, le tribunal ne croit pas que son absence de deux ans de son pays l’a transformée dans une telle mesure qu’elle ne pourra plus passer inaperçue dans la société haïtienne. La demandeure d’asile a de la famille en Haïti, laquelle pourra l’accueillir à l’aéroport et prendre les précautions nécessaires. Elle retournerait à la maison familiale, dans le même quartier et le même milieu, bref, des endroits qu’elle connaît bien.

 

. . .

 

Le profil de la demandeure d’asile en tant que jeune femme haïtienne de la classe moyenne n’est pas, en lui-même, suffisant pour conclure qu’elle sera personnellement prise pour cible dans son pays.

 

 

[34]           Compte tenu de la formulation de la question par la demanderesse qui s’est décrite comme une personne devant retourner dans son pays se trouvant être une femme, au lieu de se décrire comme une personne devant retourner dans son pays et ensuite comme une femme en Haïti, il n’est peut-être pas surprenant que la Commission n’ait pas procédé à une analyse distincte de comparaison entre les sexes. Néanmoins, cette analyse distincte était justifiée. Comme le révèle la preuve documentaire, les Haïtiennes risquent grandement d’être victimes d’agression sexuelle, peu importe si elles sont des personnes rapatriées ou non. En d’autres termes, le risque existe indépendamment de leur statut en tant que rapatriées, et cet argument a peut-être été obscurci par le fait que la demanderesse a insisté sur le risque auquel elle s’exposerait en tant que personne retournant dans son pays qui pourrait être prise pour cible parce qu’elle est considérée comme riche.  

 

[35]           Cependant, à l’audience, l’avocate de la demanderesse a expressément renvoyé la Commission à la preuve au dossier abordant le thème de la violence commise envers les femmes, y compris la violence sexuelle, se référant à un article humanitaire figurant sur Internet et datant du mois de décembre 2006 intitulé la « Violence and Rape Common in Haiti » (la violence et le viol largement répandus en Haïti), et un article tiré du Miami Herald daté de mai 2004 intitulé « In Haiti’s Chaos, Rape Without Punishment Was Norm » (pendant l’état de chaos en Haïti, le viol en toute impunité était la norme). La preuve est remplie d’exemples d’actes de violence auxquels sont confrontées les Haïtiennes. Selon l’un des rapports :

[traduction]

 

Dans un pays où la pauvreté et l’instabilité politique laissent les violeurs impunis, les agressions sexuelles ne sont non seulement des crimes gratuits, mais elles sont aussi depuis longtemps une arme utilisée délibérément dans un contexte d’oppression sociale et politique.

 

[…]

 

Ces dernières années, en l’absence d’un maintien de l’ordre public en Haïti, les femmes et les jeunes filles sont devenues des cibles faciles pour les gangs de rue. « Elles terrorisent la population, utilisant le viol comme moyen d’imposer leurs lois dans les collectivités », a affirmé Nadine Puechguirbal, conseillère principale des N.-U. sur les questions liées au sexe, dans le cadre de la mission de stabilisation en Haïti. Les gangs s’en prennent maintenant aux foyers dirigés par des femmes, où peu de difficultés sont rencontrées.

 

[36]           Un autre article publié en 2005 intitulé « Haitian soldiers, police accused of mass rape » (les soldats haïtiens et la police accusés de viol collectif) fait état que pour [traduction] « punir et terroriser les Haïtiens qui revendiquent la démocratie, le viol collectif est de plus en plus répandu ». Amnestie internationale rapporte qu’en 2007 [traduction] « les femmes et les jeunes filles étaient toujours torturées, violées et assassinées par des groupes armés illégaux et par les hommes en général ».

 

[37]           Je suis d’avis que la Commission a commis une erreur en ne procédant pas dans ses motifs à une analyse liée au sexe en se fondant sur la preuve de la violence dirigée contre les femmes en Haïti. La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie. La décision de la Commission sera annulée et l’affaire renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[38]           Vu ma conclusion sur ces points, il ne m’est pas nécessaire d’examiner les autres points.

 

[39]           Aucune des parties n’a proposé qu’une question grave de portée générale me soit soumise pour être certifiée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

[40]           LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différent de la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision.

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.
ANNEXE

 

 

Dispositions législatives pertinentes

 

Les dispositions suivantes de la Loi sur l’immigration et de la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 s’appliquent en l’espèce :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

97.(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97.(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3068-08

 

INTITULÉ :                                       MOLBERDEENE FREJUSTE

 

                                                            - et -

 

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 4 février 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 4 juin 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Hilary Evans Cameron

 

POUR LA DEMANDERESSE

Kristina Dragaitis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Downtown Legal Services

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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